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Dossier : 2008-3358(GST)G

 

ENTRE :

LESLIE JOHN BAKER,

appelant,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 

 

[traduction française officielle]

 

________________________________________________________________

 

Appel entendu le 19 avril 2010, à Toronto (Ontario)

 

Devant : L'honorable juge J. E. Hershfield

 

Comparutions :

 

Avocat de l'appelant :

Me James N. Aitchison

 

Avocat de l'intimée :

Me Shatru Ghan

________________________________________________________________

 

JUGEMENT

 

          L'appel interjeté à l'égard de la cotisation établie en vertu de la Loi sur la taxe d'accise au moyen de l'avis de cotisation portant le numéro A111964 et daté du 16 juillet 2007 est accueilli avec dépens, conformément aux motifs du jugement ci‑joints. La cotisation est renvoyée au ministre du Revenu national pour nouvel examen et nouvelle cotisation en tenant pour acquis que les exigences prévues au paragraphe 323(3) de la Loi sur la taxe d'accise ont été remplies.

 

Signé à Ottawa, Canada, ce 14e jour de mai 2010.

 

 

« J. E. Hershfield »

Le juge Hershfield

 

 

Traduction certifiée conforme

ce 21e jour de juillet 2010.

 

 

 

Yves Bellefeuille, réviseur

 


 

 

 

 

Référence : 2010 CCI 268

Date : 20100514

Dossier : 2008-3358(GST)G

 

ENTRE :

LESLIE JOHN BAKER,

appelant,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 

[traduction française officielle]

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

Le juge Hershfield

 

La question en litige

 

[1]     Une société (1050560 Ontario Limited) constituée en novembre 1993 a omis de verser au receveur général du Canada le montant net de 126 497,01 $ au titre de la taxe sur les produits et services (la « TPS ») dû en application de la Loi sur la taxe d'accise (la « LTA ») pour la période allant du 1er juillet 1994 au 31 décembre 2006. Une cotisation a été établie à l'égard de la société relativement au montant de TPS non versé, ainsi que des pénalités de 100 296,85 $ et des intérêts de 62 383,82 $.

 

[2]     Un certificat relatif à la dette de la société a été enregistré en novembre 2004. Le montant dû par la société n'a pas encore été recouvré.

 

[3]     Au moyen d'un avis de cotisation daté du 16 juillet 2007, une cotisation totalisant 289 177,68 $ a été établie à l'égard de l'appelant en vertu de l'article 323 de la LTA relativement à la dette de la société.

 

[4]     L'appelant reconnaît avoir été l'unique administrateur et l'unique actionnaire de la société tout au long de la période en cause.

 

[5]     L'appelant fonde sa position sur le paragraphe 323(3) de la LTA, qui est ainsi rédigé :

 

323(3) Diligence — L'administrateur n'encourt pas de responsabilité s'il a agi avec autant de soin, de diligence et de compétence pour prévenir le manquement visé au paragraphe (1) que ne l'aurait fait une personne raisonnablement prudente dans les mêmes circonstances.

 

[6]     En l'espèce, la seule question en litige est de savoir si l'appelant a agi avec autant de soin, de diligence et de compétence pour prévenir l'omission de verser le montant de TPS dû que ne l'aurait fait une personne raisonnablement prudente dans les mêmes circonstances.

 

Le contexte général

 

[7]     L'appelant et sa fille ont tous deux témoigné à l'audience.

 

[8]     L'appelant a 64 ans et réside à Zephyr, en Ontario, dans la région de Durham, à l'est de Toronto.

 

[9]     Il a cessé d'aller à l'école après la sixième année. L'appelant a dit avoir été peu présent à l'école pendant cette dernière année.

 

[10]    L'appelant a quitté l'école pour faire des petits travaux à l'hippodrome Greenwood, à Toronto, où il nettoyait les stalles et conduisait les chevaux. Il a continué à travailler à l'hippodrome pendant plusieurs années. Au fil du temps, il a commencé à faire d'autres petits travaux, notamment garer des voitures et faire des travaux d'entretien et de nettoyage.

 

[11]    Malgré ces petits travaux, l'appelant a témoigné qu'essentiellement, il travaillait avec les chevaux depuis l'âge de dix ans. Après la fermeture de l'hippodrome Greenwood, l'appelant a continué à travailler dans les écuries de Woodbine. Plus tard, l'appelant a réussi à exploiter une entreprise de pension et d'entraînement de chevaux.

 

[12]    Lorsqu'ils se sont mariés, l'appelant avait 19 ans et son épouse, maintenant décédée, en avait 18. Ils ont eu deux enfants. L'épouse de l'appelant avait terminé sa douzième année. De son côté, l'appelant n'avait jamais poursuivi ses études, et, bien qu'il ait reconnu être capable de lire le journal et des textes semblables, il n'a jamais trouvé facile de comprendre ou de remplir des formulaires.

 

[13]    À 18 ans, l'épouse de l'appelant a commencé à travailler à la Banque Royale. Caissière à ses débuts, elle a occupé divers postes et est finalement devenue l'adjointe du directeur. À 35 ans, l'épouse de l'appelant a eu le cancer du sein et a dû subir l'ablation d'un sein. Quelques années plus tard, elle a eu un cancer de l'ovaire. Après avoir reçu des traitements et s'être rétablie pendant un certain temps, l'épouse de l'appelant a reçu un diagnostic de cancer des os, puis, en dernier lieu, un diagnostic de cancer du cerveau. Elle est décédée en juillet 2002, à l'âge de 55 ans.

 

[14]    Les cancers de l'épouse de l'appelant ont été traités par chimiothérapie et radiothérapie.

 

[15]    Jusqu'à sa mort, l'épouse de l'appelant s'occupait seule des comptes et des affaires financières du ménage, à l'exclusion de l'appelant. Ce dernier n'avait ni carte de crédit ni carte bancaire.

 

La constitution de la société et les faits postérieurs

 

[16]    Avant la constitution de la société, l'appelant avait commencé à entraîner des chevaux à la ferme de 2,5 acres de ses parents, où il vivait dans le garage avec sa famille.

 

[17]    L'appelant entraînait environ 45 chevaux qui étaient en pension à la ferme. Il était propriétaire de seulement quelques‑uns de ces chevaux. L'épouse de l'appelant s'occupait entièrement de la comptabilité et des tâches administratives, y compris les opérations bancaires, la facturation et le paiement des comptes.

 

[18]    La ferme familiale a été vendue il y a environ 18 ans, et la société a alors été constituée.

 

[19]    L'appelant a acheté une nouvelle ferme avec l'aide d'un investisseur qu'il avait rencontré lors de ses activités d'entraînement et de pension de chevaux. Cet investisseur détenait un intérêt dans la terre agricole, mais n'avait aucun intérêt dans les activités d'entraînement et de pension pour chevaux de la société.

 

[20]    La société a exploité son entreprise sous la raison sociale Red Oak Training Centre (le « Centre ») à Zephyr jusqu'en 2007. Pendant cette période, le centre hébergeait entre 30 et 70 chevaux, et, selon le moment, un ou deux des chevaux en pension au Centre pouvaient appartenir à l'appelant.

 

[21]    L'épouse de l'appelant continuait à s'occuper de toutes les tâches administratives relatives à l'exploitation du Centre, notamment les opérations bancaires, la facturation et le paiement des comptes. L'appelant savait que des factures étaient envoyées aux propriétaires des chevaux pour les services d'entraînement et de pension, mais il a témoigné qu'il n'avait jamais eu connaissance de problèmes financiers ou de dettes découlant de l'exploitation de l'entreprise.

 

[22]    L'appelant a témoigné que c'est son épouse qui avait eu l'idée de constituer la société et que, bien qu'il sût être l'unique actionnaire et administrateur de la société, il s'en remettait entièrement à son épouse et ne connaissait absolument pas les responsabilités qui incombent à un administrateur. L'appelant croyait que son épouse était honnête et compétente et qu'elle prenait toutes les mesures nécessaires pour respecter les obligations juridiques, commerciales et fiscales de la société.

 

[23]    En plus d'avoir reconnu qu'il ne savait rien de ses responsabilités en tant qu'administrateur, l'appelant a dit qu'il n'avait jamais discuté des tâches d'un administrateur avec qui que ce soit, y compris son épouse. Il n'a jamais cherché à se renseigner.

 

[24]    Quoique l'appelant ait admis qu'il croyait être signataire autorisé à l'égard des comptes bancaires, il n'avait jamais signé de chèque pendant la période où son épouse s'occupait de toutes les tâches administratives relatives aux activités de l'entreprise[1].

 

[25]    L'appelant a reconnu qu'il recevait un faible salaire de la société et qu'il s'en servait pour acheter de l'essence pour sa camionnette et, parfois, pour faire des provisions.

 

[26]    De temps à autre, la société employait aussi deux ou trois autres employés, selon ses besoins, mais, là encore, c'était l'épouse de l'appelant qui faisait les chèques et faisait appel à un service de paye pour se conformer aux diverses exigences relatives à la paye des employés.

 

[27]    L'appelant a reconnu qu'un comptable avait travaillé pour la société, mais il ne sait pas quel rôle le comptable jouait. L'appelant n'a jamais vu d'état financier ou de déclaration fiscale de la société; malgré cela, il croyait que ces déclarations étaient produites et que son épouse les signait.

 

[28]    L'appelant n'a jamais reçu de demande de l'Agence du revenu du Canada (l'« ARC ») ou d'avis l'informant que les versements de TPS n'avaient pas été faits. L'appelant a été complètement surpris lorsque, après la mort de son épouse, le comptable, après avoir examiné tous les dossiers tenus par l'épouse de l'appelant que la fille de l'appelant lui avait remis, a conclu qu'il existait un problème relatif à la TPS.

 

[29]    Après cette découverte, des déclarations ont été produites et les défauts de versement ont été divulgués à l'ARC, ce qui a permis à celle‑ci de déterminer la dette fiscale de la société et d'établir une cotisation[2]. Comme je l'ai déjà souligné, rien ne permet de croire que la détermination de la dette fiscale de la société et l'établissement d'une cotisation aient été rendus possibles par autre chose que cette divulgation volontaire[3].

 

[30]    Une fois que la fille de l'appelant eut découvert le problème, des déclarations trimestrielles de TPS ont été produites à compter de la date du décès de l'épouse de l'appelant, et les versements dus ont été faits[4]. La fille de l'appelant a continué de s'occuper des tâches administratives de la société après la mort de sa mère et jusqu'à la fin des activités de l'entreprise, en 2007.

 

[31]    La fille de l'appelant a un diplôme d'études secondaires, et elle a travaillé pendant un certain nombre d'années pour le service des avantages sociaux de la Commission des transports de Toronto.

 

[32]    La fille de l'appelant a témoigné qu'elle était incapable d'expliquer pourquoi sa mère n'avait pas respecté l'obligation qu'avait la société de faire des versements de TPS. Bien que sa mère ait été malade, rien ne permet de croire qu'elle ne s'occupait pas de la gestion de la société. De toute manière, la fille de l'appelant a affirmé qu'elle et son père avaient tout fait pour régler le problème une fois celui‑ci découvert. En fait, l'appelant a affirmé avoir encaissé la totalité de ses REÉR, pour quelque 20 000 $, afin de régler l'arriéré de TPS dû par la société.

 

[33]    L'appelant et sa fille ont tous deux témoigné que la société avait cessé ses activités en 2007, lorsque l'ARC avait saisi le compte bancaire de la société. Depuis ce moment‑là, le fils de l'appelant exploite un centre d'entraînement de chevaux et l'appelant travaille pour son fils.

 

Les arguments de l'appelant

 

[34]    L'appelant se fonde sur le principe, exprimé par la Cour d'appel fédérale dans Soper c. La Reine[5], selon lequel l'administrateur n'a pas besoin de manifester, dans l'exercice de ses fonctions, un degré de compétence et de soin supérieur à ce qu'on peut attendre d'une personne ayant ses connaissances et son expérience. Quoique ce critère soit objectif parce qu'il repose sur la norme de la personne raisonnable, il est aussi subjectif étant donné que la personne raisonnable est définie en fonction des connaissances et de l'expérience de l'intéressé.

 

[35]    L'appelant s'est décrit comme un administrateur externe ou un administrateur que de nom. Selon l'arrêt Soper, il est plus facile pour ce genre d'administrateur d'invoquer le moyen de défense de la diligence raisonnable.

 

[36]    L'appelant se fonde aussi sur la conclusion de Soper selon laquelle, en l'absence de motifs pour avoir des soupçons, l'administrateur peut compter sur les dirigeants de la société pour s'acquitter avec intégrité des fonctions qui leur ont été régulièrement déléguées. À moins qu'il n'existe de motifs d'avoir des soupçons, il est permis de compter sur les personnes qui s'occupent de la gestion quotidienne de la société pour payer des dettes comme les créances de Sa Majesté. Pour pouvoir invoquer le moyen de défense de la diligence raisonnable, il n'est pas nécessaire que l'administrateur prenne des mesures concrètes pour contrôler ou surveiller le respect des obligations de verser la taxe.

 

[37]    L'appelant s'est aussi fondé sur Smith c. La Reine[6], un autre arrêt où la Cour d'appel fédérale a conclu que la personne qui n'a pas de connaissances ou d'expérience en affaires sera tenue à une norme moins élevée que celle qui est expérimentée. Si une personne prudente, en pareilles circonstances, n'eût pas connu l'existence du problème, on ne peut pas conclure que la personne n'en a fait aucun cas.

 

[38]    Dans Kenny c. La Reine[7], la Cour a conclu que l'époux avait fait preuve de diligence raisonnable en comptant sur son épouse pour établir les déclarations et tenir les livres comptables de la société. On avait assuré à l'époux, un administrateur en l'occurrence, que les obligations relatives à la TPS étaient respectées. La Cour a conclu que le manque de raffinement de l'appelant dans le domaine de la comptabilité d'entreprise et le fait qu'il s'appuyait sur ce qu'il croyait être des renseignements exacts provenant de son épouse, en qui il avait confiance, et qui était également administratrice de la société, suffisaient pour établir qu'il avait fait preuve de diligence raisonnable. L'appelant et son épouse détenaient chacun la moitié des actions de la société.

 

[39]    Dans Pereira c. La Reine[8], une autre affaire où un administrateur sans expérience en affaires ou en comptabilité avait fait confiance à une autre personne, la Cour a conclu que le moyen de défense de la diligence raisonnable pouvait être invoqué. Dans cette décision, la Cour a conclu qu'il fallait tenir compte de l'éducation, de l'expérience et du discernement de l'appelant. Dans Pereira, l'appelant n'avait jamais participé à la gestion et à l'administration courantes de la société. Son rôle était limité à faire de la maçonnerie et à signer quelques chèques. Il semble que, dans cette affaire‑là, l'appelant n'était pas actionnaire de la société.

 

[40]    De même, l'appelant a invoqué Jeffrey c. La Reine[9], une décision où l'un des trois administrateurs, qui n'était un administrateur que de nom, qui n'avait qu'une scolarité de 10e année et qui n'avait aucune idée de ce qui se passait dans la société, a été exonéré de toute responsabilité grâce au moyen de défense de la diligence raisonnable. Cet appelant ne savait rien des affaires de la société, ne s'en était jamais informé, et n'avait jamais été instruit par les deux autres administrateurs de ce qui se passait. Il était un administrateur externe qui ne possédait aucun renseignement et n'était informé d'aucun fait qui lui aurait permis de conclure que les versements pouvaient poser problème. Son appel a donc été accueilli. Il semble que l'appelant n'était pas actionnaire de la société. Son père, l'un des autres administrateurs, était actionnaire de la société.

 

[41]    L'appelant s'est fondé sur Tremblay c. La Reine[10] pour souligner qu'une personne prudente doit agir dès qu'une vérification révèle qu'il existe un problème de défaut de versement. Il affirme qu'il n'est pas raisonnable de s'attendre à ce que des mesures soient prises lorsque, avant une vérification ou autre enquête de l'ARC, il n'y a aucune raison d'avoir des soupçons ou de poser des questions. L'affaire Tremblay portait sur plusieurs appels, mettant en cause diverses sociétés, qui ont été entendus sur preuve commune. L'appelant a eu gain de cause grâce au moyen de défense de la diligence raisonnable dans un cas où il n'était pas actionnaire et dans un autre cas où il était le seul actionnaire. Dans les motifs du jugement, aucune distinction n'a été faite entre ces deux cas en fonction du statut d'actionnaire.

 

[42]    Dans Pascoal c. La Reine[11], Antonio Pascoal, un administrateur de droit, était travailleur de la construction. Il comptait sur son fils pour les opérations bancaires, la tenue des comptes, le pouvoir de signature, les versements et les autres tâches de bureau connexes. L'autre administratrice, Natalie (la fille d'Antonio), n'avait aucun pouvoir de signature et travaillait à temps plein à un hôpital pendant la période pertinente. Elle et son père n'étaient nullement en mesure d'influer sur les événements ni, en particulier, de veiller à ce que la TPS et les versements de retenues à la source soient payés. Le fils était celui qui avait de l'instruction. Son père et sa soeur le respectaient hautement et avaient confiance en lui. La Cour a conclu que le père et sa fille avaient agi raisonnablement en se fiant à un membre de la famille et en suivant ses conseils, même erronés, au sujet de leurs responsabilités en tant qu'administrateurs. Cette affaire portait sur deux sociétés. Le fils de l'appelant était le troisième administrateur de la première, mais il n'était pas administrateur de la deuxième. Dans les deux cas, la Cour a conclu que le père et sa fille étaient des administrateurs externes et qu'ils n'étaient pas responsables des défauts de versement.

 

[43]    La décision Sanford c. La Reine[12] est une autre décision où la Cour a conclu qu'un administrateur que de nom est assujetti à une norme de prudence plus faible.

 

[44]    Dans McCarthy, Exécuteur testamentaire c. La Reine[13], l'un des trois administrateurs n'a pas été tenu responsable parce qu'il n'était administrateur que de nom. C'était un vieil homme peu instruit et il n'aurait pas pu influer sur le cours des événements. Rien ne donne à penser que le fait qu'il ne savait pratiquement pas ce qui se passait pouvait le rendre responsable, et ce, même s'il semblait avoir un intérêt considérable dans la société.

 

[45]    Dans Bains c. La Reine[14], M. Bains a été tenu responsable de la TPS non versée à compter du moment où il a été informé du défaut de versement. Dès ce moment‑là, il aurait dû faire davantage pour que la TPS soit payée. Une personne raisonnablement prudente aurait établi une procédure pour s'assurer que la personne responsable de verser la TPS le fasse. Une fois avisé du problème, l'administrateur est tenu à une norme de prudence plus forte.

 

Les arguments de l'intimée

 

[46]    L'intimée a mis l'accent sur le fait que l'appelant n'avait absolument pas cherché à se renseigner sur les questions financières relatives à l'entreprise. L'avocat de l'intimée a aussi avancé qu'il est difficile de croire que l'appelant ait pu ignorer aussi profondément ces questions et ne rien savoir de la gestion de l'entreprise alors qu'il côtoyait constamment son épouse, qui était responsable de cette gestion‑là.

 

[47]    L'intimée a insisté sur des principes jurisprudentiels, adoptés dans Soper, qui donnent de l'importance aux obligations concrètes des administrateurs. De plus, contrairement à la position adoptée par l'appelant, l'intimée qualifie celui‑ci d'administrateur interne. Bien que la preuve ne permette pas de conclure que l'appelant participait à la gestion courante de la société, l'intimée a donné de l'importance au fait que l'appelant était l'unique administrateur et l'unique actionnaire de la société, ce qui donnerait à penser qu'il pouvait influencer la façon dont l'entreprise était gérée. L'intimée a soutenu que, dans une pareille situation, il est plus difficile de soutenir de façon convaincante qu'il n'existait pas d'obligation de se renseigner.

 

[48]    L'intimée s'est fondée sur Garland c. La Reine[15], une autre affaire portant sur un administrateur et actionnaire unique qui s'était fié à son épouse. Dans Garland, l'appelant n'avait pas réussi à se défendre en invoquant le moyen de défense de la diligence raisonnable, et ce, même s'il était « loin d'être un homme d'affaires chevronné ».

 

[49]    L'intimée a aussi invoqué la décision Woo c. La Reine[16]. Dans cette affaire, un administrateur qui était tenu dans le noir par deux autres administrateurs, des membres de sa famille, au sujet de certaines questions financières, notamment des défauts de versement, a été tenu responsable même s'il avait été tenu dans le noir. L'appelant était un important actionnaire de la société en cause, et la Cour a conclu qu'il était un administrateur interne qui restait totalement passif, au point d'être qualifié d'irresponsable.

 

[50]    L'intimée a aussi cité Lockhart c. La Reine[17] et Power c. La Reine[18]. Ni l'une ni l'autre de ces décisions n'est particulièrement pertinente. Dans Lockhart, la Cour a conclu que l'appelant était un homme très intelligent et bien informé qui avait de l'expérience en affaires. Il savait qu'il y avait des problèmes relatifs aux flux de trésorerie et il avait apparemment examiné les états financiers mensuels intermédiaires, mais il ne s'était pas renseigné au sujet des retenues à la source. Dans Power, un administrateur a été tenu responsable parce qu'il était l'unique administrateur et qu'il savait qu'on lui demandait d'être administrateur avant d'accepter d'accorder du financement à la société de sa soeur. La soeur de l'appelant avait fait faillite, ce qui aurait dû alerter ce dernier qu'elle avait besoin de plus qu'une surveillance superficielle lors de l'administration des affaires de l'entreprise.

 

[51]    La dernière décision à laquelle l'avocat de l'intimée a fait référence est Penney c. La Reine[19]. La Cour y a conclu que l'aveuglement volontaire n'était pas un moyen de défense à la responsabilité de l'administrateur. Dans cette affaire, un timbre de la signature de l'appelante avait été fait, mais cette dernière n'avait jamais posé de question sur l'utilisation de ce timbre, qui était apposé sur divers documents sans qu'on la consulte sur la nature de ceux‑ci. Comme on l'avait informé qu'elle ne courait aucun risque et n'avait aucune obligation, elle avait fermé les yeux sur tout ce qui touchait à l'administration de l'entreprise. Elle détenait toutes les actions de la société pour son frère. De plus, l'appelante avait une certaine expérience en affaires.

 

Analyse

 

[52]    Comme je l'ai déjà souligné, l'élément subjectif de la norme de prudence à laquelle sont assujettis les administrateurs qui invoquent le moyen de défense de la diligence raisonnable a été énoncé par la Cour d'appel fédérale dans Soper. Dans cet arrêt, cette norme de prudence a été qualifiée de norme « objective subjective », aux paragraphes 40 et 41 :

 

Le moment convient bien pour résumer mes conclusions au sujet du paragraphe 227.1(3) de la Loi de l'impôt sur le revenu. La norme de prudence énoncée au paragraphe 227.1(3) de la Loi est fondamentalement souple. Au lieu de traiter les administrateurs comme un groupe homogène de professionnels dont la conduite est régie par une seule norme immuable, cette disposition comporte un élément subjectif qui tient compte des connaissances personnelles et de l'expérience de l'administrateur, ainsi que du contexte de la société visée, notamment son organisation, ses ressources, ses usages et sa conduite. Ainsi, on attend plus des personnes qui possèdent des compétences supérieures à la moyenne (p. ex. les gens d'affaires chevronnés).

 

La norme de prudence énoncée au paragraphe 227.1(3) de la Loi n'est donc pas purement objective. Elle n'est pas purement subjective non plus. Il ne suffit pas qu'un administrateur affirme qu'il a fait de son mieux, car il invoque ainsi la norme purement subjective. Il est également évident que l'intégrité ne suffit pas. Toutefois, la norme n'est pas une norme professionnelle. Ces situations ne sont pas régies non plus par la norme du droit de la négligence. La Loi contient plutôt des éléments objectifs, qui sont représentés par la notion de la personne raisonnable, et des éléments subjectifs, qui sont inhérents à des considérations individuelles comme la « compétence » et l'idée de « circonstances comparables ». Par conséquent, la norme peut à bon droit être qualifiée de norme « objective subjective ».

 

[Non souligné dans l'original.]

 

[53]    La souplesse de cette norme de prudence est aussi illustrée par le fait qu'elle est moins exigeante pour l'administrateur qui participe moins à l'administration d'une société que pour celui qui y participe davantage. Aux fins des articles 227.1 de la Loi de l'impôt sur le revenu (la « LIR ») et 323 de la LTA[20], si les circonstances le permettent, les administrateurs peuvent déléguer leurs responsabilités d'administrateurs et être exonérés s'ils se fient aux délégataires. Autrement dit, pour l'application de ces dispositions, les administrateurs que de nom ou les administrateurs externes ne sont pas assujettis aux obligations imposées aux administrateurs par le droit des sociétés dans la même mesure que les administrateurs internes, qui jouent un rôle plus actif.

 

[54]    Plus loin dans Soper, au paragraphe 44, la Cour d'appel fédérale a fait l'observation suivante au sujet de l'application de la norme « objective subjective » aux administrateurs internes :

 

[...] Mais cependant, il est difficile de nier que les administrateurs internes, c'est‑à‑dire ceux qui s'occupent de la gestion quotidienne de la société et qui peuvent influencer la conduite de ses affaires, sont ceux qui auront le plus de mal à invoquer la défense de diligence raisonnable. Pour ces personnes, ce sera une opération ardue de soutenir avec conviction que, malgré leur participation quotidienne à la gestion de l'entreprise, elles n'avaient aucun sens des affaires, au point que ce facteur devrait l'emporter sur la présomption qu'elles étaient au courant des exigences de versement et d'un problème à cet égard, ou auraient dû l'être. Bref, les administrateurs internes auront un obstacle important à vaincre
quand ils soutiendront que l'élément subjectif de la norme de prudence devrait primer l'aspect objectif de la norme.

 

[Non souligné dans l'original.]

 

[55]    En soutenant que l'appelant, à titre d'unique actionnaire et administrateur, ne peut pas être considéré comme un administrateur externe, l'intimée présume en fait que, selon Soper, une personne peut seulement être administrateur externe si elle n'a pas d'intérêt important dans la société et s'il existe au moins un autre administrateur, qui serait l'administrateur interne. Il s'agit bien sûr de facteurs à considérer pour décider si un administrateur pouvait découvrir ou empêcher un défaut de versement, mais, même pris ensemble, ce ne sont pas des facteurs déterminants. Affirmer qu'ils le sont, ou même simplement leur donner assez d'importance pour rendre plus difficile le recours au moyen de défense de la diligence raisonnable, c'est affaiblir la souplesse qui a été reconnue comme une composante importante et inhérente de ce moyen de défense.

 

[56]    Il est vrai que l'on peut se demander comment une personne raisonnable agissant comme unique administrateur, même si elle n'a que les connaissances et les compétences limitées de l'appelant, peut avoir recours au moyen de défense de la diligence raisonnable si elle n'a aucune connaissance de ses obligations. Cependant, je n'admets pas que le moyen de défense de la diligence raisonnable cède lorsqu'un administrateur unique n'a aucune connaissance de ses obligations : il cède lorsque la confiance dont a fait preuve l'administrateur n'était pas raisonnable. L'avertissement énoncé dans Smith, selon lequel le moyen de défense de la diligence raisonnable ne sera probablement d'aucune aide à un administrateur qui n'a pas tenu compte des obligations légales imposées aux administrateurs, ne constitue pas un obstacle infranchissable au recours au moyen de défense de la diligence raisonnable dans une affaire comme celle qui fait l'objet du présent appel. Dans ce contexte, l'expression « ne pas tenir compte » comprend l'idée de conduite irresponsable ou d'aveuglement volontaire. À mon avis, cela n'empêche pas quelqu'un comme l'appelant — qui a des connaissances et des compétences limitées et n'a pas fait preuve d'irresponsabilité ou d'aveuglement volontaire — d'avoir recours au moyen de défense de la diligence raisonnable.

 

[57]    De plus, je note que c'est l'épouse de l'appelant qui avait eu l'idée de fonder la société. Si le fait que l'appelant se soit fié à son épouse pour s'occuper du versement de la taxe ne l'empêche pas d'invoquer le moyen de défense de la diligence raisonnable, le fait qu'il lui ait fait confiance pour structurer la société ne peut pas, indirectement, changer ce résultat.

 

[58]    Par ailleurs, un administrateur unique qui ne connaît pas les obligations qui incombent aux administrateurs ne peut pas être traité plus sévèrement qu'un administrateur unique qui connaît ces obligations et qui se fie à un tiers pour les remplir. Il serait plus juste de poser la question suivante : compte tenu des circonstances, si l'appelant avait connu ses obligations, aurait‑il pu se fier à son épouse pour les remplir et être exonéré par le moyen de défense de la diligence raisonnable? Ainsi, l'application de la norme de prudence ne peut pas être différente dans le cas d'un administrateur unique. Un administrateur unique, tout comme un conseil d'administration composé de plusieurs administrateurs, peut déléguer ses obligations en matière de respect des exigences légales et peut être exonéré si sa conduite ne révèle pas que, dans les circonstances, il aurait dû prendre des mesures pour découvrir ou prévenir un défaut de versement.

 

[59]    En fait, la distinction faite entre l'administrateur interne et l'administrateur externe pour l'application de la norme de prudence énoncée dans Soper ne constitue qu'un outil utile pour décider si un administrateur — qu'il soit l'unique administrateur ou non — aurait dû faire quelque chose pour empêcher un défaut de versement. C'est pour répondre à cette question‑là que l'on a recours à la norme « objective subjective ». C'est ce que la Cour d'appel fédérale a souligné dans R. c. Corsano[21]. Au paragraphe 23 de ses motifs concordants, le juge Létourneau s'est prononcé de la sorte au sujet de la norme de prudence décrite dans Soper :

 

[23]      Il est vrai que notre Cour a déclaré dans Soper que « [l]a norme de prudence énoncée au paragraphe 227.1(3) de la Loi est fondamentalement souple ». Il ressort toutefois clairement de la lecture de ce jugement que c'est l'application de la norme qui est souple, à cause des connaissances, des facteurs et des circonstances variés et différents qu'il faut apprécier pour déterminer si, dans une situation donnée, un administrateur s'est conformé à la norme de prudence prévue dans la Loi. Le paragraphe 227.1(3) n'établit qu'une seule norme applicable à tous les administrateurs, celle de savoir s'ils ont agi avec le degré de prudence, de diligence et d'habileté requis pour prévenir le manquement qu'une personne raisonnablement prudente aurait exercé dans des circonstances comparables.

 

[Non souligné dans l'original.]

 

[60]    Je note aussi que, dans Soper, il a été reconnu que certains administrateurs internes n'ont pas été tenus responsables. Par conséquent, même si l'analyse devait révéler que l'appelant était un administrateur interne, la conclusion finale ne serait pas nécessairement changée. Dans un cas comme celui qui nous occupe, le fait de conclure qu'une personne comme l'appelant, dont les capacités sont limitées, est responsable des omissions de son épouse ne permettrait pas d'empêcher les défauts de paiement. L'appelant doit pouvoir invoquer le moyen de défense de la diligence raisonnable.

 

[61]    Toutefois, il existe une décision de la Cour qui appuie une conclusion différente. Dans Weyand c. La Reine[22], le juge Mogan s'est penché sur la distinction entre l'administrateur interne et l'administrateur externe dans le cas d'une administratrice unique qui avait confié à son époux la responsabilité de la gestion de la société. Au paragraphe 28 de sa décision, le juge Mogan a tiré une conclusion qui n'est pas favorable à l'appelant en l'espèce :

 

[28]      J'examinerai le statut de l'appelante, d'abord en tant qu'administratrice interne, puis en tant qu'administratrice externe. Si une société a deux ou plusieurs administrateurs, l'un d'eux peut être qualifié d'« interne » ou d'« externe » selon les fonctions qu'il exerce dans l'exploitation commerciale de la société. Si la société ne possède qu'un seul administrateur et cet individu sait qu'il est l'unique administrateur, à mon avis, il est implicitement un administrateur interne car il sait qu'il ne peut compter sur personne d'autre pour endosser les obligations d'un administrateur. Par conséquent, je conclus que l'appelante était une administratrice interne de Blackberry à partir du 24 mai 2000. Le tiers auquel un unique administrateur, sachant qu'il est le seul administrateur, permet d'assumer la responsabilité de la gestion de la société est à mon avis le mandataire de l'unique administrateur et sa conduite peut être imputée à l'unique administrateur. Dans la mesure où l'appelante a permis à son mari de gérer quelque activité de Blackberry après le 24 mai, je considère ce dernier comme mandataire de l'appelante et j'impute sa conduite à cette dernière.

 

[Non souligné dans l'original.]

 

[62]    Dans Sziklai c. La Reine[23], j'ai considéré la conclusion du juge Mogan à ce sujet, et je suis arrivé à la même conclusion qu'en l'espèce :

 

[11]      Par conséquent, les administrateurs internes, par définition, participent à la gestion de l'entreprise. Imputer la participation à la gestion de l'entreprise à une personne qui ne participait pas à celle‑ci est incompatible avec ce facteur déterminant. De plus, le fait d'imputer à l'administrateur unique de la société la participation à la gestion de celle‑ci et la conduite de la personne qui s'est soustraite à ses obligations implique qu'aucune défense fondée sur la diligence raisonnable ne peut être invoquée par les administrateurs uniques. Il est clair qu'il ne peut en être ainsi, et, à mon avis, il ne faut pas non plus supposer que le juge Mogan voulait que sa conclusion soit considérée comme étant une règle immuable dans tous les cas.

 

[12]      Cela ne veut pas dire que la norme de diligence à laquelle l'appelant est assujetti n'est pas plus stricte que celle à laquelle les administrateurs externes sont assujettis. La démarche qui consiste à établir une distinction entre les administrateurs « internes » et les administrateurs « externes » sert à déterminer ce qu'une personne raisonnablement prudente aurait fait dans les mêmes circonstances. Dans ce contexte, il serait peut‑être mieux de se poser simplement la question de savoir si, compte tenu de sa position et de son niveau de participation, l'appelant était en mesure de détecter des problèmes éventuels et de les résoudre. Le juge Bonner a adopté cette approche dans la décision Mariani c. La Reine. Au paragraphe 19, il a dit ce qui suit :

 

Je ne peux souscrire au point de vue de l'intimée. La distinction entre les catégories d'administrateurs internes et externes ne fait pas partie d'un processus mécanique de classification dans des catégories définies de manière rigide de gagnants et de perdants. Il s'agit plutôt d'une reconnaissance qui va de soi. Certains administrateurs, généralement parce qu'ils participent à la gestion au jour le jour de l'entreprise, sont en meilleure position que d'autres pour détecter la possibilité de manquements et y faire face. Il s'agit là d'un élément pertinent.

 

[63]    L'intimée insiste néanmoins pour que j'accorde de l'importance au fait que, comme c'était l'épouse de l'appelant qui était responsable de faire les versements, l'appelant ne devrait pas être réputé ne rien savoir des difficultés. Contrairement à l'intimée, je n'ai aucune difficulté à croire que l'épouse de l'appelant, qui était malade, aurait non seulement pu omettre de faire part des problèmes à son époux à la maison, mais qu'elle aurait aussi délibérément évité de l'en aviser. Cela n'empêche pas l'appelant d'invoquer le moyen de défense de la diligence raisonnable. À mon avis, il est crédible que l'appelant n'ait eu aucune connaissance des circonstances qui auraient dû le pousser à agir. Aucun élément de preuve ne donne à penser que l'appelant aurait dû avoir connaissance de circonstances qui auraient poussé une personne raisonnable à se renseigner ou à agir.

 

[64]    Pour ce qui est du fait que l'appelant était l'unique actionnaire de la société, je reconnais qu'on suppose en général que les défauts de versement servent à maintenir une société à flot, ce qui profite aux actionnaires. Cette tendance donne à penser que, comme l'appelant était le seul à profiter du mauvais emploi de la taxe perçue, il ne devrait pas échapper à sa responsabilité quant au versement de cette taxe.

 

[65]    En l'espèce, il se peut que les sommes non versées aient permis à la société de poursuivre ses activités. Cependant, aucun élément de preuve n'a été présenté pour établir que le non‑versement de la TPS, si même elle avait été perçue, était nécessaire à la solvabilité de la société. Même si tel était le cas, rien ne permet de croire que l'appelant le savait ou aurait dû se douter que cela était possible. Comme je l'ai déjà dit, contrairement à l'intimée, je suis tout à fait prêt à croire que l'épouse malade de l'appelant n'ait pas fait part de ces renseignements troublants à son époux.

 

[66]    Je note aussi que, dans la jurisprudence citée par les parties, l'importance donnée à la propriété des actions, même dans le cas d'un administrateur unique qui est actionnaire unique, ne constitue pas un facteur prépondérant. Même dans Garland, après avoir conclu qu'un administrateur et actionnaire unique qui s'était fié à son épouse ne pouvait pas invoquer le moyen de défense de la diligence raisonnable, le juge a souligné que, même si l'administrateur était loin d'être un homme d'affaires chevronné, il « s'est chargé de gérer la société ». Il s'agit d'une distinction pertinente entre Garland et la présente affaire : elle met l'accent là où il le faut.

 

[67]    Bien que l'analyse menée jusqu'ici permette d'éloigner toute préoccupation quant au fait que l'appelant était l'unique actionnaire et administrateur de la société, l'application d'une approche différente à cet aspect de la présente affaire donne le même résultat. Cette approche veut que, dans les faits, l'appelant n'était pas l'unique administrateur de la société.

 

[68]    Si l'on admet que l'épouse de l'appelant était la personne responsable de la gestion et de l'administration courantes de la société, on peut soutenir qu'elle était administratrice de fait de la société. Les éléments de preuve présentés permettent de conclure que l'épouse de l'appelant avait un rôle bien plus important que de simplement prendre des mesures administratives pour veiller à ce que la société se conforme à l'ensemble de ses obligations légales et réglementaires. Vu le témoignage de deux témoins crédibles, je suis convaincu que l'épouse de l'appelant était non seulement responsable de la gestion de l'entreprise et des activités de la société, mais que, forcément, elle se présentait aux tiers comme ayant l'autorité pour jouer ce rôle; ainsi, elle agissait comme administratrice de fait de la société.

 

[69]    J'ai déjà traité de la question des administrateurs de fait relativement à l'application de l'article 227.1 de la LIR, et mon opinion n'a pas changé depuis que je l'ai exprimée dans Bonotto c. La Reine[24].

 

[70]    Dans Bonotto, j'ai souligné que le paragraphe 115(1) de la Loi sur les sociétés par actions de l'Ontario porte que les fonctions d'un administrateur consistent à diriger ou à superviser les activités commerciales et les affaires internes d'une société. Cette disposition légale confirme mon opinion voulant qu'en l'espèce, en tant que personne qui dirigeait ou supervisait les activités commerciales et les affaires internes de la société, l'épouse de l'appelant jouait le rôle d'administratrice. Elle se supervisait elle‑même, elle était responsable des opérations bancaires comme seule signataire autorisée, elle signait les déclarations fiscales et, concrètement, elle n'était pas obligée de rendre des comptes et ne recevait pas de directives lorsqu'elle assumait, sans entrave, toutes les responsabilités incombant à une administratrice en sa qualité d'administratrice. Autrement dit, compte tenu des éléments de preuve présentés, je suis d'avis que, même si l'appelant était l'unique administrateur de droit de la société, son épouse se présentait aux tiers comme une administratrice.

 

[71]    Dans Corsano, la Cour d'appel fédérale a conclu que, pour l'application de l'article 227.1 de la LIR, les personnes qui prétendent agir comme administrateurs peuvent être tenues responsables en tant qu'administrateurs de fait. Cependant, le juge Noël, auteur des motifs majoritaires, n'est pas allé jusqu'à dire que ces personnes sont des administrateurs.

 

[72]    Dans ses motifs concordants, le juge Létourneau s'est dit d'accord avec la décision majoritaire, mais il a conclu qu'à l'article 227.1 de la LIR, le terme « administrateur » vise autant les administrateurs de fait que les administrateurs de droit. Bien que l'on ait déjà affirmé que la différence entre l'approche du juge Noël et celle du juge Létourneau est une fausse piste, je suis d'avis que cette distinction peut être pertinente dans certains cas. Par exemple, si l'on appliquait l'approche du juge Noël à l'épouse de l'appelant en tenant pour acquis qu'elle était administratrice de fait, elle serait tenue responsable pour l'application de l'article 323 de la LTA, et ce, même si elle ne pouvait pas être considérée comme une administratrice à d'autres fins (par exemple, pour modifier la composition du conseil d'administration en le faisant passer d'un unique administrateur à un conseil de deux personnes pour l'application de cette disposition‑là).

 

[73]    Au paragraphe 52 de Bonotto, j'ai avancé que l'approche du juge Létourneau semblait l'avoir emporté. Si cette hypothèse est juste, dans la présente affaire, je suis en présence d'un conseil d'administration de deux membres, dont l'un est plus clairement un administrateur que de nom. On admet plus facilement que ce genre d'administrateur est un administrateur externe, peu importe l'intérêt qu'il détient dans la société. De plus, comme je l'ai déjà noté, pour démontrer qu'il a fait preuve de diligence raisonnable selon la norme de prudence énoncée dans Soper, l'administrateur externe fait face à des exigences bien moindres que l'administrateur interne.

 

[74]    En outre, le fait que deux personnes puissent être tenues responsables dans la présente affaire en application de l'article 323 de la LTA pourrait atténuer la préoccupation selon laquelle l'exonération de l'appelant ferait que personne ne serait responsable des défauts de versement. Il ne faudrait pas tenir compte de ce facteur, mais le fait de conclure que l'épouse de l'appelant (ou sa succession) était une administratrice de fait permettrait de répondre à cette préoccupation. Il est peu probable que l'épouse de l'appelant aurait pu invoquer le moyen de défense de la diligence raisonnable, à moins qu'elle ne soit devenue incapable à la fin de sa vie, ce qui n'a pas été démontré en l'espèce. En fait, si l'on avait établi que l'épouse de l'appelant était devenue incapable, je serais probablement arrivé à une conclusion différente à l'égard de la responsabilité de l'appelant. Dans un tel cas, une personne raisonnablement prudente se trouvant dans les mêmes circonstances aurait peut‑être demandé de l'aide à quelqu'un d'autre plus tôt, par exemple à sa fille.

 

[75]    Pour conclure mon analyse, je tiens à souligner que la jurisprudence invoquée par l'appelant est très tolérante envers les administrateurs de bonne foi dont on a conclu, parce qu'ils avaient fait confiance à quelqu'un d'autre et qu'ils connaissaient les limites de leurs propres capacités, qu'ils avaient agi avec suffisamment de soin, de diligence et de compétence pour prévenir un défaut de versement, et ce, même s'ils ne s'étaient pas renseignés et n'avaient accordé que peu ou pas d'importance à leurs responsabilités en tant qu'administrateur, car ils ne les connaissaient pas. Cependant, cette tolérance a une réserve : l'omission de se renseigner et de respecter les obligations incombant à l'administrateur qui n'étaient pas connues ne doit pas être due à l'aveuglement volontaire attribuable à une intention de ne pas découvrir de problème, mais plutôt à une confiance bien fondée — autant subjectivement qu'objectivement — et au fait que les limites sont véritables et auraient restreint le respect des obligations si celles‑ci avaient été connues.

 

[76]    Par surcroît, la jurisprudence invoquée établit clairement que le devoir concret d'agir ne naît qu'au moment où l'administrateur apprend ou devrait avoir appris l'existence des faits qui porteraient une personne raisonnable à conclure qu'il pourrait exister un défaut de versement.

 

[77]    Compte tenu de ces observations générales sur l'état du droit relativement aux circonstances dans lesquelles un administrateur peut être exonéré grâce au moyen de défense de la diligence raisonnable, je conclus que l'appelant ne doit pas être tenu responsable des défauts de versement de la société. Ses capacités sont bel et bien limitées, et, dans les circonstances, on ne peut pas dire qu'il a été irresponsable ou a fait preuve d'aveuglement volontaire. Le soin avec lequel l'appelant a agi s'est limité à faire confiance à son épouse. Dans des circonstances comparables, une personne raisonnablement prudente n'ayant presque aucune connaissance ou expérience en affaires n'aurait pas agi avec plus de diligence pour comprendre ses obligations en tant qu'administrateur et n'aurait pas joué un rôle plus actif pour veiller à les respecter. L'appelant était chargé des tâches pratiques — s'occuper des chevaux et les entraîner —, des tâches qui ne sont pas normalement confiées aux administrateurs. Il était un administrateur que de nom, un rôle que lui avait donné son épouse.

 

[78]    Je répète que cette conclusion repose sur le fait que l'épouse de l'appelant, à qui l'appelant se fiait, était digne de la confiance que lui témoignait ce dernier. Les antécédents, l'expérience et le caractère de l'épouse de l'appelant ne donnaient à l'appelant aucun motif d'avoir des soupçons. Comme l'appelant était un administrateur de droit, l'ARC avait le loisir de l'aviser des défauts de versement. Rien ne prouve que cela ait été fait. Dès que l'appelant a découvert les défauts de versement, il a fait une divulgation volontaire.

 

[79]    Même dans Woo, une décision invoquée par l'intimée, le fait d'avoir été tenu dans l'ignorance par un membre de sa famille au sujet de certaines questions financières, notamment des défauts de versement, n'était pas suffisant pour empêcher l'appelant d'invoquer avec succès le moyen de défense de la diligence raisonnable. Dans Woo, la Cour avait aussi conclu que l'appelant avait des motifs d'avoir des soupçons. Ce n'était pas le cas en l'espèce. Dans Bains, la responsabilité a commencé à courir à compter du moment où l'administrateur a été avisé du problème. Dans la présente affaire, l'appelant a entrepris les démarches nécessaires pour résoudre le problème dès qu'il en a pris connaissance. Rien ne justifiait d'avoir des soupçons avant la mort de l'épouse de l'appelant. Je suis d'avis que l'omission de s'être renseigné ne porte pas un coup fatal à la position de l'appelant.

 

[80]    Tout comme dans Pereira, en l'espèce, l'appelant était un administrateur ayant peu d'expérience, dont le véritable rôle était très différent de la gestion et de l'administration courantes de la société. Comme dans Pascoal, le fait que l'appelant se soit fié à un membre de sa famille ne doit pas l'empêcher d'être exonéré grâce au moyen de défense de la diligence raisonnable. Les ressemblances entre ces décisions et la présente affaire sont manifestes, et elles justifient d'accueillir les présents appels.

 

[81]    De toute manière, chaque affaire doit être analysée en fonction des circonstances qui lui sont propres, lesquelles servent à guider le juge qui analyse les éléments de preuve. Dans Cloutier c. M.R.N.[25], le juge Bowman (tel était alors son titre) a mis de l'avant une approche qui est encore aussi raisonnable aujourd'hui qu'en 1993. L'appel en question avait été interjeté par des administrateurs qui avaient été tenus responsables de l'impôt non versé par une société et dû en application de la LIR. Le juge Bowman s'est exprimé de la sorte :

 

Il s'agit donc de trancher une question de fait; la Cour doit essayer, dans la mesure du possible, de déterminer ce qu'une personne raisonnablement prudente aurait dû et aurait pu faire à l'époque dans des circonstances comparables. Les tentatives faites par les tribunaux pour évoquer l'hypothétique personne raisonnable ne se sont pas toujours soldées par une réussite incontestable. Des critères ont été élaborés, affinés et réitérés de manière à donner au processus une apparence de rationalité et d'objectivité, mais, en fin de compte, le juge chargé de rendre une décision doit appliquer ses propres notions du bon sens et de l'équité. Il est facile de faire preuve de sagesse après coup. Le tribunal doit essayer d'éviter de se demander : qu'aurais‑je fait en sachant ce que je sais maintenant? Ce n'est pas ce genre de jugement ex post facto qu'il nous faut porter en l'espèce. Bien des décisions subjectives qui se révèlent ultérieurement mauvaises n'auraient pas été prises si, au moment de les prendre, la personne avait su ce qui allait se passer ensuite.

 

[Non souligné dans l'original.]

 

[82]    Tout compte fait, je suis convaincu que les exigences prévues au paragraphe 323(3) de la LTA ont été remplies. L'appelant s'est fié à son épouse, la personne chargée des fonctions administratives relatives à la conformité aux obligations légales et réglementaires. En l'espèce, cette confiance permet à
l'appelant de satisfaire aux exigences prévues au paragraphe 323(3) de la LTA. Par conséquent, l'appel est accueilli avec dépens.

 

Signé à Ottawa, Canada, ce 14e jour de mai 2010.

 

 

« J. E. Hershfield »

Le juge Hershfield

 

 

Traduction certifiée conforme

ce 21e jour de juillet 2010.

 

 

 

Yves Bellefeuille, réviseur

 



RÉFÉRENCE :

2010 CCI 268

 

No DU DOSSIER DE LA COUR :

2008-3358(GST)G

 

INTITULÉ :

Leslie John Baker c. Sa Majesté la Reine

 

LIEU DE L'AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L'AUDIENCE :

Le 19 avril 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

L'honorable juge J. E. Hershfield

 

DATE DU JUGEMENT :

Le 14 mai 2010

 

COMPARUTIONS :

 

Avocat de l'appelant :

Me James N. Aitchison

 

Avocat de l'intimée :

Me Shatru Ghan

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Pour l'appelant :

 

Nom :

James N. Aitchison

 

Cabinet :

Aitchison Law Office

Avocats

Oshawa Centre

Pièce 185, C.P. 30628

419, rue King Ouest

Oshawa (Ontario) L1J 8L8

 

Pour l'intimée :

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Ottawa, Canada

 



[1] La fille de l'appelant a témoigné qu'après la mort de l'épouse de l'appelant, lorsqu'elle eut pris en charge la comptabilité et les tâches administratives, son père l'appelait de temps à autre pour lui demander comment faire un chèque.

 

[2] Aucune copie d'une facture produite au cours des activités du Centre n'a été présentée à la Cour, et la réponse à l'avis d'appel ne comportait aucune hypothèse de fait portant sur la question de savoir si la TPS était facturée aux clients du Centre.

 

[3] Rien n'indique qu'un allègement ait été accordé pour tenir compte du fait que les défauts de versement avaient été divulgués volontairement.

 

[4] Il semble qu'une annexe jointe à la réponse à l'avis d'appel fasse état de versements insuffisants pour certaines périodes de déclaration, mais cette annexe n'a pas été déposée en preuve, et l'intimée n'a pas fait témoigner quelqu'un qui aurait pu identifier l'annexe et en parler. Je suis convaincu que la société a fait tous les versements exigés pour chaque période de déclaration postérieure au décès de l'épouse de l'appelant, en juillet 2002. La fille de l'appelant croit que certains de ces versements ont pu être appliqués à l'arriéré de TPS, mais ce n'était pas l'objet de ces versements. Les paiements étaient faits au même rythme que les déclarations; la TPS était versée à l'égard des obligations pour le trimestre faisant l'objet de la déclaration.

 

[5] [1998] 1 C.F. 124.

 

[6] 2001 CAF 84.

 

[7] no 2000‑1219(GST)I, 30 janvier 2001, [2001] A.C.I. no 58 (QL) (C.C.I.).

 

[8] 2007 CCI 737.

 

[9] no 98‑1155(GST)I, 20 septembre 1999, [1999] A.C.I. no 609 (QL) (C.C.I.).

 

[10] no 95‑1812(GST)I, 30 mars 1996, [1996] A.C.I. no 315 (QL) (C.C.I.).

 

[11] 2009 CCI 608.

 

[12] no 91‑277(IT)G, 22 septembre 1995, [1995] A.C.I. no 1086 (QL) (C.C.I.).

 

[13] no 94‑2371(IT)G, 2 décembre 1996, [1996] A.C.I. no 1599 (QL) (C.C.I.).

 

[14] no 97-3248(GST)I, 19 août 1999, [1999] A.C.I. no 518 (QL) (C.C.I.).

 

[15] 2004 CCI 494.

 

[16] no 2000-3119(IT)G, 18 janvier 2002, [2002] A.C.I. no 31 (QL) (C.C.I.).

 

[17] no 2000-3764(IT)I, 18 juin 2001, [2001] A.C.I. no 404 (QL) (C.C.I.).

 

[18] no 98-9304(GST)I, 30 juin 2000, [2000] A.C.I. no 407 (QL) (C.C.I.).

 

[19] no 98-1609(GST)I, 17 novembre 1999, [1999] A.C.I. no 803 (QL) (C.C.I.).

 

[20] Ces deux articles imposent les mêmes obligations aux administrateurs, et ils prévoient tous deux le même moyen de défense de la diligence raisonnable.

 

[21] [1999] 3 C.F. 173 (C.A.F.).

 

[22] 2004 CCI 355.

 

[23] 2006 CCI 68.

 

[24] 2008 CCI 221 (voir les paragraphes 48 à 56).

 

[25] no 90-3532(IT), 23 mars 1993, [1993] A.C.I. no 103 (QL) (C.C.I.).

 

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