Jugements de la Cour canadienne de l'impôt

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 

 

 

 

Dossier : 2010-931(GST)APP

ENTRE :

HOUDA INTERNATIONAL INC.,

requérante,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

____________________________________________________________________

 

Requête entendue le 15 juin 2010, à Montréal (Québec).

 

Devant : L’honorable juge Patrick Boyle

 

Comparutions :

 

Avocat de la requérante :

Me Yves Boulanger

 

Avocat de l’intimée :

Me Bernard Duchesneau

____________________________________________________________________

 

ORDONNANCE

VU la requête présentée par l’avocat de la requérante afin d’obtenir une ordonnance prorogeant le délai pour interjeter appel de la cotisation établie en vertu de la Loi sur la taxe d’accise pour la période allant du 1er octobre 2004 au 30 septembre 2008;

 

ET VU les observations des parties;

 

LA COUR ORDONNE QUE la demande soit accueillie et que le délai imparti pour interjeter appel soit prorogé jusqu’à la date de la présente ordonnance et que l’avis d’appel qui a été reçu en même temps que l’avis de requête soit réputé être un avis d’appel valable ayant été déposé à la date de la présente ordonnance, à condition que les frais de dépôt appropriés soient payés au greffe au plus tard le 9 février 2011.

 

Signé à Ottawa, Canada, ce 10e jour de janvier 2011.

 

 

 

« Patrick Boyle »

Juge Boyle

 

 


 

 

 

Référence : 2010 CCI 622

Date : 20110110

Dossier : 2010-931(GST)APP

ENTRE :

HOUDA INTERNATIONAL INC.,

requérante,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

 

 

Le juge Boyle

 

[1]              La contribuable a présenté à la Cour une demande de prorogation du délai pour interjeter appel par suite de la ratification par l’Agence du revenu du Canada (l’« ARC ») de nouvelles cotisations de taxe sur les produits et services (la « TPS ») auxquelles elle s’était opposée. La demande a été présentée dans le délai d’un an énoncé à l’article 305 de la Loi sur la taxe d’accise (Canada) (la « loi relative à la TPS »). Le délai de 90 jours imparti pour interjeter appel a expiré en janvier 2010, et la présente requête a été déposée en mars. La contribuable soutient que ses conseillers professionnels ont soit fait preuve de négligence soit commis une erreur, parce qu’elle avait donné instruction à son avocat d’interjeter appel dans le délai de 90 jours, mais l’avis d’appel n’a pas été déposé en temps opportun parce que certains documents clés sont demeurés en la possession des anciens comptables de la contribuable jusqu’en mars 2010, même si on leur avait demandé à plusieurs reprises de fournir les documents.

 

[2]              La Cour du Québec a récemment fait droit à la demande que la contribuable avait présentée en vue d’obtenir une prorogation du délai imparti pour interjeter appel en vertu de la Loi sur le ministère du Revenu (Québec) (la « LMR ») à l’encontre des cotisations de taxe de vente provinciale correspondantes. Le ministère du Revenu du Québec s’était opposé à cette demande. Les motifs de la Cour du Québec figurent en annexe. La Cour du Québec a conclu que, compte tenu des circonstances, comme la contribuable avait donné instruction à son avocat d’interjeter appel et que celui-ci ne l’avait pas fait en temps opportun, il lui avait donc été impossible d’interjeter appel en temps opportun.

 

[3]              La Cour a, à l’occasion, conclu que le fait que le conseiller professionnel ait commis une erreur ou ait fait preuve de négligence ne permettait pas en soi de satisfaire aux exigences du paragraphe 167(5) de la Loi de l’impôt sur le revenu ou du paragraphe 305(5) de la loi relative à la TPS. La Cour a aussi parfois été d’avis qu’il ne serait pas juste et équitable d’accorder une prorogation du délai dans de telles circonstances. Voir, par exemple, la décision Di Modica c. La Reine, no 2000‑5112(IT)APP, 12 septembre 2001, 2002 DTC 1290. À d’autres occasions, la Cour a conclu que, dans de telles circonstances, la demande n’avait pas été présentée dès que les circonstances le permettaient. Voir, par exemple, Carrier c. La Reine, 2005 CCI 182, Ham c. La Reine, 2004 DTC 3022, et Lord c. La Reine, 2004 DTC 3519. Cela dit, la Cour accueille souvent de telles demandes : voir, par exemple, la décision 2749807 Canada c. La Reine, 2004 CCI 457.

 

[4]              En premier lieu, la Cour doit rechercher si elle est liée par la décision de la Cour du Québec en raison de la règle de la préclusion fondée sur la chose jugée et de la règle d’abus de procédure; c'est la principale question. Si la réponse est négative, elle doit alors rechercher dans quelle mesure elle doit faire preuve de déférence à l’égard de la décision de la Cour du Québec par courtoisie judiciaire.

 

 

I. La loi

 

[5]              Le paragraphe 305(5) de la loi relative à la TPS prévoit ce qui suit :

 

305(5) Acceptation de la demande — Il n’est fait droit à la demande que si les conditions suivantes sont réunies :

a) la demande a été présentée dans l’année suivant l’expiration du délai d’appel par ailleurs imparti;

 

b) la personne démontre ce qui suit :

 

(i) dans le délai d’appel par ailleurs imparti, elle n’a pu ni agir ni mandater quelqu’un pour agir en son nom, ou avait véritablement l’intention d’interjeter appel,

 

 

 

 

(ii) compte tenu des raisons indiquées dans la demande et des circonstances de l’espèce, il est juste et équitable de faire droit à la demande,

(iii) la demande a été présentée dès que les circonstances le permettaient,

 

(iv) l’appel est raisonnablement fondé.

 

305(5) When order to be made — No order shall be made under this section unless

 

 

(a) the application is made within one year after the expiration of the time otherwise limited by this Part for appealing; and

(b) the person demonstrates that

 

(i) within the time otherwise limited by this Part for appealing,

(A) the person was unable to act or to give a mandate to act in the person’s name, or

(B) the person had a bona fide intention to appeal,

 

(ii) given the reasons set out in the application and the circumstances of the case, it would be just and equitable to grant the application,

 

(iii) the application was made as soon as circumstances permitted it to be made, and

 

(iv) there are reasonable grounds for appealing from the assessment.

 

Ces dispositions sont identiques aux paragraphes 167(5) et 166.1(7) de la Loi de l’impôt sur le revenu.

 

[6]              Le passage pertinent de l’article 93.1.13 de la LMR prévoit ce qui suit :

 

Acceptation d’une demande.

 

Il est fait droit à une telle demande si la personne démontre qu’elle était dans l’impossibilité en fait d’agir et que la demande a été présentée dès que les circonstances le permettaient.

Conditions for granting application.

 

The application shall be granted if the person demonstrates that it was impossible in fact for that person to act and that the application was filed as soon as circumstances permitted.

 

 

II. Les exigences fédérales et québécoises sont‑elles les mêmes?

 

[7]              La Cour doit rechercher, aux termes de la loi relative à la TPS, si la requérante n’a pu agir ou a eu véritablement l’intention d’interjeter appel, s’il est juste et équitable de faire droit à la demande et si la demande a été présentée dès que les circonstances le permettaient. Parallèlement, aux termes de la LMR, la Cour du Québec était appelée à décider si la contribuable avait été dans l’impossibilité en fait d’agir et si la demande avait été présentée dès que les circonstances le permettaient.

 

[8]              Dans l'arrêt Cité de Pont Viau c. Gauthier Mfg. Ltd., [1978] 2 R.C.S. 516, le juge Pratte a examiné l’impossibilité en fait et a mentionné ce qui suit aux pages 526 et 527 :

 

[...] En référant à l’impossibilité « en fait », qui est en somme l’impossibilité relative, le législateur a choisi un critère qui est certes moins exigeant que celui de l’impossibilité absolue ou celui qui résulte d’une « circonstance de force majeure ».

 

[...]

 

Il n’est pas possible de préciser à l’avance chacun des faits d’où peut résulter l’impossibilité relative; chaque espèce doit être jugée selon les circonstances qui lui sont propres, puisque c’est vraiment d’une impossibilité de fait qu’il s’agit.

 

Dans l’espèce qui nous est soumise, la forclusion a été encourue uniquement à cause de l’erreur des procureurs de l’appelante. La partie elle-même a agi avec diligence et je ne vois pas ce qu’elle aurait pu faire elle-même pour « agir plus tôt ».

 

[9]              En ce qui concerne l’article 110.1 du Code de procédure civile (Québec), lequel impose lui aussi le critère de l’impossibilité en fait d’agir aux demandes de prorogation de délai dans les affaires civiles dans la province, la Cour d’appel du Québec a fait les observations suivantes dans l’arrêt Québec (Sous‑ministre du Revenu) c. Stever, 2007 QCCA 257, au paragraphe 5 :

 

En ce qui concerne l’erreur de l’avocat, elle résulte ici de son ignorance de la loi, une situation qui donne ouverture à l’usage de la discrétion conférée dans l’article 110.1 C.p.c., à moins que cette erreur n’ait des conséquences irréparables pour l’autre partie. À cet égard, il y a lieu de préciser que toute erreur de l’avocat, qu’elle résulte de son ignorance ou de sa négligence, même grossière, peut permettre à une partie d’être relevée de son défaut.

 

[10]         Plus tôt cette année, dans Océanica inc. c. Québec (Sous-ministre du Revenu), 2010 QCCQ 871, la Cour du Québec a décrit ainsi la condition de l’impossibilité en fait d’agir qui s’applique aux demandes de prorogation de délai dans les affaires fiscales :

 

34        En ce qui concerne l’impossibilité en fait d’agir, les jugements rendus par la Cour du Québec sur ce point montrent clairement que cette condition doit être interprétée favorablement au contribuable. L’erreur du mandataire, comptable ou avocat, a régulièrement été considérée comme un élément qui place le contribuable en cause dans une situation où il lui est en fait impossible d’agir.

 

[11]         De même, la Cour du Québec a fait les observations suivantes plus tôt cette année dans une autre affaire fiscale, Simon c. Québec (Sous-ministre du Revenu), 2010 QCCQ 2980 :

 

9          Le Tribunal a une large discrétion pour analyser les faits afin de déterminer si le contribuable se retrouve dans une situation qui l’empêchait d’agir dans les délais légaux. Chaque cas est un cas d’espèce.

 

10        Lorsque l’empêchement résulte de l’erreur du mandataire du contribuable, soit son avocat, son comptable, en l’absence de faute ou de négligence de la part du contribuable, la demande de prorogation de délai peut être accordée.

 

[12]         Il ressort clairement de cette jurisprudence québécoise que le critère de l’« impossibilité en fait » ne peut jouer dans les cas où la demande de dépôt tardif de l’avis d’appel est présentée par suite du manquement d’un avocat ou d’un comptable que si le tribunal québécois conclut que le contribuable avait demandé à son conseiller d'agir et que ce manquement n’est pas attribuable au contribuable lui‑même. Je conclus que ce critère est essentiellement le même que celui selon lequel le contribuable doit démontrer qu’il n’a pu agir ou qu’il avait véritablement l’intention d’interjeter appel.

 

[13]         Lorsqu’elle a fait droit à la demande de la contribuable, la Cour du Québec a expressément conclu que la contribuable avait clairement demandé à son avocat d’interjeter appel dans le délai prescrit.

 

[14]         En outre, comme la LMR permet à la Cour du Québec de faire droit à la demande dans de telles circonstances, mais ne l’y oblige pas, je conclus que, lorsqu'elle décide d’exercer son pouvoir discrétionnaire, la Cour du Québec décide implicitement qu'il est juste et équitable de permettre le dépôt tardif de l’avis d’appel dans les circonstances particulières de l’espèce.

 

[15]         Enfin, lorsqu’elle a fait droit à la demande de la contribuable, la Cour du Québec a expressément décidé que la demande avait été présentée dès que les circonstances le permettaient.

 

[16]         Ces questions sont identiques à celles dont je suis saisi. Les autres exigences du paragraphe 305(5) de la loi relative à la TPS sont remplies et elles ne sont pas matière à controverse.

 

 

III. Préclusion fondée sur la chose jugée et abus de procédure

 

[17]         Les questions de la préclusion fondée sur la chose jugée et de l’abus de procédure ont été longuement examinées dans la décision que la Cour a rendue dans l'affaire Golden et al. c. La Reine, 2008 CCI 173, conf. par 2009 CAF 86.

 

[18]         Le principe de la préclusion fondée sur la chose jugée et son application dans les affaires fiscales ont également été décrits par la juge Lamarre dans la décision Leduc c. La Reine, no 2000-4503(IT)I, 20 novembre 2000.

 

[19]         Dans la décision Golden, j’ai décrit en ces termes les principes de droit applicables en matière de préclusion fondée sur la chose jugée et d’abus de procédure :

 

A. Préclusion pour même question en litige

 

[20]      Il est loisible à la Cour d’appliquer la doctrine de la préclusion pour même question en litige afin d’empêcher que des questions déjà tranchées dans le cadre d’une autre instance judiciaire ne soient remises en cause [...]

 

[...]

 

[23]      Les conditions d’application de la doctrine de la préclusion pour même question en litige sont les suivantes :

 

1.   La décision judiciaire antérieure doit avoir tranché la même question que celle dont la Cour est saisie, et la question devait être fondamentale à la décision antérieure en question;

2.   La décision judiciaire antérieure doit être définitive;

3.   Il doit y avoir identité des parties à l’instance, c’est‑à‑dire que les parties visées par la décision judiciaire antérieure, ou leurs ayants droit, doivent être les mêmes que celles visées par l’instance en cause, ou leurs ayants droit.

 

[24]      La doctrine de la préclusion pour même question en litige ne peut être appliquée de manière automatique ou rigide simplement parce que les conditions susmentionnées sont remplies. Il appartient à la Cour, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, de décider s’il est justifié d’appliquer la préclusion pour même question en litige ou si l’application de cette doctrine serait injuste dans les circonstances particulières de l’affaire.

 

[...]

 

[26]      Il est également loisible à la Cour d’appliquer la doctrine de l’abus de procédure pour empêcher la remise en cause de questions déjà tranchées dans une autre instance judiciaire.

 

[27]      La portée et le champ d’application de la doctrine de l’abus de procédure lorsqu’il s’agit d’empêcher que des questions déjà tranchées ne soient remises en cause a récemment été examinée de manière approfondie par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt S.C.F.P.

 

[28]      La principale différence entre la doctrine de la préclusion pour même question en litige et celle de l’abus de procédure qui interdit la remise en cause d’une question déjà tranchée tient aux notions de réciprocité et de lien de droit. Il n’est pas nécessaire, pour qu’il y ait abus de procédure, que les conditions applicables en matière de préclusion pour même question en litige soient remplies. L’abus de procédure peut donc s’appliquer lorsque les parties ne sont pas les mêmes, mais il serait néanmoins inopportun de permettre qu’une question déjà tranchée soit remise en cause, et ce, pour préserver l’intégrité du système judiciaire.

 

[29]      L’abus de procédure est également une doctrine que le tribunal ne doit appliquer qu’en exerçant son pouvoir discrétionnaire et en soupesant les intérêts en cause en vue de trancher une question liée à l’équité. Cependant, les considérations entourant le recours à l’abus de procédure se distinguent quelque peu de celles touchant l’application éventuelle de la préclusion pour même question en litige en ce qu’elles s’articulent autour de l’intégrité du processus juridictionnel plutôt que du statut, des motivations ou des droits des parties.

 

[30]      Il importe d’éviter de remettre une question en cause, à moins que ce ne soit nécessaire pour accroître la crédibilité et l’efficacité du processus juridictionnel. Ce sera le cas (1) lorsque la première instance est entachée de fraude ou de malhonnêteté, (2) lorsque de nouveaux éléments de preuve, qui n’avaient pu être présentés auparavant, jettent de façon probante un doute sur le résultat initial, ou (3) lorsque l’équité exige que le résultat initial n’ait pas force obligatoire dans le nouveau contexte.

 

[...]

 

Dans cet arrêt [S.C.F.P.] (au paragraphe 15), Mme la juge Arbour définit certains des éléments qui doivent être pris en compte dans l’exercice du pouvoir judiciaire discrétionnaire :

 

Le droit en matière de remise en cause de questions ayant fait l’objet de décisions judiciaires définitives antérieures n’est pas seulement complexe; il joue également un rôle central dans l’administration de la justice. Bien interprétées et bien appliquées, les doctrines de l’autorité de la chose jugée et de l’abus de procédure règlent les interactions entre les différents décideurs judiciaires. Ces règles et principes exigent des décideurs qu’ils réalisent un équilibre entre l’irrévocabilité, l’équité, l’efficacité et l’autorité des décisions judiciaires.

 

[20]         Il n’est pas certain que la règle de la préclusion fondée sur la chose jugée joue en l’espèce. Même si la question dont je suis saisi et celle dont la Cour du Québec était saisie ne sont pas tout à fait identiques, elles sont essentiellement les mêmes. La loi exige que la Cour décide en outre si la prorogation serait juste et équitable, mais la Cour du Québec a sûrement tenu compte implicitement de cette exigence supplémentaire lorsqu’elle a exercé son pouvoir discrétionnaire en faveur de la contribuable. La réponse à la question de l'identité des parties est moins évidente. Le gouvernement fédéral et le gouvernement d’une province ne sont pas la même personne.

 

[21]         Cependant, la doctrine de l’abus de procédure n’exige pas qu’il y ait identité des parties lorsqu’elle s’applique pour empêcher la remise en cause d’une question déjà tranchée. Je conclus que la question dont je suis saisi a déjà été tranchée par la Cour du Québec et que je ne dois pas la réexaminer, car cela pourrait donner lieu à une issue différente en l’espèce. Je ne dois pas rouvrir cette question parce que cela donnerait lieu à une utilisation inefficace des ressources publiques et privées, pourrait aboutir à des décisions contradictoires qui ne pourraient pas être raisonnablement expliquées aux contribuables au Québec et ailleurs au Canada, et porterait inutilement atteinte aux principes d’irrévocabilité, d’uniformité, de prévisibilité et d’équité dont dépend la bonne administration de la justice.

 

 

IV. Courtoisie judiciaire

 

[22]         Le principe du précédent obligatoire ne s’applique pas aux décisions rendues par le tribunal d’une juridiction équivalente. Cela dit, selon le principe de la courtoisie judiciaire, il faut faire preuve de déférence envers la décision motivée par lui en l’absence de circonstances exceptionnelles.

 

[23]         Dans l’arrêt Re Hansard Spruce Mills Ltd., [1954] 4 D.L.R. 590, la Cour suprême de la Colombie‑Britannique a fait les observations suivantes :

 

[traduction]

 

[...] Mais je n’ai nullement le pouvoir d’infirmer le jugement d’un collègue, je ne peux que tirer des conclusions différentes, ce qui aurait pour effet non pas d’assurer la certitude, mais de créer l’incertitude dans les règles de droit, parce que, à la suite d’une telle divergence d’opinions, le justiciable malheureux se trouve aux prises avec des conclusions contradictoires émanant de la même juridiction et ayant donc la même force. Cet état de choses ne peut exister en Cour d’appel.

 

Pour récapituler donc l’observation que j’ai déjà faite dans Cairney, je ne tirerai une conclusion qui contredise le jugement d’un autre juge de la Cour que dans les cas suivants :

 

a) des décisions subséquentes ont remis en question la validité du jugement en question;

 

b) il y a la preuve que la force obligatoire de la jurisprudence ou de la loi applicable n’a pas été prise en considération;

 

c) le jugement était rendu sans délibéré, c’est‑à‑dire qu’il s’agit d’un jugement nisi prius rendu dans des circonstances bien connues de tous les juges de première instance, alors que l’urgence du procès est telle que le juge doit rendre immédiatement sa décision sans avoir le temps de consulter la jurisprudence.

 

Sauf les cas ci‑dessus, je pense que le juge de première instance doit se conformer aux décisions antérieures de ses collègues.

 

[24]         Voir aussi Janssen Pharmaceutica c. Apotex, [1997] A.C.F. no 169 (QL), no A‑841‑95, 11 février 1997 (CAF), et Viel c. Canada (Commission de l’assurance‑emploi), 2001 CAF 9.

 

[25]         Dans la décision Singh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] A.C.F. no 1008 (QL), no IMM‑6546‑98, 18 juin 1999 (C.F. 1re inst.), on lit les observations suivantes :

 

Dans la décision Glaxo Group Ltd. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social), précitée, le juge Richard (avant qu’il ne soit nommé juge en chef adjoint) a examiné la question de savoir s’il était tenu, pour des motifs de courtoisie judiciaire, d’appliquer une décision du juge Noël (alors juge de première instance) portant sur une question identique dont il était saisi. En examinant le principe de la courtoisie judiciaire et son application, le juge Richard a dit :

 

Le principe de la courtoisie judiciaire a été énoncé de la manière suivante :

 

[traduction] Il est généralement admis que la présente cour doit se conformer à ses décisions antérieures à moins qu’il ne soit possible de démontrer que ces décisions antérieures étaient manifestement erronées ou ne devraient plus être appliquées lorsque, par exemple, (1) la cour n’a pas tenu compte dans ses décisions de dispositions législatives ou de décisions antérieures qui auraient entraîné un résultat différent ou (2), si elles sont suivies, la décision entraînerait une injustice grave. La raison qui est invoquée en règle générale pour justifier cette attitude est la courtoisie judiciaire. Bien qu’il s’agisse sans aucun doute d’une raison fondamentale justifiant une telle approche, je pense qu’il existe un motif tout aussi fondamental sinon plus impérieux et il s’agit de la nécessité d’une certaine certitude quant au sens de la loi, dans la mesure où celle‑ci peut être établie. La position des avocats serait intenable lorsqu’ils conseillent leurs clients si une section de la cour était libre de rendre sa décision sur un appel sans tenir compte d’une décision antérieure ou du principe qui y était en cause. (Bell v. Cessna Aircraft Co. (1983), 149 D.L.R. (3d) 509, à la p. 511, 36 C.P.R. 115, [1983] 6 W.W.R. 178 (C.A. C.-B.).)

 

Le juge Jackett, président de la Cour de l’Échiquier, a adopté une position analogue dans l’affaire Canada Steamship Lines v. M.N.R., [1966] Ex. C.R. 972, à la p. 976, [1966] C.T.C. 255, 66 D.T.C. 5205 :

 

[traduction] Je crois que je suis obligé de suivre la même démarche que dans ces affaires puisqu’il s’agit d’un litige semblable tant que, le cas échéant, une démarche différente ne sera pas indiquée par une juridiction supérieure. Lorsque je dis que je suis obligé, je ne veux pas dire que je suis obligé par quelque règle stricte découlant du stare decisis mais par ma propre opinion quant à la désirabilité de voir la jurisprudence de notre juridiction suivre un cours aussi constant que possible.

 

Dans l’affaire R. v. Northern Electric Co. (1955), 24 C.P.R. 1, à la p. 19, [1955] 3 D.L.R. 449, [1955] O.R. 431 (H.C.), le juge en chef McRuer a dit :

 

[traduction] Compte tenu de tous les droits d’appel qui existent à l’heure actuelle en Ontario, je pense que le juge Hogg a énoncé le principe approprié de common law devant s’appliquer dans le jugement qu’il a rendu dans l’affaire R. ex rel. McWilliam v. Morris, [1942] O.W.N. 447, où il a dit : « Le principe du stare decisis est depuis longtemps reconnu dans notre droit. Sir Frederick Pollock affirme, dans son First Book of Jurisprudence, 6e éd., p. 321 : « Les décisions d’une cour supérieure ordinaire lient tous les tribunaux d’instance inférieure faisant partie de la même juridiction et, bien qu’elles ne lient pas absolument les cours ayant une compétence connexe ni cette présente cour elle-même, elles seront suivies lorsqu’il n’y a aucune raison grave à l’encontre d’un jugement ».

 

À mon avis, une raison grave à l’encontre d’un jugement ne signifie pas un argument qui semble puissant aux yeux d’un juge en particulier mais quelque chose qui indique que la décision dont il s’agit a été rendue sans tenir compte d’une loi ou d’un précédent qui aurait dû être suivi. Je ne crois pas que l’on doive considérer qu’une raison est grave en ce sens simplement d’après la manière de voir personnelle du juge.

 

Après avoir passé la jurisprudence en revue, le juge Richard a conclu que l’avocat s’opposant à la requête avait omis d’établir que la décision du juge Noël était « manifestement erronée ». Il a également souligné que même si l’avocat s’opposant à la requête pouvait « justifier de motifs » pour avancer cet argument, ceux‑ci n’étaient pas des « raisons graves » permettant de ne pas suivre la décision du juge Noël « [...] qui a fourni des motifs détaillés dans lesquels il a examiné la jurisprudence et les dispositions législatives pertinentes ». En bref, le juge Richard a appliqué la décision du juge Noël. À l’époque où il a rendu sa décision, le juge Richard faisait partie de la Section de première instance de la Cour, tout comme le juge Noël.

 

[26]         Dans la décision Almrei c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 1025, le juge Lemieux a résumé ainsi les exceptions au principe de la courtoisie judiciaire :

 

[62]      Il y a plusieurs exceptions au principe de courtoisie judiciaire qui est exposé ci-dessus; ce sont les suivants :

 

                                             i.            Les cas où l’ensemble de faits ou les éléments de preuve ne sont pas les mêmes pour les deux causes;

                                           ii.            Les cas où la question à trancher est différente;

                                          iii.            Les cas où la décision antérieure n’a pas examiné la loi ou la jurisprudence qui auraient donné lieu à un résultat différent, c’est-à-dire lorsque la décision était manifestement erronée;

                                         iv.            Les cas où la décision suivie créerait une injustice.

 

[27]         Le juge Tardif de la Cour a examiné le principe de la déférence judiciaire qui s’applique à la Cour et à la Cour du Québec relativement aux demandes de dépôt tardif d’un avis d’appel dans 2749807 Canada Inc. c. La Reine, 2004 CCI 457. Le juge Tardif a fait les observations suivantes au paragraphe 19 :

 

[...] [B]ien que ce tribunal ne soit pas lié par les décisions de la Cour du Québec, surtout lorsque les dispositions légales pertinentes ne sont pas les mêmes, je crois important, dans la mesure du possible, de contribuer à ce que les jugements sur une même question soient cohérents. [...]

 

[28]         Je n'ai nul doute que permettre à l'intimée d'agir donnerait lieu à un abus de procédure. Cela dit, subsidiairement, je conclus que, compte tenu des circonstances, il est dans l’intérêt de la justice que la requête soit accueillie par déférence pour la Cour du Québec. Si la requête n’était pas accueillie, l’administration de la justice pour les appels en matière fiscale serait exposée à une inutile confusion, le droit deviendrait incertain et la confiance du public serait minée. L’effet serait le même, que la Cour se prononce en faveur de la requérante ou non pour ce qui est du bien‑fondé de l’appel.

 

 

V. Conclusion

 

[29]         La demande présentée par la contribuable tendant au dépôt tardif de son appel en matière de TPS devant la Cour est accueillie. La Cour du Québec s'est déjà prononcée, en substance, sur la même question pour l’application de la taxe de vente du Québec. Compte tenu des circonstances, je conclus qu’il serait inapproprié d’examiner le bien‑fondé de la thèse de l’intimée: cela donnerait lieu à un abus de procédure. Subsidiairement, à mon avis, la requête doit être accueillie parce que, selon le principe de la courtoisie judiciaire, je dois faire preuve de déférence à l’égard de la décision de la Cour du Québec. Je ne vois pas pourquoi des ressources judiciaires rares devraient être consacrées à l’examen d’une telle requête sur le fond puisque la demande provinciale correspondante a déjà fait l’objet d’une décision.

 

[30]         Lorsque des requêtes de dépôt tardif d’avis d’appel sont présentées dans la période d’un an suivant l’expiration du délai normal par des contribuables qui avaient demandé à leur avocat ou à leur comptable de déposer une opposition ou un appel en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu ou de la loi relative à la TPS, la Cour est généralement appelée à rechercher si le contribuable avait véritablement l’intention de s’opposer à la cotisation ou d’interjeter appel et s’il est juste et équitable de faire droit à la demande. Mon analyse et mes conclusions n’y changent rien. Cependant, lorsque la Cour du Québec a conclu que, compte tenu des circonstances particulières de la contribuable, les exigences correspondantes de la LMR étaient remplies, la Cour, qui contrôle sa procédure, devrait généralement faire preuve de déférence envers cette décision; il ne faut pas s’attendre à ce que celle-ci réexamine la question sur le fond. Il ne faut pas considérer que cela constitue l’adoption par la Cour d’une approche moins stricte quant à l’examen des demandes de dépôt tardif dans les cas où le dépôt tardif en raison du manquement de l’avocat ou du comptable du contribuable en l’absence d’une demande provinciale correspondante qui a déjà fait l’objet d’une décision.

 

Signé à Ottawa, Canada, ce 10e jour de janvier 2011.

 

 

 

« Patrick Boyle »

Juge Boyle

 

 

 


ANNEXE

 


RÉFÉRENCE :                                  2010 CCI 622

 

NO DU DOSSIER DE LA COUR :     2010-931(GST)APP

 

INTITULÉ :                                       HOUDA INTERNATIONAL INC. c. SA MAJESTÉ LA REINE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                   Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                 Le 15 juin 2010

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :     L’honorable juge Patrick Boyle

 

DATE DE L’ORDONNANCE :          Le 10 janvier 2011

 

COMPARUTIONS :

 

Avocat de la requérante :

Me Yves Boulanger

 

Avocat de l’intimée :

Me Bernard Duchesneau

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

       Pour la requérante :

 

                          Nom :                      Yves Boulanger

 

                          Cabinet :                 

                                                          Laval (Québec)

 

       Pour l’intimée :                            Myles J. Kirvan

                                                                        Sous-procureur général du Canada

                                                          Ottawa, Canada

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.