Jugements de la Cour canadienne de l'impôt

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 

 

 

 

Référence : 2011 CCI 536

Date : 20111123

Dossiers : 2009-1329(IT)G

2009-1165(IT)G

2009-1166(IT)G

ENTRE :

JACK ST. ARNAUD,

HARRY BRAUN,

ALBERT PATENAUDE,

appelants,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

 

Avocat des appelants : Me Jeff Pniowsky

Avocates de l’intimée : Mes Karen Janke-Curliss, Anne Jinnouchi
et Ainslie Schroeder

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

(Prononcés oralement à l’audience
le 4 novembre 2011, à Winnipeg (Manitoba).)

Le juge Bowie

 

[1]              M. Braun et M. Patenaude interjettent appel de nouvelles cotisations de l’impôt sur le revenu concernant l’année d’imposition 2001. M. St. Arnaud interjette appel d’une nouvelle cotisation concernant l’année 2002. Comme les faits en cause dans les trois affaires sont essentiellement les mêmes et les questions de droit identiques, les appels ont été entendus ensemble sur preuve commune avec le consentement des parties.

 

[2]              Au début de leur enquête, ainsi qu’au moment d’établir les nouvelles cotisations à l’égard de ces contribuables, les fonctionnaires de l’Agence du revenu du Canada ont cru que ces affaires ressemblaient aux nombreuses affaires publiées dans lesquelles des rentiers de REER et de FERR tentaient d’obtenir une partie ou la totalité des fonds investis dans leurs régimes enregistrés en franchise d’impôt, en recourant soit à des prêts soit à un quelque autre mécanisme. Cependant, une fois que les appels ont été en état d’être entendus, l’intimée s’est dite convaincue qu’aucun des appelants ne s’était livré à une telle manœuvre, que l’on appelle aujourd’hui dans le langage courant un « dépouillement de REER ».

 

[3]              Les faits importants de ces affaires ne suscitent donc maintenant aucun désaccord. Pour dire les choses le plus simplement possible, ces trois hommes détenaient des économies dans des régimes de retraite; dans le cas de M. St. Arnaud, il s’agissait de régimes enregistrés d’épargne-retraite (REER), dans le cas de M. Patenaude, d’un compte de retraite immobilisé et, dans le cas de M. Braun, d’un fonds enregistré de revenu de retraite (FERR), et un groupe d’individus peu scrupuleux les a dépouillés de leurs économies par un stratagème qui fonctionnait de la manière suivante. Dans la conjoncture économique plutôt stagnante qui régnait au début des années 2000, les appelants étaient tous assez déçus du rendement médiocre des placements qui composaient leurs fonds enregistrés. Tous trois ont été abordés par une personne qui les a orientés vers quelqu’un d’autre qui, disait-elle, pouvait les aider à améliorer ces rendements. Jake Cameron leur a montré une invention qui allait sûrement avoir un énorme succès commercial. Il s’agissait d’une machine capable de produire des blocs de construction en béton dont les formes s’emboîtaient les unes dans les autres et qui allait révolutionner le domaine de la construction aux quatre coins du globe. L’entreprise portait le nom de Sonnum Capital Leasing Corporation.

 

[4]              Une autre entreprise, Cuatro Corporation, allait fabriquer des panneaux de construction à partir de déchets agricoles. Elle était censée réaliser des bénéfices considérables, à la fois en bâtissant des logements dont on avait grandement besoin et en recyclant des résidus de cultures agricoles. Un premier appel public à l’épargne (PAPE) allait être lancé sous peu, après quoi les investisseurs verraient la valeur de leurs actions engendrer des bénéfices ou des gains considérables. Dans chaque cas, on a convaincu l’appelant d’investir de l’argent et, pour ce faire, il allait devoir transférer ses fonds enregistrés dans un nouveau compte enregistré qu’il ouvrirait, sur une base autogérée, auprès d’Olympia Trust.

 

[5]              Olympia Trust, Sonnum et Cuatro sont les véhicules dont les fraudeurs se sont servis pour arriver à leurs fins. À l’ouverture de ces comptes autogérés, les appelants devaient donner instruction à Olympia d’acheter des actions de Sonnum dans le cas de M. St. Arnaud, ou de Cuatro dans le cas de MM. Patenaude et Braun. Les appelants ont reçu des lettres de confort d’un comptable agréé du nom de Mohammed Khatri, qui leur a assuré que ces investissements proposés étaient admissibles aux fins de la Loi de l’impôt sur le revenu[1] et, au moins dans le cas de MM. Patenaude et Braun, que les actions valaient le prix qu’ils allaient payer pour les obtenir. Les appelants ont, de fait, conclu les opérations que proposaient M. Cameron et ses collègues.

 

[6]              M. St. Arnaud détenait des fonds de REER auprès de trois ou quatre institutions financières différentes. Il a signé les autorisations qu’on lui avait préparées en vue d’ouvrir un nouveau compte REER autogéré auprès d’Olympia Trust, ainsi que l’instruction donnée à Olympia d’acheter, au moyen des fonds transférés des autres institutions financières, 42 actions de Sonnum Capital Leasing Corp. au prix de 1 000 $ l’action. Il a aussi acheté 125 autres actions à titre non enregistré.

 

[7]              M. Patenaude détenait un compte de retraite immobilisé, qui était son unique source de revenus. Lui aussi a ouvert un REER autogéré auprès d’Olympia Trust et a transféré à cette dernière le solde de 78 700 $ qu’il y avait dans son compte, en donnant comme instruction d’acheter pour son REER 31 480 actions de Cuatro Corp. au prix de 2,50 $ l’action, ce qu’Olympia a dûment fait. M. Patenaude a déclaré avoir reçu une somme d’environ 7 000 $ de Jake Cameron entre les mois de septembre 2002 et d’octobre 2005. Selon son témoignage, il s’agissait d’une somme que M. Cameron lui avait prêtée en attendant que le PAPE de Cuatro se réalise, et ces montants ne faisaient partie d’aucune opération de dépouillement arrangée au préalable. Je souscris à son témoignage sur ce point. Il a déclaré que son placement dans Cuatro était entièrement motivé par le lancement éventuel d’un PAPE, suivi d’une hausse considérable de la valeur de ses actions, et je crois que c’était bel et bien le cas.

 

[8]              M. Braun avait, semble-t-il, deux comptes de FERR auprès de la CIBC à Winkler (Manitoba), et leur solde combiné était légèrement supérieur à 10 000 $. C’était un homme du nom de Troy Reeves qui l’avait contacté la première fois, et lui aussi a été persuadé de transférer la totalité du solde de FERR à Olympia Trust dans un nouveau compte autogéré et d’ordonner l’achat de 4 000 actions de Cuatro au prix de 2,50 $ l’action. En 2002, 2003 et 2004, Olympia Trust lui a payé les retraits de FERR requis sous forme d’actions non enregistrées de Cuatro, de même qu’un léger montant payé en espèces afin d’atteindre le paiement annuel minimal prévu par la loi.

 

[9]              Ces achats d’actions ont eu lieu en juillet et en août 2001 dans le cas de MM. Patenaude et Braun, et en janvier 2002 dans le cas de M. St. Arnaud.

 

[10]         Les parties conviennent toutes que les actions de Sonnum Capital Leasing Corporation, Sonnum Capital Corporation et Cuatro Corporation n’avaient aucune valeur à l’époque de leur achat, pas plus qu’à tout autre moment important, et une preuve d’opinion à cet effet a été admise sur consentement des appelants. Il est convenu aussi que les actions n’étaient pas des placements admissibles aux fins de la Loi de l’impôt sur le revenu.

 

[11]         M. St. Arnaud a appris, au début de 2006, que les actions de Sonnum qu’il détenait ne valaient rien. Depuis juin 2002, il recevait tous les six mois un état de compte d’Olympia Trust qui indiquait systématiquement que son compte détenait 42 actions de Sonnum ayant une valeur comptable et une valeur marchande de 1 000 $ chacune, pour un total de 42 000 $. C’est l’état de compte daté du 31 décembre 2005 qui a indiqué pour la première fois que les 42 actions avaient une valeur comptable de 42 000 $ et une valeur marchande nulle. M. St. Arnaud a aussitôt exigé de savoir pourquoi ces actions avaient maintenant une valeur marchande nulle, et c’est soit Reg Pincombe, qui l’avait présenté au départ à Jake Cameron, ou Jake Cameron lui-même, qui lui a dit qu’un certain Murray Bond, l’un des dirigeants de Sonnum, avait pris la fuite avec la totalité des fonds. Ce dénouement lui a fait prendre conscience que toute l’opération avait été une fraude et qu’il s’était fait voler ses économies.

 

[12]         MM. Patenaude et Braun ont été moins explicites dans leur témoignage, mais il semble qu’ils soient arrivés à la même conclusion à peu près au même moment que M. St. Arnaud.

 

[13]         La Commission des valeurs mobilières du Manitoba a poursuivi Jake Cameron. Celui-ci a été déclaré coupable d’une infraction à la Loi sur les valeurs mobilières, et le tribunal qui a prononcé la déclaration de culpabilité a rendu à son encontre des ordonnances de restitution en faveur de MM. Patenaude et Braun. À ce jour, les deux hommes n’ont rien recouvré à la suite de ces ordonnances. On ne sait pas avec certitude si une ordonnance semblable a été prononcée en Alberta en faveur de M. St. Arnaud, mais ce dernier n’a certes rien recouvré jusqu’ici de cette fraude. Comme je l’ai indiqué, le ministre du Revenu national s’est dit tout d’abord que les appelants étaient complices dans un stratagème de dépouillement de REER, mais l’intimée, avant l’audience, en est venue à la conclusion qu’il s’agissait de victimes innocentes. Elle allègue toutefois que la contrepartie que les fiduciaires ont payée à partir de leurs fonds enregistrés pour les actions de Sonnum et de Cuatro doit être ajoutée à leur revenu pour l’année dans laquelle les achats ont été faits, conformément à l’alinéa 146(9)b) de la Loi de l’impôt sur le revenu dans le cas des REER, et à l’alinéa 146.3(4)b) dans le cas du FERR de M. Braun. Le texte de ces deux dispositions est le suivant :

 

146(9)  Lorsque, au cours d’une année d’imposition, une fiducie régie par un régime enregistré d’épargne-retraite :

 

a)         […]

 

b)         soit acquiert des biens en échange d’une contrepartie d’une valeur supérieure à la juste valeur marchande que ces biens avaient au moment de l’acquisition,

 

toute différence entre cette juste valeur marchande et la contrepartie doit être incluse dans le calcul du revenu, pour l’année d’imposition, du rentier qui bénéficie de ce régime.

 

 

146.3(4)           Lorsque, à un moment donné d’une année d’imposition, une fiducie régie par un fonds enregistré de revenu de retraite :

 

a)         […]

 

(b)        soit acquiert des biens pour une contrepartie supérieure à la juste valeur marchande des biens au moment de l’acquisition,

 

il doit être inclus dans le calcul du revenu, pour l’année d’imposition, du contribuable qui est le rentier en vertu du fonds à ce moment, 2 fois la différence entre cette juste valeur marchande et la contrepartie.

 

 

[14]         Le libellé de ces dispositions est quasi identique, sauf que l’une s’applique aux REER et l’autre aux FERR et que, dans le cas du FERR, le montant à inclure dans le revenu est le double de la différence entre la contrepartie et la juste valeur marchande. La raison pour laquelle l’inclusion est double est loin d’être claire. Aucune des parties n’a fait état d’une justification quelconque, et ni l’une ni l’autre n’a laissé entendre qu’il fallait appliquer les deux dispositions de manière différente pour cette raison-là. Il n’y a pas lieu, selon moi, de faire une distinction entre les deux quant à leur application.

 

[15]         Par souci de simplicité, je me reporterai dans toute la décision au libellé de l’alinéa 146(9)b), mais ma conclusion s’appliquera de la même façon aux deux alinéas ainsi qu’aux trois appelants.

 

[16]         La position qu’adopte l’intimée est la simplicité même. Elle dit que nous avons affaire ici à des biens – les actions – acquis en échange d’une contrepartie – le prix payé pour ces actions – qui est supérieure à la juste valeur marchande qu’avaient ces actions au moment de leur acquisition, soit une valeur nulle, et que, de ce fait, la différence entre cette valeur nulle et le prix payé pour les actions est à inclure dans le calcul du revenu, pour l’année d’imposition du rentier.

 

[17]         L’intimée signale que, dans l’arrêt Shell Canada Limitée c. Canada (Agence du revenu)[2] et de nouveau dans l’arrêt A.Y.S.A. Amateur Youth Soccer Association c. Canada[3], la Cour suprême a mis en garde contre le fait d’attribuer une intention non exprimée par le législateur à des dispositions claires de la Loi de l’impôt sur le revenu. Il va sans dire que l’alinéa 146(9)b), de par sa formulation, ne se limite pas, dans son application, aux situations de dépouillement, et la Cour doit donner effet à son libellé clair.

 

[18]         Selon l’avocat des appelants, Me Pniowsky, il est implicite dans le passage « acquiert des biens en échange d’une contrepartie d’une valeur supérieure à la juste valeur marchande » que le paragraphe 146(9) ne s’applique que dans les cas où la fiducie a payé sciemment et délibérément plus que la juste valeur marchande du bien en question. Il étaye cette position en faisant valoir qu’une interprétation différente de cette disposition mène à un résultat absurde, car cela permettrait au ministre de remettre en question l’efficacité des décisions de placement que prennent les rentiers dans le cadre des régimes autogérés.

 

[19]         Il signale également que toutes les affaires tranchées qui ont trait à ces dispositions se situaient dans le contexte de stratagèmes de dépouillement de toutes sortes, dans le cadre desquels le rentier cherchait à tirer du régime un avantage net d’impôt, au moyen soit d’un prêt garanti par les fonds enregistrés, soit d’un autre paiement indirect, et il soutient que le paragraphe 146(9) a pour seul objet de prévenir les opérations abusives par lesquelles des rentiers font en sorte que la fiducie paie un montant excessif pour un bien dans le cadre d’un stratagème visant à retirer des biens de la fiducie pour leur propre avantage; autrement dit, un dépouillement. Il dit également que le paragraphe 146(9) devrait se limiter à contrer les opérations d’évitement, parce qu’il n’existe aucune affaire tranchée, ni aucune affaire de cotisation connexe connue, dans un contexte autre que celui d’un dépouillement.

 

[20]         Enfin, Me Pniowsky fait valoir que l’application du paragraphe 146(9) aux faits de la présente espèce serait contraire à l’économie et à l’esprit de la Loi, car cela dissuaderait les rentiers détenant des régimes autogérés d’investir dans des valeurs mobilières non cotées; en l’absence d’un marché actif, ces valeurs susciteraient une certaine incertitude et des opinions diverses à propos de leur valeur marchande, ce qui aurait vraisemblablement pour effet de refroidir l’ardeur des rentiers à l’égard de l’achat de valeurs mobilières sans marché actif.

 

[21]         À mon avis, le point de départ qu’il convient de prendre pour analyser le paragraphe 146(9) de la Loi est la décision qu’a rendue la Cour suprême du Canada dans Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex[4]. Aux paragraphes 26 à 30 de cet arrêt, le juge Iacobucci, dans un jugement unanime, a dit ce qui suit au sujet des principes de l’interprétation législative :

 

26        Voici comment, à la p. 87 de son ouvrage Construction of Statutes (2e éd. 1983), Elmer Driedger a énoncé le principe applicable, de la manière qui fait maintenant autorité :

 

[traduction] Aujourd’hui, il n’y a qu’un seul principe ou solution : il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur.

 

Notre Cour a à maintes reprises privilégié la méthode moderne d’interprétation législative proposée par Driedger, et ce dans divers contextes : voir, par exemple, Stubart Investments Ltd. c. La Reine, [1984] 1 R.C.S. 536, p. 578, le juge Estey; Québec (Communauté urbaine) c. Corp. Notre‑Dame de Bon‑Secours, [1994] 3 R.C.S. 3, p. 17; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, par. 21; R. c. Gladue, [1999] 1 R.C.S. 688, par. 25; R. c. Araujo, [2000] 2 R.C.S. 992, 2000 CSC 65, par. 26; R. c. Sharpe, [2001] 1 R.C.S. 45, 2001 CSC 2, par. 33, le juge en chef McLachlin; Chieu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 R.C.S. 84, 2002 CSC 3, par. 27. Je tiens également à souligner que, pour ce qui est de la législation fédérale, le bien-fondé de la méthode privilégiée par notre Cour est renforcé par l’art. 12 de la Loi d’interprétation, L.R.C. 1985, ch. I‑21, qui dispose que tout texte « est censé apporter une solution de droit et s’interprète de la manière la plus équitable et la plus large qui soit compatible avec la réalisation de son objet ».

 

27        Cette méthode reconnaît le rôle important que joue inévitablement le contexte dans l’interprétation par les tribunaux du texte d’une loi. Comme l’a fait remarquer avec perspicacité le professeur John Willis dans son influent article intitulé « Statute Interpretation in a Nutshell » (1938), 16 R. du B. can. 1, p. 6, [traduction] « les mots, comme les gens, prennent la couleur de leur environnement ». Cela étant, lorsque la disposition litigieuse fait partie d’une loi qui est elle‑même un élément d’un cadre législatif plus large, l’environnement qui colore les mots employés dans la loi et le cadre dans lequel celle-ci s’inscrit sont plus vastes. En pareil cas, l’application du principe énoncé par Driedger fait naître ce que notre Cour a qualifié, dans R. c. Ulybel Enterprises Ltd., [2001] 2 R.C.S. 867, 2001 CSC 56, par. 52, de « principe d’interprétation qui présume l’harmonie, la cohérence et l’uniformité entre les lois traitant du même sujet ». (Voir également Stoddard c. Watson, [1993] 2 R.C.S. 1069, p. 1079; Pointe-Claire (Ville) c. Québec (Tribunal du travail), [1997] 1 R.C.S. 1015, par. 61, le juge en chef Lamer.)

 

28        D’autres principes d’interprétation — telles l’interprétation stricte des lois pénales et la présomption de respect des « valeurs de la Charte » — ne s’appliquent que si le sens d’une disposition est ambigu*. (Voir, relativement à l’interprétation stricte : Marcotte c. Sous‑procureur général du Canada, [1976] 1 R.C.S. 108, p. 115, le juge Dickson (plus tard Juge en chef du Canada); R. c. Goulis (1981), 33 O.R. (2d) 55 (C.A.), p. 59-60; R. c. Hasselwander, [1993] 2 R.C.S. 398, p. 413, et R. c. Russell, [2001] 2 R.C.S. 804, 2001 CSC 53, par. 46. Je vais examiner plus loin le principe du respect des « valeurs de la Charte ».)

 

29        Qu’est‑ce donc qu’une ambiguïté en droit? Une ambiguïté doit être « réelle » (Marcotte, précité, p. 115). Le texte de la disposition doit être [traduction] « raisonnablement susceptible de donner lieu à plus d’une interprétation » (Westminster Bank Ltd. c. Zang, [1966] A.C. 182 (H.L.), p. 222, lord Reid). Il est cependant nécessaire de tenir compte du « contexte global » de la disposition pour pouvoir déterminer si elle est raisonnablement susceptible de multiples interprétations. Sont pertinents à cet égard les propos suivants, prononcés par le juge Major dans l’arrêt CanadianOxy Chemicals Ltd. c. Canada (Procureur général), [1999] 1 R.C.S. 743, par. 14 : « C’est uniquement lorsque deux ou plusieurs interprétations plausibles, qui s’harmonisent chacune également avec l’intention du législateur, créent une ambiguïté véritable que les tribunaux doivent recourir à des moyens d’interprétation externes » (je souligne), propos auxquels j’ajouterais ce qui suit : « y compris d’autres principes d’interprétation ».

 

30        Voilà pourquoi on ne saurait conclure à l’existence d’une ambiguïté du seul fait que plusieurs tribunaux — et d’ailleurs plusieurs auteurs — ont interprété différemment une même disposition. Autant il serait inapproprié de faire le décompte des décisions appuyant les diverses interprétations divergentes et d’appliquer celle qui recueille le « plus haut total », autant il est inapproprié de partir du principe que l’existence d’interprétations divergentes révèle la présence d’une ambiguïté. Il est donc nécessaire, dans chaque cas, que le tribunal appelé à interpréter une disposition législative se livre à l’analyse contextuelle et téléologique énoncée par Driedger, puis se demande si [traduction] « le texte est suffisamment ambigu pour inciter deux personnes à dépenser des sommes considérables pour faire valoir deux interprétations divergentes » (Willis, loc. cit., p. 4-5).

 

 

[22]         À mon avis, les mots dont il est question ici ne sauraient se limiter aux situations de dépouillement ou d’évitement sans l’ajout de termes eux-mêmes limitatifs, tels que « sciemment » ou « dans une opération entre parties ayant un lien de dépendance ».

 

[23]         Me Pniowsky a fait référence, dans sa plaidoirie, à un échange qui avait eu lieu au sein de la Chambre des communes, en seconde lecture, en novembre 1971, à l’époque où ces dispositions étaient soumises au Parlement. La déclaration dans laquelle il trouve appui a été prononcée par M. Mahoney qui, à ce moment-là, était secrétaire parlementaire du ministre des Finances :


[traduction]

 

M. le président, le paragraphe 146(9) fait partie des nouvelles règles qui régissent les opérations de placement d’une fiducie en rapport avec les régimes d’épargne-retraite. Comme l’a dit le député, cela exige que les montants soient inclus dans le revenu de la rente [sic], dans le cadre d’un régime dans lequel les biens en fiducie sont vendus pour une somme qui est soit inférieure, soit supérieure à leur valeur. On présume qu’une telle situation ne surviendrait que dans le cas d’une opération entre parties ayant un lien de dépendance, et, si ce n’est pas entre le fiduciaire et la personne qui achète et qui vend, alors sûrement entre le rentier et la personne auprès de laquelle le fiduciaire achetait ou vendait. Le but est d’empêcher un fiduciaire de se servir du régime pour conférer un avantage au rentier ou à quelqu’un nommé par lui et de perpétuer ainsi un évitement fiscal.

 

 

[24]         La Cour suprême a récemment - et une fois de plus – émis une mise en garde contre le fait d’attribuer les propos d’un député à l’ensemble du Parlement ou, à tout le moins, aux députés et aux sénateurs qui ont voté en faveur de la loi[5]. Je signale que M. Mahoney semble tenir pour acquis que le paragraphe en question ne s’applique qu’aux opérations entre des parties ayant un lien de dépendance, mais aucun terme limitatif de cette nature n’est inclus dans le texte, et il n’est un secret pour personne que la Loi de l’impôt sur le revenu est truffée de dispositions de ce genre. Selon moi, si le législateur entendait limiter l’application du paragraphe 146(9) de la manière indiquée, il n’aurait pas hésité à le dire explicitement.

 

[25]         Compte tenu du contexte de la loi, il est bien établi que les dispositions de la Loi en matière de REER ont pour objet d’inciter les Canadiens à faire des économies en vue de leur retraite. À cette fin, il leur est permis d’accumuler des économies sur une base déductible d’impôt. Ni les montants versés dans le fonds ni les gains accumulés dans ce dernier ne sont assujettis à l’impôt avant d’en être retirés d’une manière quelconque.

 

[26]         Si le fonds est transféré à un FERR, comme cela doit être fait à l’âge de 71 ans, il n’y a pas non plus d’opération imposable avant qu’un paiement soit fait au rentier à partir du FERR, mais chaque somme retirée du fonds est une opération imposable, qu’elle soit exécutée sous la forme d’une rente à la retraite, d’un retrait imposé en vertu de l’article 8 ou d’une autre façon.

 

[27]         Il est conforme à ce régime que toute opération qui réduit la valeur du fonds doit être considérée et traitée comme une opération imposable, car l’argent qui y a été mis à l’abri n’a pas encore été imposé. Cela vaut autant pour une opération d’évitement, comme celle qu’envisage, par exemple, le paragraphe 146(5.21), que pour une opération anodine telle qu’un simple retrait, qui serait imposable en vertu du paragraphe 146(8).

 

[28]         Dans le même ordre d’idées, un paiement excédentaire pour un bien est imposable en vertu du paragraphe 146(9), qu’il soit de la nature d’une tentative d’évitement, dans le cadre d’opérations entre des parties ayant un lien de dépendance, par exemple, ou d’une opération qui est anodine du point de vue du rentier, comme c’est le cas en l’espèce, où les montants en question sont l’objet d’une fraude dont est victime un rentier innocent. Ces montants sont imposés en vertu du paragraphe 146(9), non pas parce que le rentier a fait quoi que ce soit de répréhensible, mais parce qu’il s’agit de fonds exempts d’impôt qui ont quitté leur milieu protégé et qui doivent donc, selon le régime de la Loi, et ses dispositions précises, être assujettis à l’impôt. Le fait que le régime de la Loi exige que l’excédent de la juste valeur marchande soit imposé ne s’applique pas moins parce que c’est le fraudeur, et non pas le rentier, qui reçoit le montant exempt d’impôt. Vu sous cet angle, le paragraphe 146(9) n’est nullement ambigu, pas plus qu’il ne mène à une absurdité quelconque.

 

[29]         Me Pniowsky soulève le spectre des évaluateurs du ministre contestant le prix auquel des fonds autogérés achètent des actions non cotées d’entreprises en démarrage. Il est vrai que les estimations de valeur auxquelles arrivent des évaluateurs différents peuvent varier, et cela arrive souvent, mais, dans la plupart des cas, les opérations sont le résultat d’une négociation rationnelle entre parties sans lien de dépendance et cela ne soulèvera aucun problème.

 

[30]         Je conclus que le paragraphe 146(9) n’est pas ambigu. Il s’applique aux opérations comme celles dont il est question en l’espèce, dans lesquelles le rentier ne cherche pas à se soustraire à l’impôt tout en réduisant la valeur du fonds enregistré, mais est simplement amené par duperie à payer de l’argent bien acquis pour des actions dénuées de valeur. Cela dit, il n’est pas nécessaire que j’examine la position subsidiaire de l’intimée, qui est fondée sur les paragraphes 146(8) et 146.3(5) ainsi que sur un avantage présumé.

 

[31]         Ayant conclu que les appelants ont été d’innocentes victimes, l’intimée ne cherche plus à maintenir les pénalités qui ont été imposées au titre du paragraphe 163(2) de la Loi. Les appels seront donc accueillis, mais uniquement pour modifier les nouvelles cotisations en supprimant les pénalités. L’intimée a droit aux dépens si elle en fait la demande.

 

[32]         Avant de conclure, j’aimerais faire remarquer que le résultat est manifestement sévère. Comme l’a déclaré le juge Malone dans l’arrêt Nunn v. Canada[6], au paragraphe 22, dans des circonstances semblables :

 

Ce résultat est sans aucun doute dur, mais il serait inéquitable d’exonérer un contribuable de son obligation fiscale en se fondant sur une erreur ou sur une fraude […]. Autrement dit, d’autres contribuables canadiens ne devraient pas avoir à supporter le fardeau financier créé par des circonstances aussi malheureuses que celles qui existent en l’espèce.

 

 

[33]         Cela dit, il pourrait bien s’agir d’affaires qui, compte tenu de tous les faits, conviendraient à une répartition de la perte entre tous les contribuables. Les appelants ont certes été naïfs, mais ils n’ont pas agi par avarice. Il y aurait peut-être lieu de rendre une ordonnance de remise en vertu du paragraphe 23(2) de la Loi sur la gestion des finances publiques[7], mais il s’agit là d’une question qu’il revient au gouverneur en conseil de trancher, et non à la Cour.

 

Signé à Ottawa, Canada, ce 23e jour de novembre 2011.

 

« E. A. Bowie »

Juge Bowie

 

 

 

Traduction certifiée conforme

ce 30e jour de janvier 2012.

 

Mario Lagacé, jurilinguiste

 

 


RÉFÉRENCE :                                  2011 CCI 536

 

NOS DU DOSSIER DE LA COUR :    2009-1329(IT)G, 2009-1165(IT)G et 2009‑166(IT)G

 

INTITULÉ :                                       JACK ST. ARNAUD, HARRY BRAUN et ALBERT PATENAUDE et
SA MAJESTÉ LA REINE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                   Winnipeg (Manitoba)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                 Le 31 octobre 2011 et
les 1er, 2 et 4 novembre 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT :               L’honorable juge E. A. Bowie

 

DATE DU JUGEMENT :                   Le 7 novembre 2011

 

COMPARUTIONS :

 

Avocat des appelants :

Me Jeff Pniowsky

Avocates de l’intimée :

Mes Karen Janke-Curliss, Anne Jinnouchi et Ainslie Schroeder

 

AVOCATS INSCRITS
AU DOSSIER :

 

          Pour les appelants :

 

Nom :                             Jeff Pniowsky

 

Cabinet :                         Thompson, Dorfman, Sweatman

 

Pour l’intimée :                         Myles J. Kirvan
Sous-procureur général du Canada
Ottawa, Canada



[1]           L.R. 1985, ch.1 (5e suppl.), dans sa forme modifiée.

 

[2]           [1999] 3 RCS 622.

 

[3]           [2007] 3 RCS 217.

 

[4]           [2002] 2 RCS 559.

 

[5]           A.Y.S.A. Amateur Youth Soccer Association c. Canada, précité, note 2, aux paragraphes 11 et 12.

 

[6]           2007 DTC 5111.

 

[7]           L.R.C. 1985, ch. F-11.

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.