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Dossier : 2006-1838(GST)I

ENTRE :

 

VEITCH HOLDINGS LTD.,

 

appelante,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

 

intimée.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

 

Appel entendu les 7, 8 et 10 décembre 2009, à Winnipeg (Manitoba).

 

Devant : L’honorable juge Robert J. Hogan

 

Comparutions :

 

Avocat de l’appelante :

Me Scott Gray

 

 

Avocats de l’intimée :

Me Gérald Chartier

Me Melissa Danish

 

 

JUGEMENT

          L’appel de la cotisation établie au titre de la Loi sur la taxe d’accise pour la période allant du 1er février 2002 au 31 janvier 2004, dont l’avis est daté du 9 mars 2005, est rejeté.

 

Signé à Ottawa, Canada, ce 15e jour de mars 2010.

 

 

 

« Robert J. Hogan »

Juge Hogan

 

 

 

Traduction certifiée conforme

ce 11e jour de juin 2010.

 

 

 

Mario Lagacé, jurilinguiste


 

Référence : 2010 CCI 98

Date : 20100315

Dossier : 2006-1838(GST)I

ENTRE :

 

VEITCH HOLDINGS LTD.,

 

appelante,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

 

intimée.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

Le juge Hogan

 

[1]              Il s’agit d’un appel d’une cotisation établie par le ministre du Revenu national (le « ministre ») à l’égard de Veitch Holdings Ltd. (l’« appelante ») au titre de la taxe sur les produits et services (la « TPS »), ainsi que des intérêts et des pénalités qui étaient dus pour la période allant du 1er février 2002 au 31 janvier 2004 (la « période pertinente »). La TPS se rapportait à des ventes conclues avec des Indiens, selon la définition figurant dans la Loi sur les Indiens[1]. L’appelante exploitait un magasin Home Hardware (la « quincaillerie »), à Le Pas, au Manitoba. Elle ne percevait pas la TPS sur les ventes conclues avec des Indiens vivant dans la réserve indienne de Le Pas pour le motif que ces ventes étaient exemptées de la taxe en vertu de l’article 87 de la Loi sur les Indiens. Le ministre fait valoir que les ventes ne sont pas admissibles à l’exemption prévue à l’article 87, parce qu’elles ont eu lieu à la quincaillerie, qui n’est pas située dans une réserve.

 

[2]              La cause de l’appelante est en bonne partie fondée sur les renseignements concernant le titre foncier, selon le système d’enregistrement foncier du Manitoba. Le bien‑fonds y est décrit comme étant situé dans le [traduction] « bloc A, réserve indienne de Le Pas ». Cette mention, dans le titre, a été ajoutée par des représentants du gouvernement fédéral lorsque le bien‑fonds en question relevait de la compétence fédérale. La description a été reportée dans le système d’enregistrement foncier du Manitoba lorsque la région de Le Pas a été ajoutée au territoire du Manitoba. Deux questions sont ici en litige :

 

1.    La quincaillerie est‑elle située dans une réserve au sens de la Loi sur les Indiens, de sorte que les ventes conclues avec des Indiens sont exemptées de la taxe en vertu de l’article 87 de la Loi sur les Indiens?

 

2.    Dans la négative, le principe juridique de la préclusion du fait du comportement empêche‑t‑il l’intimée d’établir une cotisation à l’égard de l’appelante pour le motif qu’elle a fait à l’appelante une déclaration de fait selon laquelle la quincaillerie était située sur un bien‑fonds faisant partie d’une réserve?

 

Le contexte factuel

 

[3]              William Veitch, l’unique actionnaire de l’appelante, a témoigné avoir acheté la quincaillerie de son ancien propriétaire en 1998. L’appelante louait le bâtiment et le bien‑fonds de l’ancien propriétaire, Home Hardware Stores Limited (« Home Hardware »). Récemment, l’appelante a acheté le bien‑fonds et le bâtiment de son locateur. M. Veitch a expliqué que l’ancien propriétaire de la quincaillerie s’était engagé à rester pour une période de transition de six mois. Au cours de cette période, l’ancien propriétaire a donné des instructions à M. Veitch au sujet de la procédure à suivre pour les ventes aux Indiens. En résumé, un fichier ou dossier électronique distinct est ouvert pour chaque acheteur qui a le statut d’Indien. La vente est conclue en franchise de TPS si l’acheteur fournit une preuve montrant qu’il est un Indien inscrit et qu’il vit dans une réserve. M. Veitch a expliqué que toutes les entreprises situées à Le Pas suivent cette pratique.

 

[4]              À la suite du témoignage de M. Veitch, j’ai eu l’impression que M. Veitch croyait que les membres de la bande de Le Pas boycotteraient la quincaillerie de l’appelante si celle‑ci décidait de percevoir la TPS, alors que d’autres marchands de la ville ne le faisaient pas.

 

[5]              Le témoin a identifié les pièces A‑1 à A‑7 comme étant des extraits de la banque de données relative aux titres fonciers du Manitoba. L’appelante a produit ces documents en preuve en vue de montrer que le bien‑fonds est décrit comme étant situé [traduction] « à Le Pas et [qu’il est] composé du lot 1, plan 29595 PLTO, dans le bloc A, réserve indienne de Le Pas » (le « bloc A »). Home Hardware est désignée à titre de propriétaire inscrite du bien‑fonds. Le témoin a déclaré avoir su que le titre indiquait que le bien‑fonds faisait partie de la réserve indienne de Le Pas lorsqu’il a décidé d’adopter la pratique de l’ancien propriétaire de ne pas percevoir la TPS sur des ventes conclues avec des membres de la bande de Le Pas. Lors du contre‑interrogatoire, M. Veitch a admis savoir que le propriétaire légal du bien‑fonds n’était pas la Couronne fédérale en fiducie, ce qui, d’une façon générale, aurait été le cas si la quincaillerie avait été située sur un bien‑fonds faisant partie d’une réserve.

 

[6]              L’appelante a cité James Morrison à titre de témoin expert en vue de témoigner au sujet de l’historique de la création de la réserve de Le Pas et de la cession du bloc A. Le rapport de M. Morrison, produit sous la cote A‑9, décrit les circonstances entourant la cession, en 1906, par la bande indienne de Le Pas (maintenant la Nation crie Opaskwayak) (ci‑après appelée « la bande de Le Pas »), de biens‑fonds dans un secteur de la réserve (la « réserve de Le Pas »), connus comme étant le bloc A. La réserve de Le Pas a été établie à la suite de l’adhésion par la bande de Le Pas au traité no 5, en 1876. La bande de Le Pas n’a pas pu choisir sa réserve sur une parcelle contiguë. Le bloc A est une parcelle d’environ 1 500 acres située du côté sud‑est, à la jonction des rivières Saskatchewan et Pasquia. Cette parcelle de terre a été choisie parce qu’elle était la parcelle qui se prêtait le mieux à l’emplacement d’une ville pour la bande de Le Pas dans la région de Le Pas. À ce moment‑là, un grand nombre de membres de la bande de Le Pas possédaient des habitations permanentes dans le bloc A.

 

[7]              En 1905, la Canadian Northern Railway Company (maintenant le CN, ci‑après appelée le « CN ») a informé le ministère des Affaires indiennes qu’elle voulait fournir un service de transport de passagers et de marchandises jusqu’à Le Pas. Le CN a avisé le gouvernement qu’il voulait exproprier un terrain situé dans le bloc A pour une emprise et une gare ferroviaire. L’inspecteur local des Affaires indiennes s’est initialement opposé à la demande. Selon la recommandation qu’il a faite, le CN devait installer sa gare du côté nord de la rivière, sur un bien‑fonds qui ne faisait pas partie de la réserve de Le Pas. Certains hauts fonctionnaires établis à Ottawa ne souscrivaient pas à cette recommandation. En fin de compte, l’inspecteur des Affaires indiennes a recommandé que 500 acres, dans le secteur nord du bloc A, soient cédés au gouvernement fédéral. Le CN a acheté une partie du bien‑fonds cédé et l’a utilisé aux fins susmentionnées. Le reste du bien‑fonds a été vendu et le produit a finalement été distribué aux membres de la bande de Le Pas ou a été utilisé à leur profit.

 

[8]              Il ne reste aucun élément de preuve historique expliquant pourquoi l’inspecteur local des Affaires indiennes a changé d’idée et a recommandé la cession de 500 acres, dans le bloc A. Je suppose qu’à ses yeux, il était insensé d’avoir une gare ferroviaire au milieu de la réserve. La gare a amené une multitude de nouveaux colons dans la région de Le Pas.

 

[9]              M. Morrison allègue que certaines irrégularités ont été commises en ce qui concerne la cession du bloc A. Il affirme que les représentants des Affaires indiennes ont induit la bande de Le Pas en erreur en affirmant que la cession était urgente. La cession a eu lieu en 1906 et le service de transport de passagers à Le Pas n’a été mis en place qu’en 1909. De plus, le premier paiement, sur le produit des ventes de biens‑fonds, a été effectué plus de deux ans après que la cession a eu lieu.

 

[10]         M. Morrison souligne que le juge de paix devant lequel a été signé l’affidavit attestant la cession était M. Gideon Halcrow, un négociant local de la Compagnie de la Baie d’Hudson. M. Halcrow s’est vu accorder un droit de préemption à l’égard d’une parcelle de terre incluse dans le bloc A. On ne sait donc pas trop si M. Halcrow avait qualité pour agir à l’égard de la cession, compte tenu d’un conflit d’intérêts apparent. De plus, M. Morrison a témoigné que l’affidavit accompagnant le document de cession précise que la majorité des membres de sexe masculin de la bande de Le Pas ont approuvé la cession (une exigence imposée par la loi). Toutefois, il n’existe plus de liste des membres de sexe masculin qui ont voté en faveur de la cession, de sorte qu’il est impossible de vérifier s’il a été satisfait à cette exigence.

 

[11]         M. Dewey Hoplock, arpenteur‑géomètre, qui a comparu pour le compte de l’intimée, a témoigné que les mots [traduction] « Bloc A, réserve indienne de Le Pas », figurant sur le certificat de titre constituaient une mention historique du premier arpentage qui avait été effectué en vue d’établir les limites initiales de la réserve de Le Pas. Selon ce témoin, la pratique commune, en ce qui concerne le système d’enregistrement foncier du Manitoba, consiste à mentionner le premier arpentage officiel du bien‑fonds afin de permettre aux arpenteurs de comprendre la façon dont le bien‑fonds a initialement été loti ou délimité. La description en question ne fait pas mention de la propriété effective, étant donné que le certificat de titre indique qui est le propriétaire existant du bien‑fonds.

 

[12]         Eric Angel a été reconnu à titre d’expert dans le domaine de l’histoire et de la culture autochtones. Il a exprimé, pour le compte de l’intimée, une opinion au sujet des circonstances entourant la cession de 1906. M. Angel ne souscrit pas à l’avis de M. Morrison, selon lequel des pressions ont été exercées sur la bande de Le Pas pour qu’elle approuve la cession du bien‑fonds. M. Angel qualifie de conjecture l’opinion de M. Morrison, parce qu’il n’existe aucune preuve, dans les documents historiques, à l’appui de ce point de vue. M. Angel soutient que la bande de Le Pas voulait de fait céder le bien‑fonds, parce que les documents historiques montrent que la question du produit de la vente des biens‑fonds et du moment de sa distribution intéressait les membres de la bande. Cela montre que ces membres participaient activement à la cession. Le seul point qui a donné lieu à une contestation avec les représentants de la Couronne se rapportait au mécanisme de distribution du produit de la vente des biens‑fonds. Des lettres mentionnées dans le rapport de M. Angel, ainsi que la modification ultérieure des conditions de la cession, confirment ce point de vue. La modification augmentait, d’un minimum de 10 à 25 p. 100, le pourcentage du produit de la vente des biens‑fonds distribué aux membres de la bande de Le Pas.

 

Analyse

 

[13]         Le paragraphe 221(1) de la Loi sur la taxe d’accise est libellé comme suit :

 

La personne qui effectue une fourniture taxable doit, à titre de mandataire de Sa Majesté du chef du Canada, percevoir la taxe payable par l’acquéreur en vertu de la section II.

 

[14]         L’article 87 de la Loi sur les Indiens prévoit que les biens meubles d’un Indien ou d’une bande situés dans une réserve sont exemptés de taxation. En ce qui concerne une taxe de vente comme la TPS, la jurisprudence a établi un critère du « point de vente » en vue de déterminer si les ventes au détail sont admissibles à une exemption en vertu de l’article 87. Selon ce critère, les marchandises achetées en dehors d’une réserve sont assujetties à la taxe, alors que les marchandises achetées dans une réserve ne le sont pas. Les parties ne contestent pas cette interprétation ou cette application de la règle en l’espèce. L’appelante conteste la cotisation pour le motif que le certificat de titre établit que la quincaillerie est située dans une réserve ou, subsidiairement, que la préclusion empêche la Couronne de soutenir le contraire, parce que l’inscription en ce sens sur le titre est attribuable à une action de la Couronne fédérale. L’appelante soutient qu’il serait inéquitable pour la Couronne de maintenir sa cotisation, parce que la Couronne a fait des déclarations de fait qui l’ont induite en erreur et qui l’ont amenée à croire que les ventes conclues avec des membres de la bande de Le Pas étaient exemptées de la TPS.

 

La quincaillerie est-elle située dans une réserve?

 

[15]         Le témoignage de l’arpenteur‑géomètre établit que la mention de la réserve indienne de Le Pas se rapporte au premier arpentage de terrain par lequel les limites de la réserve étaient fixées. Cette mention ne donne pas à entendre que le bien‑fonds fait encore partie de la réserve indienne. Sur ce point, je note que le certificat de titre identifie clairement Home Hardware comme propriétaire du bien‑fonds. Pour que le bien‑fonds fasse partie d’une réserve, il doit appartenir à la Couronne fédérale. De plus, le bien‑fonds doit être mis de côté au profit commun d’une bande. C’est ce que montre clairement la Loi sur les Indiens lorsqu’elle définit une réserve comme étant une « [p]arcelle de terrain dont Sa Majesté est propriétaire et qu’elle a mise de côté à l’usage et au profit d’une bande »[2]. L’appelante conteste la chose pour le motif que l’article 36 de la Loi sur les Indiens prévoit qu’un bien‑fonds qui n’appartient pas à la Couronne peut être considéré comme une terre de « réserve » pour l’application de cette loi. L’article 36 est ainsi libellé :

 

36. La présente loi s’applique aux terres qui ont été mises de côté à l’usage et au profit d’une bande et qui n’appartiennent pas à Sa Majesté comme si elles étaient une réserve, au sens de la présente loi.

 

[16]         L’appelante cite les arrêts A.G. of Canada v. Canadian Pacific Ltd. (2002), 217 D.L.R. (4th) 83 (C.A.C.‑B.), et Osoyoos Indian Band v. Town of Oliver et al. (2001), 206 D.L.R. (4th) 385 (C.S.C.), comme faisant autorité à l’appui de la thèse selon laquelle un bien‑fonds n’a pas à appartenir à la Couronne pour être considéré comme une terre de réserve. Le premier arrêt porte sur des biens‑fonds expropriés par le Canadien Pacifique pour une emprise de chemin de fer. En vertu de la législation qui s’appliquait alors, le pouvoir d’expropriation d’une entreprise ferroviaire était limité aux biens‑fonds qui étaient nécessaires à l’exploitation du chemin de fer. Si la terre de réserve ainsi expropriée n’est plus nécessaire aux fins du chemin de fer, elle peut reprendre la qualité de terre de réserve. Le second arrêt porte sur les pouvoirs d’expropriation des autorités gouvernementales locales. Leurs pouvoirs ont été interprétés comme étant limités d’une façon similaire. Les faits de ces affaires sont fort différents des faits de la présente espèce. Dans ce cas‑ci, la preuve montre qu’au cours de la période pertinente, Home Hardware était propriétaire du bien‑fonds et que l’appelante exploitait la quincaillerie à son profit.

 

[17]         La jurisprudence établit, en ce qui concerne l’article 36, qu’il est essentiel que la Couronne déclare, implicitement ou expressément, que le bien‑fonds a été mis de côté à l’usage et au profit des Indiens. C’est ce qu’illustre l’arrêt Musqueam[3]. Il s’agissait d’une affaire dans laquelle la bande indienne de Musqueam avait unilatéralement déclaré que certains biens‑fonds appartenant à Musqueam Holdings étaient des terres de réserve. La société avait soutenu, sur cette base, que les biens-fonds étaient exemptés de la taxe, conformément à l’article 87 de la Loi sur les Indiens. Dans cette affaire‑là, la Cour d’appel a décidé que, pour que le bien‑fonds soit considéré comme une terre de réserve en vertu de l’article 36, la Couronne doit avoir déclaré que ce bien‑fonds était mis de côté à l’usage et au profit des membres de la bande. Si la Couronne a omis de le faire, on ne peut pas invoquer l’article 36 en vue de demander une exemption de taxe en vertu de l’article 87.

 

[18]         Il ressort des arrêts susmentionnés que l’article 36 s’applique si un bien‑fonds qui faisait partie d’une réserve a été exproprié à certaines fins restreintes et que ces fins n’existent plus, ou si la Couronne fédérale a déclaré que les biens‑fonds étaient mis de côté à l’usage et au profit d’une bande et que, pour une raison ou une autre, ils n’appartiennent pas à la Couronne.

 

[19]         Le bien‑fonds sur lequel la quincaillerie est située n’a pas été mis de côté à l’usage et au profit de la bande de Le Pas, étant donné qu’au cours de la période pertinente, Home Hardware le détenait en fief simple. Le certificat de titre établit ce fait. À l’heure actuelle, l’appelante est propriétaire en fief simple du bien‑fonds. La quincaillerie est exclusivement exploitée, sur le plan économique, au profit de l’appelante. La preuve montre que les membres de la bande de Le Pas achètent des marchandises à la quincaillerie de la même façon que d’autres Canadiens vivant à Le Pas. La quincaillerie n’a pas été mise de côté au profit commun de la bande de Le Pas.

 

[20]         L’appelante fait également valoir que l’article 58 de la Loi sur les biens réels du Manitoba, C.P.L.M. ch. R30, exige que la Couronne fédérale respecte la désignation du bien‑fonds figurant dans le certificat de titre, à savoir le [traduction] « bloc A, réserve indienne de Le Pas ». L’article 58 est ainsi libellé :

 

Certificat assujetti par inférence

 

58(1) Le bien-fonds visé par un certificat de titre est, par inférence, sans qu’une mention spéciale n’y soit portée et sauf déclaration contraire expresse, réputé être assujetti :

 

a) à la réserve en vigueur, contenue dans la concession initiale d’une terre accordée par la Couronne;

 

[21]         Cette disposition s’applique aux certificats de titre qui font partie d’un système provincial d’enregistrement foncier. Or, les terres de réserve sont définies en vertu de la législation fédérale. Par conséquent, la mention, dans un certificat de titre provincial, selon laquelle un bien‑fonds est une terre de réserve, comme c’est ici le cas, n’influe pas sur la qualité du bien‑fonds.

 

[22]         L’appelante affirme également que la cession du bien‑fonds en question, en 1906, par la bande de Le Pas n’était pas valide (voir le paragraphe 10 des présents motifs). Les membres de la bande de Le Pas ont uniquement contesté le moment auquel le produit de la vente du bien‑fonds cédé a été distribué et le montant distribué. Même si la cession était jugée invalide, ce que je ne suis pas prêt à conclure en l’espèce, l’opération serait tout au plus annulable, et la chose n’aurait aucun effet sur la question de savoir si le bien‑fonds était une terre de réserve au cours des années d’imposition visées par l’appel. L’opération ne serait pas nulle ab initio, parce que cela aurait un effet préjudiciable sur les intérêts de tiers innocents qui ont subséquemment acheté le bien‑fonds en toute bonne foi (voir Chippewas of Sarnia Band v. Attorney General of Canada et al. (2000), 51 O.R. (3d) 641 (C.A.), paragraphe 292).

 

La préclusion s’applique‑t‑elle?

 

[23]         L’appelante fait valoir que la préclusion empêche le ministre d’établir une cotisation à l’égard de l’appelante au titre de la TPS, parce que la Couronne fédérale a omis de modifier la mention trompeuse de la réserve de Le Pas sur le titre entre les années 1906 et 1912, lorsque le bien‑fonds faisait partie des Territoires du Nord‑Ouest et qu’il était exclusivement assujetti à l’administration fédérale. Cette erreur, sur le titre, a été répétée dans le système provincial d’enregistrement foncier, parce que la Couronne fédérale n’avait pas pris de mesures en vue de corriger le titre avant que le bien‑fonds fasse partie du Manitoba. Selon l’appelante, les actions ou la conduite de la Couronne fédérale constituent une déclaration de fait trompeuse et erronée sur laquelle l’appelante s’est fondée en décidant de ne pas percevoir la TPS sur les ventes ici en cause.

 

[24]         L’arrêt de la Cour suprême du Canada dans Canadian Superior Oil c. Hambly, [1970] R.C.S. 932, fait autorité en ce qui concerne la préclusion résultant d’une déclaration; le juge Martland a ainsi résumé les éléments essentiels de la préclusion résultant d’une déclaration, aux pages 939 et 940 :

 

[TRADUCTION] Les facteurs essentiels donnant lieu à la préclusion sont, je pense, les suivants :

 

(1) Une affirmation, ou une conduite y équivalant, qui a pour but d’inciter la personne à qui elle est faite à adopter une certaine ligne de conduite.

 

(2) Une action ou une omission résultant de l’affirmation, en paroles ou en actes, de la part de la personne à qui l’affirmation est faite.

 

(3) Un préjudice causé à cette personne en conséquence de cette action ou omission.

 

[25]         Dans la décision Alameda Holdings Inc. c. Canada, [1999] A.C.I. no 839 (QL), de la Cour canadienne de l’impôt, le juge Dussault a ainsi traité de l’élément « intention » de la doctrine de la préclusion résultant d’une déclaration :

 

74        Comme on le voit, l’intention de provoquer une ligne de conduite constitue un élément essentiel de la doctrine de [la préclusion résultant d’une déclaration]. À ce sujet, dans l’ouvrage de Bower et Turner : The Law Relating to Estoppel by Representation, 3rd ed., Butterworths, London, 1977, on insiste sur l’aspect essentiel de cet élément de la manière suivante à la page 93 :

 

[traduction]

 

Il est clair qu’en ce qui concerne la préclusion, comme dans le cas d’une action fondée sur une fausse déclaration, l’incitation est établie au moyen d’une preuve montrant que la déclaration visait à amener le destinataire de la déclaration à changer d’idée et qu’elle a eu ce résultat. Ni l’un ni l’autre élément n’est suffisant en l’absence de l’autre. Établir que l’auteur de la déclaration voulait obtenir cet effet ne rime à rien, à moins que l’effet lui‑même ne soit prouvé; il ne sert à rien non plus d’établir le résultat, à moins qu’il ne soit également démontré que l’auteur de la déclaration voulait en fait ou était réputé vouloir arriver à ce résultat.

[Non souligné dans l’original.]

 

[26]         Dans la cause Alameda Holdings, l’intention n’avait pas été prouvée, ni en fait alléguée, de sorte que l’argument fondé sur la préclusion résultant d’une déclaration n’a pas été retenu.

 

[27]         Dans la décision Goldstein c. Canada, [1995] A.C.I. no 170 (QL), [1995] 2 C.T.C. 2036, paragraphe 23 (QL), le juge Bowman (plus tard juge en chef) traite de la préclusion du fait du comportement :

 

On dit parfois que la préclusion n’est pas recevable contre la Couronne. Cette affirmation n’est pas exacte et semble provenir d’une mauvaise application du terme préclusion. Le principe de la préclusion lie la Couronne, tout comme d’autres principes de droit. La préclusion du fait du comportement, telle qu’elle s’applique à la Couronne, comprend des déclarations de faits de fonctionnaires de la Couronne sur lesquelles le sujet s’est fondé et en fonction desquelles il a agi, à son détriment. La doctrine n’a aucune application lorsqu’une interprétation particulière d’une loi a été communiquée à un sujet par un fonctionnaire de l’État, que le sujet s’est fondé sur cette interprétation à son détriment et que le gouvernement a ensuite retiré ou modifié l’interprétation. Dans un tel cas, un contribuable cherche parfois à invoquer la doctrine de la préclusion. Ce n’est pas approprié, non pas parce que ces déclarations donnent lieu à une préclusion qui ne lie pas la Couronne, mais plutôt parce qu’aucune préclusion ne peut se poser lorsque de telles déclarations ne sont pas conformes au droit. Bien que la préclusion soit maintenant un principe de droit positif, elle prend son origine dans le droit de la preuve et, en tant que telle, se rapporte aux déclarations de faits. Elle n’a aucun rôle à jouer lorsque des questions d’interprétation du droit sont en cause, car la préclusion ne peut déroger au droit.

 

[Renvois omis.]

 

[28]         À mon avis, la preuve présentée en l’espèce ne milite pas en faveur de l’argument de l’appelante fondé sur la préclusion. La description figurant sur le titre qui, selon ce qui est allégué, constitue la preuve de l’intention de l’intimée n’identifie pas la Couronne fédérale à titre de propriétaire du bien‑fonds en fiducie pour la bande de Le Pas. La mention, sur le titre, est simplement une mention historique du premier arpentage effectué aux fins de la création de la réserve. Le certificat de titre montre clairement que Home Hardware était propriétaire du bien‑fonds. En outre, M. Veitch, l’unique actionnaire de l’appelante, agissant pour le compte de l’appelante, a conclu un contrat avec Home Hardware aux fins de la location de la quincaillerie. L’appelante a par la suite acheté l’immeuble de Home Hardware. Ce comportement ne semble pas compatible avec l’allégation selon laquelle la description figurant sur le titre a amené M. Veitch à croire que l’immeuble était situé dans la réserve de Le Pas et que la bande de Le Pas possédait un certain droit à cet égard. La jurisprudence établit qu’un élément d’intention doit être présent dans la déclaration de fait trompeuse qui amène l’autre partie à changer sa conduite d’une façon qui lui cause préjudice. En d’autres termes, certains éléments de preuve doivent démontrer que la Couronne fédérale voulait déclarer que le bien‑fonds faisait partie d’une réserve, déclaration visant à amener l’appelante à ne pas percevoir la TPS sur les ventes conclues avec des Indiens et entraînant ce résultat.

 

[29]         Je ne crois pas que la mention de la réserve indienne de Le Pas, qui est censée se rapporter au premier arpentage, montre une telle intention. En outre, les renseignements figurant sur le titre sur lesquels l’appelante s’est fondée provenaient du Manitoba, et non de la Couronne fédérale. Ni l’une ni l’autre partie ici en cause n’a cité une cause portant sur une situation dans laquelle des actions consécutives, constituant des déclarations de fait trompeuses, auraient été commises.

 

[30]         M. Veitch a témoigné ainsi au sujet des renseignements qu’il recueillait pour les dossiers de l’appelante, en vue de justifier la non‑perception de la TPS sur les ventes conclues avec des Indiens vivant dans des réserves :

 

[traduction]

 

La procédure est donc la suivante : lorsque des Autochtones se présentent au magasin afin d’effectuer un achat, nous enregistrons d’abord leur nom, leur numéro de bande individuel ou le numéro du traité, quels que soient les termes maintenant utilisés, leur adresse dans la réserve, nous traitons ensuite la vente et nous leur faisons signer la facture, attestant que les renseignements sont – qu’ils sont bien les personnes qu’ils affirment être.

 

[31]         Ce qui est étrange dans cette déclaration, c’est la mention par M. Veitch de la pratique selon laquelle l’adresse de l’acheteur, dans la réserve, est notée. Ce renseignement ne serait pas nécessaire si, comme l’a allégué M. Veitch, l’appelante ne percevait pas la TPS, parce qu’elle croyait erronément que la quincaillerie était située dans une réserve. Je soupçonne qu’il peut régner une certaine confusion, de la part de M. Veitch et d’autres marchands, à Le Pas, au sujet de la pratique administrative de l’ARC d’exempter les ventes si le marchand livre les marchandises à des Indiens vivant dans une réserve. Cette pratique administrative ne s’applique pas aux marchandises livrées au magasin que les Indiens inscrits apportent dans la réserve.

 

[32]         La position prise par l’appelante est également contraire au principe selon lequel une question de droit ne peut pas donner lieu à la préclusion. La question de savoir si la quincaillerie fait partie d’une réserve est une question de droit et de fait mixte. Sauf pour l’exception stricte prévue à l’article 36 de la Loi sur les Indiens, la loi exige qu’une terre de réserve soit détenue en fiducie par la Couronne fédérale au profit d’une bande. On ne saurait affirmer que la loi prévoit le contraire sur ce point. Le certificat de titre ne dit pas que le bien‑fonds était détenu en fiducie par la Couronne ou qu’il a été mis de côté au profit de la bande de Le Pas. M. Veitch savait que la quincaillerie était indirectement exploitée exclusivement, sur le plan économique, à son propre profit.

 

[33]         Je comprends bien la difficulté que l’application du critère du point de vente cause à l’appelante. M. Veitch a témoigné que, s’il exige la taxe, il court le risque de perdre de 30 à 40 p. 100 de son chiffre d’affaires annuel. La politique administrative de l’ARC d’exempter les ventes de marchandises livrées dans une réserve ne constitue pas une solution pratique dans ce cas‑ci. Les marchands, à Le Pas, n’ont pas les moyens de livrer les marchandises dans la réserve lorsque de petits achats sont effectués. Je soupçonne qu’en pareille circonstance, leurs clients ne seraient pas non plus prêts à attendre pour prendre possession des marchandises. Il me semble que la pratique administrative de l’ARC favorise les marchands qui ont la chance de vendre des marchandises en plus grosses quantités ou à des prix plus élevés que ceux qui doivent s’en tenir à un plus gros volume de petites ventes pour gagner leur revenu. Dans le premier cas, les marchands peuvent offrir des services de livraison, alors que dans l’autre, ils ne le peuvent pas. Je laisse à l’ARC le soin de se demander s’il est temps de réexaminer la portée de sa politique administrative ou, en fait, de recommander la prise de mesures législatives à cet égard.


[34]         Pour tous ces motifs, l’appel est rejeté.

 

Signé à Ottawa, Canada, ce 15e jour de mars 2010.

 

 

 

 

 

« Robert J. Hogan »

Juge Hogan

 

 

 

Traduction certifiée conforme

ce 11e jour de juin 2010.

 

 

 

Mario Lagacé, jurilinguiste


RÉFÉRENCE :                                  2010 CCI 98

 

No DU DOSSIER DE LA COUR :      2006-1838(GST)I

 

INTITULÉ :                                       VEITCH HOLDINGS LTD.

                                                          c.

                                                          SA MAJESTÉ LA REINE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                   Winnipeg (Manitoba)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                 Les 7, 8 et 10 décembre 2009

 

MOTIFS DU JUGEMENT :               L’honorable juge Robert J. Hogan

 

DATE DU JUGEMENT :                   Le 15 mars 2010

 

COMPARUTIONS :

 

Avocat de l’appelante :

Me Scott Gray

 

Avocats de l’intimée :

Me Gérald Chartier

Me Melissa Danish

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

       Pour l’appelante :

 

                   Nom :                             Scott Gray

 

                   Cabinet :                         Mirwaldt & Gray

                                                          Winnipeg (Manitoba)

 

       Pour l’intimée :                            John H. Sims, c.r.

                                                          Sous-procureur général du Canada

                                                          Ottawa, Canada

 

 



[1] Loi sur les Indiens, L.R.C. 1985, ch. I-5, art. 2.

[2] Ibid.

[3] Musqueam Holdings Ltd. v. British Columbia (Assessor of Area No. 9 – Vancouver), 2000 BCCA 299, [2000] B.C.J. No. 1114 (QL).

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