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Dossier : 2009-2603(IT)I

ENTRE :

FATME CHARAFEDDINE,

appelante,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 

 

[traduction française officielle]

 

____________________________________________________________________

 

Appel entendu le 23 juin 2010, à Montréal (Québec)

 

Devant : L’honorable juge G. A. Sheridan

 

Comparutions :

 

Avocate de l’intimée :

Me Deborah Mankovitz

 

Représentantes de l’intimée :

Me Marie-Claude Landry

Mme Sara Jahanbakhsh (stagiaire en droit)

____________________________________________________________________

 

JUGEMENT

 

          Les appels interjetés à l’égard des avis de détermination datés du 20 février 2009 et établis en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu pour les périodes allant de juillet 2006 à juin 2009 relativement à la prestation fiscale canadienne pour enfants et au crédit de taxe sur les produits et services sont accueillis et les nouvelles cotisations sont annulées.

 

 

 

Signé à Ottawa, Canada, ce 6e jour d’août 2010.

 

 

 

« G.A. Sheridan »

Juge Sheridan

 

 

 

Traduction certifiée conforme

ce 21e jour de septembre 2010.

 

Jean-François Leclerc-Sirois, LL.B, M.A.Trad.Jur.


 

 

 

 

Référence : 2010 CCI 417

Date : 20100806

Dossier : 2009-2603(IT)I

ENTRE :

FATME CHARAFEDDINE,

appelante,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 

 

[traduction française officielle]

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

La juge Sheridan

 

[1]              Dans le présent appel, instruit sous le régime de la procédure informelle, la seule question en litige est de savoir si le ministre du Revenu national (le « ministre ») a conclu à juste titre que l’appelante avait reçu des montants en trop au titre de la prestation fiscale canadienne pour enfants (la « PFCE ») et du crédit de taxe sur les produits et services (le « CTPS ») pour les années de base 2005, 2006 et 2007, une période allant de juillet 2006 à juin 2009 (la « période »).

 

[2]              C’est l’enlèvement des deux filles de l’appelante par son ancien époux, Safi Ahmed Ghaddar, lors de vacances au Liban en septembre 2004 qui est à l’origine du présent appel. Les deux enfants sont nées à Ottawa, au Canada, et étaient âgées de 6 ans et de 3 ans lorsqu’elles ont été enlevées.

 

[3]              Dès l’arrivée de la famille à l’aéroport au Liban, M. Ghaddar a tenté de s’enfuir à la résidence de ses parents avec ses deux filles. Cependant, il a seulement réussi à entraîner l’une de ses filles : l’autre est repartie avec l’appelante chez les parents de celle‑ci. Après des conversations frénétiques de part et d’autre, l’appelante s’est laissée convaincre de se rendre avec sa fille chez les parents de M. Ghaddar pour régler le problème. Le résultat a été désastreux. À un certain moment, l’appelante a réussi à s’enfuir avec ses filles jusqu’à l’aéroport, où elle a cherché à revenir au Canada. Toutefois, M. Ghaddar avait une longueur d’avance : les agents de l’aéroport ont empêché l’appelante de partir. Les fillettes ont été remises à leur père. L’appelante s’est alors présentée à l’ambassade du Canada à Beyrouth. Elle est restée au Liban pendant près d’un an pour trouver, dans ce pays, un moyen légal de ramener ses filles au Canada. En fin de compte, les démarches de l’appelante ont échoué. En septembre 2005, l’appelante est revenue chez elle, seule, mais déterminée à se servir du système judiciaire canadien pour obtenir que ses filles soient rapatriées saines et sauves.

 

[4]              Au moment de la présente audience, M. Ghaddar retenait toujours ses enfants au Liban. Il a demandé – et semble avoir obtenu – une ordonnance d’un tribunal religieux du Liban, ordonnance selon laquelle l’appelante devait notamment [traduction] « se plier aux règles de son époux, revenir vivre sous le même toit que lui et s’acquitter de ses devoirs conjugaux […] »[1].

 

[5]              Pour des motifs purement humanitaires, la majorité dira que l’appel devrait être accueilli. Cependant, du point de vue juridique, pour que ce résultat soit possible, l’appelante doit démontrer qu’elle satisfait aux critères de la Loi de l’impôt sur le revenu (la « Loi »). Plus précisément, l’appelante doit satisfaire aux critères prévus à la définition de « particulier admissible » de l’article 122.6 de la Loi :

 

« particulier admissible » S’agissant, à un moment donné, du particulier admissible à l’égard d’une personne à charge admissible, personne qui répond aux conditions suivantes à ce moment :

 

a) elle réside avec la personne à charge;

 

b) elle est la personne – père ou mère de la personne à charge – qui assume principalement la responsabilité pour le soin et l’éducation de cette dernière;

 

[…]

 

h) les critères prévus par règlement serviront à déterminer en quoi consistent le soin et l’éducation d’une personne.

 

[6]              Pour que l’appelante ait droit à la PFCE et au CTPS, il faut que les enfants aient résidé avec elle durant la période. Par ailleurs, pour avoir droit à la PFCE, l’appelante doit remplir une exigence supplémentaire : elle doit être la personne qui « assum[ait] principalement la responsabilité pour le soin et l’éducation […] » de ses filles durant la période.

 

[7]              Le ministre soutient que, comme les enfants ne se trouvaient pas physiquement au Canada, on ne peut pas dire qu’ils résidaient avec l’appelante ou que l’appelante assumait principalement la responsabilité pour leur soin. Bien qu’elle ait reconnu le caractère répréhensible de la conduite de M. Ghaddar et les effets de son [traduction] « manque de coopération », l’avocate de l’intimée a soutenu que les enfants étaient néanmoins « établis » au Liban et que l’appelante ne pouvait donc pas satisfaire au critère du « particulier admissible ».

 

[8]              Compte tenu des circonstances particulières du présent appel, je ne trouve pas cet argument‑là convaincant. Le principe selon lequel des enfants qui sont retenus illicitement à l’étranger peuvent y être « établis » me semble fondamentalement vicié.

 

[9]              Anne Bourdeau, Angela Faraoni et l’appelante elle‑même ont témoigné pour l’appelante. Mme Bourdeau est la fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères et du Commerce international du Canada (le « MAECI ») qui est finalement devenue responsable du dossier de l’appelante quant à l’enlèvement des enfants de celle‑ci. Mme Faraoni est conseillère au refuge pour femmes battues où, pour un certain temps après son retour au Canada, l’appelante s’est réfugiée et a demandé conseil. Le témoignage de ces trois personnes n’a pas été attaqué par l’intimée. J’ai trouvé qu’elles ont toutes trois rendu un témoignage crédible. L’intimée n’a appelé aucun témoin.

 

[10]         Pour ce qui est de la question du lieu de résidence, le point de départ est l’hypothèse du ministre selon laquelle l’appelante et sa famille étaient allées au Liban pour prendre des vacances. Peu importe les desseins que M. Ghaddar a pu nourrir, je prête foi au témoignage de l’appelante selon lequel elle et ses enfants avaient bien l’intention de revenir au Canada. Les filles avaient été inscrites à l’école pour l’automne suivant. L’appartement entièrement meublé de la famille et leur voiture attendaient son retour. Aucune démarche n’avait été entreprise pour résilier le bail du logement.

 

[11]         Dans les faits, l’appelante n’a pas pu revenir au pays comme prévu parce qu’elle refusait de laisser ses enfants au Liban. La personne ressource de l’appelante à l’ambassade du Canada était Jean‑Marc Lesage, alors responsable du programme « Nos enfants disparus » du MAECI. M. Lesage a commencé à s’occuper du dossier de l’appelante le 11 avril 2005[2]. L’affidavit de M. Lesage corrobore le témoignage de l’appelante selon lequel les démarches de l’appelante pour obtenir la garde de ses enfants en vertu du droit libanais ont échoué.

 

[12]         Lorsque l’appelante est finalement retournée à Montréal en septembre 2005, elle a découvert que son locateur avait exercé ses droits à l’égard de l’appartement de la famille et qu’il avait disposé de leurs biens et de leurs meubles. Comme M. Ghaddar insistait pour que l’appelante travaille dans son entreprise de restauration, l’appelante n’avait désormais plus d’emploi. Se trouvant à la rue, l’appelante s’est tournée vers un centre d’hébergement pour femmes. C’est là qu’elle a rencontré Mme Faraoni, qui lui a fourni des services de consultation et des conseils financiers. Mme Faraoni a aidé l’appelante à obtenir des prestations d’aide sociale pour subvenir à ses besoins et poursuivre ses efforts visant à retrouver ses filles. Elle a aussi aidé l’appelante à communiquer avec ses enfants, à exercer des recours juridiques et à inscrire des renseignements au sujet de ses filles sur un site Web portant sur les enfants disparus[3].

 

[13]         Les efforts de l’appelante ont enfin commencé à porter fruit. Le 20 avril 2006, tout juste avant le début de la période, l’appelante a obtenu un jugement provisoire (rendu définitif le 17 octobre 2007[4]) par lequel la Cour supérieure du Québec[5] a confirmé que la province de Québec, au Canada, était le lieu de résidence habituelle de l’appelante et de ses deux enfants et a accordé la garde des enfants à l’appelante. Bien que l’appelante ait fait signifier ces ordonnances à M. Ghaddar, au Liban, ce dernier a continué de refuser catégoriquement d’obtempérer aux ordonnances des tribunaux canadiens.

 

[14]         Tout au long de la période, l’appelante a continué à se battre pour obtenir le retour de ses enfants. Le 3 février 2009, après avoir consulté des éléments de preuve correspondant sensiblement à ceux sur lesquels l’appelante se fonde en l’espèce, la Cour supérieure du Québec a déclaré M. Ghaddar coupable d’outrage au Tribunal. Pour justifier cette conclusion, la juge Petras a affirmé que : [traduction] « […] la preuve révèle au-delà de tout doute raisonnable que [M. Ghaddar] continue à refuser catégoriquement de coopérer dans cette affaire et qu’il a expressément choisi de faire fi des jugements et des ordonnances de la Cour supérieure » [6].

 

[15]         Dans de telles circonstances, je n’ai aucune difficulté à conclure que, légalement, les enfants résidaient avec l’appelante. Durant la période, elles étaient simplement trop jeunes, trop faibles et trop vulnérables pour avoir le moindre mot à dire quant à leur lieu de résidence. Si leur père ne les avait pas retenues illicitement au Liban, les fillettes auraient été présentes physiquement au Canada et, sans cet enlèvement illégal, aux soins de leur mère, et, n’eût été du refus d’obtempérer de M. Ghaddar, à la seule garde de l’appelante. Compte tenu des circonstances, le fait de conclure que les enfants « résidaient » au Liban reviendrait à cautionner la conduite illégale de M. Ghaddar – l’administration de la justice s’en trouverait déconsidérée. Durant toute la période, et même jusqu’à aujourd’hui, c’est l’appelante qui représente le refuge des fillettes. Les enfants résident avec leur mère.

 

[16]         En tirant cette conclusion, je n’oublie pas que c’est habituellement la définition selon laquelle « résider » veut dire « vivre dans la même maison » [7] qui est appliquée aux affaires relatives à la PFCE. Cependant, dans certains cas qui partagent les circonstances inhabituelles de la présente affaire, la Cour a conclu qu’un parent et un enfant peuvent résider ensemble sans être présents physiquement dans la même demeure. Par exemple, dans Bouchard v. R.[8], où le père était emprisonné, dans Penner v. R.[9], où l’enfant était au pensionnat et dans Attia c. La Reine[10], où les enfants avaient aussi été enlevés[11]. Le lieu de résidence est une question de fait qui doit être tranchée selon les circonstances particulières à chaque affaire. Il faut aussi respecter l’objectif du législateur, à savoir de mettre des ressources financières à la disposition de la personne dont dépendent le soin et le bien-être des enfants. En l’espèce, seule l’appelante jouait ce rôle auprès des enfants.

 

[17]         Il faut aussi trancher la question de savoir si l’appelante était la personne qui assumait principalement la responsabilité pour le soin et l’éducation des enfants. Suivant l’alinéa h) de la définition de « particulier admissible », pour décider si l’appelante était cette personne, il faut tenir compte des critères prévus à l’article 6302 du Règlement de l’impôt sur le revenu (le « Règlement ») :

 

6302.   Pour l’application de l’alinéa h) de la définition de « particulier admissible » à l’article 122.6 de la Loi, les critères suivants servent à déterminer en quoi consistent le soin et l’éducation d’une personne à charge admissible :

 

a) le fait de surveiller les activités quotidiennes de la personne à charge admissible et de voir à ses besoins quotidiens;

 

b) le maintien d’un milieu sécuritaire là où elle réside;

 

c) l’obtention de soins médicaux pour elle à intervalles réguliers et en cas de besoin, ainsi que son transport aux endroits où ces soins sont offerts;

 

d) l’organisation pour elle d’activités éducatives, récréatives, athlétiques ou semblables, sa participation à de telles activités et son transport à cette fin;

 

e) le fait de subvenir à ses besoins lorsqu’elle est malade ou a besoin de l’assistance d’une autre personne;

 

f) le fait de veiller à son hygiène corporelle de façon régulière;

 

g) de façon générale, le fait d’être présent auprès d’elle et de la guider;

 

h) l’existence d’une ordonnance rendue à son égard par un tribunal qui est valide dans la juridiction où elle réside.

 

[18]         La jurisprudence portant sur l’article 6302 du Règlement établit clairement que tous ces critères ne seront pas applicables dans chaque affaire. Par exemple, si l’enfant est assez vieux pour que le parent n’ait pas à veiller à son hygiène corporelle, l’alinéa f) ne s’appliquera pas. De même, si l’enfant n’a pas été malade pendant la période pertinente, l’alinéa e) ne s’appliquera pas non plus.

 

[19]         En l’espèce, le comportement illégal de M. Ghadar a rendu inapplicables tous les critères énoncés à l’article 6302 du Règlement, exception faite de l’alinéa h) et, dans une certaine mesure, de l’alinéa b). Pour ce qui est de l’alinéa h), l’appelante a obtenu trois ordonnances judiciaires valides pendant la période – les deux premières déclarant que les enfants étaient sous la garde de l’appelante et résidaient avec elle au Québec et la troisième condamnant M. Ghaddar pour ne pas s’être conformé à ces ordonnances. Ces ordonnances étaient fondées sur les conclusions de faits tirées par la Cour supérieure quant à la situation qui existait durant la période. Pour ce qui est de l’alinéa b), les efforts faits par l’appelante pour rapatrier les enfants au Canada en toute sécurité grâce à tous les recours juridiques dont elle disposait ne sont pas contraires au « maintien d’un milieu sécuritaire » pour les enfants dans sa résidence.

 

[20]         Compte tenu des circonstances extraordinaires de la présente affaire et du fait que ma décision n’aura pas valeur de précédent, je suis convaincue que les enfants résidaient avec l’appelante et que celle‑ci était la personne qui assumait principalement la responsabilité pour le soin et l’éducation des enfants durant la période.

 

[21]         Pour les motifs exposés ci‑dessus, l’appel est accueilli et la nouvelle cotisation établie par le ministre est annulée.

 

 

 

Signé à Ottawa, Canada, ce 6e jour d’août 2010.

 

 

 

« G.A. Sheridan »

Juge Sheridan

 

 

 

Traduction certifiée conforme

ce 21e jour de septembre 2010.

 

Jean-François Leclerc-Sirois, LL.B, M.A.Trad.Jur.



RÉFÉRENCE :

2010 CCI 417

 

No DU DOSSIER DE LA COUR :

2009-2603(IT)I

 

INTITULÉ :

Fatme Charafeddine c. Sa Majesté la Reine

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 23 juin 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

L’honorable juge G. A. Sheridan

 

DATE DU JUGEMENT :

Le 6 août 2010

 

COMPARUTIONS :

 

Avocate de l’appelante :

Me Deborah Mankovitz

 

Représentantes de l’intimée :

Me Marie‑Claude Landry

Mme Sara Jahanbakhsh (stagiaire en droit)

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Pour l’appelante :

 

Nom :

Deborah Mankovitz

 

Cabinet :

Grey Casgrain

 

Pour l’intimée :

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Ottawa, Canada

 



[1] Pièce A‑1.

[2] Affidavit de Jean‑Marc Lesage à l’appui de la pièce A‑1, « Requête de la demanderesse visant à obtenir une ordonnance spéciale enjoignant au défendeur de comparaître pour répondre à une accusation d’outrage au tribunal ».

[3] Pièce A‑12.

[4] Pièce A‑5.

[5] Pièce A‑4.

[6] Pièce A‑7.

[7] Burton v. R., [2000] 1 C.T.C. 2727; S.R. v. R., [2004] 1 C.T.C. 2386;  Callwood v. R., [2004] 2 C.T.C. 2801.

[8] [2009] 4 C.T.C. 2006.

[9] [2006] 5 C.T.C. 2372.

[10] 2010 CCI 308.

[11] Dans cette affaire, la Cour a conclu qu’il y avait résidence commune, mais que l’appelant n’avait cependant pas démontré qu’il était principalement responsable du soin des enfants.

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