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Dossier : 2007-1166(IT)G

ENTRE :

ELIZABETH ANNE WARREN,

appelante,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

____________________________________________________________________

Appel entendu le 4 novembre 2008, à Ottawa (Ontario).

 

Devant : L’honorable juge Campbell J. Miller

 

Comparutions :

 

Avocat de l’appelante :

Me Jason Dutrizac

Avocat de l’intimée :

Me Pascal Tétrault

 

____________________________________________________________________

 

JUGEMENT

          L’appel de la cotisation établie en vertu de l’article 160 de la Loi de l’impôt sur le revenu, dont l’avis est daté du 21 novembre 2005 et porte le numéro 40929, est accueilli sans qu’aucuns dépens soient adjugés, et l’affaire est renvoyée au ministre du Revenu national pour nouvel examen et nouvelle cotisation compte tenu du fait que la dette fiscale de l’appelante est limitée à 55 333 $.

 


Signé à Ottawa, Canada, ce 12e jour de décembre 2008.

 

 

 

« Campbell J. Miller »

Juge C. Miller

 

Traduction certifiée conforme

ce 29e jour de juin 2009

 

 

 

François Brunet, réviseur


 

 

 

Référence : 2008 CCI 674

Date : 20081212

Dossier : 2007-1166(IT)G

ENTRE :

 

ELIZABETH ANNE WARREN,

appelante,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

 

Le juge Miller

 

[1]              Elizabeth Warren interjette appel d’une cotisation établie conformément à l’article 160 de la Loi de l’impôt sur le revenu, laquelle était fondée sur le fait qu’elle était solidairement responsable avec son mari, le docteur Frederick Warren, de la dette fiscale de ce dernier, au montant de 261 921,56 $. Le ministre du Revenu national (le « ministre ») a invoqué l’article 160 compte tenu du fait que le docteur Warren avait transféré la maison familiale à sa femme en 1998. Mme Warren affirme que, même si le docteur Warren était l’unique propriétaire inscrit, elle avait un droit de 50 p. 100 à titre de bénéficiaire conformément à une fiducie résultoire, et qu’elle a donné au docteur Warren une contrepartie correspondant à la juste valeur marchande du droit de celui-ci, dans une proportion de 50 p. 100, sur la maison; par conséquent, l’article 160 de la Loi de l’impôt sur le revenu ne devrait pas jouer. Les question en litige sont les suivantes :

 

(i)      Quel est le droit que le docteur Warren a transféré à sa femme? À cet égard, je dois examiner les questions suivantes :

 

a)       La Cour a‑t‑elle compétence pour examiner la question de savoir s’il existait une fiducie résultoire aux fins de l’établissement de la cotisation en vertu de l’article 160? La réponse est affirmative.

 

b)      Dans ce cas, existait‑il une fiducie résultoire eu égard aux circonstances? La réponse est affirmative.

 

(ii)              Quels étaient les droits respectifs des Warren à l’égard de la maison familiale? Je conclus que Mme Warren et le docteur Warren avaient un droit, pour un tiers et pour les deux tiers respectivement, sur la maison.

 

(iii)            Mme Warren a‑t‑elle donné au docteur Warren une contrepartie correspondant à la juste valeur marchande de ce droit? La réponse est négative, Mme Warren a remis au docteur Warren un montant inférieur à la juste valeur marchande du bien qui lui a été transféré (55 333 $).

 

Les faits

 

[2]              Au mois de novembre 1982, le docteur Warren a conclu une entente en vue d’acquérir, au montant de 74 500 $, un terrain à Manotick (la « propriété Manotick »). Les Warren voulaient construire leur maison familiale à cet endroit. Avant de s’installer à Manotick, les Warren résidaient à Ottawa (la « propriété Elvaston »). Ils étaient inscrits à titre de propriétaires conjoints de la propriété Elvaston, quoique, lorsqu’ils l’ont initialement acquise en 1974, la propriété fût inscrite au nom de Mme Warren, en fiducie. La propriété a par la suite été enregistrée aux deux noms. Je conclus que la propriété conjointe de la propriété Elvaston indique un droit à parts égales sur cette propriété.

 

[3]              Au mois d’avril 1983, les Warren ont emprunté un montant de 74 200 $ en grevant la propriété Elvaston d’une hypothèque. De plus, au mois d’avril 1983, le transfert du bien‑fonds, à Manotick, a été enregistré au nom du docteur Warren seulement, la contrepartie indiquée s’élevant à 74 500 $. Le vendeur de la propriété Manotick a en outre, accordé au docteur Warren une hypothèque de 37 250 $. Au cours de son témoignage, Mme Warren a dit penser que son mari veillerait au droit qu’elle avait sur la maison familiale; en effet, comme elle l’a dit, ils étaient mariés, de sorte qu’ils partageraient la maison.

 

[4]              Au mois de juin 1984, les Warren ont vendu la propriété Elvaston pour un montant de 133 000 $. La construction de leur maison, à Manotick, a été achevée en 1984 et ils se sont installés dans ce lieu, où ils habitent encore.

 

[5]              Mme Warren ne savait pas à combien s’étaient élevés les frais de construction de la maison, à Manotick, si ce n’est pour dire que la maison avait coûté plus cher que ce qui avait été prévu. Le docteur Warren estimait que le coût global de construction était d’environ 280 000 $. Il a déclaré que des fonds avaient été empruntés aux fins du paiement des frais de construction. Il a déclaré que les fonds empruntés avaient été remboursés à l’aide du revenu tiré de son entreprise de chiropratique. En 1989, soit plusieurs années après la fin des travaux de construction, une hypothèque de 280 000 $ a été enregistrée sur cette propriété en faveur de la Banque Royale du Canada.

 

[6]              Une troisième propriété est également en cause dans la présente affaire; elle est située avenue Woodroffe, à Ottawa, et c’est à cet endroit que le docteur Warren exploitait sa clinique de chiropratique. Mme Warren a témoigné que cette propriété était détenue par une société, mais les seuls documents produits au procès indiquaient qu’en 1976, la propriété était enregistrée au nom de Mme Warren (en fiducie) et qu’en 1986, elle avait été transférée à son nom. Dans l’acte de transfert, la contrepartie indiquée était de [traduction] « deux dollars – Transfert par le bénéficiaire du transfert en faveur du bénéficiaire de la fiducie ». En 1976, une hypothèque de 30 000 $ a été enregistrée sur cette propriété en faveur de la Banque Royale du Canada.

 

[7]              Mme Warren a témoigné que c’était son mari qui effectuait les versements hypothécaires concernant la propriété dans laquelle la clinique était exploitée ainsi que ceux qui concernaient la propriété Elvaston et qu’il en allait de même pour la propriété Manotick jusqu’à ce qu’elle en devienne propriétaire, au mois de décembre 1997. Le témoignage Mme Warren a rendu lors du contre‑interrogatoire n’était pas clair sur ce dernier point. Le docteur Warren a témoigné qu’ils effectuaient tous deux les versements hypothécaires concernant la propriété Elvaston. Mme Warren a également témoigné qu’elle recevait un revenu de la société à qui appartenait la clinique et qu’elle était administratrice de cette société. Il ne m'a pas été produit de preuve documentaire indiquant qu’une société était propriétaire de la clinique, qu’elle recevait un loyer et qu’elle versait un salaire à Mme Warren. Mme Warren ne se rappelait pas quel était le montant du loyer, ni initialement à quel montant s’élevait son salaire, mais elle a par la suite mentionné qu’il s’élevait peut‑être chaque année à environ 37 000 $. De plus, Mme Warren n’a pas mentionné qu’un salaire lui était versé pour s’occuper de la gestion de la clinique; d'ailleurs, elle a admis qu’elle n’était pas une femme d’affaires. Le docteur Warren a témoigné que Mme Warren était directrice de la clinique et qu’elle touchait un salaire pour remplir cette tâche, mais il a convenu qu’elle n’avait pas réellement à se rendre à la clinique pour en assurer la gestion. Je mentionne ce témoignage parce qu’il m’a amené à conclure que Mme Warren participait peu, et ne participait peut‑être pas du tout, à l’organisation de la situation financière du couple. De toute évidence, c’était le docteur Warren, avec l’aide d’un comptable, un certain M. Savarin, qui prenait les dispositions nécessaires. Mme Warren croyait tout simplement que son mari la protégerait. Je conclus qu’elle recevait un revenu, mais je ne sais pas exactement ce qu’elle faisait pour le gagner.

 

[8]              Avant exposé les faits, j’examinerai maintenant ce qui s’est produit au mois de décembre 1997. Le docteur Warren faisait face à des difficultés financières. Il devait consolider ses dettes et il s’est adressé à Healthgroup Financial, une division de Newcourt Credit Group Inc., pour ce faire. Comme il l’a déclaré dans son témoignage, c’était son comptable qui prenait toutes les dispositions nécessaires. À ce stade, il n’était pas au courant de l’existence de quelque dette fiscale. Son comptable actuel, M. Patterson, a témoigné que l’ancien comptable avait amené le docteur Warren à penser qu’il n’avait pas d’impôt à payer. Le docteur Warren devait en fait 261 921,56 $.

 

[9]              Au mois de décembre 1997, le docteur a transféré la propriété Manotick à sa femme. Les documents relatifs au transfert indiquent un transfert du docteur Warren à sa femme, moyennant le paiement d’un montant de 90 000 $ (les 90 000 $ représentant la prise en charge de l’hypothèque grevant la propriété). La juste valeur marchande de la propriété s’élevait à 425 000 $. Au moment où le transfert a été enregistré, la propriété (qui était maintenant enregistrée au nom de Mme Warren) a été grevée d’une nouvelle hypothèque au montant de 168 000 $, le prêteur étant Healthgroup, Mme Warren étant inscrite à titre d’emprunteur et le docteur Warren à titre de caution. De plus, au même moment, une hypothèque au montant de 206 000 $ a été enregistrée par Healthgroup sur la propriété depuis laquelle la clinique était exploitée, le docteur Warren se portant encore une fois caution. Selon le docteur Warren, toutes ces dispositions ont été prises dans le cadre de la consolidation des dettes.

 

[10]         À coup sûr, Mme Warren a pris ces dispositions sur les conseils de son mari. À un moment donné au cours de son témoignage, Mme Warren a indiqué que c’était elle qui effectuait les versements hypothécaires sur l’hypothèque de 168 000 $, mais lors du contre‑interrogatoire, elle en était moins sûre : elle n’avait pas la moindre idée du montant des versements. Elle supposait également que son mari effectuait les versements hypothécaires concernant la propriété depuis laquelle la clinique était exploitée.

 

Thèse de l’appelante

 

[11]         L’appelante fait valoir qu’au moment où le docteur Warren a transféré en sa faveur la propriété Manotick au mois de décembre 1997, elle avait déjà un droit, dans une proportion de 50 p. 100, sur la propriété, par suite d’une fiducie résultoire. Elle acquérait donc uniquement le droit de 50 p. 100 du docteur Warren, d’une valeur de 212 500 $, pour lequel elle a pris en charge sa part de l’hypothèque de 90 000 $ (45 000 $) et elle a emprunté un montant additionnel de 168 000 $ qui, selon ce qu’elle soutient, faisait partie de la contrepartie, étant donné que cela se rattachait aux dispositions prises par le docteur Warren aux fins de la consolidation des dettes. Il n’y a pas eu contrepartie inadéquate et l’article 160 de la Loi de l’impôt sur le revenu n’est donc pas applicable.

 

Thèse de l’intimée

 

[12]         L’intimée soutient en premier lieu que la Cour n’a pas compétence pour examiner la question de la fiducie résultoire étant donné qu’elle n’est pas un tribunal d’equity. En outre, Mme Warren a uniquement versé un montant de 90 000 $ pour une propriété d’une valeur de 425 000 $ étant donné que l’hypothèque subséquente de 168 000 $ ne faisait pas partie de la contrepartie remise au docteur Warren. L’article 160 de la Loi de l’impôt sur le revenu joue donc, et la cotisation établie à l’égard de la dette fiscale de son mari, au montant de 261 921,56 $, est correcte.

 

Analyse

 

[13]         Voici le texte du paragraphe 160(1) :

 

160(1) Lorsqu’une personne a, depuis le 1er mai 1951, transféré des biens, directement ou indirectement, au moyen d’une fiducie ou de toute autre façon à l’une des personnes suivantes :

a)         son époux ou conjoint de fait ou une personne devenue depuis son époux ou conjoint de fait;

b)         une personne qui était âgée de moins de 18 ans;

c)         une personne avec laquelle elle avait un lien de dépendance,

les règles suivantes s’appliquent :

d)         le bénéficiaire et l’auteur du transfert sont solidairement responsables du paiement d’une partie de l’impôt de l’auteur du transfert en vertu de la présente partie pour chaque année d’imposition égale à l’excédent de l’impôt pour l’année sur ce que cet impôt aurait été sans l’application des articles 74.1 à 75.1 de la présente loi et de l’article 74 de la Loi de l’impôt sur le revenu, chapitre 148 des Statuts révisés du Canada de 1952, à l’égard de tout revenu tiré des biens ainsi transférés ou des biens y substitués ou à l’égard de tout gain tiré de la disposition de tels biens;

e)         le bénéficiaire et l’auteur du transfert sont solidairement responsables du paiement en vertu de la présente loi d’un montant égal au moins élevé des montants suivants :

(i)         l’excédent éventuel de la juste valeur marchande des biens au moment du transfert sur la juste valeur marchande à ce moment de la contrepartie donnée pour le bien,

(ii)        le total des montants dont chacun représente un montant que l’auteur du transfert doit payer en vertu de la présente loi au cours de l’année d’imposition dans laquelle les biens ont été transférés ou d’une année d’imposition antérieure ou pour une de ces années;

aucune disposition du présent paragraphe n’est toutefois réputée limiter la responsabilité de l’auteur du transfert en vertu de quelque autre disposition de la présente loi.

 

[14]         En l’espèce, l’application de cette disposition est subordonnée à la constatation de quatre éléments :

 

(i)      il doit y avoir transfert du bien du docteur Warren en faveur de Mme Warren;

 

(ii)      le docteur Warren et Mme Warren doivent être des époux;

 

(iii)            il ne doit pas y avoir de contrepartie (ou il doit y avoir une contrepartie inadéquate) qui soit donnée au docteur Warren par Mme Warren pour le bien transféré;

 

(iv)            le docteur Warren doit être redevable d’un montant, en vertu de la Loi, au cours de l’année dans laquelle le bien a été transféré ou d’une année antérieure ou pour une de ces années.

 

[15]         Seuls les premier et troisième éléments sont matière à controverse en l'occurence. En ce qui concerne la condition relative au transfert, le docteur Warren a sans aucun doute transféré le bien à sa femme au mois de décembre 1997. Toutefois, il s’agit de savoir quelle est l’étendue du droit que le docteur Warren avait sur le bien transféré. La propriété Manotick était enregistrée au nom du docteur Warren seulement, mais l’appelante soutient que celui‑ci possédait à l’égard de cette propriété un droit de 50 p. 100 seulement à lui transférer puisqu’elle possédait de son côté un droit de 50 p. 100 par suite de la fiducie résultoire.

 

[16]         L’intimée soutient que la Cour n'est pas habilitée à conclure à l’existence d’une fiducie résultoire étant donné qu’elle n’est pas un tribunal d'equity. À coup sûr, le juge Webb a conclu, dans la décision qu’il vient de rendre dans l’affaire Darte c. R.[1], qu’une fiducie par interprétation doit faire l’objet d’une déclaration judiciaire, ce qui ne s’était pas produit dans ce cas‑là. Le juge a réussi à éviter cet obstacle en concluant que l’appelante avait le droit de demander à un tribunal d’equity de déclarer qu'il y avait une fiducie par interprétation et que la valeur du droit pouvait être fixée à la valeur de la propriété effective véritable elle‑même. Or, les parties ici en cause n’ont pas débattu la question de la fiducie par interprétation : elles ont mis l’accent sur la fiducie résultoire.

 

[17]         Comme le signale le professeur Waters dans Waters’ Law of Trusts in Canada[2] :

 

[traduction]

Les expressions fiducies « implicites », « résultoires » et « par interprétation » ont causé passablement de confusion dans le domaine du droit des fiducies, [...] (page 454)

 

Nul ne conteste que la fiducie résultoire est distincte de la fiducie par interprétation. Selon l’intimée, il n’est pas loisible à la Cour de l’impôt de conclure que le droit que possédait le docteur Warren sur la propriété Manotick était autre chose qu’un droit à 100 p. 100, aux fins de l’article 160 de la Loi de l’impôt sur le revenu. La Couronne invoque à l’appui de cette thèse le jugement rendu par le juge Webb dans l’affaire Darte, précitée, ainsi que la décision Burns v. R.[3], dans laquelle le juge Angers, qui a aussi fait les observations suivantes au sujet de l'article 160 :

 

25        À mon avis, l’appelante ne peut pas invoquer ces réparations en equity à l’appui de sa position selon laquelle les transferts correspondaient à des transferts à son profit de l’intérêt qu’elle détenait sur les biens à ce moment‑là étant donné que, dans les faits, M. McCarthy et elle vivait toujours ensemble et étant donné qu’il n’y avait aucune raison ou besoin apparent de remédier à une inégalité économique entre M. McCarthy et elle. Voir Blackman v. Davison, (1986), 2 B.C.L.R. (2d) 8 (C.S.C.‑B.). Le transfert des biens n’a pas été fait par suite d’une conclusion selon laquelle l’appelante avait un intérêt en equity sur les biens.

 

[18]         Dans la décision qu’elle vient de rendre dans l’affaire Livingston c. R.[4], la Cour d’appel fédérale a examiné la possibilité de l’existence d’une fiducie résultoire au regard de l’article 160; la Cour a conclu qu’il était inutile d’examiner cette question; toutefois, elle n'a pas dit que l'examen d'une mesure de réparation relevant de l'equity de heurtait à des obstacles sur le plan de sa compétence. En outre, dans la décision Savoie v. R.[5], l’ancien juge en chef Bowman a dit que le notion de la fiducie par interprétation pouvait être invoquée lorsqu’il faut déterminer, aux fins de l’article 160 de la Loi de l’impôt sur le revenu, la juste valeur marchande d’un bien transféré par un débiteur du fisc.

 

[19]         Avec l'article 160, le contribuable ne peut notamment pas, au moyen du transfert d’un bien en faveur de leur époux, empêcher l’État de percevoir l’impôt. Cette disposition ne vise pas à élargir les pouvoirs de perception de l’État au moyen de la saisie d’un bien dont le contribuable débiteur n’a jamais été le bénéficiaire. Si l’on ferme les yeux sur la réalité juridique sous le prétexte de quelque présumée absence de pouvoir, cela pourrait non seulement mener à un résultat draconien, mais aussi à un résultat contraire à l’objet et à l’esprit mêmes de la loi en cause. Vu l'observation de l’ancien juge en chef Bowman dans la décision Savoie, précitée, vu que l’on ne m’a renvoyé à aucun enseignement de la Cour d’appel fédérale ou de la Cour suprême du Canada au sujet de l’application de la notion de fiducie résultoire lorsque la cotisation est établie en vertu de l’article 160, et étant donné la façon détournée dont mon collègue le juge Webb a atteint le même objectif en concluant à l’existence d’une fiducie par interprétation, je suis disposé à rechercher si, vu les transactions effectuer sur les biens des Warren, l’on peut conclure à l’existence d’une fiducie résultoire afin de déterminer ce que le docteur Warren a transféré exactement à sa femme.

 

[20]         Au mois d’avril 1983, au moment où le docteur Warren a acquis le titre afférent à la propriété Manotick (qui était alors un terrain nu) en son seul nom, la situation était la suivante :

 

(i)      le docteur Warren a obtenu du vendeur de la propriété Manotick une hypothèque de 37 250 $;

 

(ii)      le docteur Warren et Mme Warren ont emprunté 74 200 $ de la Banque Royale, l’emprunt étant garanti par une hypothèque enregistrée sur la propriété Elvaston (possédée conjointement);

 

(iii)     Mme Warren voulait que le docteur Warren défendre ses intérêts.

 

[21]         Au cours des mois qui ont suivi le transfert, voici ce qui s'est produit :

 

(i)      des frais d’environ 280 000 $ ont été engagés aux fins de la construction de la maison, à Manotick;

 

(ii)      en 1984, la propriété Elvaston a été vendue pour un montant de 133 000 $ (la valeur nette s’élevant à environ 60 000 $) et, selon Mme Warren, le produit a servi à la construction de la maison;

 

(iii)     selon le docteur Warren, la maison a été construite à l’aide de fonds empruntés, mais l’examen des documents qui ont été produits montre qu’aucun autre emprunt n’a été contracté à l’égard de la propriété Manotick jusqu’en 1989.

 

[22]         La notion de fiducie résultoire n’est pas complexe. Comme le professeur Waters l'observe dans Waters Law of Trusts in Canada dans le chapitre portant sur les fiducies résultoires :

 

[traduction]

Qu’en est-il si deux personnes avancent l’argent aux fins de l’achat d’un bien donné, et qu’une seule d’entre elles est inscrite comme propriétaire? S’il est possible de déterminer le montant versé par chacune, il est clair que le bénéficiaire du transfert est propriétaire dans le cadre d’une fiducie résultoire proportionnelle. [...] (page 370)

 

[23]         Je suis d'avis que telle est la situation en l'occurrence. Deux personnes ont contribué à la propriété Manotick, même si seul le nom du docteur Warren figurait dans le titre. Je conclus qu’il était entendu que la propriété Manotick devait en partie appartenir à Mme Warren. Par conséquent, aux fins de l’appel fondé sur l’article 160, le bien que l’État peut imputer au nom de Mme Warren est uniquement la partie du bien dont Mme Warren n’était pas antérieurement bénéficiaire.

 

[24]         Quelle est donc l’étendue du droit sur le bien que le docteur Warren détenait pour sa femme? Les Warren soutiennent que le docteur Warren détenait la moitié du bien pour sa femme. Je doute que cela indique la contribution véritable de Mme Warren. Selon le docteur Warren, le lot, à Manotick, a coûté 74 500 $ et les frais de construction de la maison s’élevaient à environ 280 000 $, soit en tout un montant de 354 500 $. Sur ce montant, un montant de 133 000 $ provenait de la propriété Elvaston, l’ancienne maison familiale, possédée conjointement par le docteur Warren et par sa femme. Ayant examiné l’historique de cette propriété, la propriété Elvaston, je conclus que la propriété conjointe indique que le droit de propriété était à parts égales. Un montant additionnel de 37 000 $ provenait d’une hypothèque que le vendeur de la propriété Manotick avait accordée au docteur Warren et pour laquelle le docteur Warren effectuait les versements hypothécaires. Il reste un montant d’environ 184 500 $ dont il faut rendre compte pour couvrir les frais de construction de la maison, à Manotick. Le docteur Warren a témoigné que ce montant provenait d’un emprunt. Mme Warren n’avait pas une connaissance suffisante des affaires, sur le plan financier et commercial, pour nous éclairer sur ce point. Je conclus que les 184 500 $ pouvaient uniquement provenir de l’unique source de revenu des Warren, à savoir le revenu tiré de la clinique. La clinique était enregistrée au nom de Mme Warren et celle-ci affirme en avoir tiré un certain revenu de location. Là encore, le témoignage de Mme Warren prêtait quelque peu à confusion sur ce point, étant donné que Mme Warren a soutenu que la propriété appartenait à une société et que la société lui versait un salaire. Le docteur Warren a témoigné que Mme Warren recevait un salaire à titre de directrice de la clinique et un loyer à titre de propriétaire de la clinique. Je conclus que Mme Warren a reçu un certain revenu de la clinique en 1983 et en 1984 lorsqu’il fallait des fonds pour la propriété Manotick. Or, la seule preuve relative au montant se rapporte au montant annuel de 37 000 $ dont Mme Warren a fait mention. Je conclus que ce revenu était probablement de loin inférieur à ce que le docteur Warren tirait de la clinique. Malheureusement, peu d’éléments de preuve ont été produits au sujet de cet aspect crucial de la source des fonds pour la propriété Manotick. Le docteur Warren a affirmé que des fonds avaient été empruntés aux fins de la construction, mais je ne dispose d’aucun élément de preuve sur ce point. Le seul emprunt hypothécaire qui a été contracté l’a été bien après la construction de la maison.

 

[25]         Pour conclure à l’existence d’une fiducie résultoire, le montant que le bénéficiaire contribue doit être facile à déterminer. Le docteur Warren et Mme Warren ont rendu cette tâche difficile. Il ne me reste qu’à supposer que sur les 184 500 $ qui ont servi à la construction de la maison, Mme Warren a peut‑être contribué tout au plus un montant de 50 000 $, compte tenu de son revenu annuel, du fait que le docteur Warren contrôlait les affaires financières et, à vrai dire, par suite d’une présomption selon laquelle c’était le docteur Warren qui retirait la part du lion de la clinique. Selon moi, cela se rapproche davantage de la vérité que la conclusion selon laquelle Mme Warren n’a rien contribué, ou qu’elle a contribué pour la moitié ou encore que c’est elle qui a fourni la totalité du montant.

 

[26]         En résumé, sur les 354 500 $ qu’ont coûtés l’achat du lot et la construction de la maison, Mme Warren a contribué la moitié de 133 000 $, plus 50 000 $, soit un montant de 116 500 $ en tout, comparativement à une contribution de 238 000 $ de la part du docteur Warren. Je conclus que le docteur Warren détenait au nom de Mme Warren, à l’égard de la propriété Manotick, un droit pour environ un tiers. Le docteur Warren avait lui‑même un droit, pour les deux tiers, sur cette propriété. C’est ce dernier droit qu’il a transféré à Mme Warren au mois de janvier 1998. Je tiens à signaler qu’il ne s’agit pas ici d’une analyse concernant l’existence d’une fiducie par interprétation au moment de la rupture du mariage, mais d’une analyse permettant de déterminer l’étendue du droit de Mme Warren en sa qualité de bénéficiaire d’une fiducie résultoire aux fins de l’article 160 de la Loi de l’impôt sur le revenu. Je conclus que le docteur Warren a bel et bien transféré un bien à sa femme, mais qu'il s'agissait d'un droit, pour les deux tiers, sur la propriété Manotick, plutôt qu’un droit de 50 p. 100 comme l’appelante l’a soutenu ou un droit à 100 p. 100 comme l’intimée l’a soutenu.

 

[27]         Je passe maintenant au deuxième volet de l’analyse relative à l’article 160, à savoir le caractère adéquat de la contrepartie que Mme Warren a donnée à son mari pour le droit proportionnel que celui‑ci avait. Il est constant qu’au moment du transfert, la propriété Manotick était évaluée à 425 000 $ et qu’elle était grevée d’une hypothèque de 90 000 $, de sorte que sa valeur nette était de 335 000 $. Par conséquent, quel montant Mme Warren a‑t‑elle versé au docteur Warren en échange du droit proportionnel que celui‑ci avait?

 

[28]         Dans l’acte de transfert, la contrepartie indiquée ne représente que le solde restant de l’hypothèque, de  90 000 $, et il est déclaré que la cession est une [traduction] « cession du mari en faveur de sa femme, en raison de leur affection et de leur amour naturels ». Au moment même du transfert, une hypothèque de 168 000 $ a été enregistrée sur la propriété, Mme Warren étant désignée à titre de constituant, Healthgroup Financial à titre de titulaire de la charge hypothécaire et le docteur Warren à titre de caution. L’intimée soutient que le montant de 168 000 $ ne faisait pas partie de la contrepartie, en premier lieu, parce que l’hypothèque n’a pas été enregistrée lors du transfert et, en second lieu, parce qu’aucune preuve documentaire n'indique que les fonds avaient été remis au docteur Warren.

 

[29]         En ce qui concerne le premier argument de l’intimée, à savoir que l’emprunt hypothécaire a été contracté après le transfert et qu’il ne faisait donc pas partie de la contrepartie, je me reporte à l’acte de transfert du bien‑fonds, selon lequel l’enregistrement a été effectué le 6 janvier 1998, à 11 h 40, l’hypothèque de 168 000 $ ayant été enregistrée le 6 janvier 1998, à 11 h 41. Il n’est pas mentionné dans l’acte de transfert que l’hypothèque de 168 000 $ fait partie de la contrepartie, mais ces événements ont eu lieu simultanément. L’intimée semble soutenir que Mme Warren a uniquement versé un montant de 90 000 $ pour la propriété et qu’elle a ensuite contracté un emprunt à valoir sur la propriété afin de se procurer un montant de 168 000 $ à quelque autre fin. Cependant, il s'agissait de la consolidation des dettes de son mari. Ce n’est pas le moment où l’hypothèque a été enregistrée qui est concluant, ni les déclarations figurant dans l’acte de transfert du bien‑fonds lui‑même: il faut rechercher si en fait Mme Warren a remis les 168 000 $ au docteur Warren aux fins de l’achat de la propriété, ce qui nous amène à l’examen du second point soulevé par l’intimée.

 

[30]         Quelle preuve existe‑t‑il que le montant de 168 000 $ a été remis au docteur Warren à titre de contrepartie pour la propriété Manotick? Comme il en a déjà été fait mention, l’acte de transfert n’indique pas que le montant de 168 000 $ faisait partie de la contrepartie. L’acte de constitution d’hypothèque sur le bien‑fonds qui a été enregistré au bureau d’enregistrement désigne cependant le docteur Warren à titre de caution. J’ai déjà fait remarquer que Mme Warren n'avait qu'une connaissance restreinte des affaires financières : ce n’était pas elle, mais le docteur Warren qui, avec l’aide d’un comptable, avait monté ce projet de consolidation des dettes. Comme il  l’a déclaré dans son témoignage, le docteur Warren a demandé à sa femme de contracter l’emprunt hypothécaire de 168 000 $ parce qu’il consolidait ses dettes et qu’il avait besoin de ces fonds pour son entreprise, c’est‑à‑dire selon toute probabilité pour la clinique. Lorsqu’on lui a demandé, lors du contre‑interrogatoire, à combien s’élevaient les versements hypothécaires et qui effectuait ces versements, Mme Warren n’en avait pas la moindre idée. Je n’entends aucunement critiquer Mme Warren : les affaires financières ne relevaient tout simplement pas de son domaine d’expertise. Elle aidait simplement son mari.

 

[31]         Il n’existe aucune preuve documentaire indiquant exactement où sont allés les 168 000 $, mais je conclus que Mme Warren ne les a pas empochés, et qu’ils ont directement ou indirectement servi à son mari. Aucun élément de preuve ne va en sens contraire. Il faut en somme rechercher si Mme Warren a remis l’argent a son mari, ou si elle lui a versé l’argent afin d’acheter le droit que celui‑ci possédait sur la propriété. Mme Warren ne s’est jamais interrogée sur l'aspect juridique de ce montage. Le docteur Warren avait besoin d’argent. S’il empruntait simplement les 168 000 $ en grevant la propriété Manotick, et que la propriété continuait à être enregistrée à son nom, il aurait réduit l’avoir net de sa femme sur la propriété (et ce, qu’elle ait possédé un droit, dans une proportion de 50 p. 100, par suite d’une fiducie résultoire, ou comme je l’ai conclu, un droit pour un tiers). Par conséquent, le docteur Warren protégeait le droit de sa femme en faisant enregistrer la propriété au nom de celle‑ci (il est à supposer que, de son côté, il ne conservait aucun droit sur la propriété en raison d’une fiducie résultoire puisque la propriété était maintenant enregistrée au nom de sa femme – ni l’une ni l’autre partie n’a examiné cette possibilité, et ce, pour une bonne raison – on tourne en rond). Indépendamment des répercussions fiscales, cet objectif a été atteint, et ce, que les 168 000 $ aient constitué une contrepartie pour le transfert ou qu’il s’agisse simplement d’un emprunt subséquent dont le produit bénéficiait au docteur Warren. Mme Warren et le docteur Warren ne se sont peut‑être pas arrêtés à la question de savoir comment les 168 000 $ devaient être classés, mais il est clair qu’ils se rattachaient au transfert. Des dispositions avaient clairement été prises au préalable pour que l’enregistrement ait lieu en même temps que le transfert. En ce qui concerne le docteur Warren, il est certain que le transfert n’aurait pas eu lieu si Healthgroup n’avait pas accordé d’hypothèque. Je conclus que tout cela faisait partie de la même opération et que le montant en question faisait donc partie de la contrepartie que Mme Warren a donnée à son mari.

 

[32]         J’ai des réserves au sujet de la valeur de l’emprunt hypothécaire de 168 000 $ que Mme Warren a contracté afin de payer son mari. Premièrement, Mme Warren ne savait pas trop si elle effectuait les versements hypothécaires. Deuxièmement, je conclus que Mme Warren n’a aucunement participé au montage du financement. Troisièmement, le docteur Warren se portait caution et il effectuait peut‑être lui‑même les versements hypothécaires. Aucun document bancaire n’a été produit indiquant qui effectuait les versements. L’intimée n’a pas soulevé ces questions afin de soutenir que les 168 000 $ avaient une valeur autre que ce qu’ils valaient, à savoir 168 000 $. Je ne suis pas certain que, dans ces conditions, le montant de 168 000 $ est à juste titre évalué comme une contrepartie de 168 000 $ pour la propriété, mais je n’ai pas l’intention de me livrer à des conjectures, sur le plan actuariel ou de l’évaluation, puisque l’intimée n’a pas invoqué ce point devant moi. Je considère les 168 000 $ pour ce qu’ils valent.

 

[33]         Voici ce qui s’est réellement passé entre le docteur Warren et Mme Warren : en prenant en charge l’hypothèque existante et en ajoutant une hypothèque additionnelle de 168 000 $ dont le produit a servi au docteur Warren, Mme Warren acquérait en fait l’avoir net du docteur Warren sur la propriété, moyennant un montant de 168 000 $. Mme Warren soutient que l’avoir net du docteur Warren s’élevait à 168 000 $, de sorte qu’elle a donné une contrepartie adéquate pour l’application de l’article 160. Elle fait erreur sur ce point. L’avoir net du docteur Warren sur la propriété correspondait aux deux tiers de 335 000 $, soit à 223 333 $. Mme Warren n’a donc pas payé la juste valeur marchande. Il manquait 55 333 $ et c’est pour ce montant que la responsabilité de Mme Warren est engagée aux termes de l’article 160.

 

[34]         L’appel est accueilli et l’affaire est renvoyée au ministre du Revenu national pour nouvel examen et nouvelle cotisation compte tenu du fait que la dette fiscale de Mme Warren, conformément à l’article 160, est limitée à 55 333 $. Vu que l'appelante n'a eu que partiellement gain de cause, je n’adjuge aucuns dépens dans la présente affaire.

 

Signé à Ottawa, Canada, ce 12e jour de décembre 2008.

 

 

 

« Campbell J. Miller »

Juge C. Miller

 

 

 

Traduction certifiée conforme

ce 29e jour de juin 2009

 

François Brunet, réviseur

 


RÉFÉRENCE :                                  2008 CCI 674

 

No DU DOSSIER DE LA COUR :      2007-1166(IT)G

 

INTITULÉ :                                       ELIZABETH ANNE WARREN

                                                          c.

                                                          SA MAJESTÉ LA REINE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                   Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                 Le 4 novembre 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT :               L’honorable juge Campbell J. Miller

 

DATE DU JUGEMENT :                   Le 12 décembre 2008

 

COMPARUTIONS :

 

Avocat de l’appelante :

Me Jason Dutrizac

Avocat de l’intimée :

Me Pascal Tétrault

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

       Pour l’appelante :

 

                   Nom :                             Jason Dutrizac

 

                   Cabinet :                         Gibsons LLP

 

       Pour l’intimée :                            John H. Sims, c.r.

                                                          Sous-procureur général du Canada

                                                          Ottawa, Canada

 

 



[1]           2008 CCI 66.

 

[2]           Donovan W.M. Waters, c.r., Mark R. Gillen et Lionel D. Smith, Waters’ Law of Trusts in Canada, 3e éd. (Toronto: Thomson Carswell, 2005), page 454.

 

[3]           [2006] 5 C.T.C. 2392.

 

[4]           2008 CAF 89.

 

[5]           93 DTC 552.

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