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Référence : 2011 CCI 554

Date : 20111219

Dossier : 2007-4997(EA)G

ENTRE :

 

GRAND RIVER ENTERPRISES SIX NATIONS LTD.,

appelante,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

MOTIFS DU JUGEMENT MODIFIÉS

Le juge Bowie

 

[1]     Je suis ici saisi de 23 appels qui résultent tous de cotisations relatives au droit d’accise et aux intérêts y afférents. Les cotisations ont été établies en vertu de l’article 188 de la Loi de 2001 sur l’accise[1] (la « Loi »), à l’égard de produits du tabac fabriqués par l’appelante entre les mois de septembre 2005 et de juillet 2007. Les appels ont été interjetés en application de l’article 198 de la Loi.

 

[2]     L’appelante fabrique et vend des produits du tabac à son usine, dans la réserve des Six nations de la rivière Grand, en Ontario. En imposant le droit en question, le ministre du Revenu national s’est fondé sur l’alinéa 42(1)a) de la Loi, sur la définition du terme « emballé » (packaged) figurant à l’article 2 de la Loi (en ce qui concerne le tabac), et sur l’alinéa 2b) du Règlement sur l’estampillage et le marquage des produits du tabac[2] (le « Règlement »), lesquels sont libellés ainsi :

 

Loi de 2001 sur l’accise

(1)           Un droit sur les produits du tabac fabriqués au Canada ou importés et sur le tabac en feuilles importé est imposé aux taux figurant à l’annexe 1 et est exigible :

 

a)    dans le cas de produits du tabac fabriqués au Canada, du titulaire de licence de tabac qui les a fabriqués, au moment de leur emballage;

 

 

 

b)    dans le cas de produits du tabac ou de tabac en feuilles importés, de l’importateur, du propriétaire ou d’une autre personne qui est tenue, aux termes de la Loi sur les douanes, de payer les droits perçus en vertu de l’article 20 du Tarif des douanes ou qui serait tenue de payer ces droits sur les produits ou le tabac s’ils y étaient assujettis.

2          Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente loi.

[…]

 

« emballé »

 

a)    Se dit du tabac en feuilles ou des produits du tabac qui sont présentés dans un emballage réglementaire; […]

 

Règlement sur l’estampillage et le marquage des produits du tabac

2     Pour l’application de l’alinéa a) de la définition de « emballé » à l’article 2 de la Loi, est un emballage réglementaire :

a)    dans le cas du tabac en feuilles, toute manoque préparée pour la vente ou tout contenant dans lequel une manoque ou les parties brisées de la feuille sont empaquetées pour la vente;

 

 

b)    dans le cas d’un produit du tabac, le plus petit emballage dans lequel il est normalement offert en vente au public, y compris l’enveloppe extérieure habituellement présentée au consommateur.

Excise Act, 2001

(1)           Duty is imposed on tobacco products manufactured in Canada or imported and on imported raw leaf tobacco at the rates set out in Schedule 1 and is payable

 

(a)   in the case of tobacco products manufactured in Canada, by the tobacco licensee who manufactured the tobacco products, at the time they are packaged; and

 

(b)   in the case of imported tobacco products or raw leaf tobacco, by the importer, owner or other person who is liable under the Customs Act to pay duty levied under section 20 of the Customs Tariff or who would be liable to pay that duty on the tobacco or products if they were subject to that duty.

 

2                    The definitions in this section apply in this Act

 

“packaged” means

 

(a)  in respect of raw leaf tobacco or a tobacco product, packaged in a prescribed package; …

 

 

Stamping and Marking of Tobacco Products Regulations

2     For the purpose of paragraph (a) of the definition “packaged” in section 2 of the Act,

 

(a)   raw leaf tobacco is packaged in a prescribed package when it is formed into a hand for sale or when a hand of raw leaf tobacco or broken portions of the leaf are packaged for sale; and

 

(b)   a tobacco product is packaged in a prescribed package when it is packaged in the smallest package — including any outer wrapping that is customarily displayed to the consumer — in which it is normally offered for sale to the general public.

 

 

[3]     Selon la thèse de l’appelante, en bref, la Loi et le Règlement, dans le contexte de son entreprise, n’imposent pas de droits d’accise sur son produit. Étant donné que la législation de l’Ontario et les conditions des permis en vertu desquels l’appelante exploite son entreprise prévoient que le produit peut uniquement être vendu à des Indiens dans des réserves indiennes, ce produit ne peut pas et n’est pas « offert en vente au public » (offered for sale to the general public). L’appelante fait valoir que le produit n’est donc jamais « emballé » (packaged) tel que ce terme est défini à l’alinéa 2b) du Règlement. Un droit ne peut donc jamais devenir exigible.

 

[4]     L’appelante n’invoque pas l’article 87 de la Loi sur les Indiens[3] ou encore un droit ancestral ou un droit issu d’un traité à l’appui de la demande qu’elle fait en vue d’être exonérée du droit prévu à l’article 42. Tout autre fabricant de produits du tabac qui pourrait démontrer que ses produits sont commercialisés uniquement auprès d’un petit groupe distinct de personnes – par exemple, les personnes âgées habitant des maisons de retraite ou des soldats de l’armée canadienne – pourrait probablement invoquer également cet argument.

 

[5]     Les parties s’entendent pour dire que, si l’appelante est tenue, en vertu de la Loi et du Règlement, d’acquitter le droit en question, ce droit et les intérêts y afférents ont été correctement calculés par le ministre dans les cotisations ici en cause et les appels doivent être rejetés. Si l’appelante n’est pas visée par les dispositions d’imposition de la Loi et du Règlement, les appels doivent être accueillis et les cotisations doivent être annulées.

 

[6]     Les parties se sont entendues sur un exposé conjoint des faits qui, avec les copies d’un certain nombre de documents qui y sont mentionnés, a été produit sous la cote A‑l. Le seul autre élément de preuve était un paquet non marqué et un sac non marqué de cigarettes qui, comme les parties en ont convenu, sont des exemples de ceux qui sont décrits aux paragraphes 12 et 13 de l’exposé conjoint des faits. Les paragraphes clés de cet exposé conjoint des faits, portant les numéros l à 22, sont les suivants :

 

          [traduction] 

 

1.         Grand River Enterprises Six Nations Ltd. (« GRE ») fabrique et vend des produits du tabac à son principal lieu d’affaires; situé dans la réserve des Six nations de la rivière Grand, en Ontario.

 

2.         La réserve est une « réserve » au sens de la Loi sur les Indiens, L.R.C. 1985, ch. I‑5 (la « Loi sur les Indiens »).

 

3.         GRE a été constituée en personne morale le 29 avril 1996, en vertu de la Loi canadienne sur les sociétés par actions, L.R.C. 1985, ch. C‑44.

 

4.         Les actionnaires, les administrateurs et les dirigeants de GRE sont tous des « Indiens » au sens de la Loi sur les Indiens; ils sont membres des Six Nations et ils sont un peuple autochtone du Canada au sens de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.‑U.), 1982, ch. 11.

 

5.         GRE est titulaire d’une licence fédérale de tabac depuis le 29 mai 1997. Une copie de cette licence est jointe à l’annexe A. La licence fédérale de tabac que GRE détenait au cours de la période n’était assortie d’aucune restriction ou condition importante s’appliquant expressément à GRE.

 

6.         Le 3 novembre 1997, GRE a présenté une demande au ministère des Finances de l’Ontario en vue d’obtenir un permis provincial l’autorisant à vendre des produits du tabac dans la réserve et hors réserve. Une copie de la demande est jointe sous la cote B.

 

7.         En 1998, un certificat d’inscription[4] et un permis de grossiste[5] ont été délivrés à GRE. Le certificat d’inscription de 1998 a expressément été délivré sous réserve d’une entente datée du 6 octobre 1998 (l’« entente ») conclue entre GRE et le ministre des Finances de l’Ontario, aux termes de laquelle GRE était uniquement autorisée à vendre ses produits du tabac dans la réserve à des détaillants des Premières nations situés dans des réserves. Le certificat d’inscription, le permis de grossiste et les ententes sont joints sous les cotes C, D et E respectivement.

 

8.         Au cours de la période allant du mois de septembre 2005 au mois de juillet 2007 (la « période »), GRE détenait un certificat d’inscription du fabricant de l’Ontario, un permis de grossiste de l’Ontario et un permis d’achat et de vente de cigarettes non marquées[6] de l’Ontario (les « autorisations provinciales »). Les permis d’achat et de vente de cigarettes non marquées de l’Ontario pour la période sont joints sous la cote F.

 

9.         Il existe un différend continu entre le gouvernement de l’Ontario et GRE à l’égard de l’entente. GRE prend la position selon laquelle le ministre a violé les conditions de l’entente lorsqu’il a refusé de l’autoriser à vendre des produits du tabac hors réserve. GRE faisait face à d’importantes contestations, sur le plan constitutionnel, quant à la validité du système d’attribution, qu’elle conteste, entre autres, en faisant valoir qu’il ne relève pas de la compétence de l’Ontario étant donné qu’il porte atteinte au statut, à la capacité et aux droits des Indiens dans les réserves de l’Ontario, soit une question qui relève exclusivement de la compétence de l’État fédéral suivant le paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867.

 

10.       GRE prend également la position selon laquelle elle n’est pas liée par les conditions de l’entente relative au système d’attribution puisqu’elle n’a pas reçu de permis provincial en vue de vendre des produits du tabac horsréserve. Au cours de la période, GRE vendait des cigarettes uniquement à des détaillants des Premières nations dans une réserve, indépendamment du système d’attribution. Ces ventes étaient conclues sous réserve de la capacité de GRE de répondre à la demande des détaillants des Premières nations.

 

11.       Les certificats d’inscription et permis qui ont été délivrés à GRE en vertu de la Loi de la taxe sur le tabac sont encore en vigueur, et GRE n’a jamais été accusée d’avoir violé la Loi de la taxe sur le tabac ou son règlement d’application.

 

12.       Au cours de la période, les produits du tabac qui font l’objet du présent appel (les « produits du tabac ») étaient fabriqués par GRE dans la réserve et ils étaient vendus par GRE dans la réserve à des détaillants des Premières nations situés dans des réserves de l’Ontario; il s’agissait :

 

1)         de paquets et de sacs de cigarettes qui n’étaient pas marqués ou estampillés avec un timbre en vertu de la Loi de la taxe sur le tabac de l’Ontario, L.R.O. 1990, chapitre T.l0 (les « cigarettes non marquées »);

 

2)         de sacs non marqués de tabac haché fin.

 

13.       Il y avait une languette de couleur pêche délivrée par le fédéral (ou un timbre) autour des paquets scellés[7] de cigarettes non marquées, et il y avait un timbre de couleur pêche sur les sacs scellés de tabac haché fin, montrant que le droit d’accise avait été acquitté. Des images numérisées de ces paquets et de ces sacs sont jointes sous les cotes G et H; GRE apportera les emballages eux-mêmes à l’instruction.

 

14.       GRE ne surveille pas les ventes au détail effectuées par les détaillants des Premières nations et, cela étant, elle ne sait pas à qui les détaillants vendent les produits du tabac.

 

15.       Au cours de la période, les plus petits emballages dans lesquels des cigarettes non marquées étaient normalement offertes en vente aux consommateurs étaient :

 

1)         des sacs scellés contenant 200 cigarettes;

 

2)         des paquets scellés contenant 20 ou 25 cigarettes.

 

16.       GRE a immédiatement pris des mesures additionnelles aux fins de l’emballage des cigarettes non marquées :

 

1)         elle mettait huit paquets scellés de 25 cigarettes chacun ou dix paquets scellés de 20 cigarettes chacun dans un emballage appelé « cartouche » qu’elle enveloppait dans une feuille d’aluminium;

 

2)         elle mettait 50 cartouches dans une caisse, qu’elle scellait;

 

3)         elle mettait 32 caisses de cigarettes « King Size 25 », 36 caisses de cigarettes de format régulier ou 40 caisses de cigarettes « King Size 20 » sur une plate-forme qu’elle enveloppait dans de la cellophane;

 

4)         elle gardait la plate‑forme dans son entrepôt;

 

17.       Au cours de la période, le plus petit emballage dans lequel le tabac haché fin était normalement offert en vente par des détaillants des Premières nations était un sac scellé de 200 grammes.

 

18.       GRE a immédiatement pris des mesures additionnelles à l’égard de l’emballage du tabac haché fin :

 

1)         elle mettait 30 sacs scellés dans une caisse qu’elle scellait;

 

2)         elle mettait 48 caisses sur une plate-forme qu’elle enveloppait dans de la cellophane;

 

3)         elle gardait la plate-forme dans son entrepôt;

 

19.       GRE interjette appel de 23 cotisations concernant le droit d’accise plus les intérêts (les « cotisations »), établies en vertu de la Loi de 2001 sur l’accise, L.C. 2002, ch. 22 (la « Loi ») et se rapportant à chaque période mensuelle allant du mois de septembre 2005 au mois de juillet 2007 inclusivement (la « période »).

 

            20.       Jusqu’au mois d’août 2005 inclusivement, GRE versait le droit d’accise sur ses produits du tabac fabriqués.

 

            21.       Au cours de la période, GRE versait un droit d’accise partiel pour chacune des périodes mensuelles.

 

            22.       Dans chacun des avis de décision par lesquels les oppositions étaient rejetées, le ministre du Revenu national (le « ministre ») disait ce qui suit :

 

Votre opposition est rejetée et la cotisation est ratifiée pour le motif que, suivant les articles 42 et 43 de la Loi [de 2001 sur l’accise], Grand River Enterprises Six Nations Ltd. (GRE), titulaire d’une licence de tabac qui fabrique des produits du tabac au Canada, est tenue d’acquitter un droit au taux énoncé à l’annexe 1. Le fait que GRE est un fabricant situé dans une réserve ne lui permet pas d’obtenir un redressement à l’égard des droits fédéraux.

 

[7]     En faisant valoir que la disposition d’imposition de la Loi ne vise pas l’appelante, l’avocat de l’appelante s’est fondé sur la thèse selon laquelle l’expression « le public » (the general public) ne peut pas se rapporter à un groupe distinct relativement petit de gens tels que les Autochtones dans les réserves. Étant donné que les Autochtones dans les réserves sont les seuls à qui les produits de l’appelante peuvent être vendus, ces produits ne peuvent jamais être offerts en vente au public. L’avocat de l’appelante a étayé sa thèse en se reportant à une douzaine d’affaires portant sur les mots « public » ou « grand public » dans des contextes passablement différents. Un grand nombre de ces affaires se rapportaient à des poursuites engagées en vertu de codes provinciaux de la route; il s’agissait de savoir si une route dans une réserve indienne était ouverte au public, et s’il s’agissait donc d’une voie publique pour l’application de la législation provinciale.

 

[8]     La décision rendue par la Cour d’appel de la Saskatchewan dans l’arrêt R. v. Bigeagle[8] est un bon exemple de cette série de décisions. Le juge en chef Culliton, au nom de la cour, a conclu qu’une route construite dans une réserve indienne à l’usage et au profit des Indiens vivant dans la réserve n’était pas visée par la définition du terme « road » (route) figurant dans la Vehicles Act parce qu’elle n’était pas [traduction] « [...] ouverte au public pour le passage de véhicules ». Dans un grand nombre d’autres affaires, les tribunaux de diverses instances sont arrivés à une conclusion similaire dans un contexte similaire.

 

[9]     Il vaut la peine de mentionner expressément deux autres décisions invoquées par l’appelante. Dans l’arrêt Association canadienne des télécommunications sans fil c. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique[9], il s’agissait de savoir si certaines transmissions de sonneries à divers clients par une entreprise de télécommunications sans fil étaient une transmission « au public ». En rendant les motifs unanimes de la cour, la juge Sharlow a dit ce qui suit au paragraphe 32 :

 

Le groupe constitué de l’ensemble des clients d’une entreprise de télécommunications sans fil est suffisamment grand et diversifié pour qu’on puisse légitimement le considérer comme étant « le public ».

 

Cela étant, l’appelante fait valoir que les Indiens dans une réserve, lesquels ne constituent pas un groupe grand et diversifié, ne peuvent jamais être considérés comme étant « le public » et encore moins comme étant le « grand public ».

 

[10]    Dans l’arrêt Johnson v. Nova Scotia (Attorney General)[10], la Cour d’appel de la Nouvelle-Écosse a examiné la question de savoir si les détaillants appelants avaient droit à un remboursement de la taxe sur le tabac qui avait été payée. En rendant les motifs unanimes de la cour, le juge Flinn, au paragraphe 46, a mis en opposition les ventes à des Indiens dans une réserve et les ventes au grand public :

 

            [traduction] 

Les Indiens inscrits peuvent acheter des produits du tabac, dans une réserve, pour leur propre usage ou leur propre consommation, sans être tenus de payer la taxe sur les services de santé, mais les appelants n’ont pas acheté les produits du tabac en question pour leur propre usage ou leur propre consommation. Les produits du tabac ont été achetés à des fins de revente, et ils ont été vendus au grand public.

 

[11]    En se fondant sur ces décisions clés, l’appelante fait valoir que les mots : « offert en vente au public » ont un sens clair et non ambigu et qu’ils ne sont donc pas susceptibles d’interprétation. Il faut leur donner leur sens clair, qui n’inclut pas le fait d’être offert en vente uniquement à des Indiens dans une réserve. Par conséquent, selon l’appelante, le moment auquel le droit imposé à l’article 42 de la Loi devient exigible ne se produit jamais.

 

[12]    Cette méthode d’interprétation « des mots et des expressions » fait tout simplement abstraction de l’évolution des principes d’interprétation légale résultant de décisions rendues par la Cour suprême du Canada sur une période de trente ans, à commencer par l’adoption par le juge Estey, dans l’arrêt Stubart Investments Ltd. c. La Reine[11], de la méthode moderne préconisée par le professeur Driedger en matière d’interprétation des lois. Plus précisément, cette méthode ne tient pas compte du contexte et de l’objet visé. L’appelante cherche à justifier cette méthode purement textuelle en se fondant sur le fait que les termes en question ne peuvent avoir d’autre sens que celui d’une population importante et diversifiée. En particulier, elle affirme que ces termes ne peuvent pas s’appliquer à un groupe composé uniquement d’Indiens dans une réserve, soit le marché visé par les produits de l’appelante.

 

[13]    Dans l’arrêt Université de la Colombie-Britannique c. Berg[12], le juge en chef Lamer, au nom de la majorité, a procédé à un examen approfondi du sens à attribuer au terme « public » tel qu’il figure dans la Loi canadienne sur les droits de la personne[13] et dans les lois analogues de la plupart des provinces et territoires[14]. Le juge Lamer a rejeté l’idée selon laquelle, pour être mis à la disposition du public, un service doit être mis à la disposition de chaque membre du public; le juge a plutôt retenu la méthode relationnelle, qui définit le public en fonction des membres à qui le service s’adresse. Voici ce qu’il a conclu :

 

[s]elon la méthode relationnelle, il peut s’avérer que le « public » comprend un très grand nombre ou un très petit nombre de personnes.[15]

 

[14]    Dans l’arrêt Placer Dome Canada Ltd. c. Ontario (Ministre des Finances)[16], le juge LeBel, qui a rendu les motifs unanimes de la Cour, a expliqué, aux paragraphes 21 à 24, la façon dont les principes d’interprétation des lois avaient évolué depuis l’arrêt Stubart :

 

B.         Interprétation des lois fiscales

 

(1)        Principes généraux

 

21        Dans l’arrêt Stubart Investments Ltd. c. La Reine, 1984 CanLII 20 (CSC), [1984] 1 R.C.S. 536, notre Cour a rejeté l’approche restrictive en matière d’interprétation des lois fiscales et a statué que la méthode d’interprétation moderne s’applique autant à ces lois qu’aux autres lois. En d’autres termes, « il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » (p. 578) : voir l’arrêt 65302 British Columbia Ltd. c. Canada, 1999 CanLII 639 (CSC), [1999] 3 R.C.S. 804, par. 50. Toutefois, le caractère détaillé et précis de nombreuses dispositions fiscales a souvent incité à mettre davantage l’accent sur l’interprétation textuelle : Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54 (CanLII), [2005] 2 R.C.S. 601, 2005 CSC 54, par. 11. Les contribuables ont le droit de s’en remettre au sens clair des dispositions fiscales pour organiser leurs affaires. Lorsqu’il est précis et non équivoque, le texte d’une loi joue un rôle primordial dans le processus d’interprétation.

 

22        Par contre, lorsque le texte d’une loi peut recevoir plus d’une interprétation raisonnable, le sens ordinaire des mots joue un rôle moins important et il peut devenir nécessaire de se référer davantage au contexte et à l’objet de la Loi : Trustco Canada, par. 10. De plus, comme la juge en chef McLachlin l’a fait remarquer au par. 47, « [m]ême lorsque le sens de certaines dispositions peut paraître non ambigu à première vue, le contexte et l’objet de la loi peuvent révéler ou dissiper des ambiguïtés latentes. » La Juge en chef a ensuite expliqué que, pour dissiper les ambiguïtés explicites ou latentes d’une mesure législative fiscale, « les tribunaux doivent adopter une méthode d’interprétation législative textuelle, contextuelle et téléologique unifiée ».

 

23        Le degré de précision et de clarté du libellé d’une disposition fiscale influe donc sur la méthode d’interprétation. Lorsque le sens d’une telle disposition ou son application aux faits ne présente aucune ambiguïté, il suffit de l’appliquer. La mention de l’objet de la disposition [TRADUCTION] « ne peut pas servir à créer une exception tacite à ce qui est clairement prescrit » : voir P. W. Hogg, J. E. Magee et J. Li, Principles of Canadian Income Tax Law (5e éd. 2005), p. 569; Shell Canada Ltée c. Canada, 1999 CanLII 647 (CSC), [1999] 3 R.C.S. 622. Lorsque, comme en l’espèce, la disposition peut recevoir plus d’une interprétation raisonnable, il faut accorder plus d’importance au contexte, à l’économie et à l’objet de la loi en question. Par conséquent, l’objet d’une loi peut servir non pas à mettre de côté le texte clair d’une disposition, mais à donner l’interprétation la plus plausible à une disposition ambiguë.

 

24        Bien qu’il existe une présomption résiduelle en faveur du contribuable, elle demeure seulement résiduelle et ne s’applique donc que dans le cas exceptionnel où les principes d’interprétation ordinaires ne permettent pas de régler la question en litige : Notre-Dame de Bon-Secours, p. 19. Tout doute concernant le sens d’une loi fiscale doit être raisonnable et la présomption ne peut être invoquée que si l’application des règles d’interprétation habituelles n’a pas permis de déterminer le sens de la disposition en cause. J’estime qu’en l’espèce la présomption résiduelle n’est d’aucune utilité à PDC puisque l’application des règles ordinaires d’interprétation législative permet de dissiper l’ambiguïté de la Loi de l’impôt sur l’exploitation minière. Je reviendrai sur cette question plus loin.

 

[15]    L’appelante invoque la décision majoritaire de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R. c. Mclntosh[17] à l’appui de la thèse selon laquelle les tribunaux n’ont pas la faculté d’interpréter les lois, peu importe jusqu’à quel point les résultats puissent être rigides ou absurdes, tant qu’il n’a pas été démontré que les termes en question peuvent, dans le contexte où ils sont utilisés, avoir plus d’un sens. Ce principe a été repris dans la décision unanime que la cour a rendue dans l’arrêt Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex[18]. Le juge lacobucci a mentionné l’adoption par la cour, dans l’arrêt Stubart[19], de la méthode moderne d’interprétation législative proposée par le professeur Driedger; il a ajouté ce qui suit aux paragraphes 27 à 30 :

 

27        Cette méthode reconnaît le rôle important que joue inévitablement le contexte dans l’interprétation par les tribunaux du texte d’une loi. Comme l’a fait remarquer avec perspicacité le professeur John Willis dans son influent article intitulé « Statute Interpretation in a Nutshell » (1938), 16 R. du B. can. 1, p. 6, [traduction] « les mots, comme les gens, prennent la couleur de leur environnement ». Cela étant, lorsque la disposition litigieuse fait partie d’une loi qui est elle-même un élément d’un cadre législatif plus large, l’environnement qui colore les mots employés dans la loi et le cadre dans lequel celle-ci s’inscrit sont plus vastes. En pareil cas, l’application du principe énoncé par Driedger fait naître ce que notre Cour a qualifié, dans R. c. Ulybel Enterprises Ltd., 2001 CSC 56 (CanLII), [2001] 2 R.C.S. 867, 2001 CSC 56, par. 52, de « principe d’interprétation qui présume l’harmonie, la cohérence et l’uniformité entre les lois traitant du même sujet ». (Voir également Stoddard c. Watson, 1993 CanLII 59 (CSC), [1993] 2 R.C.S. 1069, p. 1079; Pointe-Claire (Ville) c. Québec (Tribunal du travail), 1997 CanLII 390 (CSC), [1997] 1 R.C.S. 1015, par. 61, le juge en chef Lamer.)

 

28        D’autres principes d’interprétation – telles l’interprétation stricte des lois pénales et la présomption de respect des « valeurs de la Charte » – ne s’appliquent que si le sens d’une disposition est ambigu. (Voir, relativement à l’interprétation stricte : Marcotte c. Sous-procureur général du Canada, 1974 CanLII 1 (CSC), [1976] 1 R.C.S. 108, p. 115, le juge Dickson (plus tard Juge en chef du Canada); R. c. Goulis (1981), 33 O.R. (2d) 55 (C.A.), p. 59-60; R. c. Hasselwander, 1993 CanLII 90 (CSC), [1993] 2 R.C.S. 398, p. 413, et R. c. Russell, 2001 CSC 53 (CanLII), [2001] 2 R.C.S. 804, 2001 CSC 53, par. 46. Je vais examiner plus loin le principe du respect des « valeurs de la Charte ».)

 

29        Qu’est-ce donc qu’une ambiguïté en droit? Une ambiguïté doit être « réelle » (Marcotte, précité, p. 115). Le texte de la disposition doit être [traduction] « raisonnablement susceptible de donner lieu à plus d’une interprétation » (Westminster Bank Ltd. c. Zang, [1966] A.C. 182 (H.L.), p. 222, lord Reid). Il est cependant nécessaire de tenir compte du « contexte global » de la disposition pour pouvoir déterminer si elle est raisonnablement susceptible de multiples interprétations. Sont pertinents à cet égard les propos suivants, prononcés par le juge Major dans l’arrêt CanadianOxy Chemicals Ltd. c. Canada (Procureur général), 1999 CanLII 680 (CSC), [1999] 1 R.C.S. 743, par. 14 : « C’est uniquement lorsque deux ou plusieurs interprétations plausibles, qui s’harmonisent chacune également avec l’intention du législateur, créent une ambiguïté véritable que les tribunaux doivent recourir à des moyens d’interprétation externes » (je souligne), propos auxquels j’ajouterais ce qui suit : « y compris d’autres principes d’interprétation ».

 

30        Voilà pourquoi on ne saurait conclure à l’existence d’une ambiguïté du seul fait que plusieurs tribunaux — et d’ailleurs plusieurs auteurs — ont interprété différemment une même disposition. Autant il serait inapproprié de faire le décompte des décisions appuyant les diverses interprétations divergentes et d’appliquer celle qui recueille le « plus haut total  », autant il est inapproprié de partir du principe que l’existence d’interprétations divergentes révèle la présence d’une ambiguïté. Il est donc nécessaire, dans chaque cas, que le tribunal appelé à interpréter une disposition législative se livre à l’analyse contextuelle et téléologique énoncée par Driedger, puis se demande si [traduction] « le texte est suffisamment ambigu pour inciter deux personnes à dépenser des sommes considérables pour faire valoir deux interprétations divergentes » (Willis, loc. cit., p. 4-5).

 

[16]    Les jugements de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Association des télécommunications sans fil et de la Cour suprême dans l’arrêt Berg démontrent que le terme « public » peut avoir des sens fort différents, selon le contexte dans lequel il figure. On peut dire la même chose de l’expression « grand public ». Il faut donc examiner l’expression en question à la lumière de l’objet du règlement et du contexte légal général dans lequel l’expression figure.

 

[17]    L’objet de la Loi est de prélever un revenu au moyen de l’imposition de droits sur le vin, sur les spiritueux et sur les produits du tabac. La plupart des dispositions de la Loi sont axées sur la réglementation de l’importation et de la fabrication de ces produits, ainsi que sur leur manutention et leur distribution, en vue d’assurer l’imposition et la perception de droits. Comme nous l’avons vu, l’article 42 impose un droit sur le tabac; ce droit est exigible au moment où les produits sont emballés, ce moment devant être déterminé par le gouverneur en conseil. L’objet de la définition du mot « emballé », à l’article 2 du Règlement, est simplement de définir le moment où le droit, qui a été imposé au paragraphe 42(1) de la Loi, est exigible. L’octroi d’exemptions à l’égard du droit imposé au paragraphe 42(1) irait au‑delà de l’objet de l’article 2 et du pouvoir de réglementation du gouverneur en conseil.

 

[18]    Le pouvoir du gouverneur en conseil de prendre des règlements est conféré à l’article 304 de la Loi. Or, ni cette disposition ni quelque autre disposition de la Loi ne donnent à penser que le législateur voulait que le gouverneur en conseil ait le pouvoir d’exempter un fabricant du droit imposé par la Loi. L’article 42 ne donne certes pas à penser qu’il en est ainsi. Cette disposition impose sans équivoque le droit au moment où le produit est emballé; elle autorise uniquement le gouverneur en conseil à déterminer le moment auquel le produit est considéré comme étant emballé. Ce qui est important, c’est que les articles 45, 46, 47 et 48 accordent expressément un redressement à l’égard du droit imposé à l’article 42 dans certaines circonstances minutieusement définies. Il est inconcevable que le législateur ait voulu autoriser le gouverneur en conseil à accorder une exemption du droit au moyen de l’exercice du pouvoir que celui‑ci possède de définir le moment où le droit est exigible. Il est également inconcevable que le gouverneur en conseil ait voulu, en utilisant l’expression « le public », accorder pareille exemption.

 

[19]    L’expression « le public », si elle est uniquement considérée textuellement, pourrait être interprétée comme se rapportant à toute personne en Amérique du Nord ou à toute personne au Canada ou simplement à un groupe grand et diversifié de personnes. Au moment où la Loi et le Règlement ont été édictés, le législateur et le gouverneur en conseil savaient que les produits du tabac ne pouvaient pas légalement être offerts en vente à toute personne au Canada. Ainsi, l’article 8 de la Loi sur le tabac[20] interdit la vente de ces produits à des personnes de moins de 18 ans, ce qui exclut un gros segment de ce qui pourrait dans un autre contexte être considéré comme le public. Lorsque la Loi et le Règlement sont considérés dans leur ensemble, et que l’alinéa 2b) du Règlement est considéré à la lumière de son objet, il est évident que l’expression « offert en vente au public » veut simplement dire « offert en vente aux membres du public à qui il peut être légalement offert », ou autrement dit, « offert en vente au niveau du détail » ou encore, comme les parties l’ont dit au paragraphe 15 de leur exposé conjoint des faits [traduction] « [...] offert en vente aux consommateurs [...] ».

 

[20]    Il s’ensuit de cette conclusion que le droit est devenu exigible sur les produits de l’appelante au moment où ces produits ont été emballés dans des sacs de 200 cigarettes ou dans des paquets de 20 ou de 25 cigarettes, conformément à la description donnée à l’article 15 de l’exposé conjoint des faits. Les appels doivent donc être rejetés. L’intimée a droit aux dépens, y compris les frais de la requête dont le juge Archambault a été saisi, celui‑ci ayant laissé au juge chargé de l’instruction le soin de rendre une décision à cet égard.

 

Signé à Ottawa, Canada, ce 19e jour de décembre 2011.

 

 

« E. A. Bowie »

Juge Bowie

 

 

Traduction certifiée conforme

ce 9e jour de mars 2012.

 

 

 

Mario Lagacé, jurilinguiste

 


RÉFÉRENCE :                                  2011 CCI  554

 

No DU DOSSIER DE LA COUR :      2007-4997(EA)G

 

 

INTITULÉ :                                       GRAND RIVER ENTERPRISES SIX NATIONS LTD.

                                                          c.

                                                          SA MAJESTÉ LA REINE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                   Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                 Le 21 septembre 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT

MODIFIÉS :                                    L’honorable juge E. A. Bowie

 

DATE DES MOTIFS DU

JUGEMENT MODIFIÉS :              Le 19 décembre 2011

 

COMPARUTIONS :

 

Avocats de l’appelante :

Me Ryder Gilliland

Me Adam Lazier

Avocats de l’intimée :

Me André LeBlanc

Me Paul Klippenstein

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

       Pour l’appelante :

 

                   Nom :                             Ryder Gilliland et Adam Lazier

 

                   Cabinet :                         Blake, Cassels & Graydon s.e.n.c.r.l./s.r.l.

 

       Pour l’intimée :                            Myles J. Kirvan

                                                          Sous-procureur général du Canada

                                                          Ottawa, Canada



[1]           L.C. 2002, ch. 22.

 

[2]           DORS/2003-288.

 

[3]           L.R.C. 1985, ch. I-5.

 

[4]           En vertu de l'art. 7 de la Loi de la taxe sur le tabac de l'Ontario, L.R.O. 1990, chapitre T.10.

 

[5]           En vertu de l'art. 3 de la Loi de la taxe sur le tabac de l'Ontario, L.R.O. 1990, chapitre T.10.

 

[6]           En vertu de l'art. 9 de la Loi de la taxe sur le tabac de l'Ontario, L.R.O. 1990, chapitre T.10.

 

[7]           Par contre, les paquets de cigarettes marquées, en Ontario, sont entourés d'une languette de couleur jaune qui indique que le droit d'accise et la taxe provinciale sur le tabac ont été acquittés.

 

[8]           [1978] 6 WWR 65.

 

[9]           2008 CAF 6, 64 C.P.R. (4th) 343.

 

[10]          [1998] N.S.J. No. 508, 172 N.S.R.(2d) 16.

 

[11]          [1984] 1 R.C.S. 536.

 

[12]          [1993] 2 R.C.S. 353.

 

[13]          L.R.C. 1985, ch. H-6

 

[14]          Berg, p. 374 à 388.

 

[15]          Ibid. p. 386.

 

[16]          [2006] 1 R.C.S. 715; 2006 CSC 20.

 

[17]          [1995] 1 R.C.S. 686; [1985] A.C.S. no 16.

 

[18]          [2002] 2 R.C.S. 559; [2002] CSC 42.

 

[19]          Stubart Investments Ltd. c. La Reine, [1984] 1 R.C.S. 536.

 

[20]          L.C 1997, ch. 13.

 

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