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Référence : 2009 CCI 398

Date : 20090807

Dossier : 2006-2246(IT)G

ENTRE :

ERIC R. LANGILLE,

appelant,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 

 

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

 

Le juge Boyle

 

I. Introduction

 

[1]              M. Langille a été un homme d’affaires prospère tant dans le domaine de la production laitière que dans celui du courtage d’assurance. Il a étudié au Nova Scotia Agricultural College avant d’exploiter pendant de nombreuses années une importante ferme laitière familiale dans la vallée de l’Annapolis. Par la suite, il s’est vu reconnaître le droit d’exercer tant dans le domaine immobilier que dans celui de l’assurance, et il est toujours propriétaire d’une entreprise de courtage d’assurance très prospère. Son appel soulève deux questions fiscales distinctes. La première concerne les pertes qu’il a essuyées au cours de la période de 1999 à 2001 relativement à la liquidation, toujours en cours, d’importants biens agricoles, y compris une grande quantité de terrains, à la suite de la cessation de l’exploitation de son entreprise agricole dix ans plus tôt. La seconde question se rapporte à la carrière qu’il a entreprise comme courtier d’assurance après avoir laissé l’agriculture et au transfert, en 2001, de son importante entreprise individuelle en courtage d’assurance à une société privée lui appartenant ou lui appartenant ainsi qu’à des membres de sa famille immédiate.

 

[2]              Le contribuable a fait entendre deux témoins, tout comme l’intimée. Aucune question de crédibilité n’a été soulevée et je n’ai aucune réserve en ce qui concerne le témoignage des témoins que j’ai entendus. Je n’ai toutefois tenu aucun compte des témoignages que j’ai entendus en réponse aux questions posées par l’intimée à Transamerica Life Insurance Company (« Transamerica Life ») et à l’Agence du Revenu du Canada (« l’ARC ») pour savoir si les montants en litige étaient légitimement imposables. C’est aux avocats des parties qu’il appartient de débattre de cette question et à moi qu’il revient de me prononcer.

 

 

II. Pertes agricoles

 

[3]              La famille Langille a, pendant des années, exploité une très grande ferme laitière dans la vallée d’Annapolis, en Nouvelle-Écosse. La ferme avait une superficie d’environ 3 000 acres et comptait un millier de vaches. C’était la plus grande ferme laitière de l’Est du Canada et une des plus importantes fermes laitières familiales au pays. Elle constituait en elle-même une importante ferme et une importante entreprise. Il est constant qu’il s’agissait d’une entreprise agricole de très grande envergure.

 

[4]              Après avoir exploité pendant une vingtaine d’années la ferme sous forme d’entreprise familiale constituée en société de personnes, la famille Langille a décidé d’abandonner l’exploitation agricole. Compte tenu des réalités auxquelles elle fait face sur le plan de l’agriculture commerciale, la famille ne prévoyait pas que d’éventuels acheteurs se montrent intéressés à poursuivre les activités de la ferme. En conséquence, la ferme a cessé ses activités et la famille a commencé à liquider les actifs de l’entreprise. La liquidation du cheptel vif, de l’équipement fixe et de l’équipement mobile s’est déroulée de façon assez simple, rapide et efficace. Comme on pouvait s’y attendre, la liquidation des terrains s’est toutefois avérée plus problématique compte tenu de la superficie des terres en cause. On a d’abord tenté de vendre la ferme comme une seule ferme comptant une ou deux parcelles. Deux offres ont été reçues de l’étranger, mais elles n’ont finalement pas abouti. Personne ne s’est montré intéressé au Canada à se porter acquéreur d’une ferme de cette taille dans vallée de l’Annapolis. Sur l’avis de conseillers immobiliers, il a été décidé de fractionner la propriété en une multitude de parcelles pour en faciliter la vente. Cette mesure a porté fruit et, suivant le contribuable, une ou deux parcelles étaient vendues tous les deux ou trois ans avec une certaine régularité. Les parcelles de terrain appartenant au contribuable sont en vente depuis que l’exploitation de la ferme laitière a cessé. Au cours des années en question, les lots restants étaient inscrits auprès de l’agence de courtage immobilier d’un des frères de M. Langille, qui s’était lancé dans le courtage immobilier après avoir abandonné l’agriculture.

 

[5]              Il ressort des éléments de preuve qu’il y avait beaucoup d’autres propriétés agricoles à vendre dans la vallée de l’Annapolis étant donné qu’un grand nombre d’exploitations agricoles avaient été liquidées au cours de même période et qu’une grande partie des fermes de la région avaient été converties en fermes d’agrément.

 

[6]              Au cours des années en cause, soit de 1999 à 2001, plusieurs parcelles sont demeurées invendues. Il semble qu’une vente devrait être conclue en mai 2009, de sorte que trois parcelles seraient encore à vendre.

 

[7]              La preuve n’a pas révélé le nombre ou la superficie moyenne des parcelles de terres agricoles, et on ne m’a pas précisé combien d’entre elles avaient été vendues ou étaient demeurées invendues au cours de la période se terminant en 2001. J’aurais pensé que l’une ou l’autre des parties avaient pu utilement produire ces renseignements pour défendre leurs thèses. Il m’est donc impossible de savoir si l’on parle d’une douzaine de parcelles de terres agricoles de 200 acres ou d’une superficie de 3 000 acres qui a été lotie en vue de la construction d’immeubles résidentiels.

 

[8]              Pendant toute la période qui s’est écoulée entre la cessation des activités de production laitière et la fin des années en question, la terre a continué à servir à la production agricole; il s’agissait de protéger la valeur économique des terres à vendre et d’assurer la saine gestion des terres agricoles. Il semble que M. Langille n’ait pas été en mesure de trouver quelqu’un qui soit prêt à cultiver la terre au cours des trois dernières années. Le contribuable a reçu de la personne qui cultivait la terre et avec qui il n’avait aucun lien une modeste quote-part des recettes tirées de la culture de la terre. Ces recettes se situaient entre 700 $ et 1 200 $ par année au cours des années en cause. Le contribuable a engagé, relativement aux autres parcelles de terres agricoles, des dépenses qui se rapportaient aux intérêts bancaires sur le solde de la dette agricole antérieure refinancée, à un montant peu élevé de taxes foncières, à un camion de ferme de trois quarts de tonne dont on se servait encore pour accéder à la propriété, pour l’entretenir et pour la faire visiter, et à diverses dépenses connexes. M. Langille a déclaré des pertes commerciales nettes décroissantes en 1999, 2000 et 2001 s’élevant à environ 10 000 $, 5 000 $ et 1 300 $ respectivement.

 

[9]              Je conclus que les pertes commerciales nettes déclarées par M. Langille en 1999, 2000 et 2001 étaient légitimement déductibles. Il ressort des éléments de preuve, qu’une démarche logique, raisonnable et tout à fait solide sur le plan commercial a été suivie en vue de la liquidation des actifs de la ferme laitière à la suite de la cessation des activités commerciales. Il n’est pas déraisonnable de penser que la disposition d’environ 3 000 acres de terres agricoles dans la vallée de l’Annapolis, après que l’on eut conclu qu’une entreprise commerciale agricole n’était plus viable, ne se ferait pas du jour au lendemain. Le contribuable a pris des décisions commerciales sur la façon de liquider et de maximiser son produit, minimisant ainsi les dépenses entraînées par la fermeture, et ce, conformément aux conseils qu’il avait reçus. Il a constamment cherché à commercialiser et à vendre les terres qu’il lui restait et il ne s’est pas servi de celles-ci à ses fins personnelles. Vu les circonstances, on ne saurait revenir sur cette conclusion : il était raisonnablement possible de procéder avec succès à la liquidation de l’entreprise d’une façon commerciale pendant la période allant de 1988 ou 1989 à 2001.

 

[10]         Le juge C. Miller a retenu cette méthode en ce qui concerne les dépenses engagées au cours de la période de liquidation d’une entreprise qui a cessé ses activités dans l’affaire Heard c. Canada, [2001] 4 C.T.C. 2426 (voir particulièrement le paragraphe 15). Cette jurisprudence a été suivie par le juge Hershfield dans la décision Mikhail c. Canada, [2002] 2 C.T.C. 2612 (au paragraphe 34). Ces deux jurisprudences gardent toute leur pertinence même si elles sont antérieures à l’arrêt Stewart, dans lequel la question du critère de      l’«expectative raisonnable de profit » a été examinée (Brian J. Stewart c. La Reine, [2002] 2 R.C.S. 645, 2002 CSC 46, 2002 DTC 6969).

 

[11]         Ainsi que je l’ai observé dans la décision Caballero c. La Reine, 2009 CCI 390, au paragraphe 6:

 

Aux fins de la Loi de l’impôt sur le revenu (la « Loi »), il est possible de commencer à exploiter une entreprise avant le début de ses activités. On peut s’attendre à ce qu’au cours de son existence, une entreprise ait différents types et niveaux d’activités. Les activités menées par une entreprise pendant les phases de démarrage et de fermeture peuvent être très différentes de ses activités pendant la phase d’exploitation. Il se peut même qu’une entreprise soit relativement inactive si ses activités normales sont interrompues.

 

En l’espèce, je conclus que l’entreprise en cause a continué à être exploitée au cours de l’année en question dans le cadre de la liquidation des activités agricoles qu’elle a cessé d’exercer.

 

[12]         Ainsi que l’enseigne l’arrêt South Behar Railway Company Limited c. I.R.C., [1925] A.C. 476, à la page 488 : [traduction] « Exploiter une entreprise ne consiste pas seulement à se livrer à des activités; dans bon nombre d’entreprises, on observe de longues périodes d’inactivité ». Dans cette affaire, la Chambre des lords a décidé que l’entreprise en question continuait d’être en exploitation même si ses activités avaient grandement diminué.

 

[13]         La thèse de l’intimée est qu’au cours des années 1999, 2000 et 2001, le contribuable n’exploitait tout simplement pas une entreprise agricole. Son activité au cours des années en question ne démontre pas qu’il exploitait véritablement une telle entreprise. L’intimée n’a pas accordé d’importance aux importantes activités qui avaient été exercées dans le passé dans le cadre de la ferme commerciale. L’ARC n’a tenu compte que de ce qui s’est passé entre 1999 et 2001 ou a estimé que les activités exercées au cours de ces années reflétaient le passé agricole de M. Langille. Pour reprendre les termes employés par le témoin de l’ARC, ce passé agricole était tellement éloigné qu’on n’en a tout simplement pas tenu compte. Le témoin de l’ARC ignorait par ailleurs que des terres étaient régulièrement vendues depuis 1988. En conséquence, aux yeux de l’intimée, ces pertes ne résultaient pas des dépenses engagées pour la fermeture de l’entreprise.

 

[14]         En principe, il n’y a aucune raison pour que les dépenses engagées à l’occasion de la fermeture d’une entreprise après la cessation des activités de cette dernière cessent d’être des dépenses d’entreprise déductibles dans des circonstances commerciales habituelles. S’il en était autrement, les entreprises canadiennes, qu’il s’agisse par exemple de fabricants, d’usines ou de mines, se verraient refuser une partie probablement importante des dépenses afférentes à leurs revenus imposables. Une telle situation serait injuste et on ne trouve d’ailleurs dans la Loi de l’impôt sur le revenu aucune disposition qui poserait cette règle en principe général. Bien qu’aucun élément de preuve n’ait été produit à ce sujet, je doute fort qu’une telle idée soit conforme aux principes commerciaux habituels ou aux principes comptables généralement reconnus au Canada.

 

[15]         Sa Majesté soutient qu’après la cessation des activités de production laitière ou du moins au cours des années en question, l’appelant a détenu les terrains pour son usage personnel ou comme placement. Il n’y a aucun élément de preuve qui donne à penser que les terrains qui étaient encore inscrits en vente servaient à des fins personnelles ou servaient à l’usage personnel de leur propriétaire. Pour que je puisse conclure que les terres n’étaient plus liées à la fermeture de l’entreprise laitière et qu’on en avait modifié l’usage pour en faire un actif immobilisé, il faudrait à tout le moins qu’on me démontre que le contribuable n’était pas en train de mener à terme de manière raisonnable la disposition des actifs agricoles. Les éléments de preuve produits ne vont pas en ce sens et, lorsqu’une entreprise ne comporte pas un élément personnel ou ne peut être qualifiée de simple passe‑temps, il n’appartient pas à l’ARC de critiquer après coup ou de faire abstraction des décisions d’affaires prises par des propriétaires d’entreprise au sujet de leur entreprise si ces décisions ne sont pas déraisonnables.

 

[16]         Suivant la thèse de l’intimée, l’article 45 aurait joué à un moment donné au cours du changement d’orientation donné par M. Langille, qui avait délaissé une utilisation générant des revenus pour une utilisation ne produisant pas de revenus ou une utilisation commerciale générant des revenus pour une utilisation produisant des revenus de biens. Aucun élément de preuve ne donne à penser que la propriété a cessé d’être détenue ou utilisée en vue de produire ou de tirer un revenu d’entreprise. Sa Majesté n’a pas plaidé l’article 45.

 

[17]         L’appel interjeté par M. Langille sera accueilli relativement aux pertes subies en 1999, 2000 et 2001 à la suite de la fermeture et de la liquidation de la ferme laitière.

 

 

III. Constitution d’une entreprise individuelle

 

[18]         Après cessé de se consacrer à ses activités agricoles à temps plein en 1988 ou en 1989, M. Langille a changé de carrière et a entrepris des démarches pour être agréé tant comme assureur que comme courtier en immeubles. Il s’est vu reconnaître le droit d’exercer ces deux professions. Après avoir cumulé ces deux activités pendant une année, il en a délaissé une et s’est consacré à l’assurance-vie et à ses produits connexes. Un de ses frères s’était également vu reconnaître le droit d’exercer tant dans le domaine de l’assurance que dans le domaine immobilier et a exercé ces deux professions après avoir délaissé l’agriculture. Après un certain temps, son frère s’est consacré exclusivement à son entreprise de courtage immobilier. C’est le frère auprès duquel les parcelles de terres agricoles restantes étaient inscrites au cours des années en question.

 

[19]         M. Langille a de toute évidence eu beaucoup de succès dans le secteur de l’assurance, et il a quitté en 1999 l’emploi qu’il exerçait au sein d’une grande compagnie d’assurance pour créer sa propre entreprise de courtage d’assurance. Il l’a constituée sous forme d’entreprise individuelle sous le nom de Maritime Financial Services (« MFS »). MFS était une entreprise de courtage indépendante qui vendait des polices à un grand nombre de grandes compagnies d’assurance. La carrière de M. Langille dans le domaine de l’assurance a continué à prospérer sous la bannière de MFS.

 

[20]         À l’automne 2001, M. Langille a décidé qu’il serait logique de constituer MFS en personne morale sous la raison sociale de Maritimes Financial Services Incorporated (« MFSI »), ce qu’il a fait. En octobre 2001, il a consulté le cabinet Grant Thornton pour avoir son avis sur l’opportunité et la manière de constituer son entreprise de courtage en personne morale. Plus tard le même mois, il a reçu les recommandations écrites de Grant Thornton sur la procédure à suivre. À la fin d’octobre ou au début de novembre, Grant Thornton a reçu le mandat de M. Langille et a commencé à donner des instructions et des directives à l’avocat de M. Langille en vue de la constitution en personne morale et du transfert de l’entreprise. Grant Thornton a soumis ses instructions écrites au cabinet d’avocats le vendredi 16 novembre. Dans cette lettre, l’on demandait d’être avisé dès que possible s’il n’était pas possible d’achever le travail à la fin de la journée le lundi 19 novembre.

 

[21]         Grant Thornton avait discuté de l’opération avec l’avocat commis au dossier pendant toute la semaine du 12 au 16 novembre. MFSI a été dûment constituée en personne morale sous le régime des lois de la Nouvelle-Écosse le lundi 19 novembre. L’acte constitutif de celle-ci a été signé le même jour et le certificat d’enregistrement de la Nouvelle-Écosse porte la date du 19 novembre. La convention d’achat d’actions, régie par l’article 85 et portant la signature de M. Langille, est datée du 22 novembre et précise que la date de conclusion est le 22 novembre. L’acte de vente est également signé par M. Langille et daté du 22 novembre, tout comme le contrat de travail signé par M. Langille avec MFSI.

 

[22]         A première vue, on croirait que tout s’est déroulé selon le plan prévu, mais il semble que tel n’est pas le cas. M. Langille a expliqué que son intention était que MFSI exploite l’ancienne entreprise MFS au cours de la semaine précédente, c’est-à-dire la semaine du 12 au 16 novembre. Cette situation s’explique par le fait que des pressions étaient exercées pour que l’on concrétise le projet dans les meilleurs délais pour se prévaloir dès que possible des avantages fiscaux que procurait une constitution en personne morale,et ce, avant que d’autres chèques de commission ne soient reçus.

 

[23]         L’importance de cette semaine supplémentaire s’explique par le fait qu’au cours de la semaine précédant la constitution en personne morale et la signature des documents de MFSI, M. Langille avait reçu et déposé deux chèques représentant des commissions qui totalisaient environ 150 000 $ et qui visaient une assurance souscrite par un seul et même assuré dans le cadre de son courtage chez Transamerica Life. Cette police avait été établie par Transamerica Life et prenait effet le 9 novembre. Le chèque de commission de Transamerica Life avait été émis le 9 novembre. Il avait été déposé le 14 novembre dans le compte de MFS à la Banque Royale. Le second chèque de commission a été déposé le 16 novembre.

 

[24]         M. Langille a fait l’objet d’une nouvelle cotisation dans laquelle les montants en question ont été ajoutés à ses revenus de 2001 parce que l’ARC estimait qu’il avait exécuté ces services dans le cadre de l’exploitation d’une entreprise, en l’occurrence MFS, et qu’il avait reçu et encaissé les chèques dans le cadre de l’exploitation de MFS avant même que MFSI ne soit constituée en personne morale. L’intimée affirme également que, même si M. Langille avait transféré le droit à ces commissions à MFSI, les montants ou les droits transférés continuaient à appartenir à M. Langille en raison de leurs attributs en tant que revenus.

 

[25]         La thèse de M. Langille est que les revenus de commissions ne lui appartenaient pas, mais qu’ils appartenaient légitimement à MFSI. M. Langille invoque deux principaux motifs à l’appui de sa thèse. En premier lieu, il explique que son intention était de procéder à la constitution en personne morale et au transfert de l’entreprise avant que les chèques ne soient encaissés. M. Langille ajoute qu’il avait confirmé que le processus de transfert de l’entreprise était suffisamment avancé avec Grant Thornton avant le dépôt des chèques pour qu’on soit en mesure de les considérer comme un revenu de commission de MFSI. L’associé de Grant Thornton qui a témoigné était incapable de se rappeler avoir eu une telle conversation, mais il était au courant de cette volonté de donner suite à l’opération dans les meilleurs délais.

 

[26]         La seconde raison invoquée au nom du contribuable est qu’aux termes du mandat signé par MFS et Transamerica Life, les chèques relatifs aux commissions ne représentaient des revenus « gagnés »  qu’en proportion d’un douzième et que les onze douzièmes restants étaient assimilés à une avance ou à un prêt. Cette situation tient au fait que Transamerica Life versait à ses agents une somme équivalant à une commission annualisée sur la vente des polices d’assurance, et ce, même si elle n’était tenue de payer des commissions qu’une fois par mois après avoir reçu les mensualités des titulaires des polices. Si la police expirait ou faisait l’objet d’une renonciation ou d’une annulation, le montant restant non gagné de la commission était expressément remboursable à titre de dette de l’agent envers Transamerica Life en sa qualité d’émetteur. Il s’est avéré que la police en cause est demeurée en vigueur et que le montant de la commission de l’agent a été gagné au complet sans qu’il ait été nécessaire de procéder à une rétrofacturation.

 

[27]         Il convient de signaler quelques autres faits étranges. Premièrement, MFSI n’a finalement jamais déclaré le revenu de commission en question. Cette situation tient au fait que l’ARC avait déjà proposé les nouvelles cotisations dans lesquelles les commissions avaient été ajoutées aux revenus de M. Langille avant la date limite de production de la déclaration de revenus de la première année de MFSI.

 

[28]         Deuxièmement, même si M. Langille n’avait pas inclus les montants en question dans ses revenus, il a bel et bien déduit dans sa déclaration de revenus personnelle les dépenses afférentes, dont les importantes commissions secondaires qu’il devait payer à d’autres courtiers ayant participé à la vente de la police en cause. M. Langille et le témoin de Grant Thornton m’ont tous les deux affirmé qu’il s’agissait là d’un oubli.

 

[29]         Troisièmement, après la constitution en personne morale et le transfert de l’entreprise à MFSI, MFSI a continué pendant toute l’année 2001 à utiliser le compte bancaire commercial que M. Langille avait ouvert personnellement pour son entreprise (MFS). J’ignore si la situation a changé, ou non.

 

[30]         Enfin, je sais également que le mandat signé en mai 2001 par Transamerica Life et MFS stipulait expressément que les droits de M. Langille en tant que mandataire exploitant MFS étaient incessibles et que M. Langille ne pouvait pas céder son droit à quelque paiement que ce soit prévu au contrat sans l’autorisation écrite préalable de Transamerica Life. Il n’a jamais été question d’un tel consentement dans la preuve ni de la nécessité de l’obtenir.

 

[31]         Je ne puis retenir l’idée que, dans un cas comme celui-ci, l’intention du contribuable puisse constituer un facteur pertinent lorsqu’il s’agit d’appliquer les règles du droit fiscal aux faits et opérations qui ont effectivement eu lieu. Cette intention pourrait être pertinente si le contribuable réclamait une rectification, mais il faudrait alors qu’il s’adresse à un autre tribunal. L’intention déclarée pourrait aussi être pertinente si le contribuable poursuivait ses conseillers, mais, là encore, il faudrait qu’il s’adresse à un autre tribunal. Enfin, l’intention peut être un facteur pertinent si la controverse porte sur une opération survenue avant la constitution de la personne morale. Or, aucun moyen de ce genre n’a été invoqué à l’audience. J’ignore pourquoi. Tout ce que je sais de la loi néo-écossaire à ce sujet est qu’on ne trouve dans la législation relative aux sociétés aucune disposition régissant expressément les opérations effectuées avant la constitution de la personne morale. L’appelant a présenté de brèves observations écrites à ce propos après la clôture de l’audience. Je ne suis pas convaincu que la ratification d’une opération survenue avant la constitution de la personne morale puisse s’étendre à un transfert d’actifs documenté réalisé après cette constitution et aux ententes connexes. Je ne suis pas non plus convaincu, vu l’ensemble des éléments de preuve dont je dispose, que MFSI ait jamais ratifié les opérations en question.

 

[32]         Vu l’ensemble des faits, il est évident que pratiquement tous les services des agents qui devaient être assurés en rapport avec la ou les polices établies le 9 novembre 2001, qui donnaient à l’agent le droit de recevoir le chèque de Transamerica Life le 9 novembre (et un second chèque vers la même date) et qui donnaient droit à ce même agent aux commissions prévues au contrat signé avec Transamerica Life, avaient été rendus avant le 9 novembre. Dans ces conditions, le transfert du droit de recevoir le montant après que l’essentiel des services eussent été assurés n’a pas pour effet de transférer du cédant au cessionnaire la nature de revenu de ce droit. En l’espèce, le droit de recevoir le montant en question aux termes du contrat de mandat était d’abord conféré à M. Langille lorsqu’il exerçait ses activités sous la dénomination de MFS. Même s’il est valide, le transfert ultérieur de ce droit au montant prévu au contrat de mandat ne change rien au fait que la valeur du droit de recevoir ce montant, qui est compris en partie du moins dans le droit absolu à la commission, et qui représentait peut-être en partie une avance pouvant éventuellement être convertie en commission pure et simple, a été acquis par M. Langille pour les services de mandataire qu’il a rendus alors qu’il exerçait ses activités sous la dénomination de MFS. Cela n’aurait pas plus pour effet de transférer les attributs de revenus de ce montant au cessionnaire qu’une opération ne convertirait les recettes du détaillant en des revenus de l’institution financière cessionnaire.

 

[33]         On a soutenu que la thèse de Sa Majesté aurait été plus solide si elle avait plaidé le paragraphe 56(4) dans sa réponse. Cette omission n’est pas fatale, vu l’ensemble des faits en l’espèce. Il n’est pas nécessaire d’invoquer le paragraphe 56(4) dans un cas comme celui-ci. Cette disposition permet le transfert du droit au revenu tiré de biens en cas de transfert de biens. On n’a pas affaire à des revenus tirés de biens en l’espèce.

 

[34]         L’aspect incertain de ce qu’il est convenu d’appeler la partie « non gagnée » de la commission pour laquelle l’avance a été consentie aux termes du contrat de mandat aurait pu donner ouverture à un argument d’évaluation fondé sur la possibilité qu’il faille procéder à un remboursement total ou partiel. On n’a fait valoir aucune preuve ou moyen fondé sur l’évaluation, ce qui s’explique peut-être par le fait que cela est exclu par le document de transfert et le choix prévu à l’article 85. Je l’ignore et je n’en ai pas tenu compte.

 

[35]         De plus, si MFSI n’a été constituée que le 19 novembre, et que l’on n’applique pas la doctrine des opérations précédant la constitution de la personne morale, MFSI, en tant qu’entité juridique distincte assimilable à une personne, n’aurait pas pu gagner de revenus avant de commencer à exister. Ce genre d’imposition rétroactive reviendrait à essayer d’imposer une personne physique sur des revenus générés alors que cette personne était encore dans le sein de sa mère ou n’avait pas encore été conçue.

 

[36]         Une importante jurisprudence canadienne se rapporte à des questions essentiellement semblables portant sur les commissions de courtage d’assurance. La plus récente est Destacamento c. The Queen, 2009 DTC 1155, 2009 CCI 242, une décision de la juge V.A. Miller rendue dans le cadre de la procédure informelle. Dans cette affaire, le contribuable a été débouté en ce qui concerne la portion non gagnée de la commission qui avait aussi été assimilée à un prêt. Une décision plus ancienne souvent citée est celle rendue qu’a rendue la Cour de l’Échiquier du Canada, Robertson Ltd. c. M.N.R., [1944] R.C. de l’Éch. 180, 2 DTC 655. Dans cette affaire, était en jeu une commission escomptée qui avait été déposée séparément et qui était considérée comme distincte de l’avance imputable aux commissions raisonnablement prévisibles à venir mais non encore gagnées, lesquelles avaient été assimilées à un prêt. Bien que, dans la décision Robertson, le contribuable ait obtenu gain de cause, cette décision a été rendue avant la promulgation de l’alinéa 12(1)a) et de l’article 32 portant expressément sur le paiement de services non encore gagnés et sur les commissions d’assurance non gagnées.

 

[37]         Bien que M. Langille eût pu être en mesure de faire valoir, à titre subsidiaire, que la commission non gagnée ne devait être incluse que dans ses revenus personnels de 2002, lorsqu’elle avait été gagnée et qu’elle ne constituait plus un prêt, ce n’est pas ce qu’il a fait. Une telle argumentation aurait dû tenir compte du libellé de l’alinéa 12(1)a) et de l’article 32 et, peut-être de l’intention du législateur, d’autant plus que l’article 32 porte sur les commissions d’assurance et fait expressément état des commissions non gagnées. Il est possible qu’une jurisprudence future enseignera que la structure d’emprunt adoptée par Transamerica Life en l’espèce n’est pas visée par ces dispositions. Toutefois, à défaut d’argument convaincant, je ne suis pas disposé à envisager d’écarter l’enseignement de ma collègue la juge V.A. Miller dans la décision Destacamento.

 

[38]         M. Langille doit être débouté en ce qui concerne les revenus qu’il a tirés sous forme de commissions de courtage d’assurance. Pratiquement toutes les activités visant à générer des revenus et tous les efforts déployés étaient le fait de MFS. Il ne restait plus à MFSI qu’à conserver de bonnes relations avec ses clients en mettant son expertise et son aide à la disposition des assurés afin de s’assurer que ceux-ci n’annulent pas leur police, n’y renoncent pas ou ne la laissent pas expirer. Bien qu’une grande partie du montant ou du droit transféré à MFSI constitue essentiellement une avance sur des commissions à venir, ces commissions futures visaient une police qui avait déjà été émise et concernaient une période existante de cette police qui ne dépendait pas de la volonté de l’assuré de la reconduire. Il s’est avéré que ces commissions sur des avances sont finalement devenues des commissions gagnées.

 

[39]         En conclusion, l’appel du contribuable sera accueilli dans la mesure où il se rapporte aux pertes commerciales réclamées relativement à la fermeture et à la liquidation de la ferme et l’appel sera rejeté en ce qui concerne les revenus de commissions de courtage d’assurance. Ainsi qu’on me l’a demandé, je vais attendre trente jours avant de signer le jugement écrit avant de donner aux parties la possibilité de me présenter leurs observations écrites au sujet des dépens.

 

Signé à Ottawa, Canada, ce 7e jour d’août 2009.

 

 

 

« Patrick Boyle »

Juge Boyle

 

Traduction certifiée conforme

ce 5e jour d’octobre 2009.

 

François Brunet, réviseur.


RÉFÉRENCE :                                  2009 CCI 398

 

NO DU DOSSIER DE LA COUR :     2006-2246 (IT)G

 

INTITULÉ :                                       ERIC R. LANGILLE c. SA MAJESTÉ LA REINE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                   Halifax (Nouvelle-Écosse)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                 Le 5 mai 2009

 

MOTIFS DU JUGEMENT :               L’honorable juge Patrick Boyle

 

DATE DU JUGEMENT :                   Le 7 août 2009

 

COMPARUTIONS :

 

Pour l’appelant :

Me Bruce S. Russell, c.r.

Bronwyn Duffy (stagiaire en droit)

Karen Stilwell (stagiaire en droit)

 

 

Pour l’intimée :

Me Sandra L. Doucette

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

       Pour l’appelant :

 

                          Nom :                      Me Bruce S. Russell, c.r.

                                                         

                          Cabinet :                  McInnes Cooper

                                                          Halifax (Nouvelle-Écosse)

 

       Pour l’intimée :                            John H. Sims, c.r.

                                                          Sous-procureur général du Canada

                                                          Ottawa, Canada

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