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Dossier : 2009-1078(CPP)

ENTRE :

S K MANPOWER LTD.,

appelante,

et

 

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL,

intimé.

 

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

____________________________________________________________________

Appel entendu sur preuve commune avec l’appel de

S K Manpower Ltd., (2009-1079(EI)), à Toronto (Ontario),

le 11 mars 2010 et poursuivi le 25 mai 2010.

 

Devant : L’honorable juge G. A. Sheridan

 

Comparutions :

 

Avocat de l’appelante :

Me Domenic Marciano

Avocate de l’intimé :

Me Iris Kingston

___________________________________________________________________

JUGEMENT

 

Conformément aux motifs du jugement ci‑joints, l’appel interjeté à l’égard de la cotisation établie le 7 mars 2008 et subséquemment confirmée par le ministre du Revenu national est accueilli et la cotisation est annulée compte tenu du fait que le travail effectué par les travailleurs pendant la période pertinente ne constituait pas un emploi assurable ou ouvrant droit à pension.

 

       Signé à Ottawa, Canada, ce 10e jour de novembre 2010.

 

 

« G. A. Sheridan »

Juge Sheridan

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

ce 28e jour de janvier 2011.

 

Marie-Christine Gervais

 


 

 

 

Dossier : 2009-1079(EI)

ENTRE :

S K MANPOWER LTD.,

appelante,

et

 

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL,

intimé.

 

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

____________________________________________________________________

Appel entendu sur preuve commune avec l’appel de

S K Manpower Ltd., (2009-1078(CPP)), à Toronto (Ontario),

le 11 mars 2010 et poursuivi le 25 mai 2010.

 

Devant : L’honorable juge G. A. Sheridan

 

Comparutions :

 

Avocat de l’appelante :

Me Domenic Marciano

Avocate de l’intimé :

Me Iris Kingston

____________________________________________________________________

JUGEMENT

         

Conformément aux motifs du jugement ci‑joints, l’appel interjeté à l’égard de la cotisation établie le 7 mars 2008 et subséquemment confirmée par le ministre du Revenu national est accueilli et la cotisation est annulée compte tenu du fait que le travail effectué par les travailleurs pendant la période pertinente ne constituait pas un emploi assurable ou ouvrant droit à pension.

 

       Signé à Ottawa, Canada, ce 10e jour de novembre 2010.

 

 

« G. A. Sheridan »

Juge Sheridan

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

ce 28e jour de janvier 2011.

 

Marie-Christine Gervais

 


 

 

 

 

 

Référence : 2010CCI584

Date : 20101110

Dossiers : 2009-1078(CPP)

2009-1079(EI)

ENTRE :

S K MANPOWER LTD.,

appelante,

et

 

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL,

intimé.

 

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

La juge Sheridan

 

[1]              L’appelante, S K Manpower Ltd., interjette appel de la cotisation que le ministre du Revenu national (le « ministre ») a établie à l’égard de quelques 145 travailleurs[1] (les « travailleurs ») relativement à la période du 1er janvier 2004 au 31 décembre 2006 (la « période en cause ») pour omission de verser des cotisations au Régime de pensions du Canada et des cotisations d’assurance‑emploi. Cette cotisation vise également des pénalités et de l’intérêt.

 

[2]              La décision du ministre reposait principalement sur son hypothèse selon laquelle l’appelante était une « agence de placement » au sens du paragraphe 34(1) du Règlement sur le Régime de pensions du Canada (le « Règlement sur le RPC ») et de l’alinéa 6g) du Règlement sur l’assurance-emploi (le « Règlement sur l’AE »).

 

[3]              Pour montrer qu’un emploi ouvre droit à pension ou est assurable, il suffit habituellement d’établir l’existence d’un contrat de louage de services entre le travailleur et le payeur conformément à l’alinéa 6(1)a) du Régime de pensions du Canada ou à l’alinéa 5(1)a) de la Loi sur l’assurance‑emploi, respectivement. Cependant, lorsque le travailleur est placé par une « agence de placement » « dans un emploi » suivant les conditions prévues au paragraphe 34(1) du Règlement sur le RPC et à l’alinéa 6g) du Règlement sur l’AE (ci‑après, collectivement, les « règlements sur le RPC et l’AE »), cet emploi est réputé être assurable et ouvrir droit à pension :

 

Règlement sur le RPC, paragraphe 34(1) :

 

34(1) Lorsqu’une personne est placée par une agence de placement pour la fourniture de services ou dans un emploi auprès d’un client de l’agence, et que les modalités régissant la fourniture des services et le paiement de la rémunération constituent un contrat de louage de services ou y correspondent, la fourniture des services est incluse dans l’emploi ouvrant droit à pension, et l’agence ou le client, quel que soit celui qui verse la rémunération, est réputé être l’employeur de la personne aux fins de la tenue de dossiers, de la production des déclarations, du paiement, de la déduction et du versement des contributions payables, selon la Loi et le présent règlement, par la personne et en son nom. [Non souligné dans l’original.]

 

            Règlement sur l’AE, alinéa 6g) :

 

6 Sont inclus dans les emplois assurables, s’ils ne sont pas des emplois exclus conformément aux dispositions du présent règlement, les emplois suivants :

 

g) l’emploi exercé par une personne appelée par une agence de placement à fournir des services à un client de l’agence, sous la direction et le contrôle de ce client, en étant rétribuée par l’agence. [Non souligné dans l’original.]

 

[4]              L’expression « agence de placement » n’est pas définie dans le Règlement sur l’AE. Le paragraphe 34(2) du Règlement sur le RPC donne toutefois une définition de ce terme pour l’application du paragraphe 34(1) :

 

Une agence de placement comprend toute personne ou organisme s’occupant de placer des personnes dans des emplois, de fournir les services de personnes ou de trouver des emplois pour des personnes moyennant des honoraires, récompenses ou autres formes de rémunération.

 

Thèse de l’intimé

 

[5]              Le ministre a établi une cotisation en tenant pour acquis que l’appelante était une agence de placement au sens des règlements sur le RPC et l’AE. Selon l’avocate de l’intimé, cela suffit, en soi, à déclencher l’application de l’alinéa 6g) du Règlement sur l’AE. En ce qui concerne le paragraphe 34(1) du Règlement sur le RPC, l’intimé fait valoir que les modalités qui régissaient la fourniture des services par les travailleurs et le paiement de leur rémunération « correspond[ai]ent » à un contrat de louage de services et que, par conséquent, leur emploi était assurable et ouvrait droit à pension.

 

[6]              L’intimé soutient à titre subsidiaire que, même si l’appelante n’était pas une agence de placement, les travailleurs étaient des employés et que, selon la jurisprudence, leur emploi ouvrait droit à pension et était assurable en application du Régime de pensions du Canada et de la Loi sur l’assurance‑emploi.

 

Thèse de l’appelante

[7]              L’appelante avance principalement qu’elle n’était pas une agence de placement parce que les activités de son entreprise ne se limitaient pas au placement de travailleurs dans un emploi ni à la fourniture de services pour ses clients. L’appelante offrait un service particulier dont la fourniture de main‑d’œuvre ne constituait qu’un aspect.

 

[8]              À titre subsidiaire, l’avocat de l’appelante soutient que, même si cette dernière était une agence de placement, les autres critères prévus par les règlements sur le RPC et l’AE ne sont pas remplis : les modalités régissant la fourniture des services par les travailleurs placés auprès des clients de l’appelante et le paiement de la rémunération ne constituaient pas un contrat de louage de services aux termes du paragraphe 34(1) du Règlement sur le RPC et ne « correspond[ai]ent » pas à un tel contrat. En outre, contrairement à l’alinéa 6g) du Règlement sur l’AE, les travailleurs placés auprès des clients de l’appelante ne « fourni[ssaient pas] des services à un client de l’agence, sous la direction et le contrôle de ce client ».

 

[9]              Enfin, si le paragraphe 34(1) du Règlement sur le RPC et l’alinéa 6g) du Règlement sur l’AE ne s’appliquent pas, l’avocat de l’appelante allègue aussi que, même selon les critères habituels de la common law, le travail exécuté par les travailleurs ne constituait pas un emploi assurable ou ouvrant droit à pension parce qu’ils agissaient à titre d’entrepreneurs indépendants.

 

Les faits

[10]         Les faits suivants sont admis ou sont réputés exacts : l’appelante, qui était une société pendant la période en cause, exploitait une entreprise qui offrait en sous‑traitance les services de travailleurs à des tiers, généralement des agriculteurs, selon les besoins de ceux‑ci et souvent de façon sporadique. Les tiers pour lesquels les services étaient rendus, l’endroit où le travail était accompli et la durée de chaque contrat variaient constamment. Les travailleurs n’avaient aucune garantie de travail. Ils ne bénéficiaient pas d’heures normales de travail ni même d’un nombre d’heures minimal. Ils étaient payés selon un taux horaire ou à la pièce. Ils étaient libres de travailler pour d’autres; ils pouvaient faire appel à des assistants pour les aider dans leur travail. Ils n’étaient pas tenus de se présenter à intervalles réguliers à l’établissement de l’appelante, et ne le faisaient pas. Les travailleurs n’avaient pas d’avantages sociaux ni de sécurité d’emploi. S’il n’y avait pas de travail, ils ne se présentaient pas et ils n’avaient droit à aucune rémunération de la part de l’appelante. Cette dernière n’exerçait pas de contrôle sur la façon dont les travailleurs exécutaient leur travail et ne surveillait pas directement le travail qu’ils accomplissaient. L’appelante ne leur fournissait aucun outillage à l’exception de gants de travail. C’étaient généralement les tiers qui leur donnaient des instructions quant aux travaux précis à exécuter.

 

Conclusions de fait

[11]         Outre ce qui précède, la Cour a tiré les conclusions de fait suivantes : l’âme dirigeante de l’appelante est Jaswant (« Jassie ») Singh Kooner. Je conclus que M. Kooner était un témoin crédible; il a expliqué d’une façon claire et structurée la nature de l’entreprise de l’appelante et des événements qui sont à l’origine de la cotisation du ministre. Son témoignage a été corroboré par son expert‑comptable, Syed Taqiuddin, et un ancien travailleur, Dalwinder Singh Sapran. Bien qu’ils ne soient pas directement pertinents aux cotisations frappées d’appel, les témoignages de M. Kooner et de M. Taqiuddin portant sur l’enquête que Développement des ressources humaines Canada (« DRHC ») – ministère alors responsable des prestations d’assurance‑chômage – a effectuée relativement aux pratiques en matière d’emploi suivies par l’appelante en 1996 n’ont pas été contestés en contre‑interrogatoire et ils m’ont permis d’accorder foi à leur témoignage sur la situation des travailleurs pendant la période en cause. Ce point sera examiné plus loin. Le troisième témoin de l’appelante, M. Sapran, a témoigné en pendjabi; j’estime que son témoignage était généralement vraisemblable.

 

[12]         Depuis la création de son entreprise en 1996, l’appelante conclut, avec des agriculteurs et des propriétaires de pépinière dans un rayon de 100 kilomètres de Toronto (ci‑après, collectivement, les « agriculteurs »), des contrats pour la récolte et l’emballage de produits agricoles en vue de leur expédition à de grandes chaînes de supermarchés urbaines. Le travail visé par ces contrats comprend la récolte et l’emballage de maïs, de carottes, de choux, d’oignons, de tomates, de fraises et de fleurs et, en ce qui concerne les pépinières, le repiquage, le désherbage et l’étiquetage de caissettes de plantes à massif.

 

[13]         L’appelante a calculé combien il lui en coûtait de fournir ces services en fonction de la sorte de produit agricole visé et de la nature des services requis dans un cas particulier. Par exemple, des agriculteurs peuvent demander qu’une quantité suffisante de carottes soient cueillies et emballées dans des sacs de 50 livres en vue de leur expédition à un supermarché le lendemain; à d’autres occasions, il pourrait s’agir de ramasser des boîtes de fraises ou de repiquer des plantes à massif dans une pépinière. Dans tous les cas, les éléments fondamentaux tenaient à la quantité de produits agricoles nécessaire dans le cadre d’un contrat donné et au délai dans lequel les produits devaient être prêts pour leur vente sur le marché. Pour être en mesure d’indiquer un prix aux agriculteurs faisant appel aux services de l’appelante, M. Kooner s’informait en premier lieu des particularités du travail à effectuer. Il posait en outre des questions aux agriculteurs sur les particularités du milieu physique dans lequel les travaux seraient exécutés; par exemple, si l’élévateur à bande servant dans le cadre du processus d’emballage dans une ferme donnée pouvait uniquement être utilisé par un certain nombre de travailleurs, ce facteur était pris en compte dans les calculs. Les agriculteurs ne demandaient pas les services d’un travailleur donné ou d’un nombre précis de travailleurs; leur seule préoccupation consistait à obtenir la bonne quantité de produits agricoles propres et sans défaut prêts à être expédiés. On s’en remettait aux connaissances spécialisées de M. Kooner pour que cela se réalise. Tous les contrats avec les agriculteurs étaient conclus de vive voix; l’appelante envoyait une facture[2] aux agriculteurs deux fois par semaine pour les services rendus.

 

[14]         Le seul contrat qui n’a pas été conclu avec les agriculteurs pendant les années en cause est intervenu avec Ressources naturelles Canada (« RNCan »). Contrairement aux ententes verbales que l’appelante a conclues avec les agriculteurs, les accords contractuels passés entre l’appelante et RNCan étaient constatés sur des bons de commande gouvernementaux[3]. Comme le projet de RNCan dépassait l’expérience normale de M. Kooner, ce dernier a d’abord visité les lieux avec un fonctionnaire du ministère afin de déterminer ce qui devait être fait. À la suite de cette rencontre, une entente a été conclue selon laquelle l’appelante s’engageait [traduction] « à fournir dix personnes pour rendre des services de désherbage manuel[4] » en vue de procéder à des cultures expérimentales. Le nombre de travailleurs requis était précisé non pas parce que RNCan voulait décider comment le travail devait être effectué, mais plutôt en raison des mesures de sécurité prises pour protéger les lieux. La nature expérimentale du projet faisait en sorte qu’il y avait des agents de sécurité sur les lieux de travail de RNCan et que ces agents devaient savoir combien de travailleurs (mais pas lesquels) étaient autorisés à se trouver là.

 

[15]         Sous réserve de ces différences, M. Kooner suivait le même processus contractuel avec RNCan qu’avec les agriculteurs. Une fois informé des particularités du travail à accomplir, il calculait le coût de la fourniture de ces services et il indiquait le prix au client de l’appelante. Lorsqu’on parvenait à un accord, M. Kooner s’efforçait alors de trouver des travailleurs intéressés à faire les travaux.

 

[16]         Monsieur Kooner utilisait à cette fin une liste dressée par l’appelante. Il était très actif au sein de la collectivité sikhe, et en particulier au temple. Fréquemment, des membres de la collectivité locale dirigeaient vers l’appelante les immigrants nouvellement arrivés qui cherchaient du travail. La liste changeait constamment : le travail était saisonnier, les gens cherchaient toujours de meilleurs emplois ou déménageaient à d’autres endroits au Canada et, dans l’intervalle, de nouvelles personnes ne cessaient d’arriver. Parmi les personnes figurant sur la liste à n’importe quel moment donné, il y en avait qui n’acceptaient que certains genres de travail; par exemple, la cueillette des choux était plus difficile que celle des tomates parce qu’elle exigeait le transport de lourdes charges et de nombreuses flexions. Certains n’acceptaient pas les contrats qui les obligeaient à travailler à genoux; d’autres encore préféraient travailler à la pièce plutôt qu’à l’heure. Tenir compte de tous ces facteurs prenait du temps. M. Kooner a affirmé que, pour permettre à l’appelante de remplir ses obligations aux termes d’un contrat donné, il devait habituellement faire 30 à 35 appels téléphoniques pour trouver dix travailleurs qui consentent à effectuer le travail. En ce qui concerne le taux auquel les travailleurs étaient payés, le prix offert par l’appelante correspondait à un pourcentage des frais qu’elle supportait pour fournir ce service particulier à l’agriculteur selon leur entente. À titre d’exemple, si le coût pour cueillir les fraises avait été fixé à 4 $ la boîte, le taux que les travailleurs pouvaient s’attendre à recevoir suivant leur entente avec l’appelante ne dépassait pas 3,00 $ à 3,25 $ la boîte.

 

[17]         Dans son témoignage, M. Kooner a mentionné sans équivoque que, chaque fois que des particuliers communiquaient avec lui pour avoir du travail, il veillait à leur préciser qu’ils travailleraient à titre d’entrepreneurs indépendants et non comme employés de l’appelante. Je n’ai pas entendu M. Kooner dire qu’il avait présenté une analyse juridique approfondie de la distinction entre ces deux termes, mais je suis persuadée qu’il leur a expliqué qu’ils seraient considérés comme des travailleurs autonomes, ce qui signifie, concrètement, qu’ils ne recevraient aucun avantage en matière d’emploi ou de retraite et qu’aucun impôt ne serait déduit de leur revenu.

 

[18]         Comme il est mentionné plus haut, j’estime que M. Kooner était particulièrement convaincant sur ce point, en grande partie en raison de son expérience avec DRHC en 1996, soit la première année d’exploitation de l’appelante. N’étant pas certain au moment d’établir son entreprise si l’appelante devait traiter ses travailleurs comme des employés ou des entrepreneurs indépendants, M. Kooner a consulté son expert‑comptable, M. Taqiuddin, lequel l’a informé qu’il s’agissait d’une [traduction] « zone grise » et que, pour ne pas courir de risque, les travailleurs devraient être rétribués à titre d’employés. M. Kooner a suivi ce conseil et, pour l’année d’imposition 1996, l’appelante a effectué toutes les retenues nécessaires au titre de l’assurance‑emploi, du Régime de pensions du Canada et de l’impôt sur le revenu et elle a délivré un feuillet T‑4 à ses travailleurs; à la fin de la saison, l’appelante a également délivré des relevés d’emploi.

 

[19]         De nombreux travailleurs ont subséquemment demandé des prestations d’assurance‑chômage (comme on les désignait alors), ce qui a mené DRHC à s’intéresser au cas de l’appelante. Deux enquêteurs ont été envoyés à son établissement afin de déterminer si les travailleurs qui avaient présenté une demande de prestations étaient réellement des employés. L’appelante a fourni tous ses documents aux enquêteurs. Ces derniers sont arrivés à la conclusion qu’aucun des travailleurs n’avait droit à des prestations d’assurance‑chômage et ils ont établi à leur égard une nouvelle cotisation visant le montant des prestations demandées et une pénalité égale à 100 pour 100 de celle‑ci. Il va sans dire que cette mesure a déclenché une tempête de protestations au sein des travailleurs, dont un grand nombre n’avait pas les moyens de payer les sommes exigées dans les cotisations. Certains soupçonnaient l’appelante de ne pas avoir remis les sommes retenues de leur paie. Le passage suivant, tiré du témoignage de M. Kooner, donne une idée du trouble que cette situation a occasionné :

 

[traduction]

 

                              Q.        Donc, DRHC tentait de récupérer la valeur nominale de la demande plus une pénalité de 100 pour 100?

R.         Une pénalité de 100 pour 100.

Q.        Entendu.

R.         Lorsqu’on m’a interrogé, c’était très désagréable.

Q.        Pourquoi?

                              R.         C’est comme si j’avais commis une sorte de crime ou de fraude grave. Je fais l’objet d’une enquête et je – ils me posent des questions remontant jusqu’au jour de ma naissance, vous savez, quoi – vous venez juste de me poser deux questions au sujet de l’Inde. Ils ont passé environ une heure à s’intéresser à mes antécédents indiens, et chaque fois je leur demandais, je disais, « Bon, que se passe‑t‑il? Je vous donne tout. Ai‑je fait quelque chose de mal? »

 

            La réponse, « L’instant même où nous découvrons que vous avez fait quelque chose de mal, il vous faudra en parler avec la GRC. »

                              Q.        Entendu.

                              R.         Et Linda Daniluk ne cessait d’insister, « M. Kooner, selon mon expérience en matière d’enquête, vous allez finir en prison. »

                              Q.        Elle vous a dit cela?

                              R.         De nombreuses fois, de nombreuses fois. « Vous allez finir en prison », et ma question suivait, « Pourquoi? Donnez‑moi les raisons. » Puis, la réponse, « Vous obtiendrez les raisons de la GRC, pas de nous. » Mais je n’ai jamais eu de réponse. Il n’y a aucune accusation. Il n’y a eu aucun acte répréhensible.

                              Mais c’est comme parfois je regarde des programmes à la télévision, comme Criminal Minds, et lorsque des gens sont soumis à des interrogatoires, je me rappelle le temps, ces 22 heures, où j’étais assis avec ces deux enquêteurs et ils me posaient les questions, et je ne sais pas, j’étais simplement en train de perdre la – qu’ai‑je fait?

                              Je n’ai jamais pensé que le fait de lancer cette entreprise et de mettre ces gens à pied donnerait lieu à un tel cauchemar, pas juste l’entrevue de 22 heures. J’ai reçu un certain nombre d’appels téléphoniques sur mon cellulaire qui ont duré des heures et des heures pendant lesquelles on me posait des questions. Chaque fois qu’ils interrogent –

                              Q.        De qui? Qui avez‑vous –

                              R.         De DRHC, et en particulier ces deux enquêteurs, [Joe] Romano et Linda Daniluk.

                              Et chaque fois qu’ils interrogent mes travailleurs – comme je l’ai dit, j’ai donné le nom de 45 à 50 travailleurs. Chaque fois qu’ils interrogent ces travailleurs, ils m’appellent, et pendant des heures et des heures je leur parle au téléphone[5].

 

[20]         Quoi qu’il en soit, M. Kooner a gardé les travailleurs au courant de l’évolution de la situation et il les a finalement informés que l’appelante contesterait la décision du ministre. En 2003, quelques sept années et quatre avocats[6] plus tard, DRHC a renoncé à son projet de recouvrer les sommes visées par les cotisations. Cependant, aucune décision définitive n’a jamais été communiquée à l’appelante quant au statut des travailleurs.

 

[21]         Après l’enquête de 1996, l’appelante s’est toutefois trouvée aux prises avec le problème immédiat de savoir comment traiter la situation de ses travailleurs pour la saison de croissance à venir. Même si DRHC avait fait enquête en tenant pour acquis que les travailleurs n’étaient pas des employés, cette conclusion n’avait pas, à cette époque, été confirmée (et, en réalité, ne le serait jamais). Cependant, DRHC avait donné certaines des raisons pour lesquelles les travailleurs n’avaient pas été reconnus comme des employés : ils pouvaient engager d’autres personnes pour les aider à effectuer leur travail; ils n’avaient pas l’obligation de [traduction] « pointer » chaque jour leur arrivée au travail; il était difficile d’établir un relevé d’emploi pour des particuliers qui avaient des heures de travail aussi irrégulières, sans aucune garantie d’avoir du travail, et à de nombreux endroits. Quant aux agriculteurs, ils ne pouvaient confirmer l’identité d’aucun des travailleurs ni quand ces derniers avaient travaillé et ils ne pouvaient faire mieux que de les désigner globalement comme [traduction] « un certain nombre de Sikhs ». Fort de ces renseignements, M. Kooner a consulté des avocats et des experts‑comptables pour savoir comment il convenait de qualifier les travailleurs dans les années à venir. Or, on l’a informé que, compte tenu de la nature factuelle du problème, il n’y avait pas de réponse définitive à la question de savoir si les travailleurs étaient, en droit, des employés ou des entrepreneurs indépendants, avec pour résultat que M. Kooner a décidé que la voie la plus sûre était de se conformer à la position que DRHC avait prise pendant l’enquête et de traiter les travailleurs comme des entrepreneurs indépendants.

 

[22]         Voilà donc comment l’appelante, en 1997, a cessé de retenir et de remettre des sommes au titre de l’assurance‑emploi, du RPC et de l’impôt sur le revenu ainsi que de délivrer des relevés d’emploi à la fin de la saison. Même si elle ne déclarait plus les sommes payées aux travailleurs comme un « revenu d’emploi », l’appelante déclarait néanmoins leur revenu comme « autres revenus » sur les feuillets T‑4A. Il a rencontré les travailleurs pour leur expliquer ces changements, et les travailleurs les ont acceptés. Bien que M. Kooner n’ait pas communiqué avec DRHC, il se trouve que les fonctionnaires chargés de l’enquête ont eu connaissance des nouvelles dispositions prises par l’appelante :

 

[traduction]

 

                              Q.        Avez-vous informé le gouvernement du Canada de votre décision de traiter dorénavant les travailleurs comme des entrepreneurs indépendants?

                              R.         Non, je ne l’ai pas fait.

                              Q.        Le savaient-ils?

                              R.         Bien, DRHC le savait, et il le savait en 1997. Le même homme, Joe Romano, m’a appelé en 1997 et il m’a dit, « M. Kooner, combien de relevés d’emploi avez‑vous l’intention de délivrer cette année? » J’ai dit, « Pourquoi me posez‑vous cette question? » Il a dit, « Non, je fais juste poser la question. Vous en aviez tellement l’année dernière et je veux – juste un chiffre approximatif, dites‑moi combien vous allez en délivrer cette année? »

                              J’ai dit, « Bien, zéro, aucun. » Il a dit, « Comment cela? Vous êtes retiré des affaires? Alors que faites‑vous? » J’ai dit, « Je traite tout le monde à titre de sous‑entrepreneur, de sorte qu’il n’y a pas de retenues et personne ne va demander des prestations d’assurance‑chômage. »

                              Il a dit, « Vous croyez qu’il s’agit de la bonne façon de procéder? » J’ai dit, « Ouais, j’ai parlé avec quelques experts. Ouais, je crois qu’il s’agit de la bonne façon de procéder. » Il a dit, « Entendu, demain je vais à Revenu Canada » – cela s’appelle l’ARC, peu importe le nom qu’il emploie. Il a dit, « Je vais à Revenu Canada et je vais parler à un enquêteur des retenues à la source, et je vais leur demander si vous faites la bonne chose ou non. » J’ai dit, « C’est parfait. »

                              Et c’était la dernière conversation que j’ai eue avec DRHC en 1997[7].

 

[23]         Le dernier épisode de cette affaire s’est finalement déroulé en 1999 lorsque, tout à fait à l’improviste, un examinateur des fiducies a communiqué avec l’appelante au sujet d’une demande de prestations d’assurance‑emploi présentée par un de ses travailleurs. Encore une fois, le fonctionnaire est arrivé à l’établissement de l’appelante pour examiner ses documents. M. Taqiuddin a rencontré le fonctionnaire afin de lui expliquer ce qui s’était passé en 1996 et la raison pour laquelle les travailleurs avaient, depuis ce temps, été traités comme des entrepreneurs indépendants. Peu après le début de son examen des documents de l’appelante, le fonctionnaire est parti en mentionnant qu’il reviendrait s’il y avait un problème. Il n’est jamais revenu. L’ARC ne s’est plus manifestée jusqu’à l’établissement de la cotisation, en 2008, qui a donné lieu aux présents appels.

 

[24]         Comme il est mentionné plus haut, les témoignages de M. Kooner et de M. Taqiuddin relatifs aux enquêtes et au suivi effectués par DRHC n’ont pas été contestés en contre‑interrogatoire. Il ne m’appartient pas de trancher la question de savoir si le ministère a rendu la bonne décision ou s’il était justifié de traiter cette affaire comme il l’a fait. J’ai exposé ce qui précède uniquement afin d’illustrer pourquoi il me paraît, selon toute vraisemblance, que, pendant la période en cause, M. Kooner s’est donné la peine de veiller à ce que les particuliers souhaitant rendre des services pour le compte de l’appelante soient informés du fait qu’ils agiraient à titre d’entrepreneurs indépendants. M. Sapran (dont le témoignage n’a pas, lui non plus, été contesté) a corroboré le témoignage de M. Kooner lorsqu’il a affirmé qu’il avait été informé de sa situation d’entrepreneur indépendant; il a expliqué qu’il avait compris qu’il existait une différence entre la situation d’employé et celle d’entrepreneur indépendant puisque, depuis son arrivée au Canada et avant d’accepter de travailler pour l’appelante, il avait déjà travaillé tant comme employé que comme personne à son compte.

 

[25]         Les témoins de la Couronne, Chander Prabha Sharma et Jasvir Kaur Bains, ont également été interrogés sur la façon dont ils avaient compris leur situation lorsqu’ils travaillaient pour l’appelante. Comme dans le cas de M. Sapran, un interprète en langue penjabi a traduit leur témoignage. J’étais, avec regret, dans l’incapacité d’accorder beaucoup de poids à leur témoignage en raison, d’une part, de la nature technique de la question (à laquelle, comme l’avocate de l’intimé l’a rappelé à la Cour, même l’avocat chevronné de l’appelante n’a pu répondre de manière définitive), mais également, d’autre part, d’une traduction incorrecte. Par exemple, Mme Bains m’a fait l’impression d’être extrêmement ennuyée d’avoir à témoigner. Elle était impatiente avec l’interprète et elle refusait souvent de l’écouter lorsqu’il traduisait une question, choisissant de l’interrompre avec une manière de réponse avant qu’il puisse terminer sa traduction. Après un long échange en pendjabi entre Mme Bains et l’interprète, la réponse était donnée en anglais, fréquemment trop brève pour être convaincante. Quant à Mme Sharma, elle a d’abord déclaré qu’elle ne connaissait pas M. Kooner, mais elle a par la suite admis le contraire. De même, elle a initialement témoigné qu’elle n’avait jamais présenté de demande de prestations d’assurance‑emploi, pour ensuite se souvenir qu’elle en avait [traduction] « une fois » présenté une.

 

[26]         En définitive, j’ai conclu que le témoignage de M. Kooner était plus convaincant que celui de l’un ou l’autre des témoins de l’intimé. Je suis persuadée que, lorsqu’ils ont consenti à accomplir le travail, les travailleurs savaient à tout le moins qu’ils ne pouvaient demander aucun avantage gouvernemental au titre du travail qu’ils s’étaient engagés à effectuer dans les fermes des agriculteurs.

 

[27]         Pour en revenir à la direction de l’entreprise de l’appelante pendant la période en cause, lorsqu’une entente était conclue entre l’appelante et les travailleurs, l’appelante envoyait un chauffeur prendre les travailleurs pour les conduire au lieu de travail le jour où ils devaient effectuer leurs tâches. Les travailleurs n’avaient aucune idée de l’endroit où se trouvaient les fermes ni de l’identité de leur propriétaire. Ils n’avaient à peu près aucun rapport avec les agriculteurs et, même dans le cas contraire, aucune communication n’aurait vraisemblablement été possible puisque la plupart des travailleurs ne parlaient pas anglais. Quoi qu’il en soit, les agriculteurs n’avaient aucune raison de donner des instructions aux travailleurs puisqu’ils avaient déjà transmis tous les renseignements pertinents à M. Kooner au moment de la négociation de leurs contrats; par exemple, comme les agriculteurs avaient déjà convenu que les carottes devaient être emballées dans des sacs de 50 livres pour un prix donné, il aurait été très improbable qu’ils interviennent auprès des travailleurs pour exiger qu’ils utilisent, par exemple, des sacs de deux livres. Outre le caractère éminemment ridicule d’un tel changement, celui‑ci aurait, d’un point de vue pratique, eu pour effet de modifier le prix du contrat parce qu’il aurait fallu beaucoup plus de temps pour emballer le même nombre de carottes dans des sacs de deux livres. De surcroît, dans l’invraisemblable éventualité où des instructions supplémentaires auraient été requises, le chauffeur de l’appelante était sur place pour donner des directives dans la langue maternelle des travailleurs. Le chauffeur était en outre responsable du contrôle de la qualité du produit cueilli et emballé. Toujours dans l’exemple du contrat d’emballage de carottes, l’appelante avait l’obligation, aux termes de son accord avec l’agriculteur, de veiller à ce qu’aucun des sacs ne contienne des carottes pourries ou mal formées puisque la découverte de même un petit nombre de carottes de ce genre aurait donné lieu au rejet immédiat de l’entière cargaison par le client de l’agriculteur, soit le supermarché. M. Kooner a affirmé que cela se produisait rarement mais que, dans ce cas, l’agriculteur demandait à l’appelante de refaire l’emballage à ses propres frais; la perte de l’appelante était alors reportée sur le travailleur qui avait commis l’erreur puisque ce dernier devait reprendre le travail sans aucune rémunération supplémentaire.

 

Analyse

 

1.       L’appelante était‑elle une agence de placement?

 

[28]         Le point de départ de la thèse avancée par l’intimé selon laquelle l’appelante était une « agence de placement » est énoncé au paragraphe 1 des avis d’appel : [traduction] « l’appelante est une société qui exploite une entreprise de sous‑traitance de main‑d’œuvre et de travailleurs auprès de tiers, habituellement des agriculteurs ». D’après l’avocate de l’intimé, cet énoncé constitue pour l’essentiel une reconnaissance, par l’appelante, de sa situation d’agence de placement, tant au sens des règlements sur le RPC et l’AE que de la jurisprudence.

 

[29]         Ces arguments ne me convainquent pas. Tout d’abord, même si le paragraphe 1 aurait peut‑être pu être rédigé avec un peu plus de précision, il ressort sans équivoque des avis d’appel dans leur ensemble que la question relative à l’existence d’une agence de placement était en litige. Quant à la jurisprudence, je suis convaincue à la lumière des faits exposés plus haut que l’appelante s’est acquittée de son obligation à la fois de réfuter l’hypothèse du ministre voulant qu’elle ait été une agence de placement et d’établir qu’elle exploitait une entreprise consistant à offrir à ses clients un service distinct plutôt que le simple placement de personnes chez eux.

 

[30]         En ce qui concerne les autres arguments de l’intimé, l’avocate a renvoyé la Cour aux décisions Dataco Utility Services Ltd. c. M.R.N.[8] et Supreme Tractor Services Ltd. c. Le ministre du Revenu national[9] pour étayer l’allégation de la Couronne selon laquelle la preuve était insuffisante pour montrer que l’appelante fournissait à ses clients davantage que de la main‑d’œuvre parce que les contrats intervenus entre l’appelante et les agriculteurs avaient été conclus de vive voix. Dans chacune de ces affaires, le payeur contestait la décision du ministre par laquelle ce dernier concluait qu’il était une agence de placement. Après avoir examiné les ententes écrites signées par les payeurs et leurs clients respectifs afin de régir la fourniture des services des travailleurs, le juge suppléant Porter a conclu que les services rendus étaient plus étendus que ceux offerts par une agence de placement et que, par conséquent, les règlements sur le RPC et l’AE ne s’appliquaient pas.

 

[31]         Dans la décision Dataco, le contrat précisait que les travailleurs devaient fournir « des services de lecture de compteurs et des services liés[10] ». Compte tenu de la nature factuelle de ces affaires, il convient de réitérer les conclusions sous‑tendant la décision de la Cour voulant que le payeur n’ait pas été une agence de placement :

 

Elle ne s’occupait pas de placer des personnes dans des emplois, de fournir les services de personnes ou de trouver des emplois pour des personnes moyennant des honoraires, récompenses ou autres formes de rémunération. Son entreprise consistait à fournir des services dans le domaine de la construction et de l’entretien de routes. Elle sollicitait des contrats pour avoir du travail. Elle avait la responsabilité de se conformer aux modalités de ces contrats et de fournir le service prévu au contrat. Pour l’exécution de ce travail, elle faisait souvent appel à des employés réguliers et, parfois, à des entrepreneurs indépendants. Elle s’engageait par contrat à exécuter le travail et non pas simplement à fournir du personnel au DM moyennant des honoraires ou récompenses. Si le travailleur en question n’était pas disponible, elle demeurait juridiquement responsable de continuer à fournir le service. Il me semble que telle est la différence essentielle[11]. [Non souligné dans l’original.]

 

[32]         Dans la décision Supreme Tractor, les services plus étendus offerts par le payeur visaient « à assurer pendant l’été et l’hiver l’entretien d’environ 163 kilomètres de routes de gravier et d’asphalte[12] ». La Cour a à nouveau rejeté l’argument du ministre, selon lequel le payeur était une agence de placement, pour les raisons suivantes :

 

[...] Dans chaque cas, le contrat est clairement un contrat d’entreprise conclu avec un entrepreneur autonome, l’appelante. Le fait que l’appelante ait dû utiliser ses propres employés ou conclure des contrats d’entreprise avec d’autres entrepreneurs autonomes n’a manifestement rien à voir avec les compagnies de services publics. Si ces dernières avaient des politiques, procédures et normes qu’elles obligeaient le personnel de l’appelante à respecter dans le cadre de la prestation de leurs tâches, le contrat qu’elles concluaient avec l’appelante le prévoyait. C’est là un détail à ne pas négliger. Les travailleurs utilisés par l’appelante pour fournir les services n’avaient pas à relever des compagnies de services publics pour recevoir des directives de celles‑ci. Ces travailleurs, qu’ils soient des employés ou des sous‑entrepreneurs de l’appelante, devaient suivre les directives données par l’appelante pour fournir les services qu’ils s’étaient engagés par contrat à fournir pour l’appelante, conformément aux conditions que l’appelante avait acceptées dans les contrats‑cadres qu’elle avait conclus avec les compagnies de services publics. Ils n’étaient pas du tout sous la direction et le contrôle des compagnies de services publics. Le seul droit de contrôle détenu par les compagnies de services publics découlait du contrat qu’elles concluaient avec l’appelante. Même si les contrats‑cadres précisaient la façon de faire certaines choses à certains moments et accordaient aux compagnies de services publics un droit de veto (en quelque sorte) à l’égard de tout particulier fournissant ce service, la nature fondamentale du contrat de louage de services restait la même, et le contrat ne devenait pas pour autant un contrat de placement de personnel, par une agence de placement, ce personnel étant placé sous la direction et le contrôle des compagnies de services publics. L’engagement des travailleurs était parfaitement établi dans les contrats qu’ils concluaient avec l’appelante (pièce A‑3), et ces travailleurs n’avaient pas de relation directe avec les compagnies de services publics. L’appelante, à son tour, devait satisfaire aux engagements qu’elle avait pris envers les compagnies de services publics. Par conséquent, ces exigences faisaient partie des contrats eux-mêmes dans les deux cas[13]. [Non souligné dans l’original.]

 

[33]         Si on fait abstraction, pour l’instant, de l’allégation de l’intimé relative à l’absence d’entente écrite entre l’appelante et les agriculteurs, il me semble que les faits des affaires Dataco et Supreme Tractor ressemblent beaucoup à ceux dont je suis saisie. À l’instar des payeurs dans ces affaires, l’appelante faisait davantage que simplement placer des travailleurs auprès de ses clients. Il incombait à M. Kooner de recueillir des renseignements des agriculteurs au sujet de leurs besoins précis, d’évaluer le genre et le nombre de travailleurs nécessaires pour répondre à ces besoins, de calculer le coût de ce travail et de conduire les travailleurs aux fermes des agriculteurs. Ces derniers s’en remettaient à l’appelante pour se charger de ces questions. Tout ce qu’ils attendaient de l’appelante était une main‑d’œuvre capable de fournir les services de façon appropriée, selon leurs instructions et dans le délai fixé. Il leur importait peu de savoir qui étaient les travailleurs, quelles étaient leurs compétences particulières, combien ils étaient ou même si des remplaçants ou des sous‑traitants accomplissaient le travail. Cela n’avait aucune pertinence puisque les particularités de la nature du travail à accomplir et le prix de celui‑ci avaient déjà été convenus avec l’appelante dans leur contrat.

 

[34]         Si leurs exigences contractuelles relatives à l’exécution de ces services n’étaient pas remplies, les agriculteurs s’adressaient à l’appelante pour qu’elle remédie au manquement. J’accepte le témoignage de M. Kooner et de M. Sapran voulant que l’appelante ait l’obligation, si les supermarchés rejetaient le produit emballé par les travailleurs, de reprendre le travail à ses frais et qu’elle s’adresse ensuite au travailleur fautif pour contrebalancer sa perte. Le fait que l’appelante avait le droit d’agir ainsi est incompatible avec l’idée selon laquelle les travailleurs étaient des employés; il donne également à penser qu’il existait une relation contractuelle distincte entre l’appelante et les travailleurs.

 

[35]         Revenons maintenant aux préoccupations soulevées par le ministre quant à l’absence d’ententes écrites. L’avocate de l’intimé a invoqué à cet égard la décision Big Sky (Lundle) Drilling Inc. c. Le ministre du Revenu national[14]. Dans cette décision, le juge suppléant Porter a rejeté l’allégation de l’appelante voulant qu’elle ne soit pas une agence de placement compte tenu de ce qui suit :

 

[traduction]

 

[…] Le contrat entre les sociétés pétrolières et les sociétés de forage n’est pas non plus une question de preuve. Savoir qui était tenu de faire quoi repose en grande partie sur le témoignage verbal de M. Lundle. Selon moi, il ne ressort pas de la preuve que les appelantes avaient la responsabilité de bel et bien faire fonctionner le matériel de forage, comme pourrait le faire un entrepreneur général. Même si certains services de gestion généraux étaient fournis, il me semble que ceux‑ci visaient davantage le personnel et la comptabilité que le fonctionnement véritable de l’appareil de forage. La preuve dont je suis saisi ne me permet pas de conclure que les appelantes avaient une quelconque obligation contractuelle d’exécuter quelques services de forage que ce soit par opposition à la fourniture, aux sociétés de forage, du personnel nécessaire pour qu’elles puissent elles‑mêmes procéder concrètement au forage [...][15].

 

[36]         Même si j’étais liée par la décision Big Sky Drilling, j’estime que celle‑ci ne permet pas d’affirmer que rien de moins qu’un contrat écrit est requis pour établir qu’un payeur fournissait des services plus étendus que ceux offerts par une agence de placement; je crois plutôt que le juge suppléant Porter n’était tout simplement pas convaincu de la force probante de la preuve orale dont il était saisi[16]. Pour les raisons susmentionnées, je n’ai en l’espèce aucune préoccupation de cette nature.

 

[37]         L’avocate de l’intimé a invité la Cour à tirer une inférence défavorable du fait que l’appelante n’avait appelé aucun des agriculteurs à témoigner. Or, dans son témoignage non contredit, M. Kooner a déclaré que l’une des raisons pour lesquelles DRHC avait conclu que les travailleurs n’étaient pas des employés en 1996 tenait au fait que les agriculteurs ne savaient rien à leur sujet et ne participaient ni de près ni de loin à leur travail. Compte tenu de l’ensemble des circonstances, y compris les faits admis et les hypothèses formulées par le ministre dans la réponse, ainsi que du caractère convaincant du témoignage de M. Kooner, on ne peut reprocher à l’appelante de ne pas avoir appelé les agriculteurs à témoigner. Et, avant de clore l’examen de la question des témoins non appelés à témoigner, je signale que l’intimé n’a appelé aucun fonctionnaire d’un ministère à la barre. Bien que je sois consciente du fait qu’il incombe à l’appelante d’établir le bien‑fondé de ses allégations, j’aurais bénéficié d’un portrait plus complet de la situation si le ministre avait donné son point de vue sur les événements sous‑jacents au présent appel.

 

[38]         L’avocate de l’intimé a également soutenu que les bons de commande[17] liant l’appelante et RNCan établissaient uniquement que l’appelante fournissait de la main‑d’œuvre. Sur ce point non plus je ne suis pas convaincue. Avec égards, les lourdeurs administratives qui caractérisent ce genre de documents tendent à diminuer leur utilité comme outils d’interprétation; la preuve en est qu’on y désigne le terrain devant être désherbé comme une [traduction] « biomasse forestière concentrée[18] ». Facteur plus important, toutefois, j’accepte le témoignage de M. Kooner selon lequel la mention précisant que [traduction] « dix personnes » devaient fournir les services de sarclage tenait davantage à des raisons de sécurité qu’à l’intérêt ou au contrôle de RNC quant à l’exécution même du travail.

 

[39]         L’avocate de l’intimé a tenté d’établir une distinction entre la situation de l’appelante et celle d’un entrepreneur général sur un chantier de construction, par exemple, où d’autres services que la main‑d’œuvre doivent être prévus et fournis. À mon sens, il y a peu de différence entre l’appelante, qui doit réunir une équipe de travailleurs pour fournir des services de cueillette, d’emballage et de désherbage pendant une courte période à des fermes données, et le sous‑traitant indépendant qui se présente sur un chantier de construction avec une équipe de poseurs de cloisons sèches afin de terminer une partie précise d’un projet de construction global. Dans l’arrêt Vulcain Alarme Inc. v. The Minister of National Revenue[19], auquel renvoie le juge suppléant Porter dans les décisions Supreme Tractor et Big Sky Drilling, M. le juge Létourneau résume la situation de la façon suivante :

 

[4] [...] Un entrepreneur par exemple qui travaille en sous‑traitance sur un chantier ne dessert pas ses clients, mais ceux du payeur, i.e., l’entrepreneur général qui a retenu ses services. Le fait que M. Blouin ait dû se présenter chez la demanderesse une fois par mois pour prendre ses feuilles de service et ainsi connaître la liste des clients à servir et, conséquemment, le lieu d’exécution de la prestation de ses services n’en fait pas pour autant un employé. L’entrepreneur qui exécute des tâches pour une entreprise, tout comme l’employé dans un contrat de travail, doit connaître les lieux où ses services sont requis et leur fréquence. La priorité d’exécution des travaux requise d’un travailleur n’est pas l’apanage d’un contrat de travail. Les entrepreneurs ou sous‑entrepreneurs sont aussi souvent sollicités par divers clients influents qui les forcent à établir des priorités quant à leur prestation de services ou à se conformer à celles qu’ils dictent.

 

[40]         Le juge suppléant Porter s’est appuyé sur l’analyse effectuée dans l’arrêt Vulcain pour formuler l’essentiel de la question qu’il convient de trancher pour décider ce qui constitue une agence de placement aux termes des règlements sur le RPC et l’AE :

 

Je considère qu’il s’agit surtout de savoir non pas qui est le bénéficiaire ultime du travail ou des services fournis […] mais plutôt qui a l’obligation de fournir le service. Si la prétendue agence de placement a l’obligation d’assurer un service en plus de la fourniture de personnel, c’est une entité qui fournit ce service plutôt que de placer des gens et qui n’est pas visée par les Règlements[20].

 

[41]         Ce passage a été cité dans le récent arrêt de la Cour d’appel fédérale Ontario Long Term Care Providers Inc. c. Le ministre du Revenu national[21] parce qu’il porte sur « […] la difficulté que représente le fait de s’assurer que les dispositions relatives aux agences de placement ne s’appliquent pas à des personnes, comme les sous‑traitants, qui fournissent des services qui obligent les travailleurs à se présenter chez leur client pour exécuter leurs fonctions, parfois sous la direction de ce client. La question qui se pose à cet égard est celle de savoir si la personne concernée ne fait que fournir du personnel ou si elle le fait à l’occasion de la fourniture d’un service distinct[22] ».

 

[42]         Dans cette affaire, l’appelante, OLTCPI, s’occupait de recruter des diététistes et des travailleurs sociaux pour sa société liée et unique cliente, Leisureworld Inc., qui était la plus importante entreprise ontarienne d’établissements de soins de longue durée destinés aux personnes âgées. OLTCPI offrait également certains services d’achats en gros pour toutes les maisons de soins infirmiers de Leisureworld.

 

[43]         Contrairement au cas des travailleurs en l’espèce, mais comme celui des maîtres sondeurs dans l’affaire Big Sky Drilling, les connaissances spécialisées particulières de la travailleuse dans l’arrêt Ontario Long Term Care Providers Inc. correspondaient précisément aux besoins du client du payeur. En outre, dans cette affaire, la travailleuse devait rendre « […] compte de ses activités pour chaque minute de chaque jour[23] » à Leisureworld et elle et ses collègues « […] étaient placées par l’appelante chez Leisureworld pour répondre aux besoins précis de Leisureworld et pour fournir les services particuliers que le personnel de Leisureworld leur demandait de fournir[24] ». D’autres différences importantes tiennent au fait qu’OLTCPI n’avait qu’un seul client, sa société liée, Leisureworld, et que, lorsqu’elle recrutait des travailleurs pour son entreprise, OLTCPI publiait sur Internet une annonce sur laquelle figurait l’en‑tête de Leisureworld et la description d’emploi de celle‑ci.

 

[44]         Lorsqu’il a confirmé la conclusion du juge suppléant Weisman voulant qu’OLTCPI soit une agence de placement au sens des règlements sur le RPC et l’AE, le tribunal d’appel a signalé la similitude entre les faits dont il était saisi et ceux de l’affaire Big Sky Drilling. Dans chaque cas, le juge de première instance avait conclu que le payeur fournissait deux services distincts, dont l’un à titre d’agence de placement. M. le juge Noël a renvoyé avec approbation à l’affirmation du juge de première instance selon laquelle « la définition de l’agence de placement n’exige pas que le placement de travailleurs dans un emploi soit l’unique fonction de l’agence[25] ».

 

[45]         La présente affaire se distingue aisément des décisions Big Sky Drilling et Ontario Long Term Care Providers Inc. en ce que, premièrement, rien ne donne à penser que l’appelante en l’espèce fournissait deux services distincts. La Cour n’a qu’à se prononcer sur la nature véritable du seul service fourni. Une autre différence découle du fait que, dans ces deux affaires, l’obligation du payeur envers son client consistait pour l’essentiel à faire accorder les compétences d’un travailleur particulier avec le poste que le client souhaitait combler. Dans la présente affaire, c’est exactement le contraire : les travailleurs eux‑mêmes étaient accessoires à l’obligation globale qu’avait l’appelante envers les agriculteurs de fournir une équipe capable de [traduction] « cultiver le sol, de planter des végétaux et de récolter les cultures[26] ». Même lorsque les travailleurs étaient sur les lieux, les agriculteurs ne participaient nullement à la direction de leur travail. Contrairement aux travailleurs dans les affaires susmentionnées, les travailleurs en l’espèce étaient facilement remplaçables dans la mesure où ils pouvaient, sans avoir à obtenir le consentement de l’appelante ou des agriculteurs ou à les consulter, engager d’autres particuliers pour les aider. L’appelante et les agriculteurs ne se préoccupaient absolument pas de savoir pour qui ces sous‑traitants travaillaient ni comment ils allaient être rémunérés pour leurs services. Même si des assistants étaient embauchés par les travailleurs, le prix fixé dans le contrat intervenu entre l’appelante et les agriculteurs demeurait fonction du rendement global des travailleurs, c.‑à‑d. le nombre de sacs de carottes, le nombre de boîtes de fraises, le nombre d’acres désherbés.

 

[46]         Pour les raisons énoncées plus haut, je suis convaincue que l’appelante n’était pas une agence de placement au sens des règlements sur le RPC et l’AE.

 

2.       « [S]ous la direction et le contrôle » et « correspondent [à un contrat de louage de services] »

 

[47]         Si je me trompe et que l’appelante est une agence de placement, je dois alors me demander si, pour l’application de l’alinéa 6g) du Règlement sur l’AE, les travailleurs étaient « sous la direction et le contrôle » des agriculteurs et si, pour l’application du paragraphe 34(1) du Règlement sur le RPC, la fourniture de leurs services « correspond[ait à un contrat de louage de services] ».

 

Alinéa 6g) du Règlement sur l’AE

 

[48]         Pour en faciliter la consultation, je reproduis à nouveau le texte de l’alinéa 6g) du Règlement sur l’AE :

 

6 Sont inclus dans les emplois assurables, s’ils ne sont pas des emplois exclus conformément aux dispositions du présent règlement, les emplois suivants :

 

g) l’emploi exercé par une personne appelée par une agence de placement à fournir des services à un client de l’agence, sous la direction et le contrôle de ce client, en étant rétribuée par l’agence. [Non souligné dans l’original.]

 

[49]         La thèse de l’intimé voulant que les travailleurs aient été « sous la direction et le contrôle » des agriculteurs se fonde en partie sur les admissions faites dans l’avis d’appel selon lesquelles l’appelante n’exerçait pas de contrôle ou de surveillance à l’égard des travailleurs[27] et les instructions relatives au travail à accomplir provenaient des agriculteurs[28].

 

[50]         Premièrement, même s’il est littéralement vrai que « les instructions relatives au travail à accomplir » provenaient à l’origine des agriculteurs, ces derniers communiquaient l’information à M. Kooner dans le cadre de l’établissement des paramètres de leur entente avec l’appelante. La preuve montre que ces précisions étaient données à M. Kooner pour lui permettre de calculer le coût du service à fournir et de réunir une équipe de travail capable de rendre ce service. De la même façon, le fait que l’appelante n’exerçait pas un contrôle sur les travailleurs ne débouche pas inexorablement sur la conclusion que les agriculteurs, eux, en exerçaient un. Bien que je convienne avec l’avocate de l’intimée que le travail n’aurait su être effectué en vase clos, c.‑à‑d. que les travailleurs devaient être sous le contrôle de quelqu’un, la thèse de l’intimé fait abstraction d’une troisième possibilité, à savoir que les travailleurs étaient sous leur propre contrôle, offrant leurs services de main‑d’œuvre particuliers à l’appelante à titre d’entrepreneurs indépendants dans le cadre de contrats totalement distincts des accords conclus entre l’appelante et les divers agriculteurs. C’est d’ailleurs ce qui s’est produit.

 

[51]         Je n’accepte pas non plus l’argument de l’intimé voulant que les agriculteurs aient eu le droit d’exercer un contrôle sur les travailleurs. Comme il est examiné plus haut, les agriculteurs avaient le droit de s’adresser à l’appelante pour obtenir que les services prévus dans leurs contrats soient correctement rendus. Ils ne participaient ni au choix initial des travailleurs ni aux travaux sur les lieux; en réalité, les agriculteurs ne connaissaient pas les noms et adresses des travailleurs et ils étaient incapables de communiquer avec eux.

 

[52]         Enfin, l’avocate de l’intimé a signalé que le fait que les travailleurs utilisaient les outils de jardin, les seaux, les couteaux, etc., des agriculteurs pendant les travaux donnait à penser que les agriculteurs exerçaient un contrôle à leur endroit. Cet argument ne me convainc pas; lui fait contrepoids la fourniture, par l’appelante, de gants aux travailleurs. Et même les témoins de l’intimé ne savaient pas avec certitude d’où venaient les outils; ils savaient seulement que les outils étaient, d’une manière ou d’une autre, disponibles, soit dans les camionnettes dont l’appelante se servait pour les transporter au lieu de travail, soit aux fermes elles‑mêmes. Quoi qu’il en soit, les outils ne constituent pas un facteur important à la lumière des faits en l’espèce : tout comme l’« outil » qu’utilisent les consultants technique hautement spécialisés est leur pouvoir analytique, pour les travailleurs il s’agissait de leur capacité physique à accomplir le travail requis.

 

[53]         Les deux autres facteurs prévus à l’alinéa 6g), soit que le terme « emploi » doit être interprété comme s’il signifiait « travail » et que les travailleurs étaient rétribués par l’appelante, ne sont pas en litige dans la présente affaire.

 

[54]         Je suis convaincue, selon la prépondérance des probabilités, que les faits dont je suis saisie ne permettent pas de satisfaire aux autres critères de l’alinéa 6g) du Règlement sur l’AE et que cette disposition ne s’applique donc pas en l’espèce.

 

Paragraphe 34(1) du Règlement sur le RPC

 

[55]         Pour en faciliter la consultation, je reproduis à nouveau le texte du paragraphe 34(1) du Règlement sur le RPC :

 

34(1) Lorsqu’une personne est placée par une agence de placement pour la fourniture de services ou dans un emploi auprès d’un client de l’agence, et que les modalités régissant la fourniture des services et le paiement de la rémunération constituent un contrat de louage de services ou y correspondent, la fourniture des services est incluse dans l’emploi ouvrant droit à pension, et l’agence ou le client, quel que soit celui qui verse la rémunération, est réputé être l’employeur de la personne aux fins de la tenue de dossiers, de la production des déclarations, du paiement, de la déduction et du versement des contributions payables, selon la Loi et le présent règlement, par la personne et en son nom. [Non souligné dans l’original.]

 

[56]         Selon le ministre, les travailleurs accomplissaient leur travail suivant des modalités qui « correspondent » à un contrat de louage de services parce que les agriculteurs, et non l’appelante, exerçaient un contrôle sur leur travail. L’avocate de l’intimé a correctement présenté les éléments constitutifs d’un contrat de louage de services[29] (contrôle, propriété de l’outillage, possibilité de profit et risque de perte, et intégration) ainsi que le facteur supplémentaire que constitue l’intention des parties.

 

[57]         Pour les mêmes raisons que celles données plus haut au sujet du contrôle et de la propriété de l’outillage, je ne suis pas persuadée que les travailleurs travaillaient selon des modalités qui correspondaient à un contrat de louage de services.

 

[58]         Quant à la possibilité de profit et au risque de perte, l’avocate de l’intimé a soutenu que, comme les travailleurs étaient payés à l’heure ou à la pièce, ils n’avaient aucune possibilité réelle de profit puisqu’ils ne pouvaient augmenter leur revenu qu’en travaillant plus longtemps[30]. Cependant, la preuve révèle que les travailleurs pouvaient engager leurs propres sous‑traitants pour les aider à accomplir leur travail et qu’ils se sont, dans les faits, prévalus de ce droit. Que les travailleurs aient embauché des sous‑traitants ou non, le calcul des sommes qui leur étaient dues suivant les ententes qu’ils avaient conclues avec l’appelante n’en demeurait pas moins fondé uniquement sur le rendement total de chacun des travailleurs. L’appelante ne se mêlait en rien des dispositions prises entre les travailleurs et leurs sous‑traitants, et elle n’avait aucune obligation de payer ces derniers. Par exemple, M. Sapran a affirmé qu’à l’occasion, il emmenait son père âgé pour qu’il l’aide et qu’il [traduction] « lui achetait ensuite une bouteille d’alcool ou quelque chose à manger[31] » à titre de rémunération pour son aide.

 

[59]         L’avocate de l’intimé a mis en doute le fait qu’une personne accepterait de travailler à titre de sous‑traitant pour un des travailleurs en l’espèce alors qu’il serait plus logique de travailler directement pour l’appelante et d’être rétribué à part entière (voir la décision Thomson Canada Ltd. (s/n Winnipeg Free Press) c. Le ministre du Revenu national[32]). Même si je conviens avec l’avocate qu’il s’agissait peut‑être de la solution la plus judicieuse sur le plan fiscal, la réalité est que les gens sont souvent motivés par bien d’autres considérations. La pénible situation en l’espèce est sans commune mesure avec les faits de la décision invoquée par l’intimé, lesquels touchent à la sous‑traitance de la livraison de journaux à domicile. L’argument de l’avocate voulant qu’il soit improbable, parce qu’il y avait toujours sur la liste des personnes qui cherchaient du travail, que des sous‑traitants aient été réellement engagés par les travailleurs, ne me convainc pas non plus. Dans l’ensemble, je n’ai aucune raison de douter de l’exactitude du témoignage selon lequel cette situation s’est produite. Pas plus que le ministre ne semblait d’ailleurs en avoir en 1996 lorsqu’il a rejeté l’idée que les travailleurs étaient des employés notamment parce que ces derniers pouvaient engager d’autres travailleurs. Le fait est que, s’il avait la possibilité (et la volonté morale) de trouver des sous‑traitants disposés à travailler avec lui à un taux moindre afin d’augmenter son rendement, le travailleur pouvait réaliser un profit.

 

[60]         En ce qui concerne le risque de perte, la preuve permet d’étayer la conclusion selon laquelle les travailleurs pouvaient subir une perte puisqu’ils étaient responsables, suivant leur entente avec l’appelante, de refaire le travail défectueux sans rétribution. Cela est beaucoup plus important que le fait que les travailleurs n’avaient aucune dépense d’entreprise : on peut dire la même chose d’un grand nombre de consultants professionnels grassement payés dont la seule dépense tient à l’utilisation de leur pouvoir mental et à leur habileté à donner des conseils. Point tout aussi important, l’absence totale de sécurité d’emploi, comme en fait état le juge Décary dans l’arrêt Wolf c. Canada[33]:

 

Les contribuables peuvent organiser leurs affaires de la façon légale qu’ils désirent. […]

 

De nos jours, quand un travailleur décide de garder sa liberté pour pouvoir signer un contrat et en sortir pratiquement quand il le veut, lorsque la personne qui l’embauche ne veut pas avoir de responsabilités envers un travailleur si ce n’est le prix de son travail et lorsque les conditions du contrat et son exécution reflètent cette intention, le contrat devrait en général être qualifié de contrat de service. Si l’on devait mentionner des facteurs particuliers, je nommerais le manque de sécurité d’emploi, le peu d’égard pour les prestations salariales, la liberté de choix et les questions de mobilité[34].

 

[61]         Au chapitre de l’intégration à l’entreprise de l’appelante, l’avocate de l’intimé a affirmé que les travailleurs ne pouvaient avoir travaillé à leur compte. À mon avis, il y a amplement d’éléments de preuve du contraire et ils se trouvent presque tous dans les hypothèses formulées et les faits admis par le ministre. Je suis convaincue que les travailleurs concluaient avec l’appelante leurs propres ententes de fourniture de services à la fois quant aux services qu’ils choisissaient de lui rendre et quant au moment où ils choisissaient de les lui rendre. Leur faible pouvoir de négociation en ce qui concerne le prix de leurs services découlait davantage de leur situation personnelle et du marché que d’une éventuelle conclusion voulant qu’ils n’aient pas travaillé à leur compte.

 

[62]         Enfin, sur le point de l’intention, je conviens avec l’avocate de l’intimé que la preuve à cet égard n’est pas suffisante en l’espèce pour constituer un facteur déterminant.

 

3.       S’agissait-il d’un emploi assurable et ouvrant droit à pension selon la jurisprudence?

 

[63]         Comme je suis arrivée à la conclusion que les dispositions du paragraphe 34(1) du Règlement sur le RPC et de l’alinéa 6g) du Règlement sur l’AE ne s’appliquent pas, il me reste maintenant à me demander si les travailleurs exerçaient un emploi assurable et ouvrant droit à pension selon la jurisprudence subséquente à l’arrêt Wiebe Door Services Ltd. v. Minister of National Revenue[35] et appliquée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt 671121 Ontario Ltd. c. Sagaz Industries Canada Inc.[36]. Pour les mêmes raisons que celles énoncées plus haut, je ne suis pas persuadée que les travailleurs avaient une relation employeur‑employé avec l’appelante ni, par conséquent, que le travail qu’ils ont effectué pendant la période en cause était assurable et ouvrait droit à pension.

 

[64]         En conclusion, j’ai laissé entendre plus haut dans les présents motifs que la preuve produite ne permettait peut‑être pas de connaître tous les tenants et aboutissants de l’affaire. À un certain moment, l’avocate de l’intimé a signalé, d’un ton songeur, que l’appelante aurait pu s’épargner bien des soucis si elle avait simplement demandé au ministre de rendre une décision après l’enquête effectuée par DRHC en 1996. Cette assertion est peut‑être vraie et, en réalité, il se peut que cette mesure soit encore au mieux des intérêts de l’appelante et, même, de ceux des travailleurs. Toutefois, à la lumière de la preuve présentée relativement à son expérience avec DRHC en 1996, je peux comprendre M. Kooner d’avoir douté qu’une telle initiative soit d’une quelconque utilité. L’avocate de l’intimé a cependant mentionné, avec beaucoup de justesse, qu’il n’appartenait pas à la Cour de débarrasser le secteur de la main‑d’œuvre agricole des fléaux dont il est victime et, j’ajouterais, encore moins d’utiliser l’appel de l’appelante à cette fin.

 

[65]         À la lumière de la preuve dont je suis saisie, je suis convaincue que le travail exécuté par les travailleurs pendant la période en cause ne constituait pas un emploi assurable ou ouvrant droit à pension. En conséquence, les appels sont accueillis et les cotisations sont annulées.

 

       Signé à Ottawa, Canada, ce 10e jour de novembre 2010.

 

 

 

 

« G. A. Sheridan »

Juge Sheridan

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

ce 28e jour de janvier 2011.

 

Marie-Christine Gervais

 

 


RÉFÉRENCE :                                  2010CCI584

 

NOS DES DOSSIERS DE LA COUR :          2009-1078(CPP)

                                                          2009-1079(EI)

 

INTITULÉ :                                       S K MANPOWER LTD. c. LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                   Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                 Le 11 mars 2010

                                                          et poursuivie le 25 mai 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT :               L’honorable juge G. A. Sheridan

 

DATE DU JUGEMENT :                   Le 10 novembre 2010

 

COMPARUTIONS :

 

Avocat de l’appelante :

Me Domenic Marciano

Avocate de l’intimé :

Me Iris Kingston

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

       Pour l’appelante :

 

                          Nom :                      Me Domenic Marciano

 

                          Cabinet :                  Marciano Beckenstein

                                                          Concord (Ontario)

 

       Pour l’intimé :                             Myles J. Kirvan

                                                          Sous-procureur général du Canada

                                                          Ottawa, Canada



[1] Annexe A, réponse à l’avis d’appel 2009-1078(RPC), et annexe A, réponse à l’avis d’appel 2009‑1079(AE).

[2] Pièce A-3.

 

[3] Pièce A-2.

 

[4] Pièce A-1.

[5] Transcription (11 mars 2010), page 58, lignes 19 à 25, à la page 60, lignes 1 à 19.

 

[6] Pièces A-4, A-5, A-7, A-8 et A-9.

[7] Transcription (11 mars 2010), page 83, lignes 15 à 25, jusqu’à la page 84, lignes 1 à 18.

[8] [2001] A.C.I. no 372 (C.C.I.).

 

[9] [2001] A.C.I. no 580 (C.C.I.).

 

[10] Précité, aux paragraphes 19 et 22.

 

[11] Précité, au paragraphe 38.

 

[12] Précité, au paragraphe 20.

 

[13] Précité, au paragraphe 39.

[14] [2002] A.C.I. no 16 (C.C.I.).

 

[15] Précité, au paragraphe 39.

 

[16] Précité, au paragraphe 49.

 

[17] Pièces A-1 et A-2.

 

[18] Pièce A-1.

 

[19] (1999) 249 N.R. 1 (C.A.F.).

 

[20] Supreme Tractor, au paragraphe 13, et Big Sky Drilling, au paragraphe 19.

 

[21] 2010 CAF 74 (C.A.F.).

 

[22] Précité, au paragraphe 30.

 

[23] Précité, au paragraphe 17.

 

[24] Précité, au paragraphe 33.

 

[25] Précité, au paragraphe 34.

 

[26] Hypothèse 12e), réponse à l’avis d’appel.

[27] Avis d’appel, au paragraphe 3.

 

[28] Précité, au paragraphe 8.

[29] Wiebe Door Services Ltd. v. Minister of National Revenue, [1986] 2 C.T.C. 200. (C.A.F.).

 

[30] Industrial Ready-Mix c. Le ministre du Revenu national, [2008] A.C.I. no 264, au paragraphe 19.

 

[31] Transcription (11 mars 2010), page 159, lignes 24 à 25.

 

[32] [2001] A.C.I. no 374.

 

[33] [2002] A.C.F. no 375 (C.A.F.).

 

[34] Précité, aux paragraphes 119 et 120.

[35] 87 DTC 5025.

 

[36] [2001] 2 R.C.S. 983.

 

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