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Dossier : 2006-3725(IT)G

ENTRE :

FERME KOIRIS INC.,

appelante,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 

Appel entendu les 25 septembre 2008 et 22 septembre 2009, à Rouyn‑Noranda (Québec).

 

Devant : L'honorable juge Robert J. Hogan

 

Comparutions :

 

Avocat de l’appelante :

 

Représentant de l'appelante :

MBernard Barrette (le 25 septembre 2008 seulement)

Raynald Ouellet (le 22 septembre 2009 seulement)

 

 

Avocate de l'intimée :

Me Johanne M. Boudreau

 

 

JUGEMENT

 

          L’appel de la nouvelle cotisation établie en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu, dont l’avis est daté du 7 février 2006 et porte le numéro 30429, est accueilli, avec dépens, et la nouvelle cotisation est annulée, selon les motifs du jugement ci-joints.

 

Signé à Ottawa, Canada, ce 12e jour de janvier 2010.

 

 

 

« Robert J. Hogan »

Juge Hogan


 

 

Référence : 2010 CCI 20

Date : 20100112

Dossier : 2006-3725(IT)G

ENTRE :

FERME KOIRIS INC.,

appelante,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

Le juge Hogan

 

Introduction

 

[1]              Il s’agit d’un appel d’une nouvelle cotisation établie le 7 février 2006 en vertu de l’article 160 de la Loi de l’impôt sur le revenu (la « LIR »). Les deux questions en litige sont les suivantes :

 

1.           L’autorité de la chose jugée peut-elle être opposée à la nouvelle cotisation, tel qu’il est affirmé par l’appelante?

2.           Les conditions de l’application de l’article 160 sont-elles remplies?

 

Sommaire des faits

 

[2]              En établissant et en ratifiant la nouvelle cotisation en litige, le ministre du Revenu national (le « ministre ») a tenu pour acquis les faits suivants :

 

a)            l’appelante est une société qui exploite une ferme bovine;

 

b)            Ferme Normand et Frères Inc., la débitrice fiscale, était une société qui exploitait une ferme laitière à St-André, province de Québec;

 

c)            par acte de vente sous seing privé, en date du 7 juin 1993, Ferme Normand et Frères a vendu à l’appelante les biens suivants :

 

-   quatre-vingt-dix-huit (98) vaches laitières;

-   vingt-sept (27) taures gestantes;

-   vingt-cinq (25) génisses;

-   six (6) veaux;

-   trois (3) taureaux;

-   tout l’équipement et le roulant de la ferme;

-   le produit de la vente de trois mille kilogrammes de matières grasses de lait de transformation.

 

d)            en contrepartie des biens mentionnés à l’alinéa précédent, l’appelante a versé à Ferme Normand et Frères Inc. la somme de 175 000 $;

 

e)            le 18 juin 1993, soit 11 jours plus tard, l’appelante a vendu, à l’encan, une partie des biens mentionnés à l’alinéa c) ci-dessus pour la somme totale de 319 415,98 $;

 

f)              en date du 7 juin 1993, la juste valeur marchande des biens, énumérés à l’alinéa c) ci-dessus, était d’au moins 353 818 $;

 

g)            le 7 juin 1993, soit au moment du transfert des biens énumérés à l’alinéa c) ci-dessus, l’unique actionnaire de Ferme Normand et Frères Inc. était la société 2971-3690 Québec Inc. alors que le seul actionnaire de cette dernière était Roger Ouellet;

 

h)            le 7 juin 1993, soit au moment du transfert des biens énumérés à l’alinéa c) ci-dessus, l’unique actionnaire de l’appelante était Immeuble Isjapa Inc. alors que le seul actionnaire de cette dernière était Raynald Ouellet;

 

i)              Raynald Ouellet est le frère de Roger Ouellet;

 

j)              au moment du transfert mentionné à l’alinéa c) ci-dessus, Ferme Normand et Frères Inc. et l’appelante étaient des personnes liées;

 

k)            le 26 mai 1995, Ferme Normand et Frères Inc. a fait cession de ses biens;

 

l)              au cours de son année d’imposition débutant le ler juin 1993 et se terminant le 31 mai 1994 ou au cours d’une année d’imposition antérieure, Ferme Normand et Frères Inc. était débitrice fiscale pour un montant de 93 509,74 $.

 

[3]              Raynald Ouellet, l’unique actionnaire de l’appelante, a témoigné sur les faits entourant l’acquisition des actifs de la Ferme Normand et Frères inc. (la « Ferme Normand ») par l’appelante, dont il était le représentant pour la transaction.

 

[4]              En été 1993, Roger Ouellet, le frère de Raynald Ouellet, lui a mentionné que la Ferme Normand était en voie de liquidation ou de vente. Selon le témoin, les propriétaires de la ferme, les frères Normand, ne s’entendaient plus sur l’exploitation de celle-ci.

 

[5]              L’exploitation agricole de l’appelante est située dans la municipalité régionale de comté de Rouyn‑Noranda et celle de la Ferme Normand est à 1 200 km de là, soit dans la région de Rivière-du-Loup.

 

[6]              Raynald Ouellet a relaté que, dès le début, il avait indiqué à son frère qu’il était intéressé seulement à l’achat des animaux de la ferme, d’une partie du quota de lait et de l’équipement de la ferme. Il a témoigné qu’il ne s’intéressait pas à l’acquisition du reste des actifs de la ferme, qui consistaient en des biens immeubles, puisqu’il estimait qu’il habitait trop loin de l’endroit pour s’occuper de la vente de ces actifs. Par contre, il croyait que la vente de l’équipement ainsi que des animaux pourrait être faite rapidement dans le cadre d’un encan organisé dans les deux semaines suivant l’achat des actifs de la ferme.

 

[7]              Le témoin a relaté qu’il a visité la ferme seul la première fois pour rencontrer les frères Normand. Il a constaté que, d’après leurs gestes, les frères Normand ne s’entendaient plus, et qu’ils étaient très motivés à vendre les actifs. Sur les lieux, il a pu constater rapidement un laisser-aller général à la ferme : les étables étaient très mal entretenues et plusieurs vaches étaient malades. Selon le témoin, quelques vaches étaient étendues au sol et n’étaient pas en mesure de se relever. Raynald Ouellet a témoigné qu’il croyait pouvoir acheter les actifs et les revendre à profit s’il prenait le temps de bien soigner les animaux, d’abattre les animaux malades et d’effectuer des réparations mineures à l’équipement de ferme.

 

[8]              Raynald Ouellet est retourné à la ferme pour une deuxième visite, accompagné cette fois de son frère Roger, qui s’intéressait à acheter le reste des actifs de la ferme en acquérant les actions de la société détenant la Ferme Normand. Raynald Ouellet a fait une offre d’acheter les actifs pour 175 000 $. Il a négocié le prix avec les frères Normand, qui ont finalement accepté l’offre. Roger Ouellet, à l’insu de son frère Raynald, a négocié l’achat des actions de la ferme. Raynald Ouellet ignore le prix d’achat des actions. Les deux frères ne se parlent plus à la suite de cette transaction et toute la documentation bancaire relative à la transaction a été détruite. Une lettre de la Banque Nationale confirme, cependant, que la transaction a eu lieu et que les documents ont été détruits.

 

[9]              Toutefois, il y a deux éléments de preuve au dossier qui indiquent que Roger Ouellet a emprunté 500 000 $ à la Banque Nationale pour acheter les actions de la Ferme Normand. La banque a exigé de chacun des deux frères une garantie de 250 000 $. Raynald Ouellet prétend qu’il a été appelé à garantir l’emprunt de son frère jusqu’à la vente des actifs à l’encan et au paiement de 175 000 $ dû à la Ferme Normand. La banque était préoccupée par le fait que, nonobstant la garantie qu’elle avait sous la forme de tous les actifs mobiliers et immobiliers de la ferme, aussitôt que les actifs mobiliers seraient vendus et quitteraient la ferme, cette garantie n’aurait plus d’effet. Étant donné que les acheteurs à l’encan paient avec des chèques non certifiés, la banque voulait que Raynald Ouellet supporte, jusqu’au moment de l’encaissement des chèques par la Banque Nationale, le risque de crédit que présentaient les acheteurs éventuels. Le témoin a confirmé qu’il a été libéré de son cautionnement lorsque la Banque Nationale a confirmé l’encaissement du prix d’achat.

 

[10]         Le 18 juin 1993, l’appelante a organisé un encan par lequel elle a vendu les biens dont elle s’était portée acquéreur le 7 juin 1993. Le produit de l’encan, sans les taxes, totalisait 231 004,27 $. Il est à noter que le produit de l’encan ne représentait pas la totalité du stock et de l’équipement et n’incluait pas le produit de la vente de 2 400 kg de matières grasses de lait pour la transformation, c’est‑à‑dire le quota de lait, qui a été cédé pour la somme de 76 824 $. Le produit brut des deux transactions s’est élevé à 307 828 $ avant les dépenses et sans compter les taxes de vente. Raynald Ouellet a témoigné qu’il a engagé des dépenses approximatives de 10 000 $ pour la main-d’œuvre, de 8 000 $ pour la publicité et de 3 000 $ pour la réparation de l’équipement de ferme. À cela, on doit ajouter des frais d’encaissement approximatifs de 4 000 $, pour un coût total d’environ 26 000 $. J’estime que le profit net réalisé par l’appelante à la suite de la vente des actifs a été d’environ 108 000 $.  L’appelante a payé l’impôt sur ce profit.

 

[11]         Le témoin s’est dit surpris que l’Agence du revenu du Canada (l’« ARC »)  s’acharne sur l’appelante, et ce, pour plusieurs raisons. Tout d’abord, la transaction en litige date de 1993, et nous sommes maintenant en 2010. L’ARC a envoyé un premier avis de cotisation à l’appelante le 20 décembre 1993. L’appelante a appelé de cette première cotisation le 4 août 2000. À la suite des diverses discussions entre les procureurs des parties, l’appelante a déposé un consentement à jugement qui mettait fin au litige. Ce consentement, produit en preuve sous la cote A-6 en l’espèce, a été entériné par mon collègue le juge McArthur le 15 janvier 2004. Selon l’appelante, la nouvelle cotisation qui fait l’objet de son appel vise exactement les mêmes faits que ceux qui ont été visés par la première cotisation. Les deux cotisations ont été établies en vertu de l’article 160 de la LIR. Raynald Ouellet est d’avis que le consentement à jugement mettait fin à cette affaire.

 

[12]         D’autre part, Raynald Ouellet estime que l’appelante a payé un prix équivalant à la juste valeur marchande des biens. Ce prix a été négocié avec les frères Normand, qui avaient un intérêt économique indépendant qui les motivait à vouloir recevoir le prix le plus élevé possible pour les actifs. Selon le témoin, s’il était si évident que les biens auraient pu être vendus à meilleur prix à l’encan, les frères Normand auraient entrepris les mêmes démarches. C’est seulement après coup, une fois que la revente des biens a eu lieu, que cela est devenu plus évident que c’était une bonne transaction pour l’appelante. Toutefois, au moment de l’acquisition, ce n’était pas le cas. D’autre part, le témoin a soutenu que l’évaluatrice agréée au service de l’ARC, qui a également témoigné (concernant l’évaluation qu’elle avait préparée à la demande du personnel de l’ARC) à l’audience, n’était pas qualifiée pour évaluer les actifs de l’appelante. Selon le témoin, l’expertise de l’évaluatrice était dans le domaine immobilier. Le témoin a dit que, lui-même, il s’y connaît en évaluation de biens agricoles puisqu’il travaillait auparavant pour le ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec, où il avait à approuver des prêts agricoles, et puisque, dans le cadre des activités de l’appelante, on achète et on vend souvent des animaux et de l’équipement de ferme.

 

Témoignage de Nathalie Locas

 

[13]         Le témoin principal pour l’intimée a été Mme Locas, évaluatrice agréée au service de l’ARC. À la suite d’une demande formulée par Éric Vaillancourt, vérificateur de l’ARC, cette dernière a réalisé une évaluation des actifs achetés par l’appelante. Les conclusions de Mme Locas sont indiquées dans une note de service en date du 29 novembre 2004 produite sous la cote A-9. Mme Locas est arrivée aux conclusions suivantes au sujet de la juste valeur marchande des actifs :

 

Animaux :

134 288 $

Produit de la vente du lait :

  96 030 $

Équipements et roulant de la ferme :

123 500 $

Total :

353 818 $

 

[14]         En ce qui concerne l’évaluation du troupeau, le rapport d’expertise de Mme Locas indique qu’elle a eu recours à deux méthodes, soit l’analyse des transactions réelles qu’étaient les ventes d’animaux lors de l’encan du 18 juin 1993 et la méthode consistant dans l’utilisation du répertoire du Comité de références économiques en agriculture du Québec. En ayant recours à ces deux méthodes, Mme Locas a pu constater que le prix de vente à l’encan pour chaque animal était représentatif de la valeur marchande à cette période. Elle est arrivée au total de 134 288 $, malgré que le prix de vente des animaux ait été de 107 280 $, puisqu’à l’encan seulement 123 animaux ont été vendus, alors que le troupeau était composé de 159 animaux, d’où la différence de 27 008 $.

 

[15]         Mme Locas a admis qu’elle avait fait une erreur dans le calcul de la juste valeur marchande du quota de lait de 3 000 L. En effet, elle a oublié de tenir compte d’une réserve de 20 % appliquée par la Fédération des producteurs de lait du Québec. Par suite de l’application de cette réserve, la juste valeur marchande du quota fut établie à 76 824 $.

 

[16]         Mme Locas a établi la juste valeur marchande de l’équipement et du matériel roulant de l’appelante à 123 500 $ en se fondant sur le produit de la vente de l’équipement de ferme à l’encan. Comme tout l’équipement de ferme n’a pas été vendu à l’encan, Mme Locas a qualifié de modérée sa conclusion au sujet de la valeur de l’équipement et du matériel roulant.

 

Position de l’appelante

 

[17]         L’appelante oppose à la nouvelle cotisation visée par l’appel l’autorité de la chose jugée du fait de la décision du juge McArthur.

 

[18]         L’appelante soutenait aussi que Mme Locas ne devait pas être reconnue comme experte en matière d’évaluation du matériel de ferme. Selon l’appelante, Mme Locas a de l’expérience dans l’évaluation immobilière et n’a aucune expérience pertinente dans le domaine agricole.

 

[19]         Finalement, pour les raisons évoquées au cours du témoignage de Raynald Ouellet, l’appelante est d’avis que le prix de 175 000 $ représentait la juste valeur marchande des actifs achetés le 7 juin 1993.

 

Position de l’intimée

 

[20]         L’intimée adopte des points de vue contraires à chacun de ceux de l’appelante énoncés précédemment. À la suite de la correction admise par Mme Locas relativement à la vente du quota de lait, la juste valeur marchande des actifs établie par l’intimée est de 333 612 $.

 

Analyse

 

[21]         En droit civil, l’article 2848 du Code civil du Québec (le « CCQ ») prévoit ce qui suit sur la question de la chose jugée :

 

2848. L'autorité de la chose jugée est une présomption absolue; elle n'a lieu qu'à l'égard de ce qui a fait l'objet du jugement, lorsque la demande est fondée sur la même cause et mue entre les mêmes parties, agissant dans les mêmes qualités, et que la chose demandée est la même.

 

Cependant, le jugement qui dispose d'un recours collectif a l'autorité de la chose jugée à l'égard des parties et des membres du groupe qui ne s'en sont pas exclus.

 

[22]         Me Jean-Claude Royer, dans La preuve civile[1], indique ceci au sujet de la chose jugée :

 

L’autorité de la chose jugée préserve l’ordre public tout en protégeant des intérêts privés. En effet, cette présomption légale empêche le renouvellement et la perpétuation des litiges, assure la stabilité des rapports sociaux et évite des jugements contradictoires[2].

 

[23]         Plus loin, dans le même livre, Me Royer ajoute ceci :

 

L’autorité de la chose jugée ne s’étend qu’aux motifs étroitement liés au dispositif[3].

 

[24]         L’article 2848 du CCQ prévoit que trois conditions doivent être réunies pour que l’autorité de la chose jugée puisse être invoquée dans une cause qui a déjà fait l’objet d’un jugement. En bref, il faut qu’il y ait identité de cause, identité de l’objet et identité des parties. Me Royer parle de ces trois identités dans son livre. Quant à l’identité des parties, il dit ceci :

 

Identité juridique - L’article 2848 C.c.Q. requiert l’identité des parties agissant dans les mêmes qualités[4].

 

[25]         Quant à l’identité de cause, l’auteur indique ceci :

 

[…] il n’y a pas identité de cause, lorsque les faits matériels ou les actes juridiques allégués dans les procès sont différents ou lorsque la qualification juridique de ces faits est différente. Ainsi, il n’y a pas identité de cause entre deux réclamations fondées sur des contrats ou des titres distincts [...].

 

[…] En règle générale, l’identité de la qualification juridique des faits requiert non seulement l’identité des faits, mais également l’identité de la règle de droit applicable à ces faits. [...]

 

[…] Le véritable critère pour déterminer s’il y a identité de cause est la qualification juridique des faits. En règle générale, l’identité de la qualification juridique coïncide avec l’identité de la règle de droit. Deux règles de droit différentes applicables à des faits identiques engendrent une dualité de causes parce que des règles distinctes commandent généralement des qualifications juridiques différentes.

 

D’autre part, dans certaines circonstances exceptionnelles, il peut y avoir identité de cause, même si les règles juridiques invoquées sont différentes. Pour qu’il en soit ainsi, il est cependant nécessaire qu’il y ait identité des faits et identité de la qualification juridique des faits. Cette dernière identité suppose une identité dans le fondement des deux règles de droit et également dans le résultat virtuel de leur application respective[5].

 

[26]         Quant au troisième élément, soit l’identité de l’objet, l’auteur conclut ce qui suit :

 

[…] L’objet d’une action en justice est le bénéfice qu’un plaideur recherche ou le droit qu’il désire faire sanctionner, réduire ou annuler. La présomption de l’article 2848 C.c.Q. n’exige pas qu’il y ait une identité matérielle de la chose demandée. Il suffit qu’il y ait une identité abstraite ou formelle du droit réclamé[6].   

 

[27]         Les faits juridiques mentionnés dans la décision du juge McArthur ne sont pas les mêmes que ceux établis aux fins de la nouvelle cotisation dont il s’agit en l’espèce.  La partie pertinente du consentement à jugement est rédigée comme suit :

 

[A]ucun transfert n’a eu lieu, les 29 juin 1993 et 26 août 1993, entre Ferme Koiris Inc. et Ferme Normand et Frères Inc.

 

[28]         La nouvelle cotisation en litige en l’espèce vise un transfert qui a eu lieu le 7 juin 1993, et non les transferts qui ont eu lieu le 29 juin 1993 et le 26 août 1993. Dans la première cause, c’est de transferts d’argent qu’il s’est agi. L’avocate de l’intimée a fait remarquer que l’acte de procédure mentionnait ces deux transactions tandis que le transfert dont il est question en l’espèce est la vente des actifs, à laquelle s’applique l’article 160 de la LIR. Le but du consentement à jugement est précisé dans une lettre en date du 25 novembre 2003 adressée à MBernard Barrette, qui agissait comme avocat de l’appelante à l’époque. Dans cette lettre, l’avocate de l’intimée a bien indiqué qu’elle recommandait à son client d’examiner la possibilité d’établir à l’égard de l’appelante une cotisation fondée sur le paragraphe 160(1) de la LIR et visant le transfert de biens intervenu le 7 juin 1993.

 

[29]         Par conséquent, je suis d’avis que l’autorité de la chose jugée ne peut être opposée à la nouvelle cotisation en litige.

 

Juste valeur marchande

 

[30]         Le seul point en litige en ce qui a trait à l’application de l’article 160 de la LIR est la question de la juste valeur marchande des actifs achetés par l’appelante. Il n’y a aucun litige entre les parties quant à l’aspect juridique de la définition du terme « juste valeur marchande ». Par conséquent, la question dont je dois traiter est strictement une question de fait.

 

[31]         L’avocat de l’appelante, Me Barrette, s’est opposé à ce que Mme Locas soit reconnue comme experte. Vu les études et l’expérience professionnelle de cette dernière, je suis en mesure de reconnaître à Mme Locas la qualité d’experte en matière d’évaluation. Toutefois, je partage l’avis de Me Barrette en ce qui a trait au poids à accorder à l’opinion de Mme Locas. Tout d’abord, je constate que Mme Locas a beaucoup d’expérience en matière d’évaluation immobilière. D’ailleurs, son rapport d’évaluation fait foi de ce fait. À la page 4 du rapport, Mme Locas indique ceci :

 

1. INTRODUCTION

 

1.1 BUT ET DATE DE L’ÉVALUATION

 

            Le but de ce rapport est d’estimer la juste valeur marchande des biens vendus de la Ferme Normand et Frères Inc. à la Ferme Koiris Inc. en date du 7 juin 1993.

 

            Notre mandat était de déterminer si le prix de la transaction, de 175 000 $, intervenue entre les deux entités mentionnées ci-haut, était représentatif de la juste valeur marchande des biens en date du 7 juin 1993.

 

            Cette évaluation immobilière est réalisée uniquement pour notre mandataire et ce pour fins fiscales.

 

            Il est à noter que les biens n’ont pas été vus par le signataire de ce rapport, puisqu’ayant tous été vendus lors de l’évaluation initiale en novembre 2004.

 

1.2 DÉFINITION DE LA VALEUR MARCHANDE

 

            La valeur marchande se définit comme étant le prix le plus probable qu’une propriété rapporterait sur le marché immobilier, compte tenu des conditions suivantes :

 

-  Le marché de l’immeuble est concurrentiel, c’est-à-dire qu’il existe une interaction normale entre l’offre et la demande.

 

-  L’information normale et raisonnable concernant les conditions du marché et de ses possibilités circule librement et est connue de la part du vendeur et de l’acheteur.

 

-  Aucune pression indue ne s’exerce sur l’une ou l’autre des parties.

 

-  On observe un comportement économique « rationnel » ou prudent tant de l’acheteur que du vendeur.

 

-  Un délai raisonnable est prévu lors de la mise en vente.

 

-  Les modes de paiement correspondent aux normes en vigueur sur le marché.

 

[…]

 

[32]         De toute évidence, Mme Locas a fait une erreur. Toutefois, je crois que cette erreur est révélatrice du fait que Mme Locas s’occupe principalement d’évaluation immobilière. D’ailleurs, elle relève de la section de l’évaluation immobilière de l’ARC à Québec. De plus, au cours du contre-interrogatoire de Mme Locas, je lui ai posé la question de savoir si l’acheteur aurait dû profiter d’une réduction importante de prix du fait qu’il achetait tous les actifs mobiliers de la ferme alors que, à l’encan, chaque acheteur subséquent achetait des actifs précis. J’ai constaté que Mme Locas avait beaucoup de difficulté à répondre à cette question et, de toute évidence, elle a omis de traiter de cette question lors de la rédaction de son rapport. Plus tard au cours de l’audience, elle m’a répondu que, selon les calculs qu’elle avait faits, certains des acheteurs de bétail ont payé le même prix moyen lorsqu’ils achetaient plus d’un animal. Toutefois, je fais remarquer que ces acheteurs n’achetaient pas 100 % des actifs. Je crois aussi le témoignage de Raynald Ouellet selon lequel, au moment de l’achat par l’appelante, certains animaux se trouvaient dans un piètre état. C’est grâce au travail que son équipe et lui ont fait pendant une période de sept jours qu’il y a eu une amélioration sensible de l’état des animaux. Puisque Mme Locas a fait son évaluation le 4 août 2008, elle n’a pas pu constater  leur état. Finalement, si on ajoute les dépenses de l’appelante à la valeur établie par Mme Locas, l’appelante aurait dû subir une perte selon la position de l’ARC. Je trouve cette conclusion invraisemblable. Raynald Ouellet, agissant pour l’appelante, a pris un risque calculé lors de l’achat. Il s’est engagé personnellement en fournissant un cautionnement de 250 000 $ en faveur de l’appelante pour faciliter l’achat des actifs par cette dernière. La vente à l’encan aurait pu connaître moins de succès. L’ARC tente d’utiliser les résultats de l’encan une fois le succès de celui-ci confirmé. Il y aurait beaucoup de gens qui deviendraient riches s’ils pouvaient fixer leur prix d’achat après que les résultats de la revente des actifs achetés étaient connus.

 

[33]         Mme Locas a commis d’autres erreurs dans son rapport. En ce qui concerne la vente du quota de lait, elle a omis de déduire la réserve réglementaire de 20 %. Dans son rapport initial, elle a conclu que la réserve avait été établie par l’intermédiaire de la Fédération des producteurs de lait du Québec et de son système centralisé de vente de quotas. Toutefois, elle a admis au cours de l’audience qu’elle aurait dû tenir compte d’une réserve de 20 %, qui était la réserve en vigueur au moment de la transaction. Ceci indique un manque de connaissances de la part de Mme Locas dans le domaine agricole.

 

[34]         La conclusion de Mme Locas est aussi contredite par les faits de la transaction tels qu’ils ont été relatés par Raynald Ouellet dans son témoignage. Raynald Ouellet a témoigné qu’il a négocié le prix d’achat des actifs avec les frères Normand lors de sa deuxième visite à la Ferme Normand. Au moment des négociations, les frères Normand étaient propriétaires des actions de la société qui détenait les actifs et avaient tout intérêt à maximiser le prix de vente des actifs. S’ils réussissaient à vendre les actifs achetés par l’appelante au meilleur prix possible, ils pourraient demander un prix plus élevé pour les actions de la société qui possédait la Ferme Normand ou se payer un dividende avant la vente des actions. Ils ont négocié le prix en pensant à leur seul intérêt, comme le font des personnes non liées. Ma conclusion demeure inchangée, nonobstant le fait que, au moment de la conclusion de la vente, les actions de la Ferme Normand appartenaient à Roger Ouellet, le frère de Raynald Ouellet. Selon moi, l’essentiel est de savoir comment le prix d’achat a été établi. À cet égard, la preuve est donc non contredite. Les frères Normand, agissant entièrement et exclusivement dans leur propre intérêt, ont accepté l’offre de 175 000 $ de l’appelante. Ceci est indicatif d’un comportement de personnes qui font des affaires sans lien de dépendance.

 

[35]         D’autre part, si, comme le plaide l’avocate de l’intimée, il était si évident que les actifs pouvaient être revendus à profit lors de l’encan, pourquoi les frères Normand n’ont-ils pas vendu eux-mêmes les actifs par cette méthode? Il y allait de leur intérêt économique de mener leurs affaires comme ils l’ont fait. À mon avis, je dois tenir compte du fait qu’à l’époque de la vente à l’appelante c’était moins évident qu’ils pourraient obtenir le même résultat que celui de l’encan; cela est devenu évident seulement une fois que l’appelante a revendu les actifs lors de l’encan. C’est un principe d’évaluation bien accepté que nous ne devons pas considérer les événements subséquents pour déterminer le prix d’une transaction antérieure.

 

[36]         Dans la cause Nash c. Canada[7], la Cour d’appel fédérale a préféré retenir le prix d’achat des biens plutôt que le prix de vente.

 

29        Lorsqu'un laps de temps s'est écoulé entre le moment où le bien a été acquis et celui où il est vendu, on ne peut normalement se fier au coût de ce bien pour en estimer la juste valeur marchande. Mais lorsque la date d'acquisition et la date d'aliénation sont très rapprochées, à défaut de preuve contraire, le coût d'acquisition du bien constitue en principe un bon indice de sa juste valeur marchande. […]

 

[37]         Dans la cause Gilvesy Enterprises Inc. c. Canada[8], notre Cour indique ceci :

 

22        Enfin, je crois que les événements subséquents ont dans une certaine mesure influencé Mme Senyk, que ce soit consciemment ou non. […]

 

23        […] Puisque j'ai à choisir entre l'opinion fort théorique de Mme Senyk et l'opération qui a en fait été conclue entre ces deux hommes d'affaires chevronnés, qui connaissaient la compagnie et l'industrie et faisaient des affaires dans le vrai monde avec leur propre argent, je préfère de beaucoup la preuve présentée par ces derniers au sujet de la valeur. […]

 

[38]         D’autres faits indépendants viennent étayer la position de l’appelante dans ce dossier. La Banque Nationale a prêté 500 000 $ au frère de Raynald Ouellet afin de l’aider à acheter les actions de la Ferme Normand. Elle a exigé des deux frères Ouellet une garantie d’un montant de 250 000 $ chacun. La Banque Nationale n’avait aucunement intérêt à permettre la vente des actifs à l’appelante au-dessous de leur juste valeur marchande. Si les frères Normand acceptaient un prix trop bas, le risque de crédit pour la Banque Nationale augmenterait. Il est vrai que la banque avait une garantie personnelle de Raynald Ouellet, mais cette garantie a pris fin lorsque les actifs ont été vendus à l’encan et que la Ferme Normand a reçu le prix de vente de 175 000 $. Dans les circonstances, je crois que la banque avait suffisamment d’assurance que les autres actifs de la société pourraient couvrir le solde impayé de la dette. Comme dernier point, je signale qu’il est clair que, dans les circonstances, Roger Ouellet avait un intérêt économique distinct de celui de Raynald Ouellet lors de la transaction du 7 juin 1993. Si les actifs avaient pu être vendus plus cher, il aurait peut-être fait une meilleure affaire. Je fais observer qu’après coup les choses peuvent souvent paraître plus évidentes. Toutefois, lorsque nous considérons les choses comme elles étaient avant le fait, elles ne sont pas souvent si évidentes. Je conclus donc, selon la prépondérance des probabilités, que le prix de 175 000 $ payé pour les actifs représentait leur juste valeur marchande. Je fais également remarquer que l’appelante a fourni une autre contrepartie pour les actifs. En effet, Raynald Ouellet s’est engagé à garantir le prêt de la Banque Nationale qui a servi à l’achat des actifs de la société qui détenait la Ferme Normand, ce qu’il a fait pour faciliter à l’appelante l’achat des actifs subséquemment revendus à l’encan.

 

Conclusion

 

[39]         Pour tous ces motifs, j’accueille l’appel, avec dépens, et j’ordonne l’annulation de la nouvelle cotisation.

 

Signé à Ottawa, Canada, ce 12e jour de janvier 2010.

 

 

 

« Robert J. Hogan »

Juge Hogan


RÉFÉRENCE :                                  2010 CCI 20

 

Nº DU DOSSIER DE LA COUR :      2006-3725(IT)G

 

INTITULÉ DE LA CAUSE :              FERME KOIRIS INC. c. SA MAJESTÉ LA REINE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                   Rouyn-Noranda (Québec)

 

DATES DE L’AUDIENCE :               Les 25 septembre 2008 et 22 septembre 2009

 

MOTIFS DU JUGEMENT PAR :       L'honorable juge Robert J. Hogan

 

DATE DU JUGEMENT :                   Le 12 janvier 2010

 

COMPARUTIONS :

 

Avocat de l’appelante :

 

Représentant de l'appelante :

Me Bernard Barrette (le 25 septembre 2008 seulement)

Raynald Ouellet (le 22 septembre 2009 seulement)

 

 

Avocate de l'intimée :

Me Johanne M. Boudreau

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

       Pour l'appelante :

 

                     Nom :                            Me Bernard Barrette

 

                 Cabinet :                           Bélanger Barrette

                                                          Rouyn-Noranda (Québec)

 

       Pour l’intimée :                            John H. Sims, c.r.

                                                          Sous-procureur général du Canada

                                                          Ottawa, Canada

 



[1] Jean-Claude Royer et Sophie Lavallée, La preuve civile, 4e édition, Cowansville (Qc), Éditions Yvon Blais, 2008.

[2] Ibid., paragraphe 790, page 635.

[3] Ibid., paragraphe 822, page 695.

[4] Ibid., paragraphe 823, page 696.

[5] Ibid., paragraphes 830 à 832, pages 707, 708, 709, 714 et 715.

[6] Ibid., paragraphe 835, page 720.

[7] [2005] A.C.F. no 1921 (QL).

[8] [1996] A.C.I. no 1362 (QL), 97 DTC 811.

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