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Dossier : 2009-289(EI)

ENTRE :

CHERISE STEVENS,

appelante,

et

 

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL,

intimé.

 

 

[traduction française officielle]

 

____________________________________________________________________

 

Appel entendu le 3 décembre 2009, à Halifax (Nouvelle‑Écosse)

 

 Devant : L’honorable juge Wyman W. Webb

 

 Comparutions :

 

Représentant de l’appelante :

M. Michel Samson

 

 

Avocats de l’intimé :

Me Jan Jensen

Me Noell Corriveau

____________________________________________________________________

 

JUGEMENT

 

          L’appel interjeté en vertu du paragraphe 103(1) de la Loi sur l’assurance‑emploi (la « Loi ») est accueilli, et la décision prise par le ministre du Revenu national en vertu de l’article 92 de la Loi est modifiée en tenant compte du fait que l’appelante a exercé un emploi assurable, au sens de l’alinéa 5(1)a) de la Loi, pendant les périodes allant du 9 août 2006 au 7 avril 2007 et du 27 juillet 2007 au 5 avril 2008.

 

 

 

Signé à Halifax (Nouvelle‑Écosse), ce 21e jour de décembre 2009.

 

 

 

« Wyman W. Webb »

Juge Webb

 

 

 

Traduction certifiée conforme

ce 31e jour de mars 2010.

 

Jean-François Leclerc-Sirois, LL.B, M.A.Trad.Jur.


 

 

 

 

Référence : 2009 CCI 633

Date : 20091221

Dossier : 2009-289(EI)

ENTRE :

CHERISE STEVENS,

appelante,

et

 

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL,

intimé.

 

 

[traduction française officielle]

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

Le juge Webb

 

[1]     En l’espèce, le litige porte sur le caractère raisonnable de la décision de l’intimé, selon laquelle l’emploi exercé par Cherise Stevens pour son époux, Bradley Stevens, pendant les périodes allant du 9 août 2006 au 7 avril 2007 et du 27 juillet 2007 au 5 avril 2008 (les « périodes visées par l’appel ») ne constituait pas un emploi assurable au sens de la Loi sur l’assurance‑emploi (la « Loi »).

 

[2]     Le paragraphe 5(2) de la Loi est ainsi rédigé :

 

5(2) N’est pas un emploi assurable :

 

[...]

 

i) l’emploi dans le cadre duquel l’employeur et l’employé ont entre eux un lien de dépendance.

 

[3]     Le paragraphe 5(3) de la Loi prévoit ce qui suit :

 

5(3) Pour l’application de l’alinéa (2)i) :

 

a) la question de savoir si des personnes ont entre elles un lien de dépendance est déterminée conformément à la Loi de l’impôt sur le revenu;

 

b) l’employeur et l’employé, lorsqu’ils sont des personnes liées au sens de cette loi, sont réputés ne pas avoir de lien de dépendance si le ministre du Revenu national est convaincu qu’il est raisonnable de conclure, compte tenu de toutes les circonstances, notamment la rétribution versée, les modalités d’emploi ainsi que la durée, la nature et l’importance du travail accompli, qu’ils auraient conclu entre eux un contrat de travail à peu près semblable s’ils n’avaient pas eu de lien de dépendance.

 

[4]     En l’espèce, Bradley Stevens exploitait une entreprise de location de vidéos en tant que propriétaire unique, et il a engagé l’appelante comme employée pendant les périodes visées par l’appel. Comme l’appelante était et est encore liée à son employeur pour l’application de la Loi de l’impôt sur le revenu, le présent appel porte sur le bien‑fondé de la décision du ministre du Revenu national (le « ministre ») selon laquelle Cherise Stevens et Bradley Stevens n’auraient pas conclu entre eux un contrat de travail à peu près semblable pour les périodes en cause s’ils n’avaient pas eu de lien de dépendance.

 

[5]     Dans la décision Porter c. M.R.N., 2005 CCI 364, la juge Campbell de la Cour a analysé la jurisprudence de la Cour et de la Cour d’appel fédérale relativement au rôle de la Cour dans les appels de cette nature. Au paragraphe 13 de ses motifs, la juge Campbell s’est exprimée de la sorte :

 

[13]      En résumé, le rôle de la Cour consiste à vérifier l’existence et l’exactitude des faits sur lesquels le ministre se fonde, à examiner tous les faits mis en preuve devant elle, notamment tout nouveau fait, et à décider ensuite si la décision du ministre paraît toujours « raisonnable » à la lumière des conclusions de fait tirées par la Cour. Elle doit accorder une certaine déférence au ministre dans le cadre de cet exercice.

 

[6]     Bradley Stevens était électricien. Lorsqu’une entreprise avait besoin des services d’un électricien pour exécuter certains travaux, elle communiquait avec le bureau de placement du syndicat dont faisait partie Bradley Stevens, et le responsable de l’affectation du personnel à ce bureau faisait appel à un électricien membre du syndicat. En 2004, Bradley Stevens avait des problèmes avec son syndicat et il n’obtenait pas de travail d’électricien. La fille de Bradley Stevens et de l’appelante avait trois ans en 2004. Comme Bradley Stevens avait une collection d’environ 1 000 vidéos et qu’il avait toujours voulu ouvrir un club vidéo, il a lancé une entreprise de location de vidéos à partir de sa résidence à L’Ardoise en 2004. L’Ardoise est une petite collectivité de pêcheurs de l’île du Cap­‑Breton. Bradley Stevens a dit que L’Ardoise comptait environ 3 000 habitants.

 

[7]     Bradley Stevens avait l’intention d’être le seul travailleur du club vidéo parce qu’il ne réussissait pas à obtenir de travail d’électricien. Après l’ouverture du club vidéo, l’agent syndical responsable du bureau de placement a été remplacé, et Bradley Stevens a recommencé à obtenir du travail d’électricien. Quand il ne travaillait pas comme électricien, il continuait à travailler pour son entreprise. Lorsque Bradley Stevens faisait du travail d’électricien, l’appelante était engagée pour s’occuper du club vidéo.

 

[8]     En septembre 2005, alors qu’il faisait des travaux électriques à un lieu de travail, Bradley Stevens est entré en contact avec de la fiente d’oiseau qui contenait des toxines. Il est devenu malade et a dû passer du temps à l’hôpital. Aujourd’hui, Bradley Stevens a le cœur hypertrophié, tous les muscles de son corps sont atteints, sa vision est affectée et est maintenant compromise. Il est incapable de travailler. Depuis septembre 2005, Bradley Stevens a eu environ 100 rendez-vous médicaux, y compris des rencontres avec 20 spécialistes différents à Sydney et à Halifax, et ce, apparemment en vain. Il est maintenant incapable de travailler comme électricien ou dans son club vidéo. Bradley Stevens peut faire trois marches de cinq minutes par semaine. Il est incapable de monter des escaliers ou de gravir des collines. Il lui est impossible de soulever des objets dont le poids dépasse 30 livres. Mis à part son club vidéo, Bradley Stevens tire ses seuls revenus d’indemnités temporaires pour accidents du travail. Il a aussi obtenu de l’argent grâce à des collectes de fonds tenues dans sa collectivité et en Ontario, et en recevant un paiement forfaitaire de son régime de pension collectif à cause de la diminution de son espérance de vie.

 

[9]     À cause de la maladie de Bradley Stevens, l’appelante est maintenant la seule personne à travailler au club vidéo. L’appelante recevait le salaire minimum, et c’est Bradley Stevens qui fixait son horaire de travail et les tâches qu’elle devait accomplir.

 

[10]    Le paragraphe 7 de la réponse à l’avis d’appel est ainsi rédigé :

 

          [traduction]

 

7. En prenant sa décision, l’intimé s’est fondé sur les hypothèses de fait suivantes :

 

a)         Edison Bradley Stevens était l’époux de l’appelante;

 

b)         le payeur était une entreprise à propriétaire unique appartenant à Edison Bradley Stevens;

 

c)         le payeur était une entreprise qui exploitait un commerce de location de vidéos, de vente de grignotines et de remise à neuf de CD et de DVD;

 

d)         les tâches de l’appelante incluaient la location et la vente de films, la vente de grignotines, l’apposition de vignettes de classification sur les boîtiers des films et l’utilisation d’une machine de remise à neuf de DVD (les « tâches »);

 

e)         les locaux de l’entreprise étaient rattachés à la résidence personnelle de l’appelante et de Bradley Stevens (la « résidence »);

 

f)          le commerce était muni d’un avertisseur sonore qui permettait aux occupants de la résidence de savoir si un client entrait dans le commerce;

 

g)         l’appelante restait souvent dans la résidence jusqu’à ce que l’avertisseur sonore lui signale l’arrivée d’un client;

 

h)         les chèques que l’appelante recevait du payeur étaient déposés dans le compte bancaire commercial du payeur;

 

i)          pour les périodes où l’appelante était prétendument payée en espèces, le payeur n’avait pas obtenu de revenus suffisants pour couvrir les sommes versées à l’appelante;

 

j)          avant les périodes visées par l’appel, Bradley Stevens accomplissait lui‑même les tâches;

 

k)         le payeur n’a jamais eu d’autre employé que l’appelante;

 

l)          certains des heures de travail de l’appelante n’ont jamais été consignées;

 

m)        l’appelante a été rémunérée pour certaines journées où elle n’avait pas travaillé;

 

n)         les tâches de l’appelante n’étaient pas suffisantes pour occuper toutes les heures pendant lesquelles celle‑ci a prétendument travaillé;

 

o)         la fluctuation des heures de travail de l’appelante ne correspondait à aucune variation des activités de l’entreprise du payeur.

 

[11]    La réponse à l’avis d’appel ne précise pas lesquelles de ces hypothèses de faits ont amené l’intimé à conclure que les conditions de travail de l’appelante n’auraient pas été à peu près semblables s’il n’y avait pas eu de lien de dépendance entre elle et Bradley Stevens. L’agente des appels de l’Agence du revenu du Canada (l’« ARC ») a témoigné à l’audience, où elle s’est exprimée de la sorte :

 

          [traduction]

 

Q :       Donc, lorsque vous faites un rapport sur une question de ce genre, devez‑vous tenir compte de certains facteurs précis?

 

R :       J’examine les éléments de preuve qui m’ont été fournis. Je me demande si l’information fournie à chaque étape est la même. Je m’efforce de découvrir – quels éléments sont les plus fiables.

 

Q :       Quel type de – à quelle conclusion êtes‑vous arrivée après avoir examiné l’ensemble des renseignements?

 

R :       J’ai conclu – j’étais d’accord avec l’agent des décisions – il existait un lien de dépendance entre les parties.

 

Q :       Pouvez‑vous expliquer davantage comment vous avez conclu qu’il existait un lien de dépendance?

 

R :       Bien sûr. Mais avant, je tiens à dire que j’ai examiné l’historique de l’affaire depuis la décision prise en 2005 pour voir ce qui avait changé depuis ce moment‑là. En regardant la lettre, vous pouvez voir que la question avait alors été abordée sous l’angle du contrat de louage de services plutôt que celui du lien de dépendance.

 

            J’ai donc dû – je ne pouvais donc pas faire de comparaison avec la situation en 2005 au sujet du lien de dépendance. En 2006‑2007 et en 2007‑2008, il était plutôt question de l’existence d’un lien de dépendance. En suivant cette approche, j’ai examiné la question de la rémunération, et je devais me demander si une personne qui n’avait aucun lien avec le payeur aurait été traitée de la même façon.

 

            Pour ce qui est de la rémunération, j’ai remarqué que des chèques de paye avaient été déposés dans le compte bancaire commercial de l’entreprise et qu’aucun retrait d’espèces n’avait ensuite été fait, ce qui aurait été nécessaire pour remettre l’argent à l’appelante. Je ne vois pas comment cette façon de faire pourrait exister dans le cas d’une personne n’ayant aucun lien de dépendance.

 

            Une personne qui n’a aucun lien ne serait pas payée pour des heures de travail où elle n’avait pas travaillé. De plus, les heures d’ouverture du commerce ne seraient pas modifiées pour accommoder l’horaire d’une telle personne.

 

            À mon avis, une personne ou un commerce confronté à un déficit aussi important mettrait fin à ses activités si son seul employé était une personne qui n’avait aucun lien de dépendance. Je suis convaincue que si la personne engagée n’avait pas eu de lien de dépendance, ses heures de travail auraient été moins nombreuses pendant l’année, et non pas, comme c’était le cas de l’appelante, une augmentation importante des heures de travail pendant certaines périodes, puis aucune heure de travail pendant qu’elle recevait des prestations d’assurance‑emploi.

 

            J’ai conclu que l’entreprise avait des revenus tout au long de l’année, mais ces revenus étaient seulement suffisants pour justifier 14 heures de travail par semaine durant toute l’année. Selon moi, la seule façon d’expliquer cette façon de faire est que l’appelante était liée à M. Stevens.

 

Q :       Il y avait donc la rémunération. De quels autres facteurs –

 

R :       – quelques autres.

 

Q :       – tenez‑vous compte dans les affaires portant sur l’existence d’un lien de dépendance?

 

R :       En fait, il y en avait quelques-uns. D’abord, la rémunération et les conditions de travail. Je tiens aussi compte de la nature du travail, de son importance et de sa durée. Pour la durée, je calcule le nombre d’heures nécessaires pour être admissible à l’assurance‑emploi.

 

            Je comparais les dates où les prestations d’assurance‑emploi de l’appelante commençaient et terminaient à la fluctuation de ses heures de travail à ces moments‑là. J’ai remarqué que, dès la fin du versement des prestations, les heures de travail de l’appelante augmentaient considérablement, ce qui lui permettait de gonfler les prestations qu’elle allait recevoir l’année suivante.

 

Q :       Pouvez‑vous parler des autres facteurs?

 

R :       Pour ce qui est de la nature et de l’importance du travail, nous examinons les besoins comblés par l’embauche du travailleur. Je crois que le commerce avait besoin de son travail, mais pas au point où il lui faudrait travailler pendant 58 heures par semaine. Je ne crois pas que les besoins étaient aussi importants.

 

            À mon avis, ce besoin existait – M. Stevens avait besoin d’une personne dans le commerce, je ne le nie aucunement. Un des éléments dont nous tenons compte est le fait que l’entreprise était fortement déficitaire. Il est difficile de croire qu’une personne n’ayant aucun lien de dépendance aurait continué à travailler aussi souvent.

 

Q :       Quelle a été votre conclusion finale?

 

R :       J’ai conclure qu’il existait un lien de dépendance entre l’appelante et le payeur.

 

[12]    Les facteurs énumérés par l’agente des appels de l’ARC, facteurs qui lui ont permis de conclure que l’appelante et Bradley Stevens n’auraient pas conclu entre eux un contrat de travail à peu près semblable s’ils n’avaient pas eu de lien de dépendance, peuvent être résumés de la façon suivante :

 

a)                 les chèques de paye de l’appelante étaient déposés dans le compte bancaire de l’entreprise;

 

b)                l’appelante a été payée pour des heures où elle n’avait pas travaillé;

 

c)                 les heures d’ouverture du commerce étaient modifiées pour accommoder l’horaire de l’appelante;

 

d)                l’entreprise était déficitaire et, s’il n’y avait pas eu de lien de dépendance entre l’appelante et Bradley Stevens, l’appelante n’aurait pas travaillé aussi souvent pendant les périodes en cause (les périodes de travail et le nombre d’heures de travail semblent coïncider avec les périodes où l’appelante recevait des prestations d’assurance‑emploi, et les heures de travail semblent avoir été gonflées pour augmenter les prestations versées à l’appelante).

 

[13]    La décision précédente à laquelle l’agente des appels a fait référence avait été prise en 2005, et il avait alors été conclu que l’emploi exercé par l’appelante était un emploi assurable pour l’application de la Loi. La question en litige dans cette affaire était de savoir si l’appelante était une employée ou une entrepreneure indépendante.

 

[14]    Comme les motifs mis de l’avant par l’agente des appels pour expliquer le fondement de sa décision n’incluent pas toutes les hypothèses de fait exposées dans la réponse à l’avis d’appel, j’ai l’impression que ces hypothèses – du moins, de la manière dont elles y sont formulées – ne reflètent pas toutes des faits qui ont influencé la décision de l’agente des appels. À mon avis, les faits sur lesquels l’agente des appels a fondé sa décision sont ceux que j’ai résumés ci‑dessous et ceux qu’elle a elle‑même invoqués pour expliquer sa décision.

 

[15]    Pour conclure que les chèques de paye de l’appelante avaient été déposés dans le compte bancaire de l’entreprise, l’agente des appels s’est fondée sur un relevé bancaire de la coopérative d’épargne et de crédit qui faisait état d’un dépôt de 1 108,56 $ (256 $ en espèces et 852,56 $ par chèques) fait le 5 janvier 2007, pendant l’une des périodes visées par l’appel. Des copies des chèques déposés ce jour‑là étaient jointes au relevé bancaire. Il s’agissait notamment de chèques faits à l’appelante et datés du 17 novembre 2006 (179,73 $), du 30 novembre 2006 (179,73 $), du 4 décembre 2006 (179,73 $), du 23 décembre 2006 (179,73 $) et du 31 décembre 2006 (109,84 $). À la lumière de ces documents, il n’y a aucun doute qu’il s’agissait de chèques de paye de l’appelante. Deux autres relevés bancaires ont été déposés en preuve, le premier faisant état d’un dépôt fait le 27 février 2006 et le second d’un dépôt fait le 24 avril 2006. Ni l’un ni l’autre de ces dépôts n’avait été fait pendant les périodes visées par l’appel, et aucun bordereau de dépôt n’a été présenté à leur égard. Il semble que ces deux dépôts incluaient eux aussi des chèques de paye de l’appelante.

 

[16]    Lorsqu’elle a témoigné, l’appelante a très fermement affirmé avoir toujours reçu de l’argent comptant en échange de ses chèques de paye. Lorsque Bradley Stevens devait se rendre à la coopérative d’épargne et de crédit, l’appelante lui donnait ses chèques de paye pour qu’il les encaisse pour elle. Elle a été catégorique : Bradley Stevens lui donnait toujours l’argent comptant provenant des chèques et elle le déposait ensuite dans son propre compte bancaire. En 2007, elle a seulement été payée en espèces.

 

[17]    Je prête foi au témoignage de l’appelante, selon lequel Bradley Stevens encaissait les chèques de paye de l’appelante et lui remettait ensuite l’argent comptant. À mon avis, lorsque Bradley Stevens avait assez d’argent comptant provenant d’autres sources pour couvrir les chèques de paye de l’appelante, il aurait très bien pu déposer ces chèques dans le compte bancaire de l’entreprise sans devoir retirer les mêmes montants en espèces. Ces transactions ont eu lieu il y a près de trois ans, et, compte tenu des problèmes de santé dont Bradley Stevens a souffert au cours des quatre dernières années, il est fort probable qu’il ait eu des préoccupations plus importantes que de se souvenir quand et comment divers chèques de paye de l’appelante ont été encaissés. Puisque, pendant les périodes visées par l’appel, il n’est arrivé qu’une seule fois que des chèques de paye de l’appelante ont été déposés dans le compte bancaire de l’entreprise, et comme l’appelante a affirmé catégoriquement avoir toujours reçu la valeur de ses chèques de paye en espèces après leur dépôt, je ne suis pas d’avis que le bordereau de dépôt en cause démontre que la paye de l’appelante retournait dans les coffres de l’entreprise – il est tout a fait plausible que Bradley Stevens ait eu assez d’argent comptant, y compris des espèces provenant des activités de l’entreprise, pour couvrir les chèques de paye de l’appelante.

 

[18]    Pour conclure que l’appelante avait été payée pour des journées où elle n’avait pas travaillé, l’agente des appels a comparé les journées pour lesquelles l’appelante a été rémunérée à un horaire de travail manuscrit fourni par celle‑ci. Cependant, la copie de cet horaire de travail manuscrit qui avait été fournie à l’agente des appels avait été mal faite. À l’audience, il a été découvert que les deux journées identifiées par l’agente des appels comme des journées pour lesquelles l’appelante avait été payée sans avoir travaillé, à savoir le dimanche 29 juillet 2007 et le dimanche 26 août 2007, étaient bel et bien inscrites comme journées de travail dans l’horaire manuscrit de l’appelante. Il semble que l’horaire ait mal été photocopié, et que ces deux journées, qui figuraient au bas d’une page, n’apparaissaient plus sur la copie fournie à l’agente des appels. Après la découverte de cette erreur, l’intimé a reconnu que l’hypothèse de fait relative à ces deux journées était erronée, et qu’il n’aurait donc pas fallu tenir compte de ce facteur pour décider si l’appelante et Bradley Stevens auraient conclu entre eux un contrat de travail à peu près semblable s’ils n’avaient pas eu de lien de dépendance. L’intimé a aussi retiré l’hypothèse de fait présentée à l’alinéa 7m) de la réponse à l’avis d’appel. Il n’y a aucun doute, l’agente des appels s’était fondée sur cette hypothèse de fait pour prendre sa décision, et cette hypothèse était erronée.

 

[19]    Un des autres motifs de décision invoqués a trait aux heures de travail de l’appelante. L’agente des appels a soutenu que les heures d’ouverture du commerce étaient modifiées pour accommoder l’horaire de l’appelante. Cependant, aucun élément de preuve ne permet d’arriver à cette conclusion. L’agente des appels a aussi témoigné qu’elle avait trouvé bizarre le fait que les heures de travail de l’appelante aient augmenté considérablement en février 2007. Elle a aussi dit s’être demandée s’il était vrai que le commerce n’était pas ouvert toute l’année et si les heures de travail de l’appelante reflétaient vraiment les tâches qui lui étaient attribuées. L’agente des appels a aussi affirmé qu’elle se serait attendue à ce que le club vidéo soit ouvert toute l’année, mais que les heures d’ouverture du commerce aient été moins longues.

 

[20]    Bradley Stevens a affirmé que son entreprise connaissait une période difficile. Il exploitait son entreprise dans une très petite collectivité dont les principales activités économiques étaient la pêche au homard, la pêche au crabe et la construction. Pendant la saison de pêche au homard, les pêcheurs allaient installer ou inspecter leurs casiers à homard chaque jour. Bradley Stevens a dit avoir remarqué une forte baisse de clientèle pendant la saison de pêche au homard, c’est‑à‑dire de mai à juillet. La saison de pêche au crabe va de juillet à septembre, et, pendant cette période, les pêcheurs de homard sortent tous les deux jours. Par conséquent, d’avril à juillet, le commerce était fermé et l’appelante était mise à pied, puis le commerce rouvrait quelques jours par semaine pendant la saison de pêche au crabe. Après les deux saisons de pêche, les pêcheurs réparaient leurs bateaux et leurs casiers de septembre à décembre. Il est raisonnable de penser que la saison morte, qui va de janvier à avril, est un temps fort de l’année pour le commerce de location de vidéos, car il s’agit de l’hiver et du début du printemps.

 

[21]    De plus, à cause des problèmes que lui causait son état de santé, Bradley Stevens s’est attiré du ressentiment dans sa collectivité, ce qui a nui à son entreprise. Le superviseur et le contremaître de Bradley Stevens, de même que leurs familles, vivaient tous dans le secteur. À cause de sa maladie, qui est survenue sur un lieu de travail, Bradley Stevens a déposé des plaintes auprès de son syndicat et du ministère du Travail. Cela l’a rendu impopulaire dans sa collectivité, où il circulait même des rumeurs voulant que sa maladie était contagieuse, ce qui aurait eu des effets néfastes sur son entreprise.

 

[22]    À mon avis, les heures d’ouverture du club vidéo n’étaient pas modifiées pour accommoder l’horaire de l’appelante, mais plutôt pour tenir compte de la variation de la demande de vidéos dans la collectivité. Le propriétaire d’une entreprise exploitée dans une très petite collectivité doit tenir compte des caractéristiques particulières de ce milieu qui pourraient influencer le succès de son entreprise. Si une grande partie de la population participe à une activité dont la nature réduit le temps que ces gens peuvent consacrer au visionnement de films pendant une période précise de l’année – ce qui réduirait évidemment la demande de vidéos pendant cette même période – il ne serait pas déraisonnable que le club vidéo soit fermé chaque année pendant cette période‑là. Il ne faut pas s’attendre à ce que les heures d’ouverture d’un club vidéo exploité à L’Ardoise soient les mêmes que celles d’un club vidéo exploité dans une grande région métropolitaine.

 

[23]    L’intimé a aussi dit trouver suspecte l’augmentation des heures de travail de l’appelante en février 2007, qui sont passées de 4 heures à 10 heures par jour. L’appelante et Bradley Stevens ont expliqué que cette augmentation était attribuable partiellement au système de classification des films établi par la Nouvelle‑Écosse. Chaque année, l’administration provinciale envoyait un catalogue des films qui précisait la classification de chaque film, et cette classification devait être indiquée sur les boîtiers de films. Bradley Stevens possédait 1 000 films au moment de l’ouverture du club vidéo, et il en possède maintenant environ 3 000. Le catalogue était habituellement reçu au début de l’année. Il n’y a aucun doute que l’apposition des vignettes de classification exigeait un certain temps. Je présume qu’une fois un film classifié, sa classification n’était pas modifiée par la suite, mais aucun élément de preuve n’a été présenté au sujet du système de classification de film provincial ou sur la question de savoir si la classification d’un film pouvait changer avec l’évolution des valeurs de la société.

 

[24]    L’appelante recevait le salaire minimum, ce qui, selon Bradley Stevens, correspondait en environ 6 $ ou 7 $ l’heure. L’augmentation des heures de travail de l’appelante – qui passaient de 4 à 7 heures par jour – coûtait donc seulement de 36 $ à 42 $ par jour à l’entreprise. À mon avis, si un club vidéo veut augmenter le nombre de ventes et de locations, il devra allonger ses heures d’ouverture. Comme je l’ai déjà souligné, il semble que le mois de février était une période très active pour l’entreprise, et ce, à cause de l’hiver et de la saison morte de la pêche au homard, et il serait donc raisonnable que le commerce soit ouvert 10 heures par jour en février.

 

[25]    L’agente des appels a aussi tenu compte du fait que l’entreprise était déficitaire. Je suis toutefois d’avis qu’il existe un grand nombre d’exemples d’entreprises déficitaires qui continuent d’employer des personnes avec lesquelles elles n’ont pas de lien de dépendance tout en espérant que la situation s’améliore. Les états financiers de l’entreprise n’ont pas été déposés en preuve. Il est difficile de savoir quelle partie des pertes de l’entreprise était attribuable à des éléments sans effet sur la trésorerie comme, par exemple, des déductions pour amortissement. Bradley Stevens avait aussi d’autres sources d’argent comptant. Les pertes de l’entreprise n’ont pas été rapprochées avec l’argent comptant dont Bradley Stevens disposait.

 

[26]    L’agente des appels a aussi affirmé ne pas être convaincue que les tâches dont l’appelante était responsable étaient suffisantes pour justifier toutes les heures de travail de celle‑ci. À mon avis, c’est en fonction des besoins des clients que les heures d’ouverture d’un magasin de détail sont fixées. Dans tout magasin de détail, il y aura des périodes où seulement quelques clients, voire aucun, seront présents, et où les employés auront donc très peu à faire. Cependant, pour avoir des clients, le magasin doit rester ouvert. Je ne suis pas d’avis que, dans un magasin de détail, les tâches des employés qui n’ont aucun lien de dépendance sont toujours suffisantes pour occuper la totalité de leurs heures de travail (exception faite de leur devoir d’être à la disposition des clients qui viendraient au magasin). Selon moi, Bradley Stevens cherchait à exploiter son club vidéo de la façon la plus efficace possible, tout en tenant compte de la faible densité de son marché et du minimum d’heures d’ouverture nécessaires pour avoir des clients.

 

[27]    Pour ce qui est de la correspondance entre la fluctuation des heures de travail de l’appelante et l’admissibilité de celle‑ci à l’assurance‑emploi, il semble que, d’une part, l’appelante ait travaillé pendant un nombre d’heures beaucoup plus important que le seuil minimal nécessaire à l’admissibilité à l’assurance‑emploi, et que, d’autre part, la fluctuation de ses heures de travail était surtout attribuable aux besoins variables de la collectivité. Pour avoir droit à des prestations d’assurance‑emploi, l’appelante devait travailler pendant au moins 420 heures, et elle en a fait plus du double. Après que Bradley Stevens est devenu malade, les périodes où l’appelante ne travaillait pas étaient les périodes où le commerce était fermé. Je ne suis pas d’avis que les heures de travail de l’appelante étaient seulement modifiées pour lui permettre d’avoir des prestations d’assurance‑emploi, mais bien pour assurer la survie du commerce et pour réduire les dépenses en fermant le club vidéo durant la saison de pêche au homard. Comme l’a souligné Bradley Stevens, sa maladie lui a fait perdre beaucoup et son commerce était la seule source potentielle de revenu qu’il lui restait. Selon moi, Bradley Stevens continuait à exploiter son commerce parce qu’il avait toujours voulu avoir un club vidéo, parce qu’il s’agissait de sa dernière source de revenus et parce que cela lui permettait de ne pas penser à sa maladie. Comme Bradley Stevens ne pouvait plus travailler, pour continuer à exploiter son commerce, il lui fallait engager un employé, qu’il s’agisse de son épouse ou d’une autre personne.

 

[28]    L’agente des appels a aussi fait référence à l’achat de fournitures et de films pendant le mois de mai, alors que le commerce était prétendument fermé. Les sommes dépensées pour acheter des grignotines, de 15 $ à 30 $, étaient faibles. L’intimé cherchait à établir que le club vidéo était ouvert pendant les mois de mai et de juin, et que l’appelante avait travaillé sans être payée pendant ces mois‑là. Le seul élément sur lequel cet argument a été fondé est l’achat de grignotines pendant la période où le commerce était fermé. À mon avis, ces achats auraient très bien pu être faits pour préparer la réouverture du club vidéo en juillet ou en août. J’ai conclu que, selon la prépondérance des probabilités, l’appelante n’avait pas travaillé en mai et en juin. De toute manière, même si le contraire était vrai, ce travail aurait été fait hors des périodes de travail visées par l’appel. Dans Théberge c. Le ministre du revenu National, 2002 CAF 123, le juge Décary, au nom de la majorité, s’est exprimé de la sorte :

 

[19]      Ce que fait un prestataire en dehors de la période pendant laquelle il exerce un emploi que le ministre reconnaît être un emploi assurable peut être pertinent aux fins, par exemple, de vérifier son état de chômage, de calculer le montant de ses prestations ou d’établir sa période de chômage. Aux fins, toutefois, de l’application de l’exclusion prévue à l’alinéa 3(2)c) de la Loi, ce que fait le prestataire en dehors de sa période d’emploi sera de peu de pertinence lorsqu’il n’est pas allégué, comme en l’espèce, que le salaire versé pendant la période d’emploi tenait compte du travail accompli en dehors de cette période, que le demandeur avait inclus dans les heures consacrées à son emploi assurable des heures de travail qu’il avait effectuées en dehors de la période ou encore que du travail accompli en dehors de sa période d’emploi avait été inclus dans le travail accompli pendant sa période d’emploi. Il me paraît aller de soi, ce que confirme la preuve, que dans le cas d’entreprises familiales consacrées à du travail saisonnier, le peu de travail qu’il reste à faire en dehors de la période active est généralement fait, sans rémunération, par les membres de la famille. Exclure un emploi saisonnier, dans une entreprise familiale agricole, au motif que la traite des vaches continue à l’année, c’est à toutes fins utiles priver d’assurance-chômage les membres de la famille qui se qualifient en travaillant pendant la période active et c’est ignorer les deux caractéristiques principales d’une telle entreprise, soit son caractère familial et son caractère saisonnier.

 

[20]      Un prestataire n’a pas à demeurer complètement inactif pendant qu’il reçoit des prestations. Aux termes de l’article 10 de la Loi, des prestations sont payables pour chaque « semaine de chômage » comprise dans la période de prestations et une « semaine de chômage » est une semaine pendant laquelle il n’effectue pas une semaine entière de travail. Aux termes du paragraphe 15(2) de la Loi, un prestataire peut recevoir une rémunération pour une partie d’une semaine de chômage et cette rémunération ne sera déduite de ses prestations que si elle dépasse vingt-cinq pour cent du taux de ses prestations hebdomadaires. Il est par ailleurs acquis que le travail véritablement bénévole n’affecte pas l’état de chômage d’un prestataire (Bérubé c. Canada (Emploi et Immigration), (1990) 124 N.R. 354 (C.A.F.)). Je note aussi qu’en vertu du paragraphe 43(3) du Règlement sur l’assurance-chômage, le prestataire exerçant un emploi dans l’agriculture n’est pas censé travailler une semaine entière pendant la période allant du 1er octobre au 31 mars s’il prouve qu’il a consacré si peu de temps à son travail que cela ne l’aurait pas empêché d’accepter un emploi à plein temps. Je comprends que ces dispositions ne s’appliquent pas en matière d’assurabilité proprement dite, mais elles n’en font pas moins partie de la toile de fond.

 

[21]      Revenant au cas à l’étude, le fait que le demandeur ait travaillé sans rémunération de dix à quinze heures chaque semaine en dehors de la saison active et pendant qu’il recevait des prestations indique peut-être qu’il n’aurait point effectué ce travail non rémunéré s’il n’avait pas été le fils de son employeur. Ce n’est toutefois pas là le travail qui nous intéresse et le juge a erré en en tenant compte en l’absence de toute indication que l’emploi assurable en litige était sujet à des modalités spéciales attribuables à la prestation de services en dehors de la période d’emploi.

 

[29]    Comme la saison de pêche au homard nuisait à l’entreprise de Bradley Stevens, le club vidéo de L’Ardoise était une entreprise saisonnière. En l’espèce, rien n’indique que l’intimé a soutenu que des heures de travail faites en mai ou en juin avaient été incluses dans le calcul de la rémunération de l’appelante, ou encore que l’appelante avait inclu des heures de travail faites pendant ces mois dans sa demande de prestations d’assurance‑emploi. Par conséquent, je suis d’avis que, même si l’appelante avait travaillé sans être rémunérée pendant les mois de mai et de juin, il ne serait pas nécessaire de conclure que les modalités d’emploi de l’appelante pendant les périodes visées par l’appel n’auraient pas été à peu près semblables s’il n’y avait pas eu de lien de dépendance entre l’appelante et Bradley Stevens.

 

[30]    Bien que l’avertisseur sonore fixé à la porte du commerce ait été mentionné dans la réponse à l’avis d’appel, l’agente des appels n’en a pas parlé lorsqu’elle a témoigné au sujet des motifs de sa décision. De toute manière, il n’y a aucun doute que bon nombre de magasins de détail sont dotés d’avertisseurs sonores ou d’autres dispositifs permettant de signaler aux employés qu’un client vient d’entrer dans le commerce, et ce, surtout dans le cas d’un petit commerce ne comptant qu’un seul employé. Dans une telle situation, il est possible que l’unique employé ait accès à une salle arrière du commerce pour se détendre en attendant l’arrivée de clients. En l’espèce, la présence de l’avertisseur sonore ne doit pas influencer la façon dont est tranchée la question de savoir si les modalités d’emploi de l’appelante pendant les périodes visées par l’appel auraient été à peu près semblables s’il n’y avait pas eu de lien de dépendance entre l’appelante et Bradley Stevens.

 

[31]    Par conséquent, compte tenu des éléments de preuve présentés à l’audience, il m’est impossible de conclure que la décision du ministre est raisonnable. L’appel est donc accueilli.

 

 

 

Signé à Halifax (Nouvelle‑Écosse), ce 21e jour de décembre 2009.

 

 

 

« Wyman W. Webb »

Juge Webb

 

 

 

Traduction certifiée conforme

ce 31e jour de mars 2010.

 

Jean-François Leclerc-Sirois, LL.B, M.A.Trad.Jur.

 



RÉFÉRENCE :

2009 CCI 633

 

No DU DOSSIER DE LA COUR :

2009-289(EI)

 

INTITULÉ :

Cherise Stevens c.

Le ministre du Revenu national

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Halifax (Nouvelle‑Écosse)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 3 décembre 2009

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

L’honorable juge Wyman W. Webb

 

DATE DU JUGEMENT :

Le 21 décembre 2009

 

COMPARUTIONS :

 

Représentant de l’appelante :

M. Michel Samson

 

Avocats de l’intimé :

Me Jan Jensen

Me Noell Corriveau

 

AVOCAT INSCRIT AU DOSSIER :

 

Pour l’appelante :

 

Nom :

 

 

Cabinet :

 

 

Pour l’intimé :

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Ottawa, Canada

 


 

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