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Dossier : 2005-2632(IT)G

ENTRE :

MARCEL PELLETIER,

appelant,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

____________________________________________________________________

Appels entendus le 27 mars 2008, à Thunder Bay (Ontario).

 

Devant : L’honorable juge E.A. Bowie

 

Comparutions :

 

Avocat de l’appelant :

Me Brian R. MacIvor

Avocat de l’intimée :

Me Gerald L. Chartier

____________________________________________________________________

 

JUGEMENT

          Les appels interjetés à l’encontre des nouvelles cotisations établies en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu pour les années d’imposition 1999, 2000, 2001 et 2002 sont rejetés, avec dépens.

 


Signé à Ottawa, Canada, ce 3e jour de juillet 2009.

 

 

« E.A. Bowie »

Juge Bowie

 

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

ce 30e jour de septembre 2009.

 

 

 

 

Erich Klein, réviseur

 


 

 

 

 

Référence : 2009 CCI 358

Date : 20090703

Dossier : 2005-2632(IT)G

ENTRE :

MARCEL PELLETIER,

appelant,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

Le juge Bowie

 

[1]     M. Pelletier fait appel de nouvelles cotisations établies en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu[1] (la « Loi ») pour les années d’imposition 1999, 2000, 2001 et 2002. Le montant de son revenu pour ces années-là n’est pas contesté. Le seul point à décider est celui de savoir si l’appelant est exonéré de l’impôt sur son revenu en raison de l’alinéa 81(1)a) de la Loi et de l’article 87 de la Loi sur les Indiens[2]. Selon l’interprétation qu’en a donnée la Cour suprême du Canada, ces dispositions ont pour effet de soustraire à l’imposition en vertu de la Loi le revenu reçu par un Indien dans une réserve[3]. N’est pas contesté non plus le statut de M. Pelletier; il est membre de la Première nation de Red Rock (la « bande ») et il est un Indien inscrit, selon la définition que donne la Loi sur les Indiens. Le seul point litigieux est, comme l’écrivait la Cour suprême dans l’arrêt Williams, celui de savoir « si le bien en question est situé sur une réserve »[4]. En l’occurrence, le bien est le revenu tiré par l’appelant d’une entreprise forestière.

 

[2]     La réserve de la bande, à savoir la Réserve n° 193 de Lake Helen, se trouve à Lake Helen, près de Nipigon, en Ontario, à quelque 100 kilomètres au nord-est de Thunder Bay. La principale industrie dans cette région de l’Ontario est l’industrie forestière, et l’appelant a travaillé dans l'exploitation forestière durant toute sa vie active, exerçant actuellement ses activités sous la raison sociale 4 K Logging. Selon son témoignage, il est bon en exploitation forestière, et je ne doute pas que ce soit vrai. La bande était moins bonne, cependant, et c’est là le point de départ pour ce qui est de la preuve produite dans cette affaire. M. Pelletier a été l’unique témoin, et le témoignage qu’il a donné était loin d’être clair. La seule autre preuve produite par l’appelant consiste en huit volumes de copies de documents qui ont été déposés sur consentement des avocats. Le tout a une épaisseur d’environ 25 centimètres et pèse 10 kilos. La plupart de ces documents n’ont pas été mentionnés par l’appelant lorsqu’il a témoigné, ni par son avocat dans sa plaidoirie. Bon nombre d’entre eux sont des contrats ou des ordres d’exécution relatifs à des travaux forestiers; il s'agit d'ententes entre d’une part telle ou telle société papetière ou scierie et d’autre part la bande ou M. Pelletier. Beaucoup des documents produits sont des factures ou des chèques se rapportant aux travaux exécutés en vertu de tels contrats et d'autres sont des relevés bancaires. Bon nombre de ceux-ci sont établis au nom de Pierre Pelletier; l’appelant a expliqué durant son témoignage que tout le monde l’appelle Pierre Pelletier, et cela depuis son tout jeune âge, et que, souvent, c’est son nom, ou la raison sociale 4 K Logging, qui apparaît sur les documents dressés par les sociétés papetières ou forestières, alors qu’en réalité il agissait comme mandataire de la bande. La preuve est à la fois incomplète sous certains aspects, et confuse sous d’autres. Cela dit, je reconnais que le témoignage de M. Pelletier a été véridique, et exact sous tous les aspects importants.

 

[3]     La bande avait exercé des activités forestières pendant plusieurs années avant 1993, abattant sur les terres publiques les arbres dont les droits de coupe étaient accordés soit à la bande, soit à des entreprises qui s’engageaient envers la bande à récolter le bois pour elle. Selon l’appelant, la bande a accumulé d’importantes pertes dans ces activités et, en 1993 ou 1994, le conseil de bande lui a demandé de prendre l’exploitation en main. Il a accepté, et il y a dans la preuve un contrat conclu entre la bande et PIERRE PELLETIER FOUR K’S LOGGING, qui porte sur la période allant du 1er avril 1997 au 31 mars 2000. Les termes du contrat sont exprimés simplement. L’appelant allait avoir [traduction] « la gestion intégrale des opérations forestières à lui concédées par la bande »; il devait payer à la bande 3,50 $ la corde de bois récoltée dans les secteurs autorisés par la bande, et il devait [traduction]  « observer les règles et assumer les responsabilités » énumérées, à savoir les suivantes :

 

[traduction]

 

a)         Il sera pleinement informé des opérations.

b)         Il veillera à ce que tous les paiements soient faits.

c)         Il aura une connaissance parfaite des secteurs autorisés.

d)         Il surveillera tous les déplacements et livraisons de bois.

e)         Il s’assurera de détenir les licences requises.

f)          Il veillera à ce que entrepreneur présente un rapport chaque semaine.

h)         Il veillera à ce que Lawrence Martin, en fiducie, soit tenu au courant.

i)          Il veillera à ce que toutes les dépenses payées soient consignées dans les bureaux de la bande indienne de Red Rock.

j)          Il veillera à ce que toutes les factures soient acquittées.

k)         Il veillera à ce que toutes les transactions soient maintenues séparément des autres affaires de la bande.

l)          Il veillera à ce que l’entrepreneur respecte les conditions de la licence.

m)        Il rencontrera chaque semaine l’entrepreneur, le directeur de la bande, la personne en fiducie, le chef et le conseil ainsi que le préposé aux terrains boisés, pour faire le point sur les opérations.

n)         Il veillera à ce que l’entrepreneur se conforme à la résolution du conseil de bande.

o)         Il veillera à ce que l’entrepreneur fasse son travail convenablement, de la façon la mieux conçue pour la réussite des opérations et au mieux des intérêts de toutes les personnes concernées.

 

Ce contrat est muet sur pas mal de choses, mais il semble que l’appelant devait exploiter l'entreprise forestière à la fois sur les terres publiques où la bande elle-même détenait périodiquement des droits de coupe, et aux endroits où des tiers détenaient les droits, et la bande, en général par l’entremise de M. Pelletier agissant comme mandataire, a pu négocier des contrats avec ces tiers pour qu'on fasse la récolte pour eux. Dans les deux cas, M. Pelletier était payé par les scieries au moment de la livraison du bois et il payait une redevance à la bande. Pour l’essentiel, la preuve documentaire atteste simplement l'exécution de ces arrangements.

 

[4]     En février 1995, agissant sur l’avis de ses comptables, M. Pelletier a transféré l'entreprise de 4 K, qu’il avait exploitée en tant que propriétaire unique, à une fiducie entre vifs. Le fiduciaire est une société à dénomination numérique constituée à cette fin, et son seul actionnaire est M. Pelletier. Les administrateurs de la société sont des résidents de la réserve de Lake Helen, et l’adresse du siège social de la société est 57, rue Creekside, Réserve n° 193 de Lake Helen, qui est l’adresse d’une maison modulaire appartenant à l’appelant et située dans la réserve. Le fiduciant est Selena Pelletier, et les bénéficiaires sont l’appelant et sa famille. On m’a dit que l’appelant exploite l’entreprise au nom de la fiducie. M. Pelletier a témoigné qu’il ne comprenait aucunement ces arrangements, et ils n'avaient, selon toute apparence, aucun but opérationnel. Ils semblent être une tentative de manipulations et d’abus du genre dont parlait le juge Gonthier au paragraphe 36 de ses motifs, dans l’arrêt Williams :

 

Cependant, un critère trop rigide qui accorderait une force déterminante à un ou deux facteurs comporte ses propres possibilités d’embûche. Un tel critère donnerait ouverture à des manipulations et à des abus et, en étant axé sur trop peu de facteurs, il pourrait ne pas donner effet aux objectifs de l’exemption contenue dans la Loi sur les Indiens aussi facilement qu’un critère qui est axé indifféremment sur un trop grand nombre de facteurs.                                

(Non souligné dans l’original.)

 

Dans son argumentation, l’avocat ne s’est pas fondé dans une très grande mesure sur le situs de la fiducie et, pour cette raison, je ne considère pas le situs comme un facteur dont je devrais tenir compte en examinant si le revenu d’entreprise de l’appelant, qu’il reçoit par le biais de la fiducie, peut être exempté d'impôt sur le revenu en tant que bien meuble d’un Indien situé sur une réserve.

 

[5]     Lorsqu’on l’y a invité, M. Pelletier a effectivement pris en main les opérations forestières auparavant dirigées par la bande. Des droits de coupe étaient attribués à la bande par le gouvernement provincial chaque année, et M. Pelletier, de concert avec M. Lawrence Martin, représentant de la bande, procédait au nom de la bande à la sélection de terres dans les secteurs mis à la disposition de la bande chaque année. Les terres choisies étaient situées dans un rayon de 35 à 50 milles de la réserve et faisaient partie de ce que M. Pelletier appelait les « terres traditionnelles » de la bande. Il n’a pas expliqué clairement ce qu’il entendait par là, mais j’ai cru comprendre que cela signifiait les terres occupées par la bande avant leur cession à la Couronne au moyen du Traité Robinson (Lac Supérieur). Il ne fait aucun doute, au vu de la preuve, que toutes les opérations forestières dont il est question ici étaient menées sur des terres publiques en vertu de droits de coupe accordés périodiquement par la Couronne provinciale à la bande, ou parfois en vertu de droits accordés à une société papetière ou forestière, puis cédés par cette société à la bande. Dans tous les cas, c’est la bande qui détenait les droits de coupe, directement ou indirectement, et elle concluait avec l’appelant un contrat suivant lequel celui-ci exerçait ces droits pour la bande moyennant un prix convenu. En général, l’appelant vendait le bois aux usines, au prix qu’il pouvait négocier avec elles. Sur ce prix, il payait les frais de coupe du bois et de livraison du bois à l'usine, et il payait à la bande 3,50 $ la corde pour le bois à pâte, et 5 $ la corde pour les billes de sciage. Ce qui restait était son bénéfice.

 

[6]     M. Pelletier prenait certainement une part très active à la gestion de ses opérations. Il a témoigné qu’il passait peu de temps avec sa famille à leur maison à Thunder Bay, et je suis sûr que c’est exact. Il passait manifestement une partie de son temps à négocier des contrats avec les sociétés papetières et les scieries qui achetaient le produit. Il passait aussi du temps à son autre maison, une maison modulaire de 72 pieds dans la réserve. Cette maison avait deux chambres, une cuisine et une salle de bain, ainsi que le bureau d’où il gérait l’entreprise avec l’aide d’un commis qui travaillait là. Il avait aussi à cet endroit un atelier et un réservoir de carburant. Dans l'atelier, il entreposait et réparait l'équipement utilisé dans l’entreprise. Les réparations étaient parfois effectuées dans un atelier plus grand, situé dans la réserve, qui appartenait à la bande.

 

[7]     M. Pelletier passait aussi du temps dans les bois, avec les équipes. La récolte des produits forestiers ne consiste pas uniquement dans l'abattage et dans le halage. Des chemins doivent être aménagés, les arbres doivent être ébranchés et débardés jusqu’au chemin, puis transportés par camion vers les usines. M. Pelletier recourait à des sous-traitants pour exécuter la plupart de ces tâches et, en 2001 ou en 2002, après que la bande eut gagné suffisamment d'argent, grâce au nouvel arrangement, pour rembourser sa dette et acheter des camions, il a conclu avec elle un contrat pour le transport du produit vers les usines. Il accomplissait lui-même un bon nombre de ces tâches quand les circonstances l’exigeaient. L’entreprise 4 K comptait 18 ou 20 employés durant la saison de pointe, dont la plupart étaient des Indiens. Il y avait aussi plusieurs Indiens qui travaillaient pour ses sous-traitants. M. Pelletier a décrit le mandat que lui avait confié la bande comme consistant à former des membres de la bande pour qu’ils puissent travailler dans l’industrie, à aider la bande à rembourser sa dette grâce aux paiements qu'il lui faisait pour les droits de coupe, et à exploiter une entreprise forestière autochtone viable.

 

[8]     Dans l’arrêt Williams[5], la Cour suprême écrivait ce qui suit sur la nature et l’objet de l’exemption d'impôt accordée à l'égard du revenu des Indiens sur une réserve :

 

Le juge La Forest a analysé en profondeur la question de l’objet des art. 87, 89 et 90 dans l’arrêt Mitchell c. Bande indienne Peguis, [1990] 2 R.C.S. 85. Il a conclu que ces articles visent à préserver les droits des Indiens sur leurs terres réservées et à assurer que la capacité des gouvernements d’imposer des taxes, ou celle des créanciers de saisir, ne porte pas atteinte à l’utilisation de leurs biens situés sur leurs terres réservées. La conséquence de cette conclusion était que les articles en question ne visent pas à conférer un avantage économique général aux Indiens (aux pp. 130 et 131) :

Historiquement, les exemptions de taxe et de saisie ont protégé de deux façons la capacité des Indiens de profiter de cette propriété. Premièrement, elles empêchent qu’un palier de gouvernement, par l’imposition de taxes, puisse porter atteinte à l’intégrité des bénéfices accordés par le palier de gouvernement responsable du contrôle des affaires indiennes. Deuxièmement, la protection contre les saisies assure que l’exécution de jugements obtenus par des non‑Indiens en matière civile ne pourra entraver les Indiens dans la libre jouissance des avantages qu’ils ont acquis ou pourront acquérir conformément à l’exécution par la Couronne de ses obligations prévues par traité. Dans les faits, ces articles ont protégé les Indiens contre l’imposition d’obligations de nature civile qui pouvaient conduire, quoique indirectement, à l’aliénation de leurs terres à la suite de ventes forcées et par d’autres moyens semblables; voir l’examen par le juge Brennan du but des exemptions de taxe accordées aux Indiens en contexte américain dans l’arrêt Bryan v. Itasca County, 426 U.S. 373 (1976), à la p. 391.

En résumé, le dossier historique indique clairement que les art. 87 et 89 de la Loi sur les Indiens, auxquels s’applique la présomption de l’art. 90, font partie d’un ensemble législatif qui fait état d’une obligation envers les peuples autochtones, dont la Couronne a reconnu l’existence tout au moins depuis la signature de la Proclamation royale de 1763. Depuis ce temps, la Couronne a toujours reconnu qu’elle est tenue par l’honneur de protéger les Indiens de tous les efforts entrepris par des non‑Indiens pour les déposséder des biens qu’ils possèdent en tant qu’Indiens, c’est‑à‑dire leur territoire et les chatels qui y sont situés.

Il est également important de souligner la conséquence de la conclusion que je viens de tirer. Le fait que la loi contemporaine, comme sa contrepartie historique, prenne tant de soin pour souligner que les exemptions de taxe et de saisie ne s’appliquent que dans le cas des biens personnels situés sur des réserves démontre que l’objet de la Loi n’est pas de remédier à la situation économiquement défavorable des Indiens en leur assurant le pouvoir d’acquérir, de posséder et d’aliéner des biens sur le marché à des conditions différentes de celles applicables à leurs concitoyens. Un examen des décisions portant sur ces articles confirme que les Indiens qui acquièrent et aliènent des biens situés à l’extérieur des terres réservées à leur usage le font aux mêmes conditions que tous les autres Canadiens.

            Le juge La Forest souligne également que la protection contre la saisie est un bien pour un mal en ce qu’elle soustrait du cours ordinaire des opérations commerciales les biens d’un Indien situés sur une réserve (aux pp. 146 et 147).

En conséquence, en vertu de la Loi sur les Indiens, un Indien jouit d’un choix en ce qui concerne ses biens personnels. L’Indien peut situer ces biens sur la réserve, auquel cas les biens sont protégés contre la saisie et la taxation, ou il peut les situer hors de la réserve, auquel cas les biens sont situés à l’extérieur de la zone protégée et peuvent davantage être utilisés dans le cours des opérations commerciales ordinaires dans la société. Il appartient à l’Indien de décider s’il désire bénéficier du système de protection que constitue la réserve ou s’il veut s’intégrer davantage dans l’ensemble du monde des affaires.

Le critère du situs, à l’art. 87, a pour objet de déterminer si l’Indien détient les biens en question en vertu des droits qu’il possède à titre d’Indien sur la réserve. Lorsqu’il est nécessaire de choisir entre diverses méthodes de détermination de l’emplacement des biens pertinents, le choix doit se faire en tenant compte de cet objet.[6]

 

[9]     La Cour suprême abordait ensuite l’approche à adopter dans l’application de ces principes :

La méthode qui tient le mieux compte de ces préoccupations est celle qui analyse la situation sous le rapport des catégories de biens et des types d’imposition. Par exemple, la pertinence des facteurs de rattachement peut varier selon qu’il s’agit de prestations d’assurance‑chômage, de revenu d’emploi ou de prestations de pension. Il faut d’abord identifier les divers facteurs de rattachement qui peuvent être pertinents. On doit ensuite analyser ces facteurs pour déterminer le poids à leur accorder afin d’identifier l’emplacement du bien, en tenant compte de trois choses : (1) l’objet de l’exemption prévue dans la Loi sur les Indiens, (2) le genre de bien en cause et (3) la nature de l’imposition de ce bien. Il s’agit donc de déterminer, relativement à chaque facteur de rattachement, le poids qui devrait lui être accordé pour décider si l’imposition en cause de ce type de bien représenterait une atteinte aux droits de l’Indien à titre d’Indien sur une réserve.

Cette méthode conserve la souplesse de la méthode cas par cas, mais à l’intérieur d’un cadre qui identifie correctement le poids à accorder à divers facteurs de rattachement. Il est évident que ce poids ne peut être déterminé avec précision. Cette méthode a cependant l’avantage de préserver la capacité de traiter de façon appropriée les cas qui, à l’avenir, présenteront des considérations jusque‑là non évidentes.[7]

Les affaires dans lesquelles le principe a été appliqué ont nécessairement été tranchées en fonction des faits qui leur étaient propres. Néanmoins, on peut se laisser guider par l'arrêt de la Cour d’appel fédérale dans l'affaire Southwind c. Canada[8]. Il s’agissait là, comme c’est le cas ici, d’un revenu tiré de l’exploitation d’une entreprise forestière. Le juge Linden, qui rédigé l’arrêt unanime de la Cour, a examiné huit facteurs avant de conclure que le revenu de l’appelant n’était pas admissible à l’exemption à titre de bien situé sur une réserve. Je me propose d’examiner les mêmes facteurs ici.

 

[10]    Le premier facteur est le lieu où s'exercent les activités de l’entreprise. En l’espèce, certaines des activités se déroulaient dans la réserve, et d’autres à l’extérieur. Les travaux physiques d’abattage, d’ébranchage, de débardage et de halage ont lieu à environ 35 ou 50 milles de la réserve. Selon la preuve, un peu d'abattage se faisait dans la réserve dans le passé, mais, si je comprends bien le témoignage de l’appelant, c’était avant les années visées par les appels, et cela avait plutôt pour objet le défrichage des terres de la réserve; il ne s'agissait pas de l’exercice commercial d’activités forestières. D'après la preuve, certain matériel est parfois entreposé dans la réserve et peut aussi y être réparé. Le travail de bureau du commis se fait dans la réserve, et les livres et registres y sont conservés. Ce facteur est quelque peu équivoque, mais, à mon avis, le fait qu’il s’agit ici d’arbres qui croissent à un endroit éloigné de la réserve et que le travail physique doit donc être accompli à cet endroit-là, l’emporte sur l’endroit où s'accomplit le travail de bureau, qui pourrait être fait dans la réserve ou en dehors de la réserve.

 

[11]    Le facteur suivant est le lieu où se situent les clients qui sont la source du revenu d’entreprise. Manifestement, ils sont tous situés en dehors de la réserve. Sauf une exception mineure, le produit est transporté par camion depuis la forêt jusqu'aux usines, sans passer par la réserve. L'exception ressort du témoignage de M. Pelletier selon lequel, à l’occasion, les camions qui transportaient le bois, tard dans la journée, vers une usine située à Nipigon et se trouvant à proximité de la réserve stationnaient durant la nuit dans la réserve s’il était impossible de faire la livraison avant le lendemain matin. Manifestement ce facteur laisse penser que le revenu est situé en dehors de la réserve.

 

[12]    Le troisième facteur est le lieu où sont prises les décisions touchant l’entreprise. Sans doute, l’appelant exécute certaines tâches administratives à son bureau dans la réserve, et il prend probablement certaines décisions d'affaires à cet endroit. Il est l’unique administrateur de l’entreprise et, comme dans l’affaire Bell c. Canada[9], les fonctions de gestion sont exercées par lui quel que soit l’endroit où il se trouve à tel ou tel moment. Je crois qu’il est inévitable que M. Pelletier doive prendre d’importantes décisions commerciales dans la réserve lorsqu’il se réunit avec le conseil de bande, et en dehors de la réserve lorsqu’il traite avec des clients ou avec le gouvernement provincial, et lorsqu’il travaille dans les bois avec les sous-traitants. Il n'y a que peu d'éléments de preuve à cet égard, mais, à mon avis, il ne s'agit pas d'un facteur qui tend nettement à indiquer que c'est un endroit plutôt que l’autre.

 

[13]    Le facteur suivant qu’a examiné le juge Linden est le type d’entreprise et la nature du travail. Ce facteur devrait être considéré en même temps que le sixième facteur, à savoir la mesure dans laquelle l’entreprise participe au commerce général. Il ne s’agit pas d’une entreprise qui présente un lien historique, social ou culturel avec la réserve. L’appelant exerce ses activités sans lien de dépendance avec la bande, et sans lien de dépendance avec les diverses usines qui sont ses clients. S’il réalise un bénéfice, c’est son bénéfice à lui, et, si l’entreprise perd de l’argent, alors c’est sa perte à lui. Rien ne permet de distinguer son entreprise d’autres entreprises forestières exploitées dans le commerce général. Ce facteur tend fortement à indiquer qu'il s'agit d’un revenu qui n’est pas situé dans la réserve.

 

[14]    Les deux derniers facteurs sont d’abord le lieu de l’établissement stable de l’entreprise et celui où sont conservés les livres et registres, et ensuite le lieu de résidence du propriétaire de l’entreprise. Comme je l’ai dit, l’entreprise est exploitée à plusieurs endroits, mais ses bureaux ainsi que les livres et registres se trouvent dans la maison modulaire de l’appelant, dans la réserve. C’est également le lieu du siège de 1037738 ONTARIO LTD., le fiduciaire de la Fiducie d’entreprise 4 K. Comme M. Walkus, le propriétaire de l’entreprise dans l’arrêt Bell, M. Pelletier a deux résidences. Son épouse et ses enfants vivent dans une maison à Thunder Bay, où les enfants fréquentent l’école. M. Pelletier partage son temps entre cette maison et la maison modulaire située dans la réserve. Il n’a pas fait d'estimation de la proportion de son temps qu’il passe à chaque endroit durant l’année, mais je crois que l’on peut dire que, durant les saisons de coupe, c’est-à-dire l’hiver et l’été, il passe plus de temps dans la réserve qu’en ville. J'ai déjà traité du fait qu'on a organisé les choses manière à ce que l’entreprise appartienne à la Fiducie d’entreprise 4 K; à part ce fait, il n’y a rien qui prouve que le fait que le bureau de l’entreprise et la résidence secondaire de M. Pelletier se trouvent dans la réserve constitue une tentative de manipulation du genre dont il est question au paragraphe 36 de l’arrêt Williams. Ce facteur n'appuie pas totalement une conclusion plutôt que l’autre, mais il milite peut-être davantage en faveur d’une exemption d'impôt.

 

[15]    Compte tenu de tous ces facteurs, et gardant à l’esprit ce que la Cour suprême a dit dans l’arrêt Mitchell c. Bande indienne Peguis[10], je suis d’avis que le revenu tiré par l’appelant de l’entreprise forestière 4 K ne constitue pas un bien qui est situé dans une réserve et qui est donc exonéré d'impôt. Je ne vois rien qui permette de conclure que le fait de soumettre ce revenu à l’impôt porterait de quelque façon atteinte à la jouissance par M. Pelletier de biens qu’il possède en tant qu’Indien; ce serait tout simplement le mettre sur le même pied, sur le plan commercial, que tous les entrepreneurs forestiers non‑Indiens avec lesquels il se trouve en concurrence dans le commerce général du nord de l’Ontario.

 


 [16]   Pour ces motifs, les appels sont rejetés, avec dépens.

 

Signé à Ottawa, Canada, ce 3e jour de juillet 2009.

 

 

« E.A. Bowie »

Juge Bowie

 

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

ce 30e jour de septembre 2009.

 

 

 

 

Erich Klein, réviseur


RÉFÉRENCE :                                  2009 CCI 358

 

 

N° DU DOSSIER DE LA COUR :     2005-2632(IT)G

 

 

INTITULÉ DE LA CAUSE :              MARCEL PELLETIER c.

                                                          SA MAJESTÉ LA REINE

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                   Thunder Bay (Ontario)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :                 Le 27 mars 2008

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT PAR :       L’honorable juge E.A. Bowie

 

 

DATE DU JUGEMENT :                   Le 3 juillet 2009

 

 

COMPARUTIONS :

 

Avocat de l’appelant :

Me Brian R. MacIvor

Avocat de l’intimé :

Me Gerald L. Chartier

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

       Pour l’appelant :

 

                          Nom :                      Brian R. MacIvor

 

                          Cabinet :                  MacIvor Harris Roddy LLP

 

       Pour l’intimée :                            John H. Sims, c.r.

                                                          Sous-procureur général du Canada

                                                          Ottawa, Canada



[1]           L.R.C. (1985), ch. 1 (5e suppl.), dans sa version modifiée.

 

[2]           L.R.C. (1985), ch. I-5.

 

[3]           Nowegijick c. La Reine, [1983] 1 R.C.S. 29; Williams c. Canada, [1992] 1 R.C.S. 877.

 

[4]           Précité, paragraphe 23.

 

[5]           Précité, note 3.

 

[6]           Précité, pages 885 à 887.

 

[7]           Précité, pages 892-893.

 

[8]           [1998] A.C.F. no 15 (QL), [1998] 1 C.T.C. 265.

 

[9]           [2000] A.C.F. no 680 (QL), [2000] 3 C.T.C. 181 (C.A.F.).

 

[10]          [1990] 2 R.C.S. 85.

 

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