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Référence : 2011 CCI 16

Date : 20110211

Dossiers : 2009-939(EI)

2009-940(CPP)

ENTRE :

OLEKSANDR PICHUGIN,

appelant,

et

 

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL,

intimé,

et

 

HIGH-TECH REALTY INC.,

intervenante.

 

MOTIFS DU JUGEMENT

(Révisés à partir de la transcription des motifs du jugement rendus oralement à l’audience le 7 juillet 2010, à Toronto (Ontario))

Le juge suppléant Weisman

[1]             Durant deux jours d’audience, le premier étant le 25 janvier et le second aujourd’hui, j’ai entendu deux appels de l’appelant, Olexsandr Pichugin, à l’encontre de décisions du ministre du Revenu national selon lesquelles, pendant la période où il a été au service de l’intervenante, High‑Tech Realty Inc., soit du 6 septembre 2007 au 31 mars 2008, il était un entrepreneur indépendant exploitant une entreprise pour son propre compte.

[2]             L’appelant a porté en appel les deux décisions au motif que, à son avis, il était un employé et avait donc le droit de se prévaloir non seulement de la Loi sur l’assurance-emploi mais aussi du Régime de pensions du Canada.

[3]             Cette question a été qualifiée de diverses façons : de « fondamentale » dans l’arrêt Wiebe Door Services v. Minister of National Revenue (1986), 87 DTC 5025, devant la Cour d’appel fédérale, de « centrale » dans l’arrêt Sagaz Industries, connu plus exactement sous le nom de 671122 Ontario Ltd. c. Sagaz Industries Canada Inc., [2001] C.S.C. 59, devant la Cour suprême du Canada, et enfin d’« essentielle » dans l’arrêt de la Cour d’appel fédérale Royal Winnipeg Ballet c. Ministre du Revenu national, [2006] A.C.F. no 339. Quel que soit le qualificatif employé,  mon rôle consiste à examiner l’ensemble de la relation entre les parties et l’effet conjugué du cadre global des activités.

[4]             À cette fin, les éléments de preuve en l’espèce doivent être analysés en fonction du critère à quatre volets que lord Wright a énoncé en tant que ligne directrice dans la décision Montreal City v. Montreal Locomotive Works, [1947] 1 DLR 161, au sein du Conseil privé, une ligne directrice que le juge MacGuigan a fait sienne dans l’arrêt Wiebe Door, précité.

[5]             Il est bien établi en droit que ces quatre volets sont le droit qu’a le payeur d’exercer un contrôle sur le travailleur, le fait de savoir si c’est le travailleur ou le payeur qui possède les instruments de travail dont le travailleur a besoin pour accomplir ses fonctions, ainsi que la chance qu’a le travailleur de réaliser un profit ou le risque qu’il a de subir une perte dans ses rapports avec le payeur, qui, dans la présente affaire, est l’intervenante.

[6]             Voyons tout d’abord le volet du contrôle, auquel est venu s’ajouter une notion importée dans les ressorts de common law à partir du Code civil du Québec, c’est-à-dire la notion de subordination. Il est nécessaire d’examiner les deux ensemble pour déterminer si le degré de contrôle requis est établi. Tout d’abord, nous avons affaire au droit d’exercer un contrôle, plutôt qu’au contrôle de fait réel. Il s’agit là d’une distinction qui a été formulée dans un certain nombre d’affaires, dont l’arrêt Gallant c. Ministre du Revenu national, [1986] A.C.F. no 330, devant la Cour d’appel fédérale, et l’arrêt Hennick c. Ministre du Revenu national, [1995] A.C.F. no 294, devant la Cour d’appel fédérale.

[7]             Je dois dire, avant d’aller plus loin, que cette affaire est inusitée à deux égards. Premièrement, bien des éléments ont été déterminés en fonction de la question de la crédibilité du témoin de l’intervenante et de l’appelant lui‑même. Deuxièmement, d’après mon expérience, j’ai entendu au cours des deux jours d’audience un nombre inhabituel de faits qui pointent dans les deux sens, ce qui a quelque peu compliqué la situation.

[8]             Il ressort clairement de la preuve que M. Oulahen pouvait prescrire les projets sur lesquels l’appelant devait travailler, mais il n’avait pas le pouvoir de prescrire comment le travail devait être fait. Pour employer d’autres mots que « comment », je parle des moyens ou de la manière de faire le travail.

[9]             Ce fait est caractéristique des situations dans lesquelles le travailleur a une expertise qui excède la capacité de supervision du payeur. Dans le cas présent, nous avons le bénéficiaire, l’appelant, un technicien juridique ayant des connaissances en droit, ce qui est la raison même pour laquelle M. Oulahen a retenu ses services pour son principal projet, lequel consistait à changer le parc de stationnement situé à l’arrière de ses bureaux en le faisant passer d’un parc dans lequel une entreprise indépendante faisait respecter les règlements relatifs au stationnement à un parc autoréglementé, mais en tenant compte du facteur quelque peu délicat selon lequel il fallait que cela soit fait de manière à ne pas se mettre à dos les gens qui y garaient leur véhicule, c’est-à-dire principalement des clients de l’intervenante.

[10]        La raison pour laquelle je m’écarte de l’usage vernaculaire du mot « quoi » et que je le remplace par le mot « moyens », c’est que le mot « moyens » est celui qui est employé dans le Code civil du Québec à l’article 1099, qui définit ce qu’est un entrepreneur : « L’entrepreneur ou le prestataire de services a le libre choix des moyens d’exécution du contrat et il n’existe entre lui et le client aucun lien de subordination quant à son exécution. »

[11]        Bien sûr, j’ai écouté avec un vif intérêt ce que M. Oulahen pouvait exactement prescrire ou non et, comme je l’ai dit, il ne pouvait pas contrôler les moyens; il ne pouvait contrôler que ce que l’appelant faisait.

[12]        Je me suis mal exprimé. Je n’ai pas remplacé le mot « quoi » par « moyens ». C’est le mot « comment » que vient remplacer le mot « moyens ». En common law, nous parlons de ce qu’il faut faire et de la manière de procéder, mais dans les cas où le Code civil du Québec intervient, nous parlons des moyens.

[13]        À titre d’exemples de ce que je veux dire, il y a le projet principal que l’on a confié à M. Pichugin, soit le parc de stationnement contenant de vingt à trente places environ, situé sur Avondale Road, à North York (Toronto). Ce travail consistait à négocier ou à se renseigner auprès de la municipalité pour savoir quels étaient les règlements en vigueur en matière de signalisation. Il s’est également occupé du projet du café Avondale. Il a fini par donner des contraventions de stationnement après avoir suivi le cours et reçu l’autorisation de le faire. Il était également responsable de la gestion des documents de certains des résidents ou des installations locatives que l’intervenante possédait. Comme il l’a dit : il était [traduction] « chargé de la supervision de documents concernant les locataires ».

[14]        Son projet principal, le parc de stationnement, exigeait une certaine expertise en droit qui, comme je l’ai dit, excédait la capacité de supervision de l’intervenante.

[15]        Dans l’arrêt Wolf, qui est inclus à l’onglet 6 du recueil de jurisprudence et de doctrine de l’intervenante, on qualifie ce type d’« emploi » – et j’emploie ce terme de manière générique plutôt que technique – d’atypique. Autrement dit, la distinction, selon l’arrêt Wolf, entre un emploi typique et atypique est que, dans un emploi typique, le superviseur connaît le travail aussi bien, sinon mieux, que le travailleur et il est très bien placé pour dire au travailleur non seulement ce qu’il faut faire, mais aussi comment le faire. Dans un emploi atypique (dans l’arrêt Wolf, il était question d’un ingénieur en aéronautique hautement spécialisé dont l’expertise dépassait de loin celle de n’importe quelle autre personne au service du payeur qui était apte à le superviser), il suffit que le contrôle consiste seulement à dire au travailleur quoi faire, et ce dernier peut quand même être considéré comme un employé. Dans ce cas particulier, cependant, le travailleur a finalement été considéré comme un entrepreneur indépendant. L’arrêt Wolf est l’affaire qui établit cette distinction.

[16]        En conséquence, nous avons affaire ici à M. Pichugin, qui exerçait un emploi atypique, et il suffisait seulement que M. Oulahen soit en mesure de prescrire, et d’avoir le droit de prescrire, ce qu’il devait faire; c’est ce que je conclus qu’il a fait, de sorte que cet aspect du facteur du contrôle donne à penser que l’appelant était un employé.

[17]        Quand j’ai dit que la preuve pointait dans les deux sens, il y a d’autres éléments de preuve que j’ai entendus qui pointent effectivement dans une autre direction. Par exemple, M. Pichugin n’avait pas d’horaire fixe. Il n’avait pas besoin de l’autorisation de l’intervenante pour travailler pour son seul client pour lequel il faisait des tâches parajuridiques pendant les périodes de repas, pendant ses jours de congés, et même pendant ses heures de travail ordinaires, même s’il informait quand même l’intervenante quand il avait à s’absenter pendant les heures de travail, et s’il s’efforçait de prendre d’autres dispositions avec M. Oulahen.

[18]        À mon avis, il y a une nette différence entre avoir besoin d’une autorisation et faire savoir ce qu’on a l’intention de faire. Le premier élément dénote un lien de subordination, mais pas le second.

[19]        Il y a maintenant la preuve relative au fait que M. Pichugin donnait des contraventions de stationnement. Selon son témoignage, il lui arrivait de le faire environ six fois par jour, toutes les heures et demie, et cela m’amène à me poser la question suivante : s’agissait-il d’une exigence? S’agissait-il d’une tâche qu’un technicien juridique ferait habituellement?

[20]        Lorsqu’il a été question de suivre au départ le cours sur l’application des règlements en matière de stationnement, M. Pichugin a dit qu’il ne s’agissait pas d’une chose qu’il voulait faire. Il est intéressant de noter que M. Oulahen et M. Pichugin voulaient prendre leurs distances par rapport à l’application de ces règlements mais, dans le cas de M. Pichugin, bien qu’il ait dit qu’il ne voulait pas le faire, il y avait d’autres personnes du bureau, environ quatre ou cinq, qui suivaient le cours; plutôt que de faire des vagues, il a accepté de suivre le cours.

[21]        Comme l’a fait remarquer l’avocat de l’intervenante, cela n’explique pas pourquoi son épouse et son fils ont eux aussi suivi le cours, ce qui suscite quelques questions quant à la crédibilité de M. Pichugin. Après avoir examiné de plus près les éléments de preuve, je ne conclus pas qu’il était obligé de donner des contraventions de stationnement. C’est une chose qu’il a tout simplement faite.

[22]        Un autre aspect d’un employé est que celui-ci doit fournir ses services personnellement. Il est très clair en droit que le droit ou la liberté de faire un travail par soi-même ou de le faire faire par un autre ne cadre pas avec l’existence d’un contrat de louage de services.

[23]        C’est ce que l’on relève dans la décision Ready-Mixed Concrete (South East) Limited v. Minister of Pensions and National Insurance, [1968] 1 All E.R. 433, Division du Banc de la Reine. J’ai examiné avec beaucoup d’attention la preuve de M. Oulahen selon laquelle M. Pichugin avait embauché son fils et, peut-être, son épouse pour l’aider à accomplir ses fonctions. J’ai conclu que la preuve n’étayait pas cette présomption du ministre, non plus que les observations de l’avocat de l’intervenante.

[24]        Selon la présomption 17r), l’appelant pouvait embaucher des aides à ses propres frais. Il ressort très clairement de la preuve que M. Oulahen finançait cette embauche d’aides. Quand je dis « finançait », je veux dire qu’il donnait l’argent à M. Pichugin et, je cite ici ce que M. Oulahen a déclaré : [traduction] « Je vous ai versé de l’argent comptant pour que vous puissiez donner à votre fils 20 $ l’heure ou quelque chose du genre. » Il est également ressorti de la preuve que le fils – j’ignore ce que faisait l’épouse, mais je crois que le fils ne faisait pas que donner des contraventions de stationnement, il ramassait aussi les déchets, et cela, manifestement, n’était pas du ressort d’un technicien juridique.

[25]        Je conclus toutefois que M. Pichugin était tenu de fournir ses services personnellement, ce qui dénote qu’il était un employé.

[26]        L’avocat de l’intervenante a fait valoir que M. Pichugin avait le droit de refuser de travailler. Cela revient au fait qu’il pouvait s’absenter pendant les heures de travail sans en demander l’autorisation et qu’il devait simplement le faire savoir.

[27]        Je dois attirer l’attention de tous sur le fait qu’il y a une distinction entre le fait de refuser une relation de travail ou de refuser une tâche ou une possibilité d’emploi, et celui de refuser d’exécuter une tâche une fois qu’on a accepté un emploi. Les avocats confondent assez souvent les deux. Il est bien établi en droit que, lorsqu’une personne a le droit de refuser une relation de travail, cette personne est manifestement un entrepreneur indépendant.

[28]        Il existe de nombreuses décisions qui étayent cette thèse, comme la décision A & T Tire & Wheel Limited c. Ministre du Revenu national, une affaire que j’ai moi-même tranchée en 2009, ainsi que de nombreuses autres : Ambulance St-Jean c. M.R.N., [2004] A.C.F. 1680; Livreur Plus Inc. c. M.R.N., [2004] A.C.F. no 267; Precision Gutters c. M.R.N., [2002] A.C.F. no 779. Il y en a d’autres, mais cela suffit.

[29]        Il y a aussi des situations dans lesquelles le travailleur refuse d’exécuter une tâche dans le cadre d’une relation de travail, et cela est tout à fait différent. La principale affaire à cet égard est celle que j’ai déjà citée, c’est-à-dire l’arrêt Hennick. Quand une personne refuse d’exécuter une tâche, la Cour doit en examiner les raisons. Parfois ces dernières sont raisonnables, comme le fait de décharger un camion qui est rempli d’articles contaminés. Cela n’a rien à voir avec la question de savoir si la personne est un employé ou un entrepreneur indépendant. D’un autre côté, il est possible que le travailleur soit tout simplement insubordonné. Mais un travailleur insubordonné peut quand même avoir un lien de subordination avec son payeur.

[30]        Pour en revenir à M. Pichugin, je conclus que celui-ci n’avait pas le droit de refuser une relation de travail. Il l’a acceptée. Tout au plus, peut-on dire, les rares fois où survenait un conflit, il pouvait refuser d’exécuter une tâche, mais cela ne fait pas de lui un entrepreneur indépendant.

[31]        Il y a par ailleurs le fait que ses heures de travail n’étaient pas consignées, et il pouvait travailler vite ou lentement, pour autant que le projet était mené à bonne fin. Cela ne concorde pas avec la notion de subordination.

[32]        Il y a ensuite la présomption selon laquelle il devait rendre des comptes une fois par semaine ou deux fois par mois à M. Oulahen. Il y a des pièces concernant le rapport sur le projet de parc de stationnement qui a été établi, je crois, à la fin de mars 2008. La question est : ce rapport est-il un indice de contrôle ou s’agissait-il simplement d’un moyen de faire savoir à M. Oulahen les progrès qu’il accomplissait, auquel cas il n’est pas tant question de rendre des comptes que de permettre à M. Oulahen de vérifier les  résultats, ce qu’il est permis de faire avec un entrepreneur indépendant.

[33]        Il y a l’affaire bien connue Charbonneau c. M.R.N., où l’on déclare qu’il ne faut pas confondre le contrôle du résultat avec la supervision du travailleur. Cette affaire est citée dans [1996] A.C.F. 1337, devant la Cour d’appel fédérale. Je n’ai pas jugé que cette présomption était établie, et je conclus que M. Pichugin ne rendait pas réellement de comptes sur une base régulière à l’intervenante ou à M. Oulahen. Il s’agissait plus d’une question de contrôle, par M. Oulahen, de la qualité du travail accompli.

[34]        Il existe de la jurisprudence où l’on dit que les entrepreneurs indépendants ne sont pas libres de tout contrôle. Il va de soi que, lorsqu’on exploite un type quelconque d’établissement – prenons l’exemple d’une agence immobilière dans laquelle tous les courtiers sont des entrepreneurs indépendants travaillant à commission – on ne peut pas permettre que règne le chaos. On ne peut pas les laisser aller et venir à leur guise. Quelqu’un doit être présent, au cas où il se présenterait des clients. M. Oulahen le sait fort bien.

[35]        Il est raisonnable et admissible d’exercer un certain contrôle sur un entrepreneur indépendant, sans transformer cette personne en un employé : Poulin c. Canada, [2003] A.C.F. no 141 (CAF), au paragraphe 16.

[36]        Dans le cas présent, nous avons M. Oulahen qui dit à M. Pichugin que, sur ses factures, il ne peut pas indiquer l’adresse de l’intervenante, qui est la même que la sienne. Il ne peut pas rencontrer de clients dans le bureau. Pour ma part, il s’agit là de mesures de contrôle raisonnables, qui ne sont pas incompatibles avec le fait que M. Pichugin demeure un entrepreneur indépendant.

[37]        Cela m’amène à la paye de vacances de deux semaines et au fait que M. Pichugin était payé pour Noël et le Nouvel An. Cela ne veut pas dire selon moi qu’il était un employé, si je me réfère à l’affaire Wolf, précitée, dans laquelle l’ingénieur en aéronautique hautement spécialisé bénéficiait de divers avantages, et la Cour d’appel fédérale n’a pas dit que le fait de recevoir ces divers avantages faisait de lui un employé.

[38]        J’accepte la position de M. Oulahen selon laquelle le bureau était fermé et que, de ce fait, M. Pichugin n’y avait pas accès et ne pouvait gagner aucun revenu et, en toute équité, sa rémunération s’est poursuivie. Cela ressemble à la situation, quoique non identique, dont il était question dans l’affaire Wolf, où des paiements avaient été faits à M. Wolf pour l’inciter à ne pas offrir ses services ailleurs. Ce genre de paiement ne faisait pas de lui un employé. Il était rémunéré pour les heures supplémentaires et aussi pour les congés fériés, ce qui explique pourquoi je compare les deux affaires.

[39]        Enfin, pour ce qui est du droit d’exercer un contrôle, je rejette l’argument que j’ai entendu à plusieurs reprises, à savoir qu’une fois qu’une personne est un entrepreneur indépendant, cette personne est toujours un entrepreneur indépendant. Autrement dit, en raison du fait admis que M. Pichugin est un entrepreneur indépendant à titre de technicien juridique, cela signifie qu’il doit l’être aussi par rapport à la relation de travail qu’il a avec l’intervenante.

[40]        Il est évident que l’on peut être employé de jour et entrepreneur indépendant de nuit. C’est ce que l’on appelle un cumul d’emplois. Dans ce cas-ci, la différence est que M. Pichugin ne faisait pas ce travail de nuit mais de jour. Parfois, c’était pendant les heures du travail qu’il exploitait une entreprise à titre de technicien juridique indépendant. Ce qui m’amène à poser la question suivante : cela faisait-il en quelque sorte de lui un entrepreneur indépendant en réalité? Il s’agit là d’une thèse à laquelle je ne souscris pas. Il pouvait être en même temps un employé de l’intervenante et un technicien juridique indépendant.

[41]        Tout bien considéré, je crois avoir établi que les indices du contrôle pointent dans les deux sens, mais il arrive un moment où il faut voir de quel côté penche la balance tout compte fait. À mon avis, les éléments essentiels que j’ai entendus sont que M. Pichugin avait la liberté d’aller et venir à sa guise; il n’était pas tenu de demander l’autorisation de le faire, mais il devait le faire savoir, ce qui, à mes yeux, dénote une absence de lien de subordination.

[42]        On a aussi laissé entendre qu’étant donné qu’un grand nombre de ses factures faisaient état d’un taux d’intérêt de 4,5 % sur les comptes en souffrance et qu’il y avait un avis de non-responsabilité dans son rapport sur le projet de stationnement, il s’agissait dans les deux cas d’indices d’un statut d’entrepreneur indépendant; cependant, la seule facture qui, d’après ce que j’ai vu, comportait la menace d’imposer des frais d’intérêt est la dernière, celle du 24 mars 2008. Dans le même ordre d’idées, l’avis de non‑responsabilité ne figure que dans le rapport intitulé [traduction] « Examen et analyse du projet de stationnement », un document qui a lui aussi été établi à la toute fin, ou presque, de la relation de travail.

[43]        Ces deux points ne changent pas ma conclusion selon laquelle le facteur du contrôle dénote qu’il était un entrepreneur indépendant. Là encore, c’est l’absence de lien de subordination qui fait pencher la balance dans cette direction.

[44]        Je puis m’exprimer de manière encore plus succincte à l’égard des autres facteurs. À mon avis, celui de la propriété des instruments de travail est neutre. Cela s’explique par le fait que les instruments de travail que l’intervenante a fournis à l’appelant n’étaient pas réservés à l’usage exclusif de ce dernier. Ce dernier partageait l’utilisation d’un bureau, d’un ordinateur et des services d’Internet. À l’inverse, les instruments de travail qui n’étaient pas amenés au travail mais dont M. Pichugin se servait pour son emploi n’étaient pas non plus réservés à son usage exclusif. Il avait un bureau à domicile; il avait un ordinateur portable et il avait accès à Internet, mais ces instruments n’étaient pas réservés à l’usage exclusif de l’intervenante. M. Pichugin s’en servait aussi dans le cadre de son entreprise à titre de technicien juridique. Le facteur des instruments de travail est neutre, selon moi, et non concluant dans un sens comme dans l’autre.

[45]        Quant au facteur des chances de profit ou du risque de perte, je puis m’exprimer de manière tout aussi succincte. Il est très clair que la montant de 550 $ que M. Pichugin a touché dès le départ pour son travail, et ce, du début jusqu’à la fin, a été négocié. M. Oulahen a commencé par offrir 500 $, tandis que M. Pichugin, lui, voulait avoir 750 $. Les parties se sont finalement entendues pour que le montant soit de 550 $. Le montant de 750 $ était une possibilité, suivant le résultat que M. Pichugin obtiendrait pour le projet de parc de stationnement.

[46]        Il y a ensuite l’arrêt Precision Gutters, précité, au paragraphe 27, dans lequel la Cour d’appel fédérale dit que la capacité de négocier les conditions d’un contrat est automatiquement une chance de profit et un risque de perte, et je suis lié par cette conclusion.

[47]        Je conclus également que M. Pichugin n’avait aucun risque de perte financière, car l’intervenante lui remboursait la totalité de ses dépenses. Il me faut conclure que le facteur des chances de profit et du risque de perte dénote qu’il était un entrepreneur indépendant.

[48]        On a aussi laissé entendre ­– je crois qu’il s’agissait de l’avocat de l’intervenante – que le parc de stationnement était son entreprise. Je tiens à préciser très clairement, parce que cela est important, que jamais M. Pichugin n’a exploité un parc de stationnement. Pour dire qu’une personne exploite une entreprise, il faut que cette personne travaille en vue d’établir sa propre entreprise, et non pas celle de quelqu’un d’autre : décision Woodland Insurance Ltd. c. M.R.N., [2005] A.C.I. no 276 (CCI). Il s’agissait clairement du parc de stationnement de l’intervenante.

[49]        Quant à la possibilité qu’il y ait d’autres parcs de stationnement et d’autres projets s’il obtenait de bons résultats, c’était dans un avenir éloigné. Cet élément est tout simplement trop vague et hypothétique pour pouvoir  constituer une chance de profit.

[50]        Enfin, pour ce qui est du facteur des chances de profit ou du risque de perte, la relation a pris fin parce que, d’après ce que j’ai compris, M. Pichugin a produit sans avertissement une facture de 750 $, que M. Oulahen a payée par inadvertance. Quand celui-ci s’est rendu compte de l’erreur, il est revenu directement au montant de 550 $. Cette affaire pouvait se régler de deux façons : M. Oulahen et M. Pichugin pouvaient mener d’autres négociations, ou la relation pouvait prendre fin. C’est la seconde situation qui s’est produite. Cela renforce simplement le fait que des négociations ont non seulement eu réellement lieu, mais qu’il était aussi possible d’en mener. Comme je l’ai dit, cela confirme la conclusion selon laquelle cet homme était un entrepreneur indépendant au cours de la période en cause.

[51]        En résumé, le facteur du contrôle et de la subordination dénote que M. Pichugin était un entrepreneur indépendant. Le facteur des instruments de travail est neutre. Le facteur des chances de profit et du risque de perte dénote qu’il était un entrepreneur indépendant. Trois des quatre facteurs énoncés dans l’arrêt Wiebe Door font ressortir que M. Pichugin était un entrepreneur indépendant, ce qui veut dire qu’il n’est pas vraiment nécessaire que la Cour se penche sur la question de l’intention.

[52]        Je tiens à préciser très clairement quel est mon rôle en ce qui concerne la question de l’intention. Dans l’arrêt Royal Winnipeg Ballet, précité, la juge Desjardins, au paragraphe 81, souscrit à l’analyse que fait la juge Sharlow au paragraphe 64, en disant ce qui suit :

[…] le juge de la Cour canadienne de l’impôt aurait dû prendre acte du témoignage non contredit relatif à l’interprétation commune des parties selon laquelle les danseurs étaient des entrepreneurs indépendants et se demander ensuite, en se fondant sur les facteurs de l’arrêt Wiebe Door, si cette intention avait été réalisée. […]

[53]        Bien qu’il ne soit pas absolument nécessaire d’examiner la question parce que, même s’il y avait eu par ailleurs une intention, les facteurs de l’arrêt Wiebe Door sont assez concluants, il y toutefois eu suffisamment d’arguments invoqués au sujet de cette question pour que, en toute équité, je l’analyse.

[54]        Cela m’amène à la lettre manuscrite (pièce I‑3), datée du 29 août 2007, que M. Oulahen a dit avoir personnellement remise à M. Pichugin, ce que nie ce dernier. Ayant observé les témoins sous serment et évalué leur attitude et leur cohérence, je conclus que c’est le témoignage de M. Oulahen que je préfère. Je conclus qu’il y a effectivement eu une telle lettre, qu’elle a été portée à l’attention de M. Pichugin, que ce dernier a suivi dans son travail les conditions qui y étaient énoncées jusqu’en mars 2008, date à laquelle il a unilatéralement augmenté sa rémunération à 750 $. C’est là, selon moi, la preuve d’une intention mutuelle selon laquelle M. Pichugin devait être un entrepreneur indépendant.

[55]        Cela dit, c’est presque comme si M. Pichugin avait lu l’arrêt Wolf, précité, lorsqu’il a déclaré : [traduction] « Je ne prends pas de risques. J’ai quatre étudiants à la maison et je cherche la sécurité et la stabilité. » Ces propos auraient pu être tirés textuellement de l’arrêt Wolf. Quand on y parle du genre de personne qui est un entrepreneur indépendant et du genre de personne qui ne l’est pas, on le fait dans des termes qui sont quasi identiques à ceux qui ont été prononcés.

[56]        Au paragraphe 118 :

Nous sommes en présence ici d’un type de travailleur qui a choisi d’offrir ses services à titre d’entrepreneur indépendant et non pas d’employé et d’un type d’entreprise qui choisit des entrepreneurs indépendants au lieu de prendre des employés. Le travailleur sacrifie délibérément sa sécurité d’emploi en échange de la liberté ([traduction] « le salaire était beaucoup plus élevé, il n’y avait pas de sécurité d’emploi, pas d’avantages sociaux comme ceux que touche l’employé, par exemple l’assurance-maladie, la retraite, des choses de ce genre... »

[57]        Et, ensuite, au paragraphe 120 :

De nos jours, quand un travailleur décide de garder sa liberté pour pouvoir signer un contrat et en sortir pratiquement quand il le veut, lorsque la personne qui l’embauche ne veut pas avoir de responsabilités envers un travailleur si ce n’est le prix de son travail et lorsque les conditions du contrat et son exécution reflètent cette intention, le contrat devrait en général être qualifié de contrat de service.

[58]        Au paragraphe 94 de l’arrêt Wolf, on peut lire :

L’emploi atypique […]

(j’ai dit plus tôt que ce passage était tiré de l’arrêt Wolf),

[…] qui était celui de l’appelant et dans lequel l’insistance est sur un profit plus élevé avec un risque plus élevé, la mobilité et l’indépendance, montre à mon avis que l’appelant a eu raison de réclamer le statut d’entrepreneur et de prestataire de services au sens de l’article 2098 du Code civil du Québec.

[59]        J’ai mentionné plus tôt que, dans l’arrêt Wolf, même si ce travailleur bénéficiait des mêmes avantages qu’un employé, la Cour d’appel fédérale a quand même conclu qu’il était un entrepreneur indépendant. C’est ce que l’on relève au paragraphe 91 :

L’indice que constitue le paiement des heures supplémentaires, des congés annuels et des jours fériés est neutre, à mon avis. La prime d’exécution de contrat, […]

(ce à quoi j’ai déjà fait allusion)

[…] l’absence d’assurance-santé et de régime de retraite et l’ensemble des facteurs de risque, y compris l’absence de protection en vertu de la loi du travail provinciale, militent en faveur du statut d’entrepreneur indépendant.

[60]        Au paragraphe 87 :

En contrepartie d’une hausse de salaire, l’appelant en l’espèce prenait tous les risques de l’activité à laquelle il se livrait.

[61]        Même si M. Pichugin s’est qualifié de personne qui ne prenait pas de risques, ce qui cadre avec les propos tenus dans l’arrêt Wolf, je conclus que trois des quatre facteurs de l’arrêt Wiebe Door pointent tous dans le même sens, qu’il était un entrepreneur indépendant et que la lettre, la pièce R‑3, étaye cette conclusion, tout comme le fait qu’il a travaillé en suivant les conditions de cette lettre, sans se plaindre, pendant les sept mois et demi où il a été au service de l’intervenante. Comme je l’ai mentionné plus tôt, il était en mesure de négocier son taux de rémunération et n’entretenait pas de lien de subordination avec l’intervenante.

[62]        Il me reste à passer en revue les présomptions énoncées au paragraphe 17 de la réponse à l’avis d’appel de l’appelant, car il est bien établi en droit qu’il incombe à ce dernier de réfuter ou de démolir ces présomptions. Celles qui ne sont pas réfutées, comme l’a déclaré l’avocat du ministre, doivent être considérées comme véridiques.

[63]        Les alinéas 17 a), b) ou c) ne posent pas de problème.

[64]        Pour ce qui est de l’alinéa d), il y a une réserve à émettre. On y parle de la gestion de parcs de stationnement. J’ai déjà dit qu’il n’y avait qu’un seul parc de stationnement. De plus, à l’alinéa d), où l’on énumère les fonctions de l’appelant, on pourrait faire valoir qu’on a fait abstraction de l’émission des contraventions de stationnement. Même si j’ai dit que rien ne prouvait qu’il était obligé de le faire, il le faisait à intervalles d’une heure et demie.

[65]        L’alinéa e) n’est pas contesté, pas plus que les alinéas f) ou g).

[66]        L’alinéa h), [traduction] « l’appelant n’était pas supervisé par le payeur », est vrai. Tous les comptes rendus, comme je l’ai déjà déclaré, avaient davantage pour but de surveiller les résultats accomplis que d’exercer un contrôle sur le travailleur.

[67]        L’alinéa i), [traduction] « le payeur donnait des directives à l’appelant », est vrai, mais uniquement en ce qui concerne le type de travail qu’il fallait effectuer pour chaque tâche. Cela dénote que l’homme était un employé parce qu’il s’agissait d’un emploi atypique et qu’il suffisait de prescrire quel travail devait être fait. Il n’est pas nécessaire de dicter les moyens ou la manière. Il s’agit là d’un aspect qui est expressément énoncé dans le Code civil du Québec. Cela a trait à la question du lien de subordination, et je suis déjà arrivé à la conclusion que la subordination n’était pas assez importante pour donner à penser que cet homme était un employé.

[68]        L’alinéa j) n’est pas contesté, pas plus que l’alinéa k).

[69]        L’alinéa l) indique que l’appelant effectuait huit heures de travail par jour, du lundi au vendredi. Selon la preuve, il n’avait pas d’horaire fixe, et ses heures de travail étaient souples, pour autant que le projet était exécuté.

[70]        Cela vaut aussi pour l’alinéa m).

[71]        J’ai déjà parlé des alinéas n) et o) dans mes motifs, quand il a été question de la propriété des instruments de travail. Je conclus qu’étant donné que les deux se partageaient ces instruments, il s’agit là d’un facteur neutre.

[72]        L’alinéa p) est établi, tout comme l’alinéa q).

[73]        L’alinéa r) a été réfuté : [traduction] « l’appelant pouvait embaucher des aides à ses propres frais ».

[74]        L’alinéa s) est maintenu, tout comme les alinéas t), u), v), w) et x).

[75]        L’alinéa y) a été établi, à savoir qu’il a haussé unilatéralement sa rémunération à 750 $ par mois.

[76]        Quant à l’alinéa z), je l’ai analysé en détail. Le payeur ne fournissait pas à l’appelant de prestations de maladie, de prestations d’assurance-vie ou de vacances payées. Je conclus que cela a été établi par le fait que ce que l’on avait fourni à M. Pichugin était un revenu constant plutôt que des vacances, parce que les bureaux étaient fermés et qu’il ne pouvait donc gagner aucun revenu. Même si l’on peut considérer cela comme une paye de vacances, dans l’affaire Wolf l’homme recevait une paye de vacances et la Cour a quand même considéré qu’il était un entrepreneur indépendant.

[77]        L’appelant est tout au plus parvenu à réfuter trois des présomptions formulées dans la réponse du ministre. Selon l’arrêt Jencan Ltd. c. M.R.N., [1997] A.C.F. no 876, rendu par la Cour d’appel fédérale, même si l’appelant a réfuté certaines des présomptions, si celles qui restent sont suffisantes pour étayer la décision du ministre, alors elles sont maintenues.

[78]        Durant ces deux jours d’audience, j’ai examiné la totalité des faits avec les parties et avec les témoins appelés pour le compte de l’appelant et de l’intervenante à témoigner sous serment pour la première fois, et je n’ai relevé aucun fait nouveau ou aucun autre aspect qui dénoterait que les faits inférés ou invoqués par le ministre étaient irréels ou avaient été évalués incorrectement ou mal compris. Je conclus qu’au cours de la période en cause, dans le cadre de sa relation de travail avec l’intervenante, M. Pichugin était un entrepreneur indépendant à son propre compte. Les conclusions du ministre sont donc objectivement raisonnables.

[79]        En conséquence, les décisions du ministre seront confirmées, et les deux appels sont rejetés.

 

 

Signé à Toronto (Ontario), ce 11e jour de février 2011.

 

 

« N. Weisman »

Juge suppléant Weisman

 

Traduction certifiée conforme

ce 12e jour de mars 2014.

 

Marie-Christine Gervais

 


 

RÉFÉRENCE :                                 2011 CCI 16

 

Nos DES DOSSIERS DE LA COUR :        2009-939(EI)

                                                          2009-940(CPP)

 

INTITULÉ :                                      Oleksandr Pichugin c Le ministre du Revenu national et High‑Tech Realty Inc.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 7 juillet 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT :             L’honorable juge suppléant N. Weisman,

 

DATE DU JUGEMENT

RENDU ORALEMENT :                 Le 7 juillet 2010

 

COMPARUTIONS :

 

Pour l’appelant :

L’appelant lui-même

Avocat de l’intimé :

Me Khashayar Haghgouyan

Avocat de l’intervenante :

Me Michael C. Mazzuca

 

AVOCATS INSCRITS AU
DOSSIER :

 

            Pour l’appelant :

 

                             Nom :                  

 

                        Cabinet :                  

 

                Pour l’intimé :                   Myles J. Kirvan
Sous-procureur général du Canada
Ottawa, Canada

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