Jugements de la Cour canadienne de l'impôt

Informations sur la décision

Contenu de la décision

                                                                                                                                                           

                                                                                                                                                           

Référence : 2012 CCI 94

2011-5(IT)G

 

ENTRE:

 

ANDRÉ DROUIN,

 

APPELANT,

 

                                                                            ET

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

 

                                                                                                                                            INTIMÉE,

 

 

 

 

                                                              TRANSCRIPTION

                                         DES MOTIFS MODIFIÉS DU JUGEMENT

 

Je demande que la copie certifiée ci-jointe des motifs des quatre ordonnances prononcés

à l'audience à Montréal (Québec) le 27 février 2012, soit déposée. J'ai révisé la transcription certifiée par le sténographe officiel de façon à améliorer le style et la clarté des motifs, par l'ajout de numérotation de paragraphe, des accents et corrections d'erreurs de frappe.

 

 

 

 

__________________ « Paul Bédard »________________

Bédard J.

 

 

Signé à Ottawa (Ontario), le 10 avril 2012.


Motifs MODIFIÉS de l’ordonnance

 

[1]                        Suite au voir-dire, la Cour doit déterminer si le rapport et le témoignage de monsieur Michel Gagnon (« Gagnon ») à titre de témoin expert spécialisé en management et en franchise sont recevables.

 

[2]                        Le 19 décembre 2011, l'intimée a signifié à l'appelant un rapport signé par Gagnon intitulé « Contre-expertise du rapport de Jean-François Ouellet concernant la section VI : L'impartition de l'exploitation de la franchise » accompagné d'un certificat prévu par la règle 145(1)b) de cette Cour à l'effet qu'il représente la déposition que ce témoin proposé à titre d'expert est disposé à faire dans cet appel (« le rapport »).

 

[3]                        Le mandat de Gagnon consistait essentiellement à commenter la section VI intitulée « L'impartition de l'exploitation de la franchise » du rapport de monsieur Jean-François Ouellet signifié à l’intimée le 6 décembre 2011.

 

[4]               L'intimée demande à cette Cour d'admettre en preuve le rapport et le témoignage de Gagnon à titre de témoin expert spécialisé en management et en franchisage. L’appelant s'y oppose.

 

La question en litige

 

[5]                        Le rapport et le témoignage de Gagnon sont-ils recevables en preuve?

 

Les prétentions de l'intimée

 

[6]                        D'abord, il convient de souligner que les prétentions de l'intimée à cet égard furent pour le moins brèves.  En fait, une fois les qualifications de Gagnon soumises à la Cour, l'intimée s'est appuyée sur les critères d’admissibilité d'un témoignage d'expert développés par la Cour suprême du Canada (« CSC ») dans l'arrêt R. c. Mohan, [1994] 2 R.C.S. 9, afin de justifier sa position.

Prétentions de l'appelant

 

[7]                        Par ailleurs, l'appelant soutient essentiellement que le témoignage de Gagnon à titre de témoin expert, tout comme son rapport, ne sont d'aucune utilité à la Cour et ne sont pas recevables selon le critère de nécessité développé par la CSC dans l'arrêt Mohan,

 précité.

 

Le droit applicable

 

[8]                        À l'égard du droit applicable, je me réfère une fois de plus à l'analyse que j'en ai faite lors de mes motifs donnés oralement en ce jour à l'occasion de ma décision sur l'irrecevabilité en preuve du témoignage et du rapport de monsieur Denys Goulet.

 

Application du droit aux faits

 

[9]                        Notre analyse portera donc seulement sur le critère de la nécessité élaboré par la CSC dans l'arrêt Mohan, précité, les autres critères n'étant pas litigieux en l'espèce.

 

[10]                    En ce qui a trait à la nécessité d'aider le juge des faits, la question est d'abord de savoir si l'expert fournit des renseignements nécessaires afin d'apprécier la question en litige étant donné leur nature technique (voir les arrêts R. c. Burns, [1994] 1 R.C.S. 656; R. c. Mohan, précité; R. c. Lavallée, [1990] 2 R.C.S. 852; R. v. Abbey, [1982] 2 S.C.R. 24 et Kelliher (Village of) c. Smith, [1931] R.C.S. 672).

 

[11]                    Bien que la nécessité signifie que la preuve ne doit pas simplement être utile, celle-ci ne doit pas non plus être jugée « selon une norme trop stricte » (Mohan, précité, à la p. 23).

 

[12]                    L'arrêt Mohan vise à ce que les dangers liés à la preuve d'expert ne soient pas traités à la légère.  La simple pertinence et/ou utilité ne suffit pas.  La question est de savoir si l'expert fournit des renseignements qui dépassent vraisemblablement l'expérience et les connaissances ordinaires du juge des faits (voir les arrêts R. c. D.D., [2000] 2 R.C.S. 275, à la p. 98 et Mohan, précité, à la p. 23).

 

[13]                    Dans le présent dossier, l'appelant allègue qu'une partie très limitée du rapport de Gagnon porte sur la question précise traitée par Ouellet dans la section VI de son rapport, portant sur la décision de l'appelant d'impartir l'exploitation de sa franchise à un mandataire. 

 

[14]                    Quant aux autres aspects couverts par le rapport, l'appelant soutient que Gagnon s'aventure et se prononce sur de nombreux sujets, comme la décision d'investissement de l'appelant et les avantages du système de franchisage du point de vue de Prospector, lesquels outrepassent manifestement son mandat et ne contribuent en rien au processus décisionnel de la Cour. 

 

[15]                    Toutefois, l'appelant tire ses conclusions suite à une lecture attentive du rapport. Or, nous sommes à l'étape de l'admissibilité du témoignage proposé et le contenu du rapport de Gagnon ne saurait être considéré à cette étape-ci des procédures. En effet, l'analyse de certaines parties du rapport de Gagnon, sans même avoir entendu son témoignage, n'est pas appropriée pour écarter l'ensemble de ce rapport. 

 

[16]                    À sa face même, le rapport nous indique que le mandat de Gagnon consistait à commenter le rapport de Ouellet en ce qui concerne la section VI : L'impartition de l'exploitation de la franchise en relation avec le cas d'André Drouin. 

 

[17]                    Ainsi, je ne peux me ranger derrière les conclusions hâtives de l'appelant et en venir à la conclusion que le témoignage de Gagnon serait inutile dans les circonstances.  Il appartient au tribunal de procéder à l'analyse de la valeur probante du rapport, et ce, lorsque l'expert sera entendu sur le contenu de son rapport.

 

[18]                    Pour ces motifs, je reconnais Gagnon à titre d'expert.

 


Motifs MODIFIÉS de l’ordonnance

 

Le juge Bédard

 

[1]               Suite au voir-dire, la Cour doit déterminer si le rapport et le témoignage de monsieur Denys Goulet (« Goulet ») à titre d'expert mandaté à se prononcer sur la juste valeur marchande (« JVM ») de la franchise (« la franchise ») acquise par monsieur André Drouin (« l'appelant »), pour commercialiser des solutions développées par Prospector International Networks inc., ses filiales et partenaires (collectivement « Prospector ») sont recevables.

[1]

 

[2]               Le 6 décembre 2011, l'intimée signifiait à l'appelant un rapport signé par Goulet intitulé « Justice Canada – ARC : monsieur André Drouin et Sa Majesté la Reine - 2011-5(IT)G » avec un certificat prévu par la règle 145(1)b) de cette Cour à l'effet qu'il « représente la déposition que ce témoin proposé à titre d'expert est disposé à faire en la matière ». Ce rapport communiqué le 6 décembre 2011 fut par la suite amendé le 23 décembre 2011 (« le rapport »).

 

[3]               Le rapport offrait une opinion sur la question suivante:

 

Notre mission consiste à effectuer des travaux requis dans le but d'émettre une opinion formelle quant à la juste valeur marchande de l'investissement effectué par monsieur André Drouin (ci-après « l'Appelant ») dans l'acquisition d'une franchise et d'une série de licences d'utilisation et de distribution d'une suite de logiciels auprès de la société Prospector International Networks inc. daté du 28 décembre 2007.

 

[4]               L'intimée, suite à l'exposé des qualifications de Goulet, demande à cette Cour d'admettre son témoignage et son rapport dans le présent dossier à titre de témoin expert en évaluation d'entreprise. Sans surprise, l'appelant, quant à lui, s'y oppose farouchement sur la base de certains faits particuliers dévoilés lors de son contre-interrogatoire, lesquels semblent être au coeur du présent débat et nécessitent vraisemblablement notre attention.

 

 

Les questions en litige

 

Première question

 

[5]               Le rapport et le témoignage de Goulet sont-ils recevables en preuve? La Cour est- elle justifiée de permettre l'admissibilité du rapport et du témoignage de monsieur Denys Goulet à titre de témoin expert en évaluation d'entreprises?

 

Deuxième question en litige

 

[6]               La Cour peut-elle, dans l'éventualité où elle le jugerait approprié, scinder le

rapport et autoriser monsieur Goulet à témoigner à titre d'expert que sur une partie du rapport?

 

Prétentions de l’intimée

 

[7]               D'abord, les prétentions de l'intimée sont pour le moins brèves. En fait, une fois les qualifications de Goulet soumises à la Cour, lesquelles d'ailleurs feront l'objet d'une analyse détaillée subséquemment, l'intimée s'appuie simplement sur les critères d'admissibilité d'un témoignage d'expert mis en place par la Cour suprême du Canada      (« CSC ») dans l'arrêt R. c. Mohan, [1994] 2 R.C.S. 9, afin de justifier sa position.

 

[8]               Ainsi, toujours selon l'intimée, la formation, l'expertise et les expériences de travail de Goulet, tout comme le type de mandat qui lui fut octroyé et le domaine spécialisé que représente l'évaluation d'entreprises sont tous des facteurs justifiant suffisamment l'admission de son témoignage à titre d'expert, et ce, à la lumière des enseignements de la CSC dans l'arrêt Mohan, précité. L'intimée ajoute que les failles et les faiblesses dans une expertise n'ont d'impact que sur la valeur probante du témoignage de l'expert et non sur son admissibilité.  Les décisions suivantes sont d'ailleurs invoquées au soutien de cette prétention: R. c. Marquard, [1993] 4 S.R.C. 223, au par. 35; Halford v. Seed Hawk inc., 2006 FCA 275, au par. 17 et Bouchard c. D'Amours, 2001 CanLII 14425 (QC CA), aux par. 11 et 12.

 

[9]               En outre, l'intimée opine qu'il serait formaliste de rejeter l'admissibilité d'un rapport d'expert simplement parce qu'il renferme des conclusions s'éloignant du mandat donné (voir Marquard, précité, au par. 37).

 

Les prétentions de l'appelant

 

[10]           L'appelant prétend que le témoignage de Goulet à titre de témoin expert, tout comme son rapport portant sur la JVM de la franchise, sont tout simplement inadmissibles, et ce, pour les motifs suivants.

 

[11]           Le premier motif invoqué par l'appelant touche les représentations erronées quant à sa qualification.  L'appelant relève, dans un premier temps, certaines inexactitudes dans le CV de Goulet. Plus précisément, l'appelant a fait ressortir, lors du contre-interrogatoire de Goulet, des inexactitudes relatives à ses expériences d'enseignement et à son implication à titre d'expert dans la cause Jobin et dans la cause Sports 755.

 

[12]           L'appelant rappelle à la Cour que les témoins experts occupent un poste privilégié lors du procès et qu’ainsi ils sont tenus à une norme plus élevée de diligence et d'honnêteté.

 

[13]           Le deuxième motif invoqué par l'appelant touche le manque d'expertise pertinente.  L'appelant prétend que Goulet ne peut se voir qualifier de témoin expert en raison d'un manque d'expertise en informatique.  En fait, l'appelant prétend que Goulet ne possède pas les connaissances nécessaires pour évaluer convenablement les qualités techniques et fonctionnelles des logiciels commercialisés par Prospector à la lumière d'autres solutions technologiques disponibles 2007.

 

[14]           Au soutien de sa prétention, l'appelant rappelle à la Cour que Goulet lui-même a admis que, à son avis, afin de bien évaluer une entreprise qui commercialise de nouveaux logiciels, il est nécessaire d'être en mesure de bien cerner les caractéristiques et les particularités de ces logiciels.

 

[15]           Le troisième motif invoqué par l'appelant touche les recherches inadéquates.  L'appelant prétend également que les recherches sur lesquelles sont fondées les conclusions exposées dans le rapport Goulet sont manifestement inadéquates.  De son propre aveu, Goulet n'a pas vu les logiciels, ni demandé à les voir. L'expertise nécessaire afin d'évaluer les qualités intrinsèques des logiciels, tout comme leur caractère innovant, fut fournie par un collègue de Goulet, lequel n'est ni mentionné dans son rapport ni présent devant la Cour. L'appelant est donc d'avis que Goulet a fait défaut à son obligation stipulée à l'article 4 des normes d'exercice numéro 110 de l'ICEEE d’assurer  « un examen et une analyse exhaustifs de l'entreprise, de son secteur et de tous les autres facteurs pertinents, qui est adéquatement corroborée ».

 

[16]           Le quatrième motif invoqué par l'appelant touche l'usurpation de la compétence du Tribunal. L'appelant affirme que même si son auteur a été mandaté pour donner une opinion sur la JVM de la franchise, le rapport de Goulet se prononce sur d'autres conclusions relevant directement de la compétence exclusive du Tribunal.

[16]

[17]           Lorsque questionné à ce sujet, Goulet mentionne clairement que son mandat consistait non seulement à évaluer la juste valeur marchande de la franchise acquise par l'appelant, mais également à s'intéresser sur les raisons ayant justifié son achat.

 

[18]           Le cinquième motif invoqué par l'appelant touche l'inutilité de son témoignage.  Finalement, l'appelant soutient que le témoignage de Goulet, tout comme son rapport, sont inutiles en l'espèce. Il est admis que l'appelant agissait en tout temps sans lien de dépendance avec Prospector.  Ainsi, l'appelant prétend que la JVM de la franchise est nécessairement le prix que l'appelant a versé pour l'acquérir. Par ailleurs, le test de l'alinéa 20(1)a) de la Loi de l'impôt sur le revenu (« L.I.R. ») fait référence à la notion de coût en capital et non à la JVM.

 

[19]           En outre, l'appelant mentionne qu’à son avis, la JVM de l'actif n'a rien à voir avec le concept de trompe-l'oeil, celui-ci étant tributaire de l'intention des parties au moment où elles ont contracté et non de la JVM du bien en question.

 

Le droit applicable

 

Le rôle du témoin expert

 

[20]           En principe, le témoignage d'opinion est irrecevable. Comme point de départ, il est établi depuis longtemps qu'un témoignage d'opinion est prima facie irrecevable en preuve.  Il est de la juridiction souveraine du juge d'instance d'évaluer les faits établis lors du procès et d'en tirer les inférences et les conclusions qui s'imposent (voir à ce sujet les commentaires de Lord Mansfield dans Carter c. Boehm (1766) 3 Burr 1905, à la p. 1918).

 

[21]           Le témoignage d'expert déroge à cette règle fondamentale en ce qu'il permet à l'expert d'entreprendre sa propre évaluation des faits et de présenter sa propre appréciation au Tribunal.

 

[22]           Tel qu’expliqué par la CSC dans Kelliher (Village de) c. Smith, [1931] R.C.S. 672, à la p. 684, « [t]he object of expert evidence is to explain the effect of facts of which otherwise no coherent rendering can be given ».

 

[23]           Depuis Kelliher, la CSC a réitéré à plusieurs reprises, notamment dans l’affaire R. c. Lavallée, [1990] 2 R.C.S. 852, à la p. 889, que le témoignage d’expert vise à  « aider le juge des faits à faire des inférences dans des domaines où l’expert possède des connaissances ou une expérience pertinentes qui dépassent celles du profane » (voir également R. c. Burns, [1994] 1 R.C.S. 656, à la p. 866).

 

[24]           Partant, il est indéniable que ce type de témoignage représente un risque pour l’administration de la justice et que les tribunaux ne doivent donc pas l’admettre sans une appréciation de sa valeur et de sa nécessité.  La préoccupation entourant l’usurpation des fonctions du juge des faits pouvant en résulter a été traitée à maintes reprises par la CSC, mais rarement avec autant de laconisme et d’éloquence que dans R. c. Mohan, précité, où le juge Sopinka conclut (à la p. 24) :

Il y a également la crainte inhérente à l'application de ce critère que les experts ne puissent usurper les fonctions du juge des faits. Une conception trop libérale pourrait réduire le procès à un simple concours d'experts, dont le juge des faits se ferait l'arbitre en décidant quel expert accepter.

 

[25]           La CSC a réitéré ce principe dans R. c. J.-L.J., [2000] 2 R.C.S. 600, alors que le juge Binnie attribue même un rôle de « gardien » au juge des faits (aux pp. 613 et 630) :

Dans Mohan et d'autres arrêts, la Cour a souligné que le juge du procès devrait prendre au sérieux son rôle de « gardien ». La question de l'admissibilité d'une preuve d'expert devrait être examinée minutieusement au moment où elle est soulevée, et cette preuve ne devrait pas être admise trop facilement pour le motif que toutes ses faiblesses peuvent en fin de compte avoir une incidence sur son poids plutôt que sur son admissibilité.

                [...]

Le fait que le juge du procès a évité que la recherche des faits soit faussée par la présentation d'un témoignage d'expert inapproprié, en exerçant sa fonction de gardien dans l'évaluation des exigences de procès juste et équitable, mérite beaucoup de respect.

 

[26]           Le fait que la preuve d’expert doive être évaluée à la lumière de la possibilité qu’elle fausse le processus de recherche des faits explique en partie pourquoi son utilisation est strictement balisée (voir R. c. Mohan, précité, à la p. 24, repris dans R. c. DD, [2000] 2 R.C.S. 275, à la p. 298).

 

Les critères pour la recevabilité du témoignage d’expert

 

[27]           Pour faciliter l’exercice du rôle de gardien du juge des faits, la CSC a établi une liste de critères qui, en l’espèce, doivent servir à évaluer l’admissibilité de la preuve d’opinion.  Ainsi, l’arrêt phare quant à la recevabilité d’un témoignage d’expert est sans contredit la décision de la CSC dans Mohan, précité.  À l’occasion de cet arrêt, le plus haut tribunal au pays a mis en place un test en quatre étapes régissant l’admissibilité d’un témoignage d’expert (à la p. 20) :

L'admission de la preuve d'expert repose sur l'application des critères suivants:

 

a) la pertinence;

b) la nécessité d'aider le juge des faits;

c) l'absence de toute règle d'exclusion;

d) la qualification suffisante de l'expert.

 

[28]           En outre, il importe que chacun des quatre critères soit satisfait pour que la Cour puisse admettre le témoignage d’un expert.

 

[29]           Un examen du coût et des bénéfices est par ailleurs greffé à l’analyse des deux premiers critères, à savoir la pertinence et la nécessité.

 

La pertinence

 

[30]           Une preuve est pertinente « lorsque, selon la logique et l'expérience humaine, elle tend jusqu'à un certain point à rendre la proposition qu'elle appuie plus vraisemblable qu'elle ne le paraîtrait sans elle » (R. c. J.-L.J., précité, aux pp. 622-623). Comme la notion de pertinence constitue un seuil peu élevé, l'arrêt Mohan, précité, a incorporé dans l'exigence de pertinence une analyse du coût et des bénéfices afin de déterminer  si la valeur en vaut le coût en ce qui concerne son incidence sur le déroulement du procès (aux pp. 20-21) :

Comme pour toute autre preuve, la pertinence est une exigence liminaire pour l'admission d'une preuve d'expert. La pertinence est déterminée par le juge comme question de droit. Bien que la preuve soit admissible à première vue si elle est à ce point liée au fait concerné qu'elle tend à l'établir, l'analyse ne se termine pas là. Cela établit seulement la pertinence logique de la preuve. D'autres considérations influent également sur la décision relative à l'admissibilité. Cet examen supplémentaire peut être décrit comme une analyse du coût et des bénéfices, à savoir « si la valeur en vaut le coût. » Voir McCormick on Evidence (3e éd. 1984), à la p. 544. Le coût dans ce contexte n'est pas utilisé dans le sens économique traditionnel du terme, mais plutôt par rapport à son impact sur le procès. La preuve qui est par ailleurs logiquement pertinente peut être exclue sur ce fondement si sa valeur probante est surpassée par son effet préjudiciable, si elle exige un temps excessivement long qui est sans commune mesure avec sa valeur ou si elle peut induire en erreur en ce sens que son effet sur le juge des faits, en particulier le jury, est disproportionné par rapport à sa fiabilité. Bien qu'elle ait été fréquemment considérée comme un aspect de la pertinence juridique, l'exclusion d'une preuve logiquement pertinente, pour ces raisons, devrait être considérée comme une règle générale d'exclusion (voir Morris c. La Reine, [1983] 2 R.C.S. 190). Qu'elle soit traitée comme un aspect de la pertinence ou une règle d'exclusion, son effet est le même. Ce

facteur fiabilité-effet revêt une importance particulière dans l'appréciation de l'admissibilité de la preuve d'expert.

 

[31]           Par ailleurs, lorsque le juge des faits se penche sur l’analyse du coût et des bénéfices pouvant altérer la pertinence d’une preuve d’expert, il lui est tout à fait loisible de regarder dans quelle mesure l’opinion proposée est fondée sur des faits non prouvés.

 À cet effet, dans R. v. K. (A.), 45 O.R. (3d) 641, le juge Charron s’est prononcé ainsi sur le sujet (aux par. 80-81) :

(c) Although relevant, is the evidence sufficiently probative to warrant its admission?


80          In other words, the evidence, although relevant, will not be admitted unless its probative value outweighs its prejudicial effect. Both the probative value of the evidence and its potential prejudicial effect will depend on a number of factors. The particular inquiries that should be made will depend on the particular facts of the case. The following questions may be useful to consider. The list is by no means exhaustive.

(i) To what extent is the opinion founded on proven facts?

81                  Although the expert is entitled to take into consideration all possible information in forming his or her opinion, the weight to be given to the opinion will depend on the extent to which the facts upon which the opinion is based are proven: see R. v. Abbey.

 

La nécessité d'aider le juge des faits

 

[32]           Dans l'arrêt Mohan, précité, le juge Sopinka a conclu que la preuve d'expert devait être plus que simplement utile. Il a exigé que l'opinion d'expert soit nécessaire « au sens qu'elle fournisse des renseignements "qui, selon toute vraisemblance, dépassent l'expérience et la connaissance d'un juge ou d'un jury" [...] [L]a preuve doit être nécessaire pour permettre au juge des faits d'apprécier les questions en litige étant donné leur nature technique » (à la p. 23).

 

[33]           La preuve d'expert vise donc à aider le juge des faits en lui fournissant des connaissances particulières qu'une personne ordinaire n'aurait pas. « Elle n'a pas pour objet de substituer l'expert au juge des faits. C'est un acte de jugement éclairé, et non un acte de confiance, qui est requis du juge des faits » (R. c. J.-L.J., précité, à la p. 628).

 

La qualification suffisante de l'expert

 

[34]           Avant de témoigner, un témoin-expert doit être qualifié d’expert par la Cour dans le domaine à l’intérieur duquel il prévoit offrir son opinion : R. c. Mohan, précité, à la p. 25.

 

[35]           En ce sens, il est maintenant bien établi que les failles dans une expertise

concernent la valeur du témoignage et non son admissibilité : R. c. Marquard, précité, au par. 35.

 

[36]           De surcroît, le simple fait que quelqu’un d’autre aurait potentiellement pu être plus qualifié afin de témoigner sur un sujet quelconque représente, somme toute, une autre considération à examiner lors de l’attribution d’une force probante à un témoignage d’expert et non une préoccupation à l’étape de son admissibilité : McLean (Litigation Guardian of) v. Seisel (2004), 182 O.A.C. 122 (C.A.) à la p. 140.

 

[37]           Cependant, il importe aux tribunaux de faire une distinction entre la situation décrite précédemment et celle où par exemple un expert, bien que détenant d’impressionnantes qualifications, ne détiendrait pas d’expertise particulière dans le domaine spécifique approprié : Vigoren c. Nystuen, 2006 SKCA 47, 266 D.L.R. (4th) 634 (C.A. SK.). 

L'absence de toute règle d'exclusion

 

[38]           Le respect des trois critères précédents du test édicté dans R. c. Mohan n'assurera pas l'admissibilité de la preuve d'expert si celle-ci contrevient à une règle d'exclusion de la preuve, distincte de la règle applicable à l'opinion.  En d’autres mots, la preuve d’expert ne doit pas être écartée par l’application de quelque autre règle : R. c. Mohan, précité, à la p. 25.

 

 

L'application du droit aux faits en l'espèce

 

L'absence de toute règle d'exclusion

 

[39]           D’entrée de jeu, le quatrième critère énoncé par l’arrêt Mohan, précité, vis-à-vis l’admissibilité d’un témoin-expert, soit l'absence de toute autre règle d'exclusion,  ne semble pas représenter de quelconque difficulté quant au dossier en l’espèce.  À tout le moins, aucune règle d’exclusion distincte de la règle applicable à l'opinion n’a été soulevée par les avocats de l’appelant.

 

[40]           Conséquemment, il convient de poursuivre promptement notre analyse du troisième critère énoncé dans l’arrêt Mohan et donc de s’interroger d’abord sur les qualifications de l’expert proposé à cette Cour.

 

La qualification suffisante de l'expert

 

[41]           À la lecture du CV de M. Goulet, on constate qu’il pratique dans le domaine du conseil financier depuis plus d’une vingtaine d’années et qu’il dirige présentement le secteur d’évaluation d’entreprise et de juriscomptabilité d’un des plus importants cabinets comptables au Québec.  Au cours de sa carrière, il a réalisé ou coordonné l’exécution de plusieurs centaines de missions d’évaluation d’entreprises et d’expertises financières destinées à des fins multiples.  Il est non seulement membre de l'Institut canadien des experts en évaluation d'entreprises (« ICEEE ») mais fait en outre partie de son conseil d’administration depuis 2006 et de son comité exécutif depuis 2011.  Il est par ailleurs très actif au sein de l’association des évaluateurs d’entreprises et est fréquemment invité à titre de conférencier, que ce soit par diverses institutions d’enseignement ou par certains ordres professionnels.

 

[42]           Il me semble donc qu’en ce qui à trait à l’évaluation d’une entreprise, Goulet possède très certainement « des connaissances et une expérience spéciales qui dépassent celles du juge des faits » (R. c. Marquard, précité, au par. 35).

 

[43]           Il est porté à l’attention de la Cour que l’expérience de Goulet quant à l’évaluation d’entreprise œuvrant dans le domaine de l’informatique est limitée.  En fait, il aurait simplement été retenu une fois à titre de conseillé privilégié à la haute direction d’une importante société en télécommunication.  Les secteurs d’activités économiques à l’intérieur desquels il aurait été particulièrement actif par le passé oscillent beaucoup plus autour de l’alimentation, de la restauration, de l’hôtellerie, des produits forestiers, du secteur financier, du secteur manufacturier et du commerce au détail.

 

[44]           Toutefois, je suis d’accord avec l’intimée lorsque celle-ci mentionne que les failles dans une expertise représentent un élément pertinent quant à la valeur probante pouvant être octroyée à un témoignage d’expert et non un aspect à analyser lors de l’examen de son admissibilité : R. c. Marquard, précité, au par. 35.

 

[45]           À l'égard des inexactitudes du CV de Goulet soulevées par l'appelant lors du contre-interrogatoire de ce dernier, je suis d'avis qu'elles n'ont pas été faites par Goulet dans le but d'établir sa crédibilité auprès de la Cour. A l'égard de ses expériences d'enseignement, Goulet a tout simplement commis, à mon avis, de petites erreurs d'inadvertance.  Je suis aussi d'avis que Goulet croyait sincèrement que le juge avait retenu son opinion dans la cause Jobin et dans la cause Sports 755. La bonne foi de Goulet ne fait aucun doute et je ne saurais le disqualifier à titre d'expert pour des erreurs somme toute mineures, commises de bonne foi ou par inadvertance.

 

[46]           J’en conclus que Goulet possède une expertise suffisante pouvant éclairer le juge des faits et que ses qualifications sont suffisantes afin de satisfaire le troisième critère du test mis en place dans l’arrêt Mohan, précité.

 

La pertinence

 

La pertinence logique

 

[47]           Évidemment, lorsque vient le moment de trancher sur la pertinence d’un témoignage d’expert à la lumière de l’arrêt Mohan, précité, la première étape est d’établir la pertinence logique de la preuve, en ce sens qu’elle serait à ce point liée au fait concerné qu'elle tendrait vraisemblablement à l'établir.

 

[48]           Tel que mentionné auparavant, l’appelant soutient que le témoignage de Goulet tout comme son rapport sont inutiles en l’espèce puisqu’il est admis que M. André Drouin agissait en tout temps sans lien de dépendance avec Prospector et que, par conséquent, la JVM de la Franchise est nécessairement le prix que l’appelant a versé pour l’acquérir. 

 

[49]           Par ailleurs, l’appelant précise que le test de l’alinéa 20(1)a) L.I.R. fait référence à la notion de coût en capital et non à la JVM. 

 

[50]           Néanmoins, le ministre ne remet pas en question la façon dont furent calculés les attributs fiscaux demandés par le contribuable, tel que la déduction pour amortissement (« DPA ») par exemple.  En fait, c’est carrément le droit à ces attributs fiscaux qui est contesté par l’intimée et donc la mécanique derrière le calcul prévu à l’alinéa 20(1)a) L.I.R. est en soit impertinente.  Le litige ne porte pas sur le coût en capital utilisé lors du calcul de la DPA demandée mais bien de savoir si l’appelant exploitait bel et bien une entreprise.    

 

[51]           En outre, l’appelant mentionne qu’à son avis, la JVM de l’actif n’a rien à voir avec le concept de trompe-l’œil, celui-ci étant tributaire de l’intention des parties au moment où elles ont contracté et non de la JVM sous-jacent le bien en question.

 

[52]           Toutefois, les enseignements de la CSC dans l’arrêt Stubart Investments Limited v. R., [1984] 1 S.C.R. 536 nous indiquent que les éléments requis pour être en présence d’un trompe-l’œil sont les suivants: (1) une intention des parties à la transaction (2) de donner une fausse impression (3) que leurs droits ou obligations sont différents de leurs véritables droits et obligations.

 

[53]           Dans Stubart, la CSC met clairement l’emphase sur l’élément de tromperie. Dans ses motifs, le juge Estey explique qu’il s’agit d’un élément qui est « au coeur même du trompe-l’œil » (au par. 53).

 

[54]           En conséquence, une analyse de la franchise acquise par le contribuable démontrant que la JVM de celle-ci était nettement inférieure à ce qui fut par ailleurs déboursé pour l’obtenir pourrait très certainement être logiquement pertinente lors de l’examen d’un des éléments fondamentaux du trompe-l'œil invoqué par l’intimée, soit l’intention de tromper des parties.

 

Analyse du coût et des bénéfices

 

[55]           Toutefois, bien que la preuve soit logiquement pertinente à première vue, l'analyse ne se termine pas là alors que d'autres considérations influent également sur la décision relative à l'admissibilité.  La preuve d’expert qui est par ailleurs logiquement pertinente demeure sous le joug de l'exigence générale que sa valeur probante l'emporte sur ses effets préjudiciables  (voir les décisions de la CSC dans R. c. Mohan, précité; R. c. J.-L.J., précité, et R. c. D.D., précité).  Cet examen supplémentaire peut être décrit comme une analyse du coût et des bénéfices.

 

[56]           Comme les autres critères de l'arrêt Mohan, la valeur probante et les effets préjudiciables sont spécifiques à l'affaire.  L’analyse de l’arrêt Mohan place nécessairement une grande confiance dans la capacité du juge des faits de s’acquitter de son rôle de gardien et cette fonction mérite, de l’aveu même de la CSC, beaucoup de respect : R. c. J.-L.J., précité, à la p. 630.

 

[57]           Lors de son contre-interrogatoire,  Goulet a admis à la Cour ne pas détenir personnellement de connaissances particulières dans le domaine de  l’informatique.  Étrangement, Goulet indique par la suite qu’à son avis, afin de bien évaluer une entreprise qui commercialise de nouveaux logiciels, il est nécessaire d’être en mesure de bien cerner ce que représente ces logiciels, et donc de comprendre notamment à qui ils se destinent et quel est leur niveau d’innovation inhérent (voir les par. 213, 240, 241 et 280 à 290 des notes sténographiques).

 

[58]                Lors de la rédaction de son rapport, Goulet aurait donc eu recours à l’expertise d’un dénommé Maxime Rousseau, spécialiste en sécurité informatique de son cabinet.  Toutefois, le nom de Maxime Rousseau n’apparait nulle part dans le rapport de Goulet et ce dernier n’est pas présent pour attester de ses connaissances devant la Cour (voir les par. 213, 240, 241 et 280 à 290 des notes sténographiques)

 

[59]           Lorsque le juge des faits se penche sur l’analyse du coût et des bénéfices pouvant altérer la pertinence d’une preuve d’expert, il lui est tout à fait loisible de regarder dans quelle mesure l’opinion proposée repose sur des faits non prouvés : voir K. (A.), précité, aux par. 80-81 (le juge Charron).  En fait, la valeur probante doit être déterminée par l'examen de la fiabilité, de l'importance et du caractère convaincant du témoignage de l'expert: R. c. D.D., précité, à la p. 295.

 

[60]           Dans un cas comme en l’espèce, je fais miennes les observations du  juge Bowie émises dans Petro-Canada c. Canada, 2003 D.T.C. 94 (CCI) (modifiée en partie en appel, mais pas sur cette question (2004 D.T.C. 6329 (CAF); demande d’autorisation de pourvoi refusée (337 N.R. 397)), lesquelles se lisent comme suit (aux par. 103-104) :

 

[103]  Dans sa déposition écrite et dans sa déposition orale, M. O'Dwyer mentionnait souvent des éléments factuels qui lui avaient été fournis par des « consultants », ainsi que des questions de jugement sur lesquelles il avait demandé les opinions de ces « consultants », opinions qu'il a fait siennes. On en trouve un exemple dans le passage que j'ai cité au par. 100, mais ce n'est qu'un exemple parmi tant d'autres. Les « consultants », semble-t-il, sont deux personnes qui étaient engagées de temps en temps pour donner leur avis sur la valeur de données sismiques, entre autres choses. Quel que puisse être le niveau de leur expertise, ils n'étaient pas au procès, ils n'ont pas fait de dépositions, et l'avocat de l'appelante n'a pu les contre‑interroger.

 

[104]  Les témoins présentant une preuve sous forme d'opinion ont, du moins dans des instances civiles, une certaine latitude pour ce qui est de baser leurs opinions sur des renseignements qu'ils ont recueillis hors de la salle d'audience et qui ne sont pas formellement prouvés. Ces renseignements font alors partie de l'ensemble général de connaissances contribuant à l'expertise du témoin. Toutefois, une telle latitude n'existe pas en ce qui a trait à des questions de jugement ou d'opinion. La raison pour laquelle certains témoins peuvent exprimer des opinions tient au fait qu'ils ont une compétence d'expert, acquise par l'étude et l'expérience, qui aidera la Cour. Ils peuvent consulter des textes reconnus et des ouvrages de référence pour formuler et défendre leurs opinions, mais ils ne peuvent simplement réitérer les opinions d'autres personnes, avec ou sans mention de la source. Le témoignage d'opinion de M. O'Dwyer en l'espèce est douteux parce que M. O'Dwyer a globalement adopté les avis des personnes qu'il avait consultées, et ce, non seulement concernant les faits relatifs aux opérations, mais aussi concernant des questions qui sont principalement des questions de jugement, comme la détermination du prix d'une copie et la détermination des niveaux appropriés de réduction à appliquer dans le cas de ventes en grande quantité. Cependant, je ne sais rien des qualifications de ces consultants, je n'ai pas eu la possibilité d'évaluer leur compétence et, ce qui est très important, ils n'ont pas été soumis à un contre‑interrogatoire. À mon avis, leurs opinions sont liées au témoignage de M. O'Dwyer à un point tel et si inextricablement que cela enlève à ce témoignage la valeur probante qu'il pourrait avoir eu par ailleurs.

 

[61]           La Cour d’appel fédérale n’a pas trouvé erreur dans cette approche.

 

[62]           Dans une autre décision comportant une trame factuelle similaire à celle du présent dossier, notre Cour a déjà statué, sous la plume du juge Couture, qu’il est possible pour un expert en évaluation d’entreprise de faire appel à l’expertise d’une tierce personne lorsqu’un des éléments d’actif devant être évalué ne peut l’être par lui personnellement.  Il ajoute toutefois qu’il est essentiel que ce tiers soit clairement identifié et que ses compétences soient démontrées à la satisfaction de la Cour avant que celle-ci puisse attribuer quelque valeur probante que ce soit au rapport qui lui est proposé (voir Taylor (Succession de) c. Ministre du Revenu national, [1990] 2 C.T.C. 2304, aux par. 36-37) :

 

Pour appuyer et justifier sa thèse quant à la juste valeur marchande des actions au 3 octobre 1981 basée sur la méthode de rendement ou des bénéfices soutenables de l’entreprise, le témoin a expliqué qu’il a également procédé à la valeur de liquidation de l’entreprise.  Cependant, aucune preuve admissible n’a été produite pour établir l’exactitude de la valeur marchande des actifs de la société.  Le témoin s’est limité à dire que :

 

la valeur marchande des biens meubles et immeubles avaient été déterminée sur la base de renseignements fournis par les personnes dans la firme puis aussi a déterminé pour ce qui est des immeubles et des terrains, sur la base d’évaluation municipale.

 

Ce genre d’affirmation ne constitue pas une preuve admissible et pour cette raison je ne peux accorder une valeur probante à cet aspect du rapport.  Il est permis à un expert de compléter son évaluation en s’appuyant sur une évaluation préparée par un autre expert lorsqu’inclus dans les biens qu’il doit évaluer se trouvent certains biens dont il ne possède pas la compétence pour les évaluer.  Par ailleurs, pour qu’une évaluation préparée par un second expert soit admise comme preuve il faut que les qualifications de ce dernier soient clairement établies à la satisfaction de la Cour et en plus que son auteur tout au moins soit accessible à l’autre partie afin que cette dernière puisse l’examiner ou le contre-interroger pour pouvoir déterminer l’exactitude de l’expertise.  Un l’absence du témoignage de son auteur la Cour ne peut accorder une valeur probante à cette évaluation.

 

[63]           Un peu plus tard, le juge Couture poursuit son raisonnement de la manière suivante (aux par. 57 et 62) :

 

Un évaluateur ne peut pas dans la préparation d’une évaluation qui doit servir de preuve devant un tribunal accepter des chiffres qu’il n’a pas contrôlés ou prendre pour acquis des faits dont il ne contrôle pas l’exactitude.  Une expertise doit être le produit de l’opinion personnelle de l’expert basée sur des faits établis dont l’existence est prouvée et non sur des conjectures ou sur l’information qu’il reçoit de tierces personnes.  (...)

 

 

[64]           Certes, je conviens avec l’intimée que la CSC a réitéré à de multiples reprises que la nature des sources sur lesquelles se fonde une expertise ne peut affecter son admissibilité (voir notamment R. c. Marquard, précité, et Saint John (City) v. Irving Oil Co., [1966] S.C.R. 581). Cependant, je suis également d’avis qu’il est indispensable qu’une source, peu importe soit-elle, soit à tout le moins clairement identifiée dans un rapport d’expert.  À ce sujet, les commentaires du juge Dussault dans la décision Mathew c. R., [2001] 4 C.T.C. 2101 semblent particulièrement intéressants (au par. 29) :

 

[29]          Aucune des décisions citées par l'avocat de l'intimée ne réfute ce principe général. Bien que je reconnaisse que la nature de la source sur laquelle une opinion d'expert est fondée ne peut influer sur l'admissibilité de l'opinion elle-même, comme l'a énoncé la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Saint John, je suis d'avis que cette source, quelle qu'en soit la nature, doit être clairement indiquée. De même, je conviens avec l'avocat de l'intimée que les lacunes qui sont relevées dans l'opinion d'expert et qui peuvent découler du fait qu'il s'est fondé sur des hypothèses inexactes ne sont pertinentes que pour déterminer le poids à accorder à l'opinion, ainsi que la Cour suprême du Canada l'a déclaré dans l'arrêt Warsing, précité. Cependant, je suis également d'avis que la nature inconnue des suppositions faites par l'expert est utile pour la détermination de l'admissibilité de l'opinion de ce dernier. À mon avis, le fait que l'opinion est fondée sur des conclusions de fait que l'expert a personnellement tirées (comme cela semble être le cas dans le rapport de M. Taylor) et qui ne sont pas connues de la Cour a une incidence sur l'admissibilité de cette opinion. Vu qu'il est extrêmement difficile de connaître les hypothèses sur lesquelles l'expert s'est fondé et leur degré d'exactitude, ainsi que celles qui ont été mises de côté, il me semble évident que l'admission du témoignage d'expert dans la présente affaire compliquerait la tâche de la Cour de déterminer le poids à accorder à cette preuve. Cela est loin de satisfaire au critère relatif aux faits hypothétiques clairs et non équivoques.

 

[65]           Ne serait-ce que pour accorder une quelconque valeur à l’opinion d’un expert, toujours faut-il conclure à l’existence des faits sur lesquels elle repose : R. v. Abbey, [1982] 2 S.C.R. 24, précité; R. c. J.-L.J., précité, et R. c. D.D., précité).  Comme le précise le juge Lawton, dans l'arrêt R. v. Turner (Terence), [1975] 1 Q.B. 834, à la p. 840, il s’agit là d’un [TRADUCTION] « principe fondamental » qu'on [TRADUCTION] « néglige souvent ».

 

[66]           En l’espèce, Goulet ne fait nulle mention de son collègue en sécurité informatique dans son rapport et ce dernier n’est pas présent pour attester de ses connaissances à la satisfaction de cette Cour.  Pourtant, encore une fois, Goulet admet volontiers qu’il est essentiel de bien comprendre et de bien cerner les caractéristiques et les particularités des logiciels développés par Prospector afin d’être en mesure d’évaluer adéquatement les franchises offertes par celle-ci sur le marché.

 

[67]           Plus précisément, Goulet a admis en contre-interrogatoire que les opinions de Rousseau quant à la qualification des logiciels, quant au caractère innovateur de ceux-ci et quant à leur utilité par rapport aux autres produits disponibles sur le marché aux époques pertinentes constituaient une partie intégrante et indissociable de son rapport.

 

[68]           Or, une expertise fondée de façon importante sur d’autres opinions non prouvées dont le contenu est litigieux et hors de la compétence de la personne qui cherche à se faire qualifier, est dénuée de valeur probante.

 

[69]           Le facteur fiabilité-effet revêt une importance particulière dans l’appréciation de l’admissibilité de la preuve d’expert et, en conséquence, je suis d’avis qu’il convient d’en conclure que le témoignage proposé à titre d’expert de Goulet échoue cet exercice.

 

La nécessité d'aider le juge des faits

 

[70]           Maintenant, nous déterminerons l'admissibilité de la preuve d'expert que l'intimée veut introduire à la lumière du dernier critère, soit celui de la nécessité d'aider le juge des faits.

 

[71]           La question est d’abord de savoir si l'expert fournit des renseignements nécessaires pour permettre au juge des faits d’apprécier la question en litige étant donné leur nature technique: R. c. Burns, précité; R. c. Mohan, précité; R. c. Lavallée, précité et R. c. Abbey, Kelliher (Village of) c. Smith, précité.

 

[72]           L'arrêt Mohan nous enseigne que les dangers liés à la preuve d'expert ne doivent pas être traités à la légère. La simple pertinence ou « utilité » ne suffit pas. La question est de savoir si l'expert fournit des renseignements qui dépassent vraisemblablement l'expérience et les connaissances ordinaires du juge des faits: R. c. D.D., précité, à la p. 298 et R. c. Mohan, précité, à la p. 23.

 

[73]           À plus forte raison, le juge Sopinka mentionne que la nécessité de la preuve d'expert doit être « évaluée à la lumière de la possibilité qu'elle fausse le processus de recherche des faits » (R. c. Mohan, précité, à la p. 24).

 

[74]            Dans le présent dossier, lorsque questionné sur l’étendue de son mandat, Goulet précise qu’il s’est notamment attardé à la réalité économique derrière les transactions effectuées par l’appelant.  Plus précisément, il mentionne clairement que son mandat consistait non seulement à évaluer la JVM de la franchise acquise par l’appelant mais également à s’intéresser sur les raisons ayant justifié son achat.  D’ailleurs, pour lui, ces deux missions sont forcément reliées et interdépendantes (voir les par. 251 à 255 des notes sténographiques).

 

[75]           Or, s’exprimant au nom de la CSC dans l’arrêt R. c. Béland, [1987] 2 S.C.R. 398, le juge McIntyre a tenu les propos suivants quant aux circonstances nécessitant un témoignage d’expert (au par. 16) :

 

Le rôle du témoin expert consiste à mettre à la disposition du jury ou de tout autre juge des faits son opinion d'expert sur le sens de faits établis, ou sur les conclusions à en tirer, dans un domaine où le témoin expert possède des connaissances et une expérience spéciales qui dépassent celles du juge des faits. Il est permis au témoin expert d'exprimer de telles opinions pour aider le jury. Toutefois, lorsqu'il s'agit d'une question qui relève des connaissances et de l'expérience du juge des faits, point n'est besoin du témoignage d'un expert et, à ce moment-là, aucune opinion d'expert ne sera admise.

 

[76]           Cette remarque s’amalgame d’ailleurs parfaitement avec une autre décision de la CSC, soit l'arrêt R. c. Abbey, précité, où le juge Dickson, plus tard juge en chef, affirme à la p. 42:

 

Quant aux questions qui exigent des connaissances particulières, un expert dans le domaine peut tirer des conclusions et exprimer son avis. Le rôle d'un expert est précisément de fournir au juge et au jury une conclusion toute faite que ces derniers, en raison de la technicité des faits, sont incapables de formuler. [TRADUCTION] « L'opinion d'un expert est recevable pour donner à la cour des renseignements scientifiques qui, selon toute vraisemblance, dépassent l'expérience et la connaissance d'un juge ou d'un jury. Si, à partir des faits établis par la preuve, un juge ou un jury peut à lui seul tirer ses propres conclusions, alors l'opinion de l'expert n'est pas nécessaire » (Turner (1974), 60 Crim. App. R. 80, à la p. 83, le lord juge Lawton).

 

[77]           Il est vrai que l’intimée reprend la décision Marquard à l’effet qu’il serait excessivement formaliste de rejeter le témoignage de l’expert pour la simple raison que le témoin se permet de donner une opinion qui s'étend au-delà du domaine d'expertise pour lequel il a été qualifié : R. c. Marquard, précité, au par. 37. 

 

[78]           Cependant, même cet arrêt de la CSC milite vers le rejet du témoignage de Goulet.  À ce sujet, notre Cour, par l’intermédiaire des commentaires du juge Dussault, ne pouvait être plus clair dans Mathew v. R., précité (au par. 30) :

 

[30]    De plus, je crois que l'affaire Marquard, précitée, que l'avocat de l'intimée a invoquée, constitue un argument de plus pour ne pas admettre en preuve le témoignage en question. Dans cette affaire, la question était de savoir si, à titre de médecins traitants, les témoins experts possédaient des connaissances spéciales sur les brûlures et les mauvais traitements infligés aux enfants, des questions sur lesquelles ils avaient témoigné et qui, prétendait-on, excédaient leur domaine d'expertise. La Cour suprême du Canada en est arrivée à la conclusion que, bien qu'ils ne soient pas des médecins spécialistes des brûlures, on ne pouvait douter qu' « à titre de médecins traitants, ils poss[édaient] une expertise des brûlures que la personne ordinaire, non informée, ne possède pas » . C'est dans ce contexte que la Cour a déclaré que « [l]a seule condition à l'admission d'une opinion d'expert est que « le témoin expert possède des connaissances et une expérience spéciales qui dépassent celles du juge des faits » ». Pour reprendre les propos de l'avocat des appelants, l'élément de preuve en cause contient plusieurs conclusions de fait et de droit relativement auxquelles M. Taylor ne possède pas des connaissances et une expérience spéciales qui dépassent celles du juge des faits. M. Taylor l'a volontiers admis lorsqu'il a été interrogé par l'avocat des appelants sur pas moins de 30 de ces conclusions.

 

[79]           Lors de son contre-interrogatoire, l’expert proposé par l’intimée mentionne délibérément que non seulement il s’est effectivement attardé à la réalité économique derrière les transactions étant au cœur du présent litige, mais en plus que cet examen est nécessairement indissociable de son regard sur la JVM de la franchise.

 

[80]           En conséquence, je crois qu’il me suffit de simplement citer le passage suivant émis par la CSC dans Adam v. Campbell, [1950] 3 D.L.R. 449 (S.C.C.) afin de pouvoir sérieusement remettre en question la nécessité d’un tel témoignage :

 

Neither experts nor ordinary witnesses may give their opinions upon matters of legal or moral obligation, or general human nature, or the manner in which other persons would probably act or be influenced. 

 

[81]           La preuve d’expert vise à aider le juge des faits en lui fournissant des connaissances particulières.  Elle n’a pas pour effet de substituer l’expert au juge des faits.  En conséquence, le témoignage proposé de Goulet à titre d’expert devant cette Cour ne peut se justifier à la lumière du test de la nécessité.

 

[82]           Maintenant, examinons la deuxième question qui est la suivante: La Cour peut-elle, dans  l'éventualité où elle le jugerait approprié, scinder le rapport de Goulet et n'autoriser celui-ci à témoigner à titre d'expert que sur une partie de son rapport?

 

[83]           À mon avis, on se doit de répondre par la négative à cette question.  Afin de justifier ma position, je crois qu'il convient simplement de reproduire les motifs suivants, ceux du juge Dussault, lesquels sont à la fois concis et sans faille :

 [35]    Quant à l'argument subsidiaire de l'avocat de l'intimée selon lequel M. Taylor devrait être autorisé à témoigner sur des questions restreintes dans les limites de son domaine d'expertise, j'abonde dans le même sens que l'avocat des appelants. Accepter le témoignage de M. Taylor sur des questions restreintes liées aux taux de rendement du marché ou au calcul à effectuer pour établir les taux de rendement reviendrait à se lancer dans un exercice complètement différent de celui que M. Taylor a entrepris et qui constituait dès le départ une recherche de faits non autorisée. Premièrement, accepter ce témoignage supposerait, comme l'avocat des appelants l'a indiqué, que M. Taylor soit capable de « faire abstraction » de la preuve clairement inadmissible que contient son rapport. C'est plus facile à dire qu'à faire, et le résultat obtenu serait probablement plus théorique que pratique. Deuxièmement, conformément à l'article 145 des Règles de la Cour canadienne de l'impôt (procédure générale), on a donné un avis indiquant que la déposition de M. Taylor devait reprendre les termes de son rapport. Se fondant sur son évaluation du type de preuve contenue dans le rapport, l'avocat des appelants s'est présenté au procès en tenant pour acquis que le rapport ne pouvait pas être admis en preuve et que, dans les circonstances, il ne lui était pas nécessaire de faire entendre une opinion en contre-preuve. Après neuf jours de procès, nous en sommes au point où l'avocat de l'intimée demande à la Cour d'accepter le témoignage de M. Taylor, à tout le moins sur des questions restreintes limitées à son domaine d'expertise. À mon avis, l'article 145 des Règles, qui assure une certaine équité procédurale, requiert que le rapport déposé et signifié corresponde au témoignage que l'expert est disposé à donner sur la question. L'avis de 30 jours permet ainsi à la partie adverse de préparer sa preuve en conséquence.  (Mathew c. R., précité, au para. 35)

 

[84]           Pour tous ces motifs, je suis d’avis que le témoignage et le rapport de Goulet ne sont pas recevables en preuve.


MOTIFS MODIFIÉS DE L’ORDONNANCE

 

Le juge Bédard

 

[1]               Maintenant, nous traiterons de l’objection de l’appelant à la présentation en preuve des sept témoins suivants que l’intimée a assignés et souhaite faire entendre : M. Van Khiem Ngo, M. Dave Rioux, M. Christian Thériault, M. Gino Villeneuve, M. Marc Ghannoum, M. Charles Godbout et Mme Pascale Cauchi.

 

Le contexte

 

[2]               L’appelant a interjeté appel d’une nouvelle cotisation datée du 27 août 2009, par laquelle le ministre du Revenu national (« le ministre ») lui a refusé la déduction d’une perte d’entreprise de 85 875,33 $ pour l’année d’imposition 2008.

 

[3]               L’appelant a signé un contrat de franchise avec Prospector International Networks

 inc. (« Prospector International ») pour la vente et la commercialisation de logiciels informatiques.

 

[4]                Il a déduit de son revenu de l’année d’imposition 2008 une perte d’entreprise constituée de dépenses d’intérêts et d’amortissement, qui serait reliée à l’exploitation de cette franchise.

 

[5]               L’appel soulève les questions suivantes :

a)      L’appelant a-t-il exploité une entreprise au cours de l’année d’imposition 2008?

b)      L’appelant a-t-il acheté la franchise dans le but d’exploiter une entreprise?

c)      Le montant qu’a payé l’appelant pour la franchise est-il raisonnable?

 

[6]               La thèse de l’intimée repose essentiellement sur des allégations de trompe-l’œil quant aux contrats entourant l’achat et l’exploitation de la franchise.

 

[7]               Le 17 janvier 2012, soit quelques jours avant le début du procès, l’intimée a fait part à l’appelant de son intention de faire témoigner cinq autres franchisés de Prospector International et deux conseillers financiers, également franchisés, qui auraient vendu des franchises.

 

[8]               Dès les premiers jours de l’audition, l’appelant s’est objecté de façon préliminaire à l’admission en preuve de ces 7 témoignages. Les parties ont été appelées à faire des représentations écrites à ce sujet et la Cour a convenu avec elles d’attendre de pouvoir évaluer la preuve de l’appelant avant de rendre son ordonnance.

 

[9]               Jusqu’à maintenant, le procès s’est étendu sur une période de 3 semaines qui ont été consacrées principalement à la preuve de l’appelant. Cinq témoins ont été appelés à la barre, dont l’appelant lui-même, qui est venu témoigner de sa propre expérience, de ses intentions et des faits relatifs à l’achat de sa franchise. Claude Duhamel, président de Réseau et de représentant de Prospector International a également témoigné, notamment quant aux circonstances entourant la conclusion des contrats avec les franchisés.

 

Question en litige

 

[10]           La Cour doit déterminer si les témoignages contestés sont admissibles en preuve.

 

Position de l’appelant

 

[11]           L’appelant s’oppose à la production des témoignages pour le motif qu’ils sont non-pertinents et inadmissibles et qu’il serait injuste et inéquitable tant pour l’appelant que pour les témoins de permettre à l’intimée de les produire en preuve.

 

1.         Les témoignages sont inadmissibles puisque non pertinents prima facie

 

[12]           Il soutient d’abord que les témoignages des sept témoins sont inadmissibles en preuve puisque non pertinents prima facie à l’égard des faits et des questions en litige allégués. Le trompe-l’œil requiert la preuve de l’intention de tromper de la part des parties au contrat, soit l’appelant et Prospector. De plus, selon l’article 1434 C.c.Q., un contrat ne lie et n’affecte que les parties à ce contrat. Ainsi, selon lui, l’intention qu’avaient les autres franchisés au moment de conclure les contrats avec Prospector, les circonstances entourant la conclusion de ces contrats et les représentations qui peuvent avoir été faites à ces franchisés ne sont pas pertinentes ni pour interpréter le contrat de l’appelant, ni pour déterminer ses effets. Cette affirmation serait d’autant plus vraie que les franchisés n’ont pas fait affaires avec le même conseiller financier que l’appelant.

 

[13]           À l’appui de ses prétentions, il cite également un passage de la décision Kiwan c. R., 2004 CCI 136, où le juge Dussault affirme « que la preuve d'actes posés par des tiers n'est ni admissible ni pertinente pour juger de la nature de ceux posés par les appelants. »

 

2.         Les témoignages constituent une preuve de faits similaires non admissible

 

[14]           De surcroit, l’appelant soutient que les témoignages constituent une preuve de faits similaires, laquelle est généralement inadmissible étant donné son caractère préjudiciable qui l’emporte habituellement sur sa valeur probante.

 

[15]           Il se réfère à ce sujet aux décisions R. v. Balla, 2010 BCSC 486 et R. c. Handy, 2002 CSC 56, toutes deux rendues en matière criminelle, dans lesquelles les tribunaux ont mis en garde contre le potentiel préjudiciable d’une telle preuve. Ces décisions seraient applicables également en matière civile: Johnson v. Bugera, 1999 BCCA 170 qui reprend la décision Mood Music Publishing Co. v. The Wolfe Ltd., [1976] Ch 119, [1976] 1 All ER 763.

 

[16]           L’appelant admet que la preuve de faits similaires peut être admissible dans certaines situations exceptionnelles qui, à son avis, ne sont pas rencontrées en l’espèce.

 

[17]           À titre d’exemple, il se réfère à l’affaire Kiwan, précitée, où cette Cour a admis le témoignage de quatre tiers qui avaient obtenu des reçus de dons de bienfaisance de manière frauduleuse auprès de la même organisation que les appelants. Il distingue les faits en

l’espèce de ceux de cette affaire en ce qu’aucune preuve démontre ou ne tend à démontrer un stratagème de nature frauduleuse ou criminelle. Il ajoute que si le ministre désirait invoquer le stratagème, il lui incombait de l’alléguer dans sa réponse à l’avis d’appel.

 

[18]           Il mentionne également à titre d’exemple l’affaire Petit c. R. 2003 CCI 713 dans laquelle cette Cour a admis la preuve déposée par le vérificateur de Revenu Québec concernant le modus operandi du promoteur d’un abri fiscal sans numéro d’inscription avec lequel l’appelant avait fait affaires directement. Il porte à l’attention de la Cour le fait que les documents ayant trait aux autres contribuables ayant investi dans le même produit et par le biais du même promoteur ont été retirés de la preuve.

 

3.         L’admission en preuve des témoignages compromettrait l’équité procédurale

 

[19]           L’appelant soumet que pour évaluer l’admissibilité d’une preuve similaire, « la question fondamentale qui doit être tranchée est de savoir si la valeur probante de cette preuve l’emporte sur son effet préjudiciable » (R. c. Arp, [1998] 3 R.C.S. 339). Il se réfère également à l’arrêt O'Brien v. Chief Constable of South Wales Police [2005] UKHL 26, au par. 6, qui rappelle l’importance de l’équité procédurale de façon plus générale.

 

[20]           D’une part, l’appelant affirme que l’intimée ne peut prétendre à la valeur probante des témoignages contestés, ses procureurs ayant admis à l’audience n’avoir jamais parlé aux témoins.

 

[21]           D’autre part, il soutient que l’admissibilité en preuve de ces témoignages causerait une sérieuse iniquité procédurale à son égard et à l’égard des témoins.

 

[22]           D’abord, parce que le ministre cherche à amender ses procédures de facto pour y inclure le stratagème, ce qui est contraire à la règle 49 des Règles de la Cour canadienne de l’impôt (procédure générale) (les « Règles ») qui exige que la réponse à l’avis d’appel comprenne «  les conclusions ou les hypothèses de fait sur lesquelles le ministre s’est fondé en établissant sa cotisation ». Il se réfère à ce sujet aux décisions Johnston v. MNR., [1948] S.C.R. 486 (aux pp. 489-490) et Canada v. Anchor Pointe Energy Ltd. 2007 CAF 188 (aux par. 27 à 29). Il soutient que ce comportement est contraire à l’équité, qui requiert que les parties soient en mesure de connaître clairement ce qu’elles devront prouver afin se préparer adéquatement à l’audition, particulièrement dans un cas comme celui-ci où un contribuable fait face à l’État, à ses ressources illimitées et à ses pouvoirs considérables : Walsh c. R., 2008 CCI 282 (au par. 22), Cudmore v. The Queen, 2010 TCC 318, Canderel Ltd. v. Canada, [1994] 1 FC 3 (CA), Ketteman v. Hansel Properties, [1988] 1 All ER 38 (HL), Special Risks Holdings Inc. v. The Queen (1984), 38 D.T.C. 6054 (FCTD).

 

[23]           L’appelant ajoute qu’il est impossible pour ses procureurs de se préparer adéquatement à ces témoignages sans avoir eu l’opportunité d’interroger au préalable les témoins. Or, un tel processus aurait pour effet de retarder les procédures et ajouterait à la lourdeur de l’appel. Il se réfère à l’arrêt Kajat c. Arctic Taglu (L') (CA), [2000] 3 C.F. 96, (au par. 21) dans lequel la Cour d’appel fédérale a rappelé l’importance d’aviser la partie adverse lorsque l’on veut avoir recours à la preuve de faits similaires.

 

[24]           Par ailleurs, l’appelant reproche à l’intimée d’avoir usé de ses grands pouvoirs d’accès à l’information pour sélectionner des témoins qui sont favorables à sa cause, ce qui lui confère un avantage injuste par rapport à l’appelant qui ne jouit pas du même niveau d’information par rapport aux autres franchisés. À son avis, l’échantillon n’est pas représentatif des centaines de franchisés et des sept conseillers financiers, ce qui pourrait induire la Cour en erreur. Il ajoute qu’il devrait avoir l’opportunité de sélectionner à son tour des franchisés favorables à sa cause.

 

[25]           Il soutient que l’admission en preuve des témoignages contestés engendrerait également une iniquité procédurale vis-à-vis les témoins franchisés, en ce que leur témoignage pourrait être utilisé contre eux dans le cadre de leur propre appel. Selon lui, l’intimée les place dans une situation vulnérable sans qu’ils puissent être représentés par leur propre avocat, d’autant plus que leur témoignage pourrait avoir des implications pénales. Selon la doctrine et la jurisprudence, le préjudice au témoin est à prendre en compte dans l’évaluation du préjudice : Claude Marseille, La règle de la pertinence en droit de la preuve civile québécois, éditions Yvon Blais, 2004, aux pp. 38-40.

 

4.         L’admission des témoignages en preuve résulterait en un abus de procédure

 

[26]           Il ajoute que le fait d’admettre en preuve les témoignages contestés compromettrait la proportionnalité des procédures, en plus d’accroitre la complexité et la longueur de l’appel. Les interrogatoires au préalable, le témoignage de témoins supplémentaires sélectionnés par l’appelant et la possibilité que des témoins soient rappelés à la barre impliqueront des ajournements, de longs délais et des coûts importants, lesquels sont à prendre en considération dans l’évaluation de l’admissibilité de la preuve de faits similaires.

 

[27]           Aussi, à son avis, contrairement à ce que prétend l’intimée, il est peu probable qu’une heure soit suffisante pour compléter l’interrogatoire de chaque témoin, considérant le fait que l’appelant a lui-même témoigné pendant au moins une journée et demie.

 

[28]           Il se réfère à ce sujet à l’arrêt R. c. Mohan, [1994] 2 R.C.S. 9 (repris au par. 24 de Mathew v. The Queen, 2001 D.T.C. 742 (TCC), dans lequel la Cour suprême du Canada traite de l’analyse des coûts par rapport aux bénéfices dans l’évaluation de l’admissibilité d’une preuve et rappelle que le principe de la proportionnalité des procédures est codifié à l’article 4.1 du C.c.Q. Il cite aussi O'Brien v. Chief Constable of South Wales Police, [2005] UKHL 26 (au par. 6).

 

[29]           L’appelant ajoute que l’admission en preuve des témoignages équivaudrait à transformer un appel individuel en une commission d’enquête. Or, la Loi de l’impôt sur le revenu prévoit en son article 231.4 des règles propres à ce genre de procédures qui n’ont pas été respectées en l’espèce.

 

 

 

 

Position de l’intimée

 

[30]           L’intimée rappelle le principe de base de l’article 2857 C.c.Q. qui veut que « la preuve de tout fait pertinent au litige soit recevable et puisse être faite par tous les moyens ». Elle ajoute que ce principe est un corolaire du droit d’être entendu et vise l’atteinte de l’objectif premier de tout procès, la recherche de la vérité.

 

[31]           Elle soutient que les éléments de preuve qui seront apportés par les franchisés et les planificateurs financiers sont pertinents à la fois pour réfuter la preuve de l’appelant et pour démontrer les faits allégués dans sa réponse à l’avis d’appel.

 

[32]           Plus particulièrement, l’intimée désire faire entendre les témoins qu’elle a assignés pour démontrer, entre autres que (au par. 3 des représentations écrites de l’intimée) :

 

a)       Ceux-ci on fait l’acquisition du même type de franchise que celle visée par la présente affaire;

b)        Les contrats signés par l’appelant ainsi que les billets à ordre qui lui aurait été remis, constituent des trompe-l’œil;

c)       André Drouin, pas plus que les autres franchisés, n’exploitait d’entreprise puisque cette entreprise était inexistante;

d)       Les sociétés Réseau Prospector et MarketX Services inc. n’ont pas exploité une entreprise pour le compte d’André Drouin ou des autres franchisés;

e)       La structure mise en place par le Groupe Prospector a été établie en fonction des remboursements d’impôt que les acquéreurs de franchises pouvaient obtenir;

f)        Les vendeurs de franchises indiquaient au futur[e] acheteur que l’achat d’une franchise Prospector lui permettait d’obtenir un avantage fiscal plus élevé que la somme payée;

g)       André Drouin, tout comme les autres franchisés, n’encourait aucun risque financier;

h)       Les activités liées aux franchises Prospector n’avaient aucun aspect commercial, et n’offraient pas de possibilité de réaliser un profit autre que par l’économie d’impôt réalisé;

i)         Le prix mentionné à ces contrats ne représentait pas le coût réel déboursé par le franchisé.

 

[33]           L’intimée affirme que les témoignages contestés portent directement sur les mêmes faits que ceux qui concernent l’appelant, à savoir, les implications fiscales de l’achat d’une franchise Prospector. Ainsi, il s’agit à son avis d’une preuve circonstancielle et non une preuve de faits similaires.

                                                              

[34]           Elle ajoute que si les témoignages devaient être considérés comme une preuve de faits similaires, ils seraient tout de même admissibles, puisque leur force probante l’emporte sur les effets préjudiciables sur la partie adverse.

[35]           Au sujet de la recevabilité d’un tel type de preuve, elle se réfère à l’arrêt Kajat c. Arctic Taglu (L'), précité, qui reprend la règle d’admissibilité énoncée dans la décision Mood Music Publishing Co. v. DeWolfe Ltd., précitée.

 

[36]           Elle soutient que les témoignages contestés seront empreints d’une force probante importante, vu le haut degré de similitude entre les faits en litige et les faits dont témoigneront les franchisés et les conseillers financiers (Kajat c. Arctic Taglu (L'), précité, reprenant la remarque du juge Cory dans R. c. Arp, précité).

 

[37]           Elle soumet par ailleurs que l’admission des témoignages n’entraine pas de préjudice à l’appelant ou aux témoins proposés qui pourraient justifier l’exclusion des témoignages.

 

[38]           Elle affirme que les témoins sont contraignables malgré le fait qu’ils aient déposé une opposition auprès de l’ARC concernant leur propre affaire fiscale. En outre, elle souligne qu’aucun d’entre eux n’est partie à une procédure de naturelle criminelle et que, de toute façon, en vertu de l’article 5 de la Loi sur la preuve, aucun des témoignages rendus devant la Cour canadienne de l’impôt ne pourraient être utilisés contre eux dans une procédure criminelle.

 

[39]           Quant au préavis, elle soutient qu’elle n’avait, en vertu des Règles, aucune obligation de communiquer les noms des témoins antérieurement au procès. Elle ajoute qu’à tout évènement, l’appelant sait depuis au moins le 17 janvier 2012 que les témoins ont été assignés par l’intimée. De plus, elle soumet que l’absence de préavis ne justifie pas nécessairement l’exclusion (Kajat c. Arctic Taglu (L'), précité). Elle mentionne par ailleurs que le droit d’interroger au préalable les témoins dont s’enquiert l’appelant n’est pas automatique et qu’une autorisation préalable de la Cour est nécessaire à cet effet.

 

[40]           En réponse aux arguments de l’appelant, elle ajoute qu’il ne peut prétendre que la réponse à l’avis d’appel ne lui permet pas de connaitre le fardeau qu’il a à rencontrer puisque les éléments que cherche à mettre en preuve l’intimée visent à prouver des allégations dont elle a elle-même le fardeau. En ce sens, le maintien de l’objection serait une grave entrave à sa possibilité de remplir son fardeau.

 

[41]           L’intimée ajoute que l’appelant était en mesure d’anticiper la présence à l’audience de d’autres franchisés et planificateurs financiers compte tenu des termes de sa réponse qui font référence aux franchisés de façon générale. L’appelant a lui-même admis au paragraphe 25 de son avis d’appel que plusieurs franchises ont été vendues, par le biais de conseillers financiers. Aussi, il pouvait certes s’attendre à la présence d’autres franchisés pour réfuter la preuve qu’il a présentée.

 

[42]           Elle estime qu’environ 1 heure par témoin sera nécessaire, ce qui, à son avis, n’est pas excessif, ni disproportionné considérant l’ampleur de la preuve de la partie appelante.

 

Analyse et conclusion

 

[43]           Les deux parties ne s’entendent pas sur la nature de la preuve que représentent les témoignages contestés. L’appelant soutient qu’il s’agit d’une preuve de faits similaires alors que l’intimée affirme qu’il s’agit simplement d’une preuve circonstancielle.

 

[44]           Il convient de reproduire les paragraphes 22 à 24 des représentations écrites de l’intimée, qui se lisent comme suit :

 

22. L’intimée soutient que les témoignages des franchisés et des planificateurs financiers sont tout à fait pertinents selon les critères de la Cour suprême puisqu’ayant été impliqués dans des transactions identiques à celles impliquant la partie appelante, la preuve qu’ils apporteront tendra à faire accroitre la probabilité que les contrats signés par l’appelant, ainsi que le billet à ordre qui lui aurait été remis, sont en réalité, des trompe-l’œil.

 

23. Les témoignages des franchisés et des planificateurs financiers tendront également à faire accroitre la probabilité que des représentations ont été faites aux acquéreurs de franchise Prospector voulant que l’achat d’une franchise leur permettait d’obtenir un avantage fiscal plus élevé que la somme payée par eux.

 

24. Les témoignages des franchisés et de planificateurs financiers tendront également à faire accroitre la probabilité qu’aucune entreprise n’était réellement exploitée par l biais des franchises Prospector.

 

[45]           Il m’apparait clair à la lecture de ces paragraphes que les témoignages contestés constituent une preuve de faits similaires. En effet, les témoignages auront trait aux transactions qui ont eu lieu entre Prospector et chacun des témoins et non à la transaction entre Prospector et l’appelant.

 

[46]           De toute façon, la preuve de faits similaires constitue un type de preuve circonstancielle : « Circumstantial evidence often is in the form of similar fact evidence » (Cudmore, Civil Evidence Handbook, 1994, à la p. 2 :41).

 

[47]           Le test à appliquer pour déterminer l’admissibilité d’une preuve de faits similaires en matière civile a été énoncé dans la décision Mood Music Publishing Co. v. DeWolfe Ltd., précitée, et été repris dans l’arrêt Kajat c. Arctic Taglu (L'), précité, auquel les deux parties ont fait référence :

 

[21]         Il s'agit d'un fait similaire, que l'on qualifie parfois de preuve de faits similaires. Elle est admissible dans les affaires au civil:

[traduction] [. . .] si elle peut être logiquement probante, c'est-à-dire si elle est logiquement pertinente pour trancher la question litigieuse; à condition qu'elle ne soit pas abusive ou injuste pour l'autre partie, et aussi à condition que l'autre partie en ait un préavis raisonnable et soit en mesure de la réfuter.

[48]           Il s’agit donc de déterminer dans un premier temps si la preuve est « logiquement probante » ou « logiquement pertinente » pour trancher la question litigieuse. Ensuite, il faudra évaluer les effets préjudiciables de ces témoignages et évaluer si leur pertinence l’emporte sur ces effets préjudiciables.

 

La preuve est-elle « logiquement probante »?

 

[49]           Aucune indication supplémentaire ne m’a été fournie quant au sens à donner à l’expression « logiquement probante ». J’ai relevé entre autres une décision où la Cour suprême du Canada donne de plus amples explications quant à la signification à donner à cette expression, soit l’arrêt R. c. Fontaine, 2004 CSC 27 :

 

Lorsque l’automatisme avec troubles mentaux est invoqué en défense, le fait pour l’accusé d’alléguer le caractère involontaire de l’acte, si cette allégation est appuyée par l’opinion logiquement probante d’un expert compétent, constituera normalement — et c’est le cas en l’espèce — un fondement probant suffisant pour soumettre le moyen de défense au jury.  Par l’expression « logiquement probante », j’entends simplement pertinente — c’est-à-dire une preuve qui, si elle est acceptée par le jury, tendrait à appuyer la défense d’automatisme avec troubles mentaux.  Les directives données au jury sur le droit applicable préciseront qu’il incombe encore à l’accusé d’établir la défense selon le degré de probabilité exigé.

 

[50]           Dans l’arrêt R. c. Blackman, [2008] 2 R.C.S. 298, citée par l’intimée, la Cour suprême du Canada, sous la plume du juge Cory, reprend les termes de l’arrêt Arp, précité, quant à l’expression « logiquement pertinent » :

 

Dans The Law of Evidence (4e éd. 2005), p. 29, les professeurs D. M. Paciocco et L. Stuesser expliquent pourquoi, en réalité, le critère préliminaire de la pertinence ne peut être un critère strict et, comme les auteurs le soulignent, les propos suivants du juge Cory dans R. c. Arp, [1998] 3 R.C.S. 339, par. 38, rendent bien compte de ce point de vue :

 

Pour qu’un élément de preuve soit logiquement pertinent, il n’est pas nécessaire qu’il établisse fermement, selon quelque norme que ce soit, la véracité ou la fausseté d’un fait en litige.  La preuve doit simplement tendre à [TRADUCTION] « accroître ou diminuer la probabilité de l’existence d’un fait en litige ».

 

[51]           D’ailleurs, dans l’arrêt Arp, le juge Cory a décidé que le degré de similitude entre les actes reprochés et les actes que l’on cherche à introduire en preuve est un facteur à considérer, en autant que l’improbabilité d’une coïncidence ait été établie :

 

. . . lorsqu’une preuve de faits similaires est produite pour prouver un fait en litige, pour décider de son admissibilité le juge du procès doit apprécier le degré de similitude des faits reprochés et déterminer si l’improbabilité objective d’une coïncidence a été établie.  Ce n’est que dans ce cas que la preuve aura une valeur probante suffisante pour être admissible.

 

[52]           Dans ce même arrêt, le juge Cory suggère « [qu’]en règle générale s’il existe entre les actes un degré de similitude tel qu’il est probable que ces derniers ont été commis par la même personne, la preuve de faits similaires aura ordinairement une force probante suffisante pour l’emporter sur son effet préjudiciable et elle peut être admise. »

 

[53]           Précisons que cet arrêt a été rendu en matière criminelle, dans un cas où la preuve de faits similaires visait à établir l’identité. Or, comme l’affirme à juste titre l’appelant, le même principe de la preuve de faits similaires est applicable à la fois en matière criminelle et en matière civile.

 

[54]           Dans l’arrêt Handy, précité, auquel l’appelant a fait référence, la Cour suprême du Canada devait également juger de l’admissibilité d’une preuve de faits similaires.  Elle détermine que la valeur probante de cette preuve s’évalue au regard de la fin à laquelle elle est produite :

 

69     Dans l’arrêt B. (C.R.), précité, p. 732, le juge McLachlin parle de la « valeur probante de la preuve relative à une question soulevée » (je souligne).  Dans l’arrêt Sweitzer, précité, p. 953, le juge McIntyre souligne que la question de savoir si la valeur probante d’une preuve l’emporte ou non sur son effet préjudiciable ne peut être tranchée qu’en fonction de la fin à laquelle elle est produite.  Notre Cour a également souligné l’importance de cerner la question en litige dans les arrêts suivants : D. (L.E.), précité, p. 121; C. (M.H.), précité, p. 771; R. c. Litchfield, [1993] 4 R.C.S. 333, p. 358; R. c. B. (F.F.), [1993] 1 R.C.S. 697, p. 731; R. c. Lepage, [1995] 1 R.C.S. 654, par. 35; Arp, précité, par. 48.

 

[55]           Dans l’arrêt Blackman, précité, auquel l’intimée a fait référence, la Cour suprême a énoncé que l’appréciation de la pertinence est « un processus continu et dynamique ». Aussi, «  [p]our évaluer pleinement la pertinence d’un élément de preuve, il faut tenir compte des autres éléments présentés pendant le procès. »  Cet énoncé est d’autant plus vrai qu’un élément de preuve peut être pertinent pour aider le tribunal à évaluer la force probante d’un témoignage.

 

[56]           Il ressort donc de ces arrêts qu’une preuve « logiquement probante » ou « logiquement pertinente » soit une preuve qui  tend à « accroître ou diminuer la probabilité de l’existence » d’un fait ou d’une question en litige. Aussi, la grande similitude entre les faits d’une affaire et les faits que la partie cherche à introduire en preuve est un facteur qui milite en faveur de la valeur probante de ces faits.

 

[57]           Les parties ont également soumis quelques cas où cette Cour a appliqué la règle de la preuve de faits similaires. L’affaire Kiwan a fait l’objet de commentaires de la part des deux parties. Je suis d’accord avec l’intimée que cette décision doit être interprétée comme permettant la preuve de l’état des choses ou du contexte et non seulement la preuve d’un stratagème. Il ressort effectivement des termes du juge Dussault dans Kiwan que le stratagème est un des cas où la preuve de faits similaires peut être pertinente :

Tout cela se situe dans un contexte dont il est impossible de faire abstraction. Toutefois, cela ne signifie pas non plus que tous les donateurs ont pour autant obtenu de faux reçus. Il est vrai, comme le soutient l'avocat des appelants, que l'on ne peut imputer aux appelants, ni à d'autres contribuables d'ailleurs, les actes répréhensibles de tierces personnes et conclure qu'eux aussi ont participé au stratagème. Il n'est pas nécessaire de se référer à de nombreuses décisions pour reconnaître que la preuve d'actes posés par des tiers n'est ni admissible ni pertinente pour juger de la nature de ceux posés par les appelants. Toutefois, la preuve de l'état des choses ou du contexte -- soit, dans le présent cas, l'existence d'un stratagème à grande échelle dont l'exécution s'est étendue sur plusieurs années -- m'apparaît à la fois admissible et pertinente.

 

[58]           L’affaire Petit, précitée, m’est quant à elle de peu d’utilité sur la question de l’admissibilité des témoignages à titre de preuve similaire. La juge Lamarre avait demandé à ce que soit retirée la preuve concernant strictement les autres contribuables ayant investi dans la même franchise que l’appelant. Or, le jugement n’offre pas d’explication quant aux motifs de cette demande formulée par la juge. Ensuite, il semble qu’aucun de ces autres contribuables n’était présent à l’audience, leurs déclarations étaient rapportées par un autre témoin.

 

[59]           En l’espèce, l’appelant soutient que l’intimée ne peut prétendre à la valeur probante de cette preuve puisqu’elle n’a jamais parlé aux témoins.

 

[60]           De son côté, l’intimée prétend que les témoignages revêtent une force probante importante vu le haut degré de similitude entre les transactions intervenues entre Prospector et tous les franchisés. Elle soumet qu’ils sont pertinents puisqu’ils visent à réfuter la preuve de l’appelant et à établir que les contrats et les billets signés par les franchisés et le franchiseur sont des trompe-l’œil.

 

[61]           À mon avis, l’appelant ne peut reprocher à l’intimée de ne pas avoir parlé aux témoins, qui lui sont de toute évidence hostiles. L’intimée a identifié les allégations de sa réponse à l’avis d’appel que tendront à prouver les témoignages et les questions litigieuses précises que visent à prouver ces faits, ce qui est suffisant.

 

[62]           En l’espèce, la force probante de la preuve à être présentée repose principalement sur la grande similitude qui existe entre les relations contractuelles entre Prospector et l’appelant et celles entre Prospector et les autres franchisés. Ces similitudes apparaissent à la lecture du paragraphe 26 de la réponse à l’avis d’appel (voir les alinéas d), f), h), i), q) et v)).

Elles ressortent également de la preuve qu’a présentée l’appelant au cours des trois dernières semaines : le franchiseur a fourni un contrat-type à une douzaine de conseillers financiers qui vendaient les franchises à leurs clients. Tous les franchisés signaient les mêmes documents, à quelques exceptions près.

 

[63]           Évidemment, l’appel ne concerne que M. Drouin et l’intention des autres franchisés de tromper les autorités fiscales ne saurait suffire à conclure à l’intention de M. Drouin. La Cour n’a pas l’intention de mener le procès des autres franchisés. Or, la thèse de l’intimée repose sur des allégations de trompe-l’œil. Comme l’a soumis l’appelant, pour qu’une transaction soit qualifiée de trompe-l’œil, les parties à cette transaction doivent avoir agit « dans l'intention de faire croire à des tiers ou à la cour qu'ils créent entre les parties des obligations et droits légaux différents des obligations et droits légaux réels (s'il en est) que les parties ont l'intention de créer. » (Snook v. London & West Riding Investments Ltd., [1967] 1 All ER 518, cité dans Ministre du Revenu national c. Cameron, [1974] R.C.S. 1062, à la p. 1068 et dans Stubart Investments Ltd. v. R., 1984 CarswellNat 690, [1984] 1 R.C.S. 536, [1984] C.T.C. 294, 53 N.R. 241, [1984] 1 S.C.R. 536, 10 DLR (4th) 1, 84 D.T.C. 6305.

 

[64]           L’intimée doit donc prouver autant l’intention de l’appelant que celle de Prospector International (ou de ses représentants). Dans cette mesure, les témoignages tendront notamment à prouver les représentations qui ont été faites aux conseillers financiers et aux franchisés.

 

[65]           D’ailleurs, en matière civile, les tribunaux ont admis par le passé la preuve de transactions conclues entre une partie au litige et des tiers. En l’espèce, Prospector n’est pas en tant que tel partie au litige entre le ministre et l’appelant, mais il me semble que les procureurs de l’appelant l’ont eux-mêmes admis lors des interrogatoires : il s’agit d’une compagnie impliquée dans le litige. L’allégation de trompe-l’œil entre le franchiseur et le franchisé Drouin rend pertinente toute preuve concernant le franchisé et son réseau.

 

Quels sont les effets préjudiciables?

 

[66]           La deuxième étape consiste à soupeser la valeur probante de cette preuve par rapport aux effets préjudiciables.

 

[67]           Je conviens avec l’appelant que les effets préjudiciables que sont susceptibles de causer un élément de preuve peuvent en justifier l’exclusion, malgré sa pertinence. Comme le souligne la Cour suprême du Canada dans Mohan, précité :

 

La preuve qui est par ailleurs logiquement pertinente peut être exclue sur ce fondement si sa valeur probante est surpassée par son effet préjudiciable, si elle exige un temps excessivement long qui est sans commune mesure avec sa valeur ou si elle peut induire en erreur en ce sens que son effet sur le juge des faits, en particulier le jury, est disproportionné par rapport à sa fiabilité.

 

[68]           Le juge jouit effectivement d’une large discrétion quant à l’admission de tout type de preuve. Ceci est d’autant plus vrai en matière de preuve de faits similaires.

 

[69]           Comme l’a mentionné le juge Binnie dans l’arrêt Handy, précité, reprenant les termes de la Haute Cour d’Australie dans l’arrêt Pfennig : « l’une des difficultés résulte de l’absence de commune mesure : [traduction] : La valeur probante a trait à la preuve d’une question; l’effet préjudiciable concerne l’équité du procès. Ces deux variables ne jouent pas sur le même plan. »

 

[70]           En l’espèce, je dois évaluer si, comme le soumet l’appelant, l’admission en preuve de sept témoignages est inéquitable et injuste, au point de surpasser leur pertinence.

 

 

 

 

1.         Amendement des procédures

 

[71]           L’appelant soumet que la production de ces témoignages constitue une façon détournée pour l’intimée de modifier ses procédures de facto pour y inclure le stratagème «  à la Kiwan ». Pour sa part, l’intimée soutient que les témoignages visent à faire la preuve des allégations du paragraphe 26 de sa réponse à l’avis d’appel.

 

[72]           À ce sujet, j’ai dénoté certaines incongruités entre les représentations écrites de l’intimée et la réponse à l’avis d’appel. À titre d’exemple, dans ses représentations écrites, l’intimée explique vouloir démontrer entre autres qu’André Drouin, tout comme les autres franchisés, n’encouraient aucun risque financier (alinéa 3 g)). Étrangement, elle renvoie aux allégations de l’alinéa 26 n) de la réponse à l’avis d’appel, qui ne réfèrent qu’à l’appelant.

 

[73]           Il en est de même pour les alinéas 3 c) et d) des représentations écrites qui réfèrent au paragraphe 26 l) de la réponse : ces allégations concernent l’appelant seulement et le mandat de gestion entre Réseau ou Market X Services inc. et l’appelant seulement.

 

[74]           Par ailleurs, il est vrai que certaines allégations du paragraphe 26 de la réponse, les alinéas q), v), et w) plus particulièrement, dont l’intimée cherche à faire la preuve, sont des allégations qui font référence aux franchisés de façon générale.

 

[75]           Ainsi, je ne peux tirer une conclusion aussi drastique que celle que me suggère l’appelant. Il ressort des représentations de l’intimée qu’elle cherche à juste titre à faire la preuve de faits allégués à la réponse, dont le fardeau lui incombe, et qui, comme elle le prétend, tendront à prouver les allégations de trompe-l’œil. L’intimée est également en droit d’avoir sa chance de réfuter la preuve de l’appelant, notamment quant aux circonstances de conclusions des contrats, au sujet duquel le président, M. Duhamel a témoigné.

 

[76]           Je me permets toutefois de critiquer la rédaction de la réponse à l’avis d’appel de l’intimée. Les quelques alinéas faisant allusion au Groupe Prospector et aux franchisés dans leur ensemble auraient pu être mis en évidence au lieu d’être dissimulés parmi les allégations concernant seulement l’appelant.

 

2.         Préavis raisonnable

 

[77]           D’autre part, la jurisprudence a bien établi l’importance de donner à l’autre partie un préavis raisonnable afin qu’elle soit en mesure de réfuter la preuve de faits similaires. Il s’agit d’un élément majeur à prendre en considération dans l’évaluation des effets préjudiciables.

 

[78]           L’intimée soutient que « [l]’appelant était en mesure d’anticiper la présence à l’audience des franchisés et des planificateurs financiers, puisque la réponse à l’avis d’appel fait état que plusieurs personnes ont acheté des franchises du Groupe Prospector par le biais de vendeurs [...] et donc que ces personnes sont susceptibles d’apporter une preuve en lien avec l’argument du trompe-l’œil soulevé par l’intimée. » Elle fait référence aux paragraphes 26 d), f), i), v) et w) de sa réponse à l’avis d’appel. Elle mentionne également dans ses représentations écrites que « l’appelant sait, depuis au moins le 17 janvier 2012, que les témoins ont été assignés par l’intimée ». Cette affirmation n’a pas été contestée par l’appelant.

 

[79]           Après avoir examiné attentivement les paragraphes en question de la réponse à l’avis d’appel, je suis d’avis qu’ils ne constituent pas un préavis clair de la preuve de faits similaires que l’intimée désire produire. Par ailleurs, un préavis de 5 jours avant le début de l’audience ne constitue certes pas un préavis raisonnable. J’en conclus donc que l’appelant n’a pas joui d’un délai raisonnable pour se préparer adéquatement à cette preuve.

 

[80]           Je me permets de critiquer une fois de plus la rédaction de la réponse à l’avis d’appel de l’intimée. Les parties à un litige auraient toutes deux avantage à ce que les plaidoiries soient claires et explicites. Le principe qu’on ne peut prendre par surprise l’autre partie implique que les procédures soient rédigées avec rigueur. Je dois avouer qu’il s’agit ici d’un cas limite.

 

[81]           Je me réfère à l’arrêt Kajat c. Arctic Taglu (L'), précité, plus particulièrement au paragraphe 22, auquel les deux parties ont fait référence:

 [22]        Même si nous acceptons qu'aucun préavis n'a été donné de ces témoignages, nous ne sommes pas convaincus que cette omission en soi prouve que leur admission en preuve a été injuste ou abusive. Le préavis a pour but d'assurer que la partie adverse a une possibilité raisonnable de faire enquête sur les incidents qui, selon les allégations, sont similaires, de préparer le contre-interrogatoire et, lorsque cela est justifié, de produire une preuve contraire. Au procès, aucune objection n'a été soulevée concernant l'absence de préavis, et l'avocat n'a pas non plus demandé d'ajournement pour donner aux défendeurs plus de temps pour se préparer. Il n'y a pas de raison de croire que le juge de première instance aurait refusé d'accorder ce délai supplémentaire si on le lui avait demandé. Il est maintenant trop tard pour les défendeurs de se plaindre de l'absence de préavis.

[82]           L’appelant distingue les circonstances de cette affaire de celles en l’espèce, en ce que l’absence de préavis n’avait pas été soulevée en temps opportun, soit lors du procès.

 

[83]           Il est vrai que ces commentaires de la Cour d’appel fédérale ont été faits dans un contexte différent, où la partie, qui se plaignait en appel de l’absence de préavis, n’avait soulevé aucune objection et n’avait demandé aucun ajournement en première instance. Or, je comprends des termes de la Cour que l’omission de donner un préavis ne suffit pas à qualifier l’admission d’une preuve de faits similaires d’injuste ou d’abusive. Je comprends également qu’à défaut de préavis, le juge doit envisager d’allouer un ajournement afin de donner à la partie adverse le temps de se préparer.

 

[84]           Cela dit, compte tenu de l’ampleur qu’a prise la preuve de l’appelant et des ajournements qui ont été nécessaires pour l’administration de l’audience jusqu’à présent, je me vois difficilement refuser un ajournement supplémentaire ayant pour but de permettre à l’intimée de présenter à son tour sa preuve.

 

 

 

 

 

3.         Préjudice aux autres témoins

 

[85]           L’appelant soutient également que les témoignages des autres franchisés dans le cadre de cet appel pourraient avoir des répercussions négatives sur leur propre appel et possiblement dans des procédures criminelles. L’intimée réplique que l’article 5 de la Loi sur la preuve protège les franchisés contre l’utilisation de leur témoignage dans des procédures criminelles. Par ailleurs, rien n’empêche que les déclarations que feront les franchisés puissent être retenues contre eux dans leur propre appel. Ils n’en restent pas moins des témoins contraignables.

 

4.         Abus de procédure

 

[86]           L’appelant soutient que les témoignages constituent un abus de procédure en ce qu’ils sont excessifs, disproportionnés et qu’ils augmenteraient substantiellement la complexité de l’appel. Il soumet également qu’en plus d’allonger l’audience, les témoignages ne seront d’aucune utilité véritable à la Cour.

 

[87]           Je conviens avec l’appelant que «  le risque que la présentation de la preuve et de la contre-preuve occupe trop de temps » est à prendre en considération (voir R. c. Seaboyer, [1991] 2 S.C.R. 577).

 

[88]           Certes, l’audition de l’appel s’en trouverait nécessairement allongée. Étant donné le défaut de préavis, il faudrait en effet envisager des ajournements et des coûts supplémentaires pour permettre à l’appelant de se préparer aux sept interrogatoires. Il faut également envisager la possibilité que l’appelant, tel qu’il l’a laissé entendre, demande à interroger d’autres franchisés afin de réfuter ces témoignages, afin que la Cour ait une vue d’ensemble plus représentative des quelques 300 franchisés, puisque selon lui, l’intimée aurait fait une sélection biaisée des témoins. Or, à ce sujet, je conviens avec l’intimée que chaque partie est en droit de sélectionner ses témoins en fonction de sa théorie de la cause et de leur capacité à réfuter la preuve de la partie adverse.

 

[89]           À ce stade-ci, il y a lieu de mentionner que la présentation partielle de la preuve de l’appelant s’est étendue sur 11 jours et s’est constituée de 5 témoignages jusqu’à présent. Si l’on se fie au document intitulé « Remarques d’ouverture de l’appelant », que l’appelant a remis à la Cour, au moins 5 autres témoins devraient être appelés à témoigner dont 3 témoins expert. Suite à ces trois semaines, le procès a déjà été ajourné pour 2 semaines afin que la Cour se prononce sur la présente objection et sur des objections relatives à la qualification des témoins.

 

[90]           Comme mentionné précédemment, je me vois difficilement refuser un ajournement supplémentaire ayant pour but de permettre à l’intimée de présenter à son tour sa preuve. Comme nous l’enseigne la Cour d’appel fédérale dans Kajat c. Arctic Taglu (L'), précité, l’ajournement suffit à remédier au défaut de préavis. Également, je me vois difficilement empêcher une partie de faire sa preuve, sous prétexte que l’autre envisage la réfuter en appelant à son tour de nouveaux témoins.

 

La balance de la pertinence et des effets préjudiciables

 

[91]           Il me faut donc évaluer si les effets préjudiciables de ces sept témoignages surpassent leur force probante.

 

[92]           J’ai d’abord conclu que les témoignages proposés étaient pertinents, d’autant plus que la preuve de l’appelant témoigne de la grande similitude entre les contrats des franchisés et les circonstances des conclusions de ces contrats, soit par le biais de conseillers financiers.

 

[93]           D’emblée, bien que je trouve déplorable la façon dont l’intimée a choisi de rédiger ses procédures, je ne crois pas qu’on puisse en venir à la conclusion aussi drastique que l’intimée cherche à amender ses procédures; elle cherche à prouver certaines allégations de sa réponse à l’égard de tous les franchisés.

 

[94]           Un principe fondamental de notre système de justice veut que les règles de procédures soient un outil destiné à faire ressortir la vérité. Cet objectif ressort du principe fondamental de la pertinence qui est à la base des règles de preuve: voir Morris c. La Reine, [1983] 2 R.C.S. 190 et R. c. Corbett, [1988] 1 R.C.S. 670. Dès lors, un résultat qui empêcherait le juge des faits de découvrir la vérité par exclusion d'éléments de preuve pertinents sans motif sérieux justifiant cette exclusion irait indubitablement à l'encontre de nos conceptions fondamentales de la justice et de ce qui constitue un procès équitable.

 

[95]           Par ailleurs, au sujet du défaut de préavis, je comprends de l’arrêt Kajat c. Arctic Taglu (L') que l’ajournement peut suffire pour remédier à un défaut de préavis et je suis enclin à permettre un ajournement si l’appelant en fait la demande.

 

[96]           Quant aux effets sur la durée de l’audition, je suis d’avis qu’ils doivent être évalués en fonction du contexte et de la durée totale du procès. En l’espèce, comme mentionné plus tôt, l’appel s’est déjà étendu sur 3 semaines et l’appelant n’a pas déclaré sa preuve close. Les coûts supplémentaires doivent également être considérés dans ce contexte de grand déploiement. Conséquemment, je ne peux en venir à la conclusion que l’admission en preuve des témoins proposés par l’intimé dénaturerait la proportion du présent litige.

 

[97]           Par ailleurs, le préjudice sur les témoins eux-mêmes est relatif. Effectivement, ces témoins restent des témoins contraignables et ils sont à tout le moins protégés contre l’utilisation de leur témoignage dans des procédures pénales.

 

[98]           Au sujet du préjudice causé par la preuve de faits similaires en matière civile, il convient de mentionner que certains auteurs sont d’avis que la notion de préjudice pourra plus difficilement suffire à exclure une preuve en matière civile qu’en matière criminelle. À cet égard, Royer s’exprime comme suit dans son livre La preuve civile, 4e édition, Cowansville, éditions Yvon Blais, 2008, à la p. 885 :

 

 « En droit civil, la preuve des actes ou des omissions similaires est aussi plus facilement admise, puisqu’on ne peut généralement pas invoquer comme motif d’exclusion son caractère préjudiciable à une partie et que le degré de preuve requis pour convaincre le tribunal est moins fort. De plus, en principe, la preuve de tout fait pertinent au litige est recevable. »

 

[99]           Cela dit, je ne juge pas suffisant le préjudice qui subsistera une fois qu’on aura donné à l’appelant la chance de se préparer à ces témoignages par rapport à la grande pertinence de cette preuve  Il s’agissait d’emblée d’une bataille juridique d’envergure et l’admission de ces témoignages ne dénature pas les proportions du présent litige. 

 

Conclusion

 

[100]       Pour ces raisons, l’objection de l’appelant est rejetée.

 

 


Motifs MODIFIÉS de l’ordonnance

 

Le juge Bédard

 

[1]               Maintenant, nous abordons le cas de Jean-François Ouellet.  Suite au voir-dire, la Cour doit déterminer si le rapport et le témoignage de monsieur Jean-François Ouellet       (« Ouellet ») à titre de témoin expert spécialisé en marketing stratégique sont recevables.

 

[2]               Le 6 décembre 2011, l'appelant signifia à l'intimée un rapport signé par Ouellet, intitulé « Rapport de Jean-François Ouellet, Ph. D., M.B.A. », avec un certificat prévu par la règle 145(1)b) de cette Cour, à l'effet qu'il représente la déposition que ce témoin proposé à titre d'expert est disposé à faire en la matière (« le rapport »).

 

[3]               Le rapport offre une opinion sur la viabilité commerciale d'une entreprise d'un franchisé de Prospector International Inc. (« Prospector »), plus précisément eu égard (1) aux produits logiciels fournis par Prospector (2) à la commercialisation par la franchise de ces produits sous forme de « logiciel service » et (3) à l'impartition de l'exploitation de sa franchise par le franchisé à un mandataire.

 

[4]               Alors que l'appelant, suite à l'exposé des qualifications de Ouellet, demande à cette Cour d'admettre son témoignage et son rapport dans le présent dossier à titre de témoin expert en marketing stratégique, l'intimée, sans surprise, quant à elle, s'y oppose.  L'objection soulevée par l'intimée vis-à-vis l'admissibilité du témoignage et du rapport de Ouellet repose sur certains faits dévoilés lors de son contre-interrogatoire, lesquels semblent être au cœur du présent débat et nécessitent vraisemblablement notre attention.

 

[5]               D'abord, l'intimée a fait ressortir, lors du contre-interrogatoire de Ouellet, que ce dernier détient des connaissances somme toute limitées en informatique, en ce qu'il a suivi seulement l'équivalent d'une année de cours en informatique, tous donnés entre 1995 et 1998, dans le cadre du programme de baccalauréat en génie informatique donné à l'Université Laval.  De plus, lors du contre-interrogatoire, Ouellet admet que, depuis 1998, il n'a pas conçu quelque logiciel que ce soit et qu'il n'est pas un spécialiste en encryptage et en tracking.

 

[6]               Finalement, lorsque contre-interrogé sur l'étendue de son mandat, Ouellet précise qu'il s'est notamment attardé à la viabilité commerciale de l'entreprise d'un franchisé de Prospector et, par le fait même, à l'expectative de profit d'une telle entreprise.

 

La question en litige

 

[7]               Le rapport et le témoignage de Ouellet sont-ils recevables en preuve?

[7]

Les prétentions de l’appelante

 

[8]               D'abord, il convient de souligner que, pour une fois, les prétentions de l'appelant furent brèves.  En fait, une fois les qualifications de Ouellet soumises à la Cour, lesquelles feront d'ailleurs l'objet d'une analyse détaillée, l'appelant s'appuya simplement sur les critères d'admissibilité d'un témoignage d'expert développés par la Cour suprême du Canada (« CSC ») dans l'arrêt R. c. Mohan, [1994] 2 R.C.S. 9, afin de justifier sa position.

 

[9]               Ainsi, toujours selon l'appelant, la formation, l'expertise et les expériences de travail passées de Ouellet, le type de mandat qui lui fut octroyé et le domaine spécialisé que représente le marketing stratégique sont tous des facteurs justifiant suffisamment l'admission de son témoignage à titre d'expert, et ce, à la lumière des enseignements de la CSC dans l'arrêt Mohan, précité.

 

[10]           Finalement, l'appelant prétend que Ouellet n'usurpe pas les fonctions du juge des faits, mais plutôt l'éclaire par son opinion objective quant au caractère innovant, radical et avant-gardiste du mode de commercialisation mis en place.  Le savant regard de Ouellet permettrait, toujours selon l'appelant, à la Cour de mieux apprécier les défis importants liés à la commercialisation des logiciels, défis qui ont contribué au retard de la mise en marché de la mise en marché des logiciels, et, finalement, de mieux apprécier les causes qui sont à l'origine de l'impartition de l'exploitation des franchises par les franchisés.

 

Les prétentions de l'intimée

 

[11]           L'intimée, quant à elle, soutient essentiellement que le témoignage et le rapport de Ouellet ne sont pas recevables en preuve pour les motifs suivants.

 

[12]           D'abord, l'intimée s'attaque au manque d'expertise pertinente de Ouellet, en ce que rien ne le qualifie pour donner une opinion sur la viabilité commerciale de l'entreprise d'une franchise, et ce, compte tenu de ses connaissances limitées en informatique, en franchisage et de son absence d'expertise en évaluation d'entreprise.

 

[13]           Ensuite, l'intimée prétend que le témoignage de Ouellet usurpe la compétence du juge des faits en ce qu'il donne son opinion sur l'expectative raisonnable de profit liée à l'exploitation d'une franchise, et en ce qu'il se prononce sur la justesse de certaines décisions d'affaires, ce qui, en soi, constituent des conclusions de fait sans aucun sens technique particulier.  Ainsi, l'intimée, en s'appuyant sur l'arrêt Mohan, précité, et sur la décision Atco Electric Ltd. c. R., 2007 CCI 243, soutient que le critère de nécessité n'est pas rencontré.

 

Droit applicable

 

[14]           À l'égard du droit applicable, je me réfère à l'analyse que j'en ai fait lors de mes motifs donnés oralement en ce jour à l'occasion de ma décision sur l'irrecevabilité en preuve du témoignage et du rapport d'expert de monsieur Denys Goulet.

 

Application du droit aux faits

 

[15]           Notre analyse portera sur deux des critères élaborés par la CSC dans l'arrêt Mohan, précité, soit la qualification de l'expert et la nécessité de son expertise, les autres critères n'étant pas litigieux en l'espèce. 

 

Qualification de l’expert

 

[16]           Examinons d'abord le critère de la qualification de l'expert.  Ouellet est titulaire d'un baccalauréat en administration des affaires et d'une maîtrise en administration des affaires (M.B.A.). Il a aussi obtenu un doctorat en science de gestion (marketing) de l'Université Pierre-Mendès, France, à Grenoble, en France, puis un post-doctorat en gestion de l'innovation au Center for Innovation in Product Development du Massachusetts' Institute of Technology (MIT) à Boston.

 

[17]           Depuis 2004, Ouellet est professeur de marketing à HEC Montréal, où il a par ailleurs obtenu son agrégation en 2008.  Parallèlement, il oeuvre à titre de consultant spécialisé en marketing stratégique depuis 2003 et est associé universitaire d'un cabinet de recherche en marketing.  Ses travaux de recherche font fréquemment l'objet de publications dans des revues reconnues dans le domaine et par des maisons d'édition spécialisées. 

 

[18]           Je suis d'avis que Ouellet possède très certainement « des connaissances et une expérience spéciales qui dépassent celles du juge des faits » (R. c. Marquard, [1993] 4 S.C.R. 223, au par. 35) à l'égard du caractère innovant du mode de commercialisation mis en place et à l'égard des défis inhérents à la mise en marché des logiciels développés par Prospector.

 

[19]           L'intimée, je le rappelle, soutient que Ouellet ne peut se voir qualifier en l'espèce de témoin expert, compte tenu de ses compétences limitées en informatique.  A cet égard, il convient de rappeler que les failles dans une expertise représentent un élément pertinent quant à la valeur probante pouvant être accordée à un témoignage d'expert et non un aspect à analyser lors de l'examen de son admissibilité (voir l'arrêt Marquard, précité).

[20]           En l'espèce, Ouellet dit s'être penché d'abord et avant tout sur la viabilité commerciale d'une entreprise d'un franchisé de Prospector eu égard notamment au type de commercialisation adopté et à l'impartition de l'exploitation d'un franchisé à un mandataire.  Il est présenté comme un spécialiste en marketing stratégique dont l'essentiel des recherches porte sur la gestion de l'innovation d'un point de vue marketing et sur l'évaluation du marché destiné aux produits qui sont radicalement innovants.  Dès lors, j'en conclus que le manque d'expertise en informatique n'est pas en soi déterminant vis-à-vis l'admissibilité du témoignage de Ouellet à titre d'expert.

 

[21]           L'intimée insiste sur les compétences limitées de Ouellet dans le domaine du franchisage et sur son absence d'expertise en évaluation d'entreprise. À cet égard, Ouellet n'a jamais été présenté comme un évaluateur d'entreprise. Ouellet est un spécialiste en marketing stratégique et en gestion de l'innovation, dont la compétence première consiste à évaluer la valeur potentielle d'un produit innovateur.  Les aspects organisationnels et financiers d'une structure font partie de son expertise dès lors qu'il se spécialise dans l'optimisation de la mise en marché des produits innovants. 

 

[22]           J'en conclus que Ouellet possède une expertise suffisante pouvant éclairer le juge des faits sur le caractère innovant et radical du mode de commercialisation mis en place et aux défis qui y sont inhérents.  Ses qualifications pourraient permettre à la Cour de mieux apprécier la valeur potentielle d'un produit innovateur, des difficultés liées à sa commercialisation et du marché auquel il se destine.

 

[23]           Pour toutes ces raisons, les qualifications de Ouellet sont suffisantes pour satisfaire le troisième critère élaboré par la CSC dans l'arrêt Mohan, précité.

 

La nécessité d'aider le juge des faits

 

[24]           En ce qui a trait à la nécessité d'aider le juge des faits, la question est d'abord de savoir si l'expert fournit des renseignements nécessaires afin d'apprécier la question en litige, étant donné leur nature technique (voir les arrêts R. c. Burns, [1994] 1 R.C.S. 656; R. c. Mohan, précité; R. c. Lavallée, [1990] 2 R.C.S. 852; R. c. Abbey, [1982] 2 S.C.R. 24 et Kelliher (Village of) c. Smith, [1931] R.C.S. 672). Bien que la « nécessité » signifie que la preuve ne doit pas simplement être utile, celle-ci ne doit pas non plus être jugée selon une norme trop stricte (voir l'arrêt Mohan, précité, à la p. 23).

 

[25]           L'arrêt Mohan vise à ce que les dangers liés à la preuve d'expert ne soient pas traités à la légère.  La simple pertinence ou utilité ne suffit pas.  La question est de savoir si l'expert fournit des renseignements qui dépassent vraisemblablement l'expérience et les connaissances ordinaires du juge des faits (voir les arrêts R. c. D.D., [2000] 2 R.C.S. 275, à la p. 298 et l'arrêt Mohan, précité, à la p. 23).

 

[26]           Dans le présent dossier, lorsque questionné sur son mandat, Ouellet précise qu'il s'est attardé, tel que le mentionne son rapport, à la viabilité commerciale d'une entreprise d'un franchisé de Prospector.  Or, à l'occasion de cet examen, il se serait notamment intéressé à l'expectative raisonnable de profit que peut entretenir un franchisé de Prospector. 

 

[27]           Conséquemment, l'intimée soutient que le rapport de Ouellet est inutile puisqu'il usurpe la compétence du Tribunal, l'expectative raisonnable de profit, tout comme la justesse des décisions prises étant de la compétence souveraine du juge des faits.

 

[28]           Je suis d'avis qu'il faut distinguer une situation où, par exemple, un expert fonderait fondamentalement les conclusions de son rapport sur des appréciations de faits ou de droit, d’une situation comme celle en l'espèce. 

 

[29]           Dans le cas qui nous occupe, Ouellet affirme s'être prononcé sur la valeur potentielle d'un produit innovateur et du marché auquel il se destine.  Ses observations sont présentées comme étant le résultat d'un regard objectif sur le mode de commercialisation mis en place ainsi que sur les défis qui y sont inhérents. 

 

[30]           Rien n'indique que son appréciation quant à l'expectative raisonnable de profit d'une franchise était prédominante dans son analyse globale.  De même, rien n'indique que son appréciation de la justesse des décisions prises n'est au centre de ses conclusions.

 

[31]           Il s'agit en l'espèce d'une situation cadrant parfaitement avec les propos de la CSC dans l'arrêt Marquard, précité, à l'effet qu'il serait excessivement formaliste de rejeter le témoignage de l'expert pour la simple raison que le témoin se permet de donner une opinion qui s'étend au-delà du domaine d'expertise pour lequel il a été qualifié (voir l'arrêt Marquard, précité, au par. 37).

 

[32]           Je ne peux me ranger derrière les représentations de l'intimée et venir à la conclusion que le témoignage de Ouellet serait inutile dans les circonstances. Dans l'éventualité où Ouellet usurperait lors de son témoignage la compétence de la Cour, l'intimée n'aurait qu'à faire les objections appropriées en temps opportun.

 

[33]           Vous aurez compris que ma décision est à l'effet que le témoignage et le rapport de Ouellet sont recevables en preuve.


 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.