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Dossier : 2007-4674(IT)APP

ENTRE :

 

INTERNATIONAL CHARITY ASSOCIATION NETWORK,

demandeur,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

____________________________________________________________________

Demande entendue le 10 décembre 2007, à Toronto (Ontario).

 

Devant : L’honorable Gerald J. Rip, juge en chef adjoint

 

Comparutions :

 

Avocates du demandeur :

Me Evelyn R. Schusheim et

Me Christina Tari

Avocats de l’intimée :

Me Roger Leclaire et Me Justine Malone

____________________________________________________________________

ORDONNANCE

          Vu la demande présentée par le demandeur en application du paragraphe 188.2(4) de la Loi de l’impôt sur le revenu afin d’obtenir une ordonnance reportant la suspension de son pouvoir de délivrer des reçus d’impôt officiels, pour un an à compter du 28 novembre 2007, qui a été prononcée par le ministre du Revenu national;

 

          Et après avoir entendu les allégations formulées par les parties;

 

          La demande est rejetée.

 

Signé à Ottawa, Canada, ce 3e jour de janvier 2008.

 

« Gerald J. Rip »

Juge en chef adjoint Rip

 

Traduction certifiée conforme

ce 30e jour de janvier 2008.

 

 

Mario Lagacé, jurilinguiste

 

 


 

 

 

 

Référence : 2008CCI3

Date : 20080103

Dossier : 2007-4674(IT)APP

ENTRE :

 

INTERNATIONAL CHARITY ASSOCIATION NETWORK,

demandeur,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

 

Le juge en chef adjoint Rip

 

Introduction

 

[1]     L’International Charity Association Network (« ICAN »)[1] a présenté, en application du paragraphe 188.2(4) de la Loi de l’impôt sur le revenu (la « Loi »), une demande de report de la suspension de son pouvoir de délivrer des reçus d’impôt officiels, pour un an à compter du 28 novembre 2007, prononcée par le ministre du Revenu national.

 

[2]     Le 21 novembre 2007 (« avis de suspension »), le ministre, en application du paragraphe 188.2(2) de la Loi, a suspendu le pouvoir de l’ICAN de délivrer des reçus d’impôt officiels au motif que l’organisme avait omis de tenir des livres et registres et de fournir des documents aux autorités fiscales ou de leur donner accès aux documents, contrairement aux dispositions des paragraphes 230(2), 231.1(1) et 231.2(1) de la Loi[2].

 

[3]     L’ARC soutient que l’ICAN a omis de tenir des livres et registres faisant état de reçus totalisant 284 653 300 $ que cet organisme aurait délivrés au titre de dons autres qu’en espèces et de débours se chiffrant à environ 270 696 107 $ et que l’ICAN a omis de donner accès à ces livres et registres. L’ICAN a en outre omis de fournir à l’ARC des documents permettant d’expliquer, d’étayer ou de justifier les paiements et dépenses de 270 696 107 $ effectués pendant l’exercice 2005, lesquels englobent une somme de 26 372 685 $ pour des paiements relatifs au financement et une somme de 244 343 422 $ pour des dépenses se rapportant à un programme de bienfaisance. Même si elle reconnaît que l’ICAN lui a donné accès à certains documents, l’ARC ajoute que de graves irrégularités demeurent.

 

[4]     Le 23 novembre 2007, l’ICAN a produit un avis d’opposition à la suspension selon lequel il avait toujours tenté de se conformer aux demandes de renseignements faites par l’ARC et de donner accès à ses livres et registres aux représentants de cette dernière. L’ICAN affirme avoir répondu aux questions que lui a posées l’ARC et lui avoir remis ses documents pour examen. Le demandeur avance également qu’il a permis à l’ARC d’emporter certains de ses documents pour examen.

 

Dispositions législatives : analogie avec l’injonction

 

[5]     Les parties pertinentes des paragraphes 188.2(2), (4) et (5) sont les suivantes :

 

            (2) Le ministre peut, par avis envoyé en recommandé, informer tout organisme de bienfaisance enregistré que son pouvoir de délivrer des reçus officiels, au sens de la partie XXXV du Règlement de l'impôt sur le revenu, est suspendu pour un an à compter du jour qui suit de sept jours l'envoi de l'avis si, selon le cas :  

            a) l'organisme a contrevenu à l'un des articles 230 à 231.5;

 

            (2) The Minister may give notice by registered mail to a registered charity that the authority of the charity to issue an official receipt referred to in Part XXXV of the Income Tax Regulations is suspended for one year from the day that is seven days after the notice is mailed:

 

 

            (a) if the charity contravenes any of sections 230 to 231.5; or

 

[...]

. . .

 

            (4) L'organisme de bienfaisance enregistré qui produit un avis d'opposition à une suspension prévue aux paragraphes (1) ou (2) peut présenter à la Cour canadienne de l'impôt une demande pour que soit reportée, jusqu'à un moment déterminé par cette cour, la partie de la période de suspension non encore écoulée.

 

          (4) If a notice of objection to a suspension under subsection (1) or (2) has been filed by a registered charity, the charity may file an application to the Tax Court of Canada for a postponement of that portion of the period of suspension that has not elapsed until the time determined by the Court.

 

            (5) La Cour canadienne de l'impôt ne peut faire droit à la demande de report que s'il est juste et équitable de le faire.

            (5) The Tax Court of Canada may grant an application for postponement only if it would be just and equitable to do so.

 

[6]     Le report que peut accorder la Cour en application du paragraphe 188.2(5) de la Loi s’apparente pour l’essentiel à une injonction prévue par la loi. L’avocate du demandeur a qualifié cette mesure de [TRADUCTION] « forme de redressement équitable analogue à une injonction ».

 

[7]     Dans l’arrêt Manitoba (P.G.) c. Metropolitan Stores (MTS) Ltd.[3], le juge Beetz, s’exprimant au nom de la Cour suprême du Canada, a examiné les motifs du jugement rendus par la Chambre des lords dans l’arrêt American Cyanamid Co. v. Ethicon Ltd.[4]. Il mentionne que la suspension d’instance et l’injonction interlocutoire sont des redressements de même nature et, qu’à moins qu’un texte législatif ne prescrive un critère différent, elles ont suffisamment de traits en commun pour qu’elles soient assujetties aux mêmes règles; c’est avec raison que les tribunaux ont tendance à appliquer à la suspension interlocutoire d’instance les principes qu’ils suivent dans le cas d’injonctions interlocutoires :

 

         Il y a une jurisprudence à la fois abondante et relativement fluide sur les critères élaborés par les tribunaux pour aider à mieux délimiter les situations dans lesquelles il est juste et équitable d'accorder une injonction interlocutoire. Comme l’examen de cette jurisprudence relève plutôt de l’analyse doctrinale que de la prise de décisions judiciaires, je me propose simplement de présenter un exposé sommaire des trois critères principaux actuellement appliqués.

 

         Le premier critère revêt la forme d’une évaluation préliminaire et provisoire du fond du litige, mais il y a plus d’une façon de décrire ce critère. La manière traditionnelle consiste à se demander si la partie qui demande l’injonction interlocutoire est en mesure d’établir une apparence de droit suffisante.

[Jurisprudence non citée.]

[...]

 

         Le deuxième critère consiste à décider si la partie qui cherche à obtenir l’injonction interlocutoire subirait, si elle n’était pas accordée, un préjudice irréparable, c’est‑à‑dire un préjudice qui n’est pas susceptible d’être compensé par des dommages‑intérêts ou qui peut difficilement l’être. Certains juges tiennent compte en même temps de la situation de l’autre partie au litige et se demandent si l’injonction interlocutoire occasionnerait un préjudice irréparable à cette autre partie dans l’hypothèse où la demande principale serait rejetée. D’autres juges estiment que ce dernier élément fait plutôt partie de la prépondérance des inconvénients.

 

         Le troisième critère, celui de la prépondérance des inconvénients, consiste à déterminer laquelle des deux parties subira le plus grand préjudice selon que l’on accorde ou refuse une injonction interlocutoire en attendant une décision sur le fond.

 

[8]     Dans l’arrêt RJR-MacDonald Inc. c. Canada (P.G.)[5], la Cour suprême du Canada a confirmé le critère en trois étapes de la façon suivante : le requérant doit établir en premier lieu qu’il existe une question sérieuse à juger, en deuxième lieu qu’il subira un préjudice irréparable si l’injonction est refusée et, en troisième lieu, que la prépondérance des inconvénients joue en faveur du prononcé d’une injonction.

 

La thèse du demandeur

 

[9]     L’ICAN affirme qu’il a toujours tenu des livres et des registres appropriés. Certains documents mentionnés dans la lettre du 21 novembre 2007, y compris des rapports relatifs à des certificats délivrés par des organismes de bienfaisance affiliés ayant reçu des biens de l’ICAN, n’avaient jamais été demandés auparavant par l’ARC, et l’ICAN a soutenu qu’on devait lui offrir une juste possibilité d’obtenir ces documents.

 

[10]   Carol French, administratrice de l’ICAN, et David Penney, fondateur et conseiller de l’organisme, ont produit des affidavits à l’appui de la demande de report. Mme Holly Brant, vérificatrice à la Direction des organismes de bienfaisance de l’ARC, a produit un affidavit pour le compte de l’intimée.

 

L’affidavit de Mme French

 

[11]   Selon l’affidavit de Mme French, l’ICAN a été constitué le 17 août 2000 et a aussi été enregistré comme organisme de bienfaisance, au sens de la Loi, à cette même date.

 

[12]   Mme French explicite les activités de l’ICAN aux paragraphes 8, 9, 10, 11, 12 et 13 de son affidavit :

 

[TRADUCTION]

 

8.         Le demandeur réunit des fonds et reçoit des dons en nature sous forme de nourriture, d’articles ménagers et d’autres biens, notamment du matériel didactique et des licences d’utilisation de programmes d’ordinateur éducatifs (le « didacticiel »), qui doivent servir directement dans le cadre de ses activités caritatives ou être distribués à d’autres organismes qui les utiliseront dans le cadre de leurs propres activités de bienfaisance.

 

9.         L’ICAN emploie 16 personnes dans tout le Canada, dont seulement trois sont chargées de l’administration de bureau. Ce sont elles qui ont traité toutes les demandes de renseignements de l’ARC reçues par l’ICAN au cours de la dernière année.

 

10.       À l’heure actuelle, 367 agences ou organismes reçoivent des biens du demandeur et dépendent de ce dernier pour poursuivre leurs activités[6].

 

11.       Le demandeur chapeaute d’autres organismes de bienfaisance en sollicitant, en achetant et en réunissant les biens donnés en gros et en les distribuant en plus petites quantités à ses agences membres. Le demandeur dirige également un service de réseau d’échange de renseignements sur Internet pour aider les agences membres à réaliser leurs propres programmes de même qu’à communiquer leurs renseignements et leurs besoins en matière d’aide aux autres agences membres de l’ICAN.

 

12.       Les agences membres de l’ICAN comprennent des églises qui gèrent des banques alimentaires, des écoles et d’autres organismes qui offrent des programmes de petits déjeuners et de collations pour les enfants, des centres et des refuges pour itinérants et des organismes qui offrent des programmes jeunesse dans des quartiers malsains. Le didacticiel est distribué aux centres d’apprentissage de l’informatique dirigés par l’ICAN de même qu’à des églises, à des municipalités, à des centres communautaires, à des établissements correctionnels et à d’autres organismes de bienfaisance pour l’exécution de leurs programmes d’emploi et de formation professionnelle.

 

13.       Un grand nombre des sociétés qui ont déjà promis de fournir des dons sous forme de nourriture et d’articles ménagers à l’ICAN demandent à celui‑ci de leur remettre un reçu pour consigner les dons de stocks dans leurs propres livres comptables. Si j’ai bien compris, ces sociétés ne demandent pas pour ces dons de déduction au titre de dons de bienfaisance, mais elles exigent néanmoins un reçu pour constater la réduction de leurs stocks dans leurs livres comptables.

 

[13]   Selon le témoignage de Mme French, si la suspension visant la délivrance de reçus n’est pas levée, l’ICAN et ses agences subiront un préjudice irréparable en ce que l’ICAN ne pourra plus poursuivre ni mener à terme ses programmes pendant la période de suspension. Mme French affirme que cette mesure aurait une incidence sur la distribution de repas et de nourriture pour environ 750 000 personnes au Canada de même que sur les programmes de formation pour les travailleurs sans emploi et sous‑employés et les programmes de garde parascolaire dans certaines écoles de Toronto. En outre, elle craint qu’un certain nombre d’employés de l’ICAN doivent être mis à pied. M. Penney a souscrit aux propos de Mme French.

 

[14]   Mme French a déclaré que l’ICAN avait remis ses livres comptables et donné accès à ses documents à un certain nombre d’occasions – soit 15 jours‑personne selon l’avocate du demandeur – aux représentants de l’ARC pour permettre à cette dernière de procéder à la vérification de l’ICAN et d’autres entités qui se livraient à des collectes de fonds pour l’ICAN. L’ICAN a recours aux services d’experts‑comptables pour tenir ses livres. Mme French a ajouté que l’ICAN avait toujours tenu les livres et registres appropriés [TRADUCTION] « sur le fondement de sa compréhension des exigences de l’ARC et des avis comptables obtenus de ses conseillers professionnels ».

 

[15]   Il ressort de l’avis d’opposition produit par l’ICAN, pièce jointe à l’affidavit de Mme French, que cet organisme dispose d’effectifs restreints, soit un petit nombre de personnes qui sollicitent et reçoivent les dons en nature, qui définissent les besoins des affiliés et se chargent de la distribution. [TRADUCTION] « Seul un petit nombre de membres du personnel administratif s’occupent de la délivrance des reçus, de la tenue des comptes et de la gestion des documents ».

 

[16]   L’avis d’opposition fait état de la volumineuse correspondance entre l’ARC et l’ICAN du 30 octobre 2006 au 21 novembre 2007. De toute évidence, l’ARC n’était pas satisfaite des réponses qu’elle obtenait de l’ICAN et de ses conseillers. La lettre initiale de l’ARC est datée du 30 octobre 2006 et émane des Services fiscaux de Toronto‑Est. Elle consiste en une demande de documents relatifs à la vérification, par l’ARC, de la Global Learning Gifting Initiative (« Global Learning ») pour l’année d’imposition 2004. L’ICAN se plaint du fait que cette lettre [TRADUCTION] « faisait état de 13 questions très détaillées et que le délai pour y répondre n’était que de 30 jours ». Or, il fallait communiquer avec un certain nombre de personnes pour répondre à ces questions et le délai imparti de 30 jours n’était pas suffisant pour remplir le questionnaire. Dans une lettre subséquente du 26 novembre 2006, les experts‑comptables de l’ICAN, Sennet and Associates, demandaient un délai supplémentaire pour obtenir les renseignements requis. Dans une autre lettre adressée à l’ARC, également datée du 26 novembre 2006, l’ICAN mentionne que Mme French avait répondu à certaines des questions figurant dans la lettre du 30 octobre.

 

[17]   Dans la lettre de suspension du 21 novembre 2007, l’ARC reconnaît être informée des demandes faites par l’ICAN le 30 octobre 2006, le 26 février 2007 et le 29 mai 2007 pour obtenir des prolongations de délai de manière à réunir, organiser et communiquer les documents demandés par l’ARC. Cette dernière a signalé que les demandes de l’ICAN visant à obtenir une prolongation du délai imparti pour répondre aux lettres du 30 octobre 2006 et du 26 février 2007 n’ont été reçues que 30 jours suivant la date où l’organisme a reçu les demandes et que l’ICAN a omis de préciser le délai dont il avait besoin pour donner accès aux documents.

 

[18]   L’avis d’opposition renvoie également à une lettre de l’ARC datée du 27 mars 2007 qui fait mention de Global Learning et comporte 28 questions ou demandes qui, selon l’ICAN, paraissent viser les mêmes renseignements que ceux demandés dans la lettre du 30 octobre 2006. Par une lettre datée du 11 avril 2007, Sennet and Associates ont demandé que le délai pour répondre à la lettre soit prolongé au‑delà du 30 avril. Après avoir examiné la lettre du 27 mars 2007, M. Sennet et le personnel de l’ICAN ont cru que l’ARC avait envoyé cette demande de renseignements par erreur puisque les renseignements requis avaient en grande partie déjà été fournis, à leur avis, en réponse à la lettre du 30 octobre 2006. L’ICAN a répondu à la lettre du 27 mars 2007 le 21 septembre 2007.

 

[19]   Dans l’intervalle, l’ARC a envoyé des lettres supplémentaires à l’ICAN. L’ICAN n’a pas tenu compte d’une lettre datée du 26 février 2007 envoyée par Mme Brant en raison, d’après l’ICAN, [TRADUCTION] « de la confusion causée par la réception de si nombreuses lettres de l’ARC et du fardeau administratif imposé au personnel et à l’expert‑comptable de l’ICAN pour obtenir l’information nécessaire afin de répondre aux diverses et nombreuses demandes de renseignements ».

 

[20]   Quoi qu’il en soit, l’ICAN nie qu’il a omis de tenir ses livres et ses registres. L’ARC a mis en doute les paiements versés par l’ICAN à Global Learning Systems Inc. (« Global Systems ») pour des services de collecte de fonds; selon l’ARC, aucune pièce justificative n’étayait ces paiements. L’ICAN affirme que les paiements à Global Systems ont été versés dans le cadre d’un contrat intervenu entre cette entité et l’ICAN. Le seul double d’un contrat dont je suis saisi consiste en une entente datée du 19 novembre 2004 conclue entre Canadian Charity Association, la dénomination précédente de l’ICAN, et Global Learning Group Inc. (« Global Group ») pour des services de collecte de fonds. Le double de l’entente est une pièce jointe à l’affidavit de Mme Brant[7]. Le contrat prévoit que l’ICAN doit payer à Global Group, pour les services de collecte de fonds, des honoraires de base équivalant à 16,62 pour 100, plus la TPS, sur la juste valeur marchande brute des dons en espèces et des dons en nature recueillis et remis par Global Group à l’ICAN. On s’attendait à ce que les dons en nature excèdent 75 pour 100 des dons totaux. En outre, des honoraires de base au titre des collectes de fonds étaient payables à Global Group dès que cette entité remettait à l’ICAN les dons en espèces nets et la confirmation des ententes de remise visant les dons en nature. L’ICAN devait payer à Global Group une somme supplémentaire à titre d’allocation pour le remboursement des frais légitimes engagés par ce dernier pour le compte de l’ICAN, cette somme ne devant pas excéder 100 pour 100 du remboursement de TPS demandé par l’ICAN au titre des honoraires de base payés pour les services de collecte de fonds. L’ICAN a déclaré que les paiements à Global Group ont été versés conformément aux modalités du contrat, et il ressort des documents bancaires qu’il a communiqués à l’ARC que de tels paiements ont réellement été faits.

 

[21]   Dans l’avis de suspension, l’ARC mentionne que les paiements faits par l’ICAN à Global Group devraient être étayés par des factures de Global Group et que l’absence de factures de ce genre constitue une omission, de la part de l’ICAN, de tenir des livres et registres appropriés. L’ICAN conteste cette conclusion. Il avance que le contrat reflète l’engagement de verser les paiements et que les documents bancaires montrent que les paiements ont été faits. L’ICAN estime qu’aucune facture n’est nécessaire.

 

[22]   L’avis d’opposition fait également état de paiements versés à « English Lake Group ». L’ARC soutient, selon l’avis d’opposition, qu’elle n’est pas en mesure de vérifier que des paiements ont été faits à English Lake Group pour des services de reproduction liés au didacticiel. L’ARC avait demandé une liste des date, numéro de série et nom de chaque unité du didacticiel ayant été distribuée. L’ICAN avance qu’il a fourni des doubles des lettres de transport ainsi que les numéros de licence de chacun des exemplaires du didacticiel et que le personnel croyait qu’il s’agissait là de tous les renseignements demandés. Or, selon l’ICAN, l’ARC voulait en réalité obtenir les doubles des factures de English Lake Group. Une fois que cette précision lui a été donnée, l’ICAN a informé l’ARC, le 13 novembre 2007, que des doubles des factures de English Lake Group étaient disponibles; l’ARC n’a jamais donné suite à l’offre de l’ICAN.

 

[23]   On fait également mention, dans l’avis de suspension, d’une distribution de licences d’utilisation de logiciels : l’ARC se plaint du fait que la preuve est insuffisante pour établir la distribution de licences d’utilisation de logiciels parce que l’ICAN ne consigne pas les nom, adresse et autres renseignements relatifs à l’utilisateur final. Plus précisément, l’ARC prétend qu’il n’y a aucune preuve documentaire permettant d’étayer le fait que l’ICAN a réellement eu recours aux licences d’utilisation de logiciels dans le cadre de programmes caritatifs. L’ICAN se plaint à son tour que l’obtention de ces renseignements personnels auprès des personnes bénéficiaires d’une aide de bienfaisance, en particulier les prisonniers, constituerait une atteinte à la vie privée. De plus, selon l’ICAN, ce n’est que dans l’avis de suspension que l’ARC lui a demandé de lui fournir des rapports de ses affiliés concernant le didacticiel utilisé et confirmant que le didacticiel était utilisé par un particulier.

 

L’affidavit de M. Penney

 

[24]   Dans son affidavit, M. Penney confirme l’exactitude des renseignements relatifs aux activités caritatives contenus dans l’affidavit de Mme French et il ajoute certains autres préjudices que subiront l’ICAN [TRADUCTION] « et les Canadiens qu’il aide » si la suspension n’est pas reportée. Il donne des précisions sur certains des programmes qui seraient touchés par la suspension : Youth at Risk (un programme pour jeunes à risque), un programme pour aider les Premières nations inuit (sic), un programme de licences d'utilisation du didacticiel, un programme de formation professionnelle, le programme des bibliothèques du canton de Brock et le programme de boîtes alimentaires.

 

[25]   M. Penney mentionne que le programme Youth at Risk se déroule à Toronto; il comprend un programme de « garde parascolaire », qui a pour objet d’inciter les jeunes à risque à retourner à l’école et à suivre des programmes éducatifs que l’ICAN est en mesure d’offrir. Ces programmes ont débuté en 2005 et sont offerts dans 13 quartiers de Toronto. Le matériel utilisé dans le cadre du programme comprend le didacticiel éducatif que l’ICAN reçoit à titre de dons. Les jeunes qui participent aux programmes de garde parascolaire ont des mentors qui les aident à faire leurs devoirs et qui leur enseignent la musique, la danse et l’artisanat.

 

[26]   Selon M. Penney, l’ICAN intervient également dans le processus visant à aider les Premières nations inuit (sic) au Nunavut et à établir des centres éducatifs à cinq endroits dans ce territoire. Les particuliers participant à ces activités sont aussi initialement formés grâce aux licences d’utilisation du didacticiel que l’ICAN reçoit à titre de dons. Les particuliers sont formés à l’aide du didacticiel pour pouvoir eux‑mêmes former d’autres personnes qui, à leur tour, formeront d’autres Inuits, toujours au moyen du didacticiel de l’ICAN.

 

[27]   M. Penney affirme en outre que l’ICAN et d’importantes personnes morales ont entrepris des négociations visant à établir un centre éducatif où certaines licences d’utilisation du didacticiel que l’ICAN a reçues à titre de dons serviraient à enseigner aux particuliers des compétences professionnelles auprès de ces personnes morales. M. Penney a ajouté que les négociations avec ces dernières sont sur le point de se terminer et que l’ICAN s’attend à ce que des contrats soient conclus d’ici peu pour permettre de réaliser ce programme en janvier 2008. L’ICAN craint que la suspension de son pouvoir de délivrer des reçus n’incite les personnes morales concernées à ne pas poursuivre le programme. M. Penney estime que le préjudice causé au Canada se chiffrerait à 250 000 000 $ et que celui causé aux particuliers serait également appréciable.

 

[28]   M. Penney prétend que l’ICAN avait en outre prévu d’ouvrir 120 nouveaux centres d’apprentissage dans les 60 jours suivant la date où il a signé son affidavit, soit le 30 novembre 2007, dans des endroits tels que des réserves des Premières nations, tous les centres de la John Howard Society et de la Société Elizabeth Fry, le centre éducatif de la côte Est de l’Armée du Salut, le Cornerstone Family Resource Centre et les bibliothèques locales. Selon les affirmations de M. Penney, l’ICAN croit qu’il cessera de recevoir le didacticiel en don et qu’il ne pourra pas ouvrir ces centres d’apprentissage.

 

[29]   M. Penney a ajouté que l’ICAN avait également travaillé avec les bibliothèques du canton de Brock pour constituer un modèle qui [TRADUCTION] « donne à la bibliothèque les moyens de poursuivre la promotion du plaisir de lire et des éléments essentiels de l’alphabétisme », compte tenu du contexte actuel où les bibliothèques sont confrontées à la fois à des coûts croissants et à une diminution des subventions gouvernementales et des dons. L’ICAN offre aux bibliothèques des licences d’utilisation du didacticiel, du cybermentorat et du soutien en matière de marché. D’après M. Penney, la bibliothèque était en mesure de fournir gratuitement à son personnel des connaissances informatiques.

 

[30]   L’ICAN a en outre élaboré un concept permettant à la bibliothèque de solliciter de relativement petits dons de sorte que les membres dans le besoin de la collectivité puissent recourir aux licences d’utilisation du didacticiel pour l’apprentissage de compétences professionnelles.

 

[31]   À l’instar de Mme French, M. Penney a fait mention de sociétés donatrices qui fournissaient des produits alimentaires à l’ICAN pour que celui‑ci les distribue à des banques alimentaires.

 

[32]   M. Penney a fourni les précisions suivantes sur les licences d’utilisation du didacticiel données à l’ICAN en vue de leur distribution et sur la façon dont on en tire parti :

 

[TRADUCTION]

 

12.       Les licences d’utilisation du didacticiel que l’ICAN reçoit à titre de dons permettent aux usagers d’avoir accès à environ 190 cours d’informatique sur différents sujets : dactylographie de base; formation visant le traitement de texte, la comptabilité (Quicken, Quick Books) et la suite logiciel complète de Microsoft (Windows, Word, Excel, Access, Powerpoint, Office); formation visant l’acquisition d’une compétence avancée en matière d’emploi, comme le certificat informatique et Internet [internet core computing certification] (« CI3 »), un certificat en génie Microsoft, un certificat A+ (programmation Microsoft) ou un certificat en blogage; formation visant l’acquisition de compétences générales, comme l’établissement de budgets, les stratégies de communication en matière d’emploi et la rédaction commerciale; aide aux étudiants, de l’école maternelle jusqu’au secondaire V, en mathématique, en anglais et en science; et bien d’autres.

 

13.       L’ICAN obtient des licences d’utilisation du didacticiel à titre de dons de la part de donateurs et elle délivre à chacun de ces derniers un reçu pour la valeur de ces licences. Les reçus sont délivrés conformément aux règlements applicables; ils comprennent un double de l’acte de donation ainsi qu’une annexe précisant la juste valeur marchande de la licence établie par un évaluateur compétent. Les licences d’utilisation du didacticiel sont ensuite incorporées à divers programmes de formation que l’ICAN exécute directement, comme le Broadview Skills and Training Centre, les programmes de garde parascolaire et les centres éducatifs, ou qui sont utilisés dans le cadre d’autres programmes éducatifs ou d’apprentissage de compétences professionnelles réalisés par un certain nombre de ses 367 affiliés.

 

14.       L’ICAN obtenait des évaluations de spécialistes pour étayer la somme inscrite sur les reçus de dons de bienfaisance qui étaient délivrés.

 

15.       Outre ces évaluations, il importe de signaler que les licences d’utilisation du didacticiel dont se sert l’ICAN dans le cadre de ses programmes peuvent être achetées sur Internet à des prix de détail supérieurs à la valeur que l’ICAN s’est fait conseiller d’utiliser dans les reçus délivrés relativement aux dons de bienfaisance.

 

Le préjudice irréparable au demandeur

 

[33]   Mme French et M. Penney ont tous deux déclaré que, si le pouvoir de délivrer des reçus de l’ICAN n’est pas rétabli, l’organisme et ses agences membres subiront un préjudice irréparable et ne seront plus en mesure de poursuivre leurs programmes ni de terminer les programmes qu’ils venaient d’entreprendre ou qu’ils s’étaient engagés à entreprendre à compter du 28 novembre 2007 et pendant 2008. La nourriture ne sera pas distribuée, les programmes proposés de distribution de nourriture devront être annulés, les programmes de formation destinés aux travailleurs sans emploi prendront fin et l’existence des programmes de garde parascolaire serait compromise. L’ICAN pourrait être dans l’obligation de renvoyer certains de ses employés.

 

La thèse de l’intimée

 

[34]   Naturellement, l’ARC conteste la demande présentée par l’ICAN.

 

[35]   L’intimée fait valoir que la sanction imposée par le ministre en application du paragraphe 188.2(2) de la Loi est justifiée. Le demandeur n’a soumis aucune question sérieuse à l’examen de la Cour et ne s’est pas acquitté de son fardeau d’établir qu’il subira un préjudice irréparable ou grave si le report n’est pas accordé. La prépondérance des inconvénients joue indéniablement en faveur de l’intimée.

 

[36]   L’intimée soutient que les faits suivants étayent sa thèse :

 

[TRADUCTION]

 

1)         Le demandeur a omis de fournir à l’ARC des documents permettant d’expliquer, d’étayer ou de justifier les paiements et les dépenses effectués pendant l’exercice 2005, notamment la somme de 26 372 685 $ au titre de paiements visant des collectes de fonds et la somme de 244 343 422 $ au titre de dépenses liées à un programme caritatif.

 

2)         Le demandeur a sérieusement contrevenu aux dispositions de la Loi en ce qui touche ses obligations de tenir des livres comptables et, en particulier, aux paragraphes 230(2), 231.1(1) et 231.2(1) de la Loi.

 

3)         La somme que le demandeur a omis de prendre en compte et de justifier au moyen de livres comptables appropriés est importante.

 

4)         Le demandeur participe à des abris fiscaux qui ont fait en sorte que ses activités ont donné lieu à un revenu total déclaré qui est passé de 528 000 $ en 2001 à 314 000 000 $ en 2005.

 

5)         Le demandeur n’a pas établi s’il a réellement reçu la plupart des biens pour lesquels il a délivré des reçus.

 

[...]

 

7)         Le demandeur a consenti à délivrer des reçus de dons relativement à des opérations qui ne peuvent être assimilées à des dons et il a délivré des reçus de dons pour une somme supérieure à la valeur réelle des biens donnés.

 

L’affidavit de Mme Brant

 

[37]   Dans son affidavit, Mme Brant avance qu’elle a procédé à une vérification des opérations de l’ICAN pour les exercices 2001 à 2006. Par suite de la participation de l’ICAN à des abris fiscaux, les activités de cet organisme ont permis de réaliser un revenu total déclaré qui est passé de 528 000 $ en 2001 à 314 000 000 $ en 2005. Mme Brant signale que, selon le grand livre général de l’ICAN pour 2006 et la base de données de l’ARC relative aux organismes de bienfaisance enregistrés au Canada, l’ICAN se trouve maintenant au premier rang au Canada pour ce qui est de la valeur des reçus de dons délivrés en 2006. Le grand livre général de l’ICAN relatif à 2006 montre que l’organisme a délivré des reçus de dons totalisant environ 464 000 000 $. En comparaison, Mme Brant affirme que Centraide du Grand Toronto a délivré des reçus de dons pour fins fiscales de 95 513 617 $ en 2006. Cette année‑là, Centraide du Grand Toronto employait un personnel occupant 165 postes à plein temps et 43 postes à temps partiel. La plus grande partie du revenu du demandeur découle de sa participation à l’abri fiscal Global Group. En 2005, environ 12 177 donateurs ont participé à l’abri fiscal, ce qui a donné lieu à des dons d’environ 248 000 000 $ au titre du didacticiel, somme pour laquelle le demandeur a délivré des reçus officiels de dons. En 2006, environ 22 674 donateurs ont participé, ce qui s’est traduit par une somme d’environ 464 000 000 $ donnée au titre du didacticiel et pour laquelle des reçus ont été délivrés. Mme Brant a précisé qu’un didacticiel consistait en une licence ponctuelle d’utilisation d’une application logicielle, que celle‑ci soit ou non présentée sous forme de CD.

 

[38]   Voici comment Mme Brant a décrit l’abri fiscal Global Learning :

 

[TRADUCTION]

 

Les donateurs participant à l’abri fiscal Global Learning Gifting Initiative font une donation en espèces à un organisme de bienfaisance appelé Millennium Charitable Foundation (« Millennium »). Ils demandent ensuite au Global Learning Trust de devenir bénéficiaire de la fiducie afin de recevoir un didacticiel gratuit. Pour pouvoir devenir bénéficiaires, ils doivent avoir fait un don de bienfaisance au cours des deux années précédentes. Le donateur reçoit le didacticiel de la fiducie et il peut choisir de le donner au demandeur pour sa juste valeur marchande. Habituellement, la valeur du didacticiel donné au demandeur est évaluée à trois fois le don en espèces remis à Millennium.

 

[39]   Mme Brant ajoute que le revenu et les débours du demandeur consistent principalement en des dons en nature; l’ARC conteste l’évaluation et l’existence des dons. L’ARC se demande en outre si le demandeur a réellement reçu la plupart des biens pour lesquels il a délivré des reçus de dons.

 

[40]   Au cours de la vérification relative à l’ICAN, Mme Brant a constaté que ce dernier ne poursuivait pas des activités compatibles avec ses objets enregistrés. Plus précisément, elle a tiré les conclusions suivantes :

 

[TRADUCTION]

 

a)      Le demandeur n’a fourni qu’un minimum de renseignements sur la direction des centres informatiques communautaires.

 

b)      Le demandeur ne poursuit aucune activité visant à soulager la pauvreté dans les pays en développement.

 

c)      Le demandeur n’élabore pas de programmes de formation ou de programmes éducatifs à l’intention des indigents.

 

d)      Bien qu’il ait déclaré dans ses déclarations de renseignements qu’il fournissait des services de consultation et d’autres services analogues à des refuges, à des organismes de bienfaisance et à des organismes sans but lucratif, le demandeur n’a pas réellement fourni de services de consultation à ces entités.

 

e)      Même s’il a déclaré qu’il dirige plus de 50 centres informatiques communautaires dans tout le Canada, le demandeur n’a donné à l’ARC que peu ou pas de détails permettant d’établir qu’il dirige ou fait réellement fonctionner les centres ou que les services offerts, le cas échéant, s’adressent uniquement aux indigents.

 

f)      Quant aux activités dont nous avons pu confirmer l’existence, les renseignements fournis étaient totalement incompatibles avec l’importance des activités déclarée : soutien à 367 agences membres, direction de 50 centres informatiques communautaires, dépenses de 244 000 000 $ en 2005 et fourniture de plus de 20 000 000 repas. Les renseignements communiqués par le demandeur ne permettent pas d’étayer ce grand nombre d’activités.

 

[41]   L’ARC estime que l’ICAN est plus intéressé à participer à des ententes visant des abris fiscaux qu’à remplir sa mission caritative. Par exemple, en 2005 et en 2006, le demandeur a inscrit dans ses livres qu’il avait reçu plus de 797 000 000 $ en espèces et en biens grâce à sa participation à des abris fiscaux, ce qui constitue 90 pour 100 de son revenu déclaré. Il s’agit d’un revenu découlant de son revenu tiré à la fois des abris fiscaux et des dons de bienfaisance non visés par un abri fiscal. La déclaration de renseignements de l’ICAN relative à 2006 n’a pas encore été produite.

 

[42]   Mme Brant déplore que le moins de documents possibles ont été fournis pour étayer l’allégation de l’ICAN selon laquelle le logiciel qu’il affirme avoir reçu est expédié aux centres informatiques pour être utilisé par des indigents. L’ICAN a déclaré avoir engagé au titre du programme plus de 300 000 000 $ en dépenses liées au transfert ou à la distribution du didacticiel pendant les années 2003 à 2005. Or, aucun document constatant le transfert et la distribution, ou montrant à qui le didacticiel aurait pu être distribué et à quelles fins, n’a été produit. Mme Brant avance que l’ICAN fait très peu d’efforts, si tant est qu’il en fasse, pour vérifier la valeur des dons déclarés par les promoteurs des abris fiscaux. Elle affirme que la vérification incite fortement à penser que l’ICAN a consenti à délivrer des reçus de dons relativement à des opérations qui ne peuvent être assimilées à des dons et qu’il a délivré des reçus de dons pour une valeur supérieure à la valeur réelle des biens donnés.

 

[43]   Au sujet de cette allégation voulant que l’ICAN ait délivré des reçus de dons pour une somme qui excède la valeur réelle des biens donnés, Mme Brant fait état du lien qui existe entre l’ICAN et le DGD Donation Program (« DGD »). Dans le cadre de ce programme, l’ICAN a délivré en 2003 des reçus officiels de dons gonflés pour des articles Tupperware achetés de DGD par les donateurs. La vérification de Mme Brant a révélé que, en 2003, l’ICAN a délivré des reçus de dons s’élevant à 726 199 $ pour des contenants en plastique achetés de DGD pour la somme de 135 968 $. DGD avait initialement acheté ces contenants pour la somme de 25 000 $ plus la TPS en décembre 2003. Des doubles de factures établies par DGD relativement à des contenants en plastique pour les sommes de 2 675 $ et de 2 000 $ ainsi que des reçus officiels de dons s’élevant à 13 684 $ et à 10 312 $, respectivement, délivrés par le demandeur aux deux mêmes particuliers le même jour sont joints à l’affidavit de Mme Brant. Tous les donateurs auxquels on a remis de tels reçus et que l’ARC a réussi à identifier ont fait l’objet d’une vérification et d’une nouvelle cotisation visant à réduire le montant du crédit demandé.

 

[44]   Par l’intermédiaire de Mme Brant, l’ARC allègue que l’ICAN a délivré des reçus de dons de bienfaisance relativement à des biens ou à des services qu’il n’a pas obtenus. À titre d’exemple, elle mentionne que, pendant son exercice 2004, l’ICAN a délivré des reçus de dons relatifs à des certificats de tomographie par émission de positons (TEP) qui totalisent 1 200 000 $. Ces certificats permettent à leurs détenteurs de bénéficier de ce diagnostic médical à une clinique donnée. En échange d’un don de 35 $, les donateurs recevaient un certificat de TEP évalué à 1 000 $, somme qui était ensuite réputée avoir été donnée à l’ICAN en échange de reçus de dons à la fois pour les honoraires de 35 $ et pour la valeur réputée du certificat, soit 1 000 $. Mme Brant avance que l’ICAN a omis de fournir à l’ARC des documents relatifs à la clinique qui a délivré les certificats de TEP, des précisions sur les critères utilisés pour déterminer l’admissibilité des bénéficiaires ou des éléments permettant de savoir si les certificats ont vraiment été reçus par le demandeur ou s’ils étaient sous son contrôle.

 

[45]   Mme Brant a examiné le contrat du 19 novembre 2004 conclu entre l’ICAN et Global Group. Son analyse des reçus délivrés pour les dons en nature, la quantité de dons reçus de la Millennium Charitable Foundation et la somme déclarée par le demandeur au titre des honoraires de collecte de fonds l’incitent à conclure que, pendant les exercices 2004, 2005 et 2006, l’ICAN n’a pas payé à Global Group les sommes prévues dans le contrat. L’ICAN a plutôt remis à Global Group 90 pour 100 des dons en espèces qu’il a reçus de Millennium au cours de ses exercices 2004 et 2005, et 80 pour 100 des dons reçus en 2006.

 

[46]   Selon Mme Brant, l’ICAN n’a fourni à l’ARC aucun document susceptible d’étayer les paiements faits à Global Group au titre des collectes de fonds et il s’est contenté d’alléguer qu’un contrat avait été signé et que des paiements avaient été versés dans le cadre du contrat. Le 12 juillet 2006, l’ARC a demandé par écrit à l’ICAN de lui remettre les livres et registres concernant Global Learning pour 2005 et 2006. Un vérificateur de l’ARC a examiné les livres et registres fournis par l’ICAN le 27 septembre ainsi que les 2, 12 et 15 octobre 2007. On a subséquemment informé le demandeur qu’il avait omis de fournir des pièces justificatives pour les frais de collecte de fonds de 26 372 685 $ payés à Global Group. Mme Brant a donc conclu que l’ICAN a fait défaut de remettre à l’ARC les documents nécessaires pour expliquer, étayer ou justifier les dépenses et les paiements effectués au cours de son exercice 2005, y compris les paiements de 26 372 685 $ au titre des collectes de fonds.

 

[47]   Toujours en 2005, l’ICAN a déclaré avoir délivré des reçus totalisant 248 037 041 $ pour des dons de licences visant le didacticiel. Le demandeur demande en outre la déduction des débours de 244 343 422 $ au titre de la distribution de ce bien à d’autres organismes. Selon Mme Brant, l’ICAN n’a pas présenté de documents permettant d’étayer son allégation voulant qu’il ait reçu le logiciel, que celui‑ci ait été expédié et qu’il ait été utilisé dans le cadre de programmes caritatifs ou qu’il n'ait même jamais été utilisé. Elle prétend que l’ICAN a également omis de fournir à l’ARC une liste des licences distribuées aux centres, une liste des licences converties en CD ou le nombre de CD distribués. Elle ajoute que l’ARC a de nombreuses fois demandé à l’ICAN de lui donner accès à ses livres et registres conformément aux dispositions de l’article 231.1 de la Loi. Plus précisément, on a demandé à l’ICAN de fournir des documents relatifs à Global Learning Gifting Initiative pour 2005 et 2006, et à la somme de 26 372 685 $ engagée au titre des frais de collecte de fonds payés à Global Group en 2005.

 

[48]   L’ARC avance qu’en omettant de lui fournir les documents mentionnés dans les paragraphes ci‑dessus, l’ICAN a sérieusement contrevenu aux dispositions de la Loi en ce qui touche ses obligations de tenir des livres comptables appropriés. Outre qu’il empêche le ministre de décider si le demandeur poursuit des activités caritatives, ce manquement suscite des inquiétudes du fait que des débours totalisant des centaines de millions de dollars ne sont pas comptabilisés de façon appropriée. L’ARC prétend que cette contravention justifie la délivrance d’un avis de suspension.

 

[49]   L’ARC laisse entendre que l’ICAN ne subira aucun préjudice irréparable si sa demande est refusée et que le supposé préjudice qui serait causé à des tiers organismes de bienfaisance est non corroboré et conjectural. D’après l’ARC, la preuve montre que le demandeur a les moyens d’exécuter la plupart de ses programmes, ce qu’il peut d’ailleurs faire à très faible coût. La Couronne affirme que, selon la prépondérance des inconvénients, la preuve joue en faveur de l’intimée puisque le fait d’accueillir la demande du demandeur se traduirait par des contraintes sur le plan de l’action gouvernementale et par une atteinte à la confiance du public à l’égard du rôle de surveillance qu’assument les autorités gouvernementales dans le secteur des organismes de bienfaisance enregistrés. L’intérêt public joue également en faveur du rejet de la demande puisque les pratiques en matière de délivrance de reçus suivies par le demandeur sont à l’origine de dizaines de milliers de vérifications effectuées auprès de contribuables ayant participé au programme d’abri fiscal auquel l’ICAN est associé.

 

[50]   Pour étayer la thèse de l’intimée voulant que la prépondérance des inconvénients favorise cette dernière, Mme Brant invoque le grand livre général de l’ICAN dans lequel sont consignés, au 31 décembre 2006, des stocks multimédias se chiffrant à 575 633 643 $. Ces stocks comprennent le didacticiel. Un double du grand livre général du demandeur visant l’exercice 2006 est joint à l’affidavit de Mme Brant. Cette dernière précise que les grands livres généraux de l’ICAN pour les exercices 2003 à 2006 révèlent que, pendant toute cette période, l’organisme n’a pas payé plus de 10 345 $ environ en frais d’affranchissement et de livraison. Elle ajoute que, pour certaines années, ces frais étaient nuls. L’ICAN a payé 251 000 $ en frais de réplication en 2005. Aucuns frais n’ont été engagés à ce titre pendant les autres années.

 

[51]   Mme Brant mentionne que la Division de l’évitement fiscal de l’ARC lui a fait savoir, et elle croit sincèrement, que les donateurs ayant participé à l’abri fiscal Global Group et ayant obtenu des reçus de dons du demandeur en 2004 ont fait l’objet d’une vérification et que des lettres de proposition en vue d’une nouvelle cotisation ont été envoyées à la plupart, voire à chacune, de ces personnes. La Division de l’évitement fiscal a également informé Mme Brant que l’ARC se préparait à effectuer une vérification auprès des 12 177 donateurs ayant participé au programme en 2005 et des 22 674 donateurs y ayant participé en 2006. L’ARC entend refuser la totalité du montant du don.

 

[52]   Global Group fait toujours la promotion de l’abri fiscal. Mme Brant affirme que les probabilités que les donateurs de l’ICAN fassent l’objet d’une vérification et d’une nouvelle cotisation sont extrêmement élevées, compte tenu des pratiques habituelles de l’ARC en ce qui concerne le programme d’abri fiscal Global Group. Elle prétend que les éventuels donateurs ayant participé au programme au cours de l’année d’imposition 2007 feront très vraisemblablement l’objet d’une vérification et d’une nouvelle cotisation.

 

[53]   Mme Brant craint que le report de la suspension ne cause un préjudice grave à l’ARC puisqu’il empêcherait cette dernière de veiller efficacement au respect de la Loi et à la protection des fonds des organismes de bienfaisance. L’ARC estime que le report de la suspension visant le demandeur minerait l’application, la portée et l’effet du paragraphe 188.2(2) et qu’il restreindrait l’action gouvernementale dans des affaires sérieuses, comme celle en l’espèce où on ne peut expliquer ni rendre compte de façon appropriée de la gestion de fonds de bienfaisance excédant 270 696 107 $.

 

[54]   Enfin, selon l’ARC, il serait injuste et inéquitable d’accorder le redressement réclamé par le demandeur puisqu’il n’a pas établi que la situation actuelle découle de circonstances indépendantes de sa volonté ou qu’il a été victime d’une quelconque injustice.

 

[55]   Il ne m’appartient pas de décider si l’ICAN a poursuivi des activités susceptibles de mener à la révocation de sa qualité d’organisme de bienfaisance enregistré. Je dois plutôt me demander si, à la lumière de la preuve par affidavit dont je suis saisi, il serait juste et équitable de ma part de faire droit à la demande de report. Cependant, il ressort sans équivoque de la preuve présentée par les deux parties que les activités de l’ICAN ont certainement incité l’ARC à obtenir accès aux documents et livres comptables de l’ICAN. Les revenus et les débours en cause sont assez importants. La Loi oblige l’ICAN à tenir des registres et des livres comptables qui permettent au ministre, notamment, de déterminer si les revenus et la délivrance de reçus, et si les débours, sont conformes aux exigences de la Loi applicables à un organisme de bienfaisance, et si l’ICAN a ou non contrevenu à l’article 149.1 ou à toute autre disposition de la Loi. Les documents auxquels l’ARC a le droit d'avoir accès comprennent les factures, les reçus, les pièces justificatives, les rapports d’évaluation, c’est‑à‑dire tous les documents qui permettent à l’ARC de confirmer que les revenus et les débours de l’organisme de bienfaisance sont comptabilisés de façon appropriée.

 

[56]   En l’espèce, l’ARC prétend qu’elle n’a pas été en mesure – ou qu’on ne lui a pas permis – de procéder à un examen suffisant des registres et des livres comptables de l’ICAN, et le ministre a donc suspendu le pouvoir de ce dernier de délivrer des reçus de dons pour une période d’un an.

 

La règle de droit applicable : le critère en trois étapes

 

[57]   Dans l’arrêt RJR-MacDonald, la Cour suprême du Canada a confirmé le critère en trois étapes applicable aux demandes d’injonction interlocutoire et de suspension tant en droit privé que dans les affaires relevant de la Charte[8].

 

i) La question sérieuse à trancher

 

[58]   Dans l’arrêt RJR-MacDonald, la Cour suprême du Canada pose la question suivante :

 

Quels sont les indicateurs d’une « question sérieuse à juger »? Il n’existe pas d’exigences particulières à remplir pour satisfaire à ce critère. Les exigences minimales ne sont pas élevées. Le juge saisi de la requête doit faire un examen préliminaire du fond de l’affaire. [...]

 

Une fois convaincu qu’une réclamation n’est ni futile ni vexatoire, le juge de la requête devrait examiner les deuxième et troisième critères, même s’il est d’avis que le demandeur sera probablement débouté au procès. Il n’est en général ni nécessaire ni souhaitable de faire un examen prolongé du fond de l’affaire.[9]

 

[59]   L’ARC s’oppose à la demande présentée par l’ICAN notamment parce que ce dernier n’a pas soulevé de question sérieuse à trancher. L’avocat de l’intimée affirme que, dans une lettre adressée à l’ARC le 5 novembre 2007, l’ICAN a reconnu qu’il n’avait pas établi de factures ni consigné de calculs détaillés permettant d’étayer la somme de 26 372 685 $ engagée au titre d’honoraires de collecte de fonds. Il aurait en outre reconnu qu’il ne tient pas de registre relatif aux bénéficiaires ou à l’utilisation de la somme de 244 343 422 $, reçue au titre du didacticiel, qu’il soutient avoir distribuée en 2005. Enfin, la vérification faite par l’ARC à l’endroit de l’ICAN soulève la question de savoir si ce dernier a reçu des dons équivalant à la valeur consignée comme montant des reçus délivrés.

 

[60]   L’ICAN a répondu qu’il tenait des livres et délivrait des reçus de façon appropriée sur le fondement de [TRADUCTION] « sa compréhension » des exigences fixées par l’ARC et des conseils obtenus de ses conseillers.

 

[61]   Le pouvoir de délivrer des reçus à des donateurs aux fins de l’impôt sur le revenu est fondamental pour un organisme de bienfaisance. Empêcher l’ICAN de délivrer des reçus pendant une année aura probablement une incidence sur ses activités. Par ailleurs, même l’organisme de bienfaisance qui poursuit les activités les plus altruistes et humanitaires est assujetti aux exigences de la Loi relatives à la tenue de registres et de livres appropriés et à l’obligation de permettre à l’ARC d’examiner ces documents afin de veiller à ce que ces activités soient exercées de façon appropriée et dans les limites de la Loi. La qualité, la quantité ou la nature des activités caritatives d’un organisme de bienfaisance ne permet pas d’écarter les exigences de la Loi. La qualité d’organisme de bienfaisance enregistré est conditionnelle à ce que celui‑ci respecte les exigences prévues par le texte législatif qui lui confère cette qualité.

 

[62]   Je suis disposé à conclure qu’il existe une question sérieuse à trancher. L’ICAN doit toutefois me convaincre – dans l’hypothèse où le ministre aurait à juste titre estimé que les livres comptables et les registres n’étaient pas disponibles pour permettre à ses fonctionnaires d’appliquer la Loi, ou que l’accès à ces documents a été refusé à ces derniers – qu’il subira un préjudice irréparable si la suspension se poursuit, d’une part, et que le préjudice auquel la Couronne sera exposée si la suspension est reportée est moins grand que le préjudice que pourrait subir l’ICAN si la suspension n’est pas reportée.

 

ii) Le préjudice irréparable

 

[63]   Le critère relatif au préjudice irréparable est énoncé comme suit dans l’arrêt RJR‑MacDonald :

 

À la présente étape, la seule question est de savoir si le refus du redressement pourrait être si défavorable à l’intérêt du requérant que le préjudice ne pourrait pas faire l’objet d’une réparation, en cas de divergence entre la décision sur le fond et l’issue de la demande interlocutoire.

 

Le terme « irréparable » a trait à la nature du préjudice subi plutôt qu’à son étendue. C’est un préjudice qui ne peut être quantifié du point de vue monétaire ou un préjudice auquel il ne peut être remédié, en général parce qu’une partie ne peut être dédommagée par l’autre. Des exemples du premier type sont le cas où la décision du tribunal aura pour effet de faire perdre à une partie son entreprise; le cas où une partie peut subir une perte commerciale permanente ou un préjudice irrémédiable à sa réputation commerciale; ou encore le cas où une partie peut subir une perte permanente de ressources naturelles lorsqu’une activité contestée n’est pas interdite. Le fait qu’une partie soit impécunieuse n’entraîne pas automatiquement l’acceptation de la requête de l’autre partie qui ne sera pas en mesure de percevoir ultérieurement des dommages‑intérêts, mais ce peut être une considération pertinente.[10]

[Références omises.]

 

[64]   Il incombe au demandeur d’établir l’existence d’un préjudice irréparable. Dans l’arrêt Eli Lilly and Co. v. Novopharm Ltd.[11], la Cour d’appel fédérale a tenu les propos suivants :

 

Il est bien établi en droit au sein de la présente Cour que le demandeur qui cherche à obtenir une injonction interlocutoire doit établir au moyen de preuves claires qu’il, par opposition à une autre personne ou partie, subira un préjudice irréparable.

 

[65]   Dans l’arrêt RJR-MacDonald, la Cour suprême du Canada a déclaré qu’il faut se demander :

 

[...] si le refus du redressement pourrait être si défavorable à l’intérêt du requérant que le préjudice ne pourrait pas faire l’objet d’une réparation, en cas de divergence entre la décision sur le fond et l’issue de la demande interlocutoire.

[Non souligné dans l’original.]

 

[66]   L’avocate du demandeur a allégué que je dois uniquement examiner les effets d’un report de la suspension sur les parties à l’instance devant moi. Elle a affirmé que je n’ai pas à me préoccuper du préjudice causé aux contribuables; je dois seulement me préoccuper de l’ARC puisque la présente demande ne relève pas de la Constitution ou de la Charte. Les affidavits de Carole French et de David Penney insistent sur le préjudice irréparable pour les tiers, les agences membres de l’ICAN et leurs éventuels bénéficiaires, qui pèse sur l’ICAN. Les éventuels donateurs de l’ICAN ainsi que les contribuables seront touchés par ma décision et leurs intérêts doivent être pris en considération. Si l’ICAN est aussi important pour ces tiers que le soutiennent Mme French et M. Penney, il ne fait alors aucun doute que ma décision aura une incidence sur ces tiers.

 

[67]   Malheureusement, le demandeur n’a produit aucune preuve, émanant de ses agences membres, qui fait état de la façon dont ces dernières seraient touchées par la suspension du pouvoir de délivrance de reçus. Aucune pièce d’un tiers n’a été jointe à l’un ou l’autre des affidavits pour corroborer le fait qu’un tiers quelconque serait touché d’une manière aussi défavorable et aussi sensible que ne le décrivent Mme French ou M. Penney. Par exemple, je ne sais pas dans quelle mesure les activités d’une quelconque agence dépendent de l’ICAN. La contribution de l’ICAN à une agence est‑elle modeste ou importante? Quelle proportion du revenu de l’agence provient de l’ICAN? En d’autres termes, quelle est l’importance de la contribution de l’ICAN pour une agence donnée? L’ICAN ne s’est pas acquitté du fardeau qui lui incombait de prouver qu’il subirait un préjudice irréparable.

 

[68]   Le fait que le demandeur puisse se trouver dans l’obligation de mettre des employés à pied dans l’éventualité où la suspension se poursuivrait peut difficilement être qualifié de préjudice irréparable pour le demandeur, même si cela devait certainement causer un préjudice aux employés touchés.

 

[69]   Par ailleurs, les précisions données par Mme Brant quant aux revenus recueillis par l’ICAN, aux débours versés à Global Group et aux reçus délivrés au titre des certificats de TEP sont préoccupantes. J’attire l’attention sur l’assertion de Mme Brant suivant laquelle les reçus délivrés pour les dons visant le didacticiel s’élevaient à trois fois la valeur des dons initiaux des donateurs. L’ICAN avance que des spécialistes ont évalué les dons qui lui ont été faits, mais aucune évaluation n’est jointe à titre de pièces aux affidavits de Mme French ou de M. Penney. Ces évaluations auraient normalement dû se trouver parmi les documents de l’ICAN et être facilement disponibles. Je signale en outre que Mme Brant a fait état de plus de 30 000 contribuables qui auraient fait des dons à l’ICAN et dont les déclarations de revenus ont été vérifiées ou sont en voie de l’être. L’intérêt public constitue un élément important pour décider de l’opportunité de reporter la suspension.

 

[70]   L’observation de l’ICAN selon laquelle il n’emploie qu’un nombre restreint de travailleurs pour s’occuper de ses bureaux et, je le suppose, pour tenir ses registres et livres comptables me laisse froid. Cela ne justifie pas le fait que les registres soient mal tenus ou absents. Cela montre seulement que la tenue de registres et de livres comptables n’était pas une priorité pour l’ICAN. L’organisme a reçu plus de 500 000 000 $ et pourtant, selon l’ARC, il n’a apparemment pas embauché suffisamment de personnes pour tenir ses registres, ses livres et ses comptes. Le fait qu’on a donné à l’ARC accès à certains registres et livres n’aide en rien l’ICAN. Les livres et les registres doivent constituer un relevé complet de ce qui s’est passé et la preuve dont je suis saisi donne à penser que l’ARC a peut‑être éprouvé quelques difficultés à terminer sa vérification en raison des documents insuffisants ou médiocres.

 

 

iii) La prépondérance des inconvénients

 

[71]   Le troisième critère, qui consiste à se demander qui subira le plus grand préjudice, est énoncé par M. le juge Beetz dans l’arrêt Metropolitan Stores, précité, de la façon suivante : « [il faut] déterminer laquelle des deux parties subira le plus grand préjudice selon que l’on accorde ou refuse une injonction interlocutoire en attendant une décision sur le fond[12] ».

 

[72]   L’avocate du demandeur fait valoir que le préjudice à la confiance du public envers l’ARC ne doit être pris en compte que dans les affaires d’ordre constitutionnel. J’ai déjà abordé ce point. L’examen du préjudice à la confiance du public est opportun en l’espèce précisément parce que c’est la confiance du public dans le rôle de surveillant des organismes de bienfaisance joué par l’ARC qui est en cause. Cet élément a une incidence directe sur l’intimée et doit être pris en considération. On ne peut pas empêcher l’administration publique d’exercer les pouvoirs conférés par la loi qui sont d’intérêt public[13].

 

 

[73]   Dans l’arrêt RJR‑MacDonald, la Cour suprême s’est exprimée en ces termes :

 

         L’arrêt Metropolitan Stores, établit clairement que, dans tous les litiges de nature constitutionnelle, l’intérêt public est un « élément particulier » à considérer dans l’appréciation de la prépondérance des inconvénients, et qui doit recevoir « l’importance qu’il mérite » (à la p. 149). C’est la démarche qui a été correctement suivie par le juge Blair de la Division générale de la Cour de l’Ontario dans l’affaire Ainsley Financial Corp. c. Ontario Securities Commission (1993), 14 O.R. (3d) 280, aux pp. 303 et 304 :

 

[traduction] Une injonction interlocutoire comportant une contestation de la validité constitutionnelle d’une loi ou de l’autorité d’un organisme chargé de l’application de la loi diffère des litiges ordinaires dans lesquels les demandes de redressement opposent des plaideurs privés. Il faut tenir compte des intérêts du public, que l’organisme a comme mandat de protéger, et en faire l’appréciation par rapport à l’intérêt des plaideurs privés[14].

 

[74]   La Cour a donné les précisions suivantes :

 

[...] Dans le cas d’un organisme public, le fardeau d’établir le préjudice irréparable à l’intérêt public est moins exigeant que pour un particulier en raison, en partie, de la nature même de l’organisme public et, en partie, de l’action qu’on veut faire interdire. On pourra presque toujours satisfaire au critère en établissant simplement que l’organisme a le devoir de favoriser ou de protéger l’intérêt public et en indiquant que c’est dans cette sphère de responsabilité que se situent le texte législatif, le règlement ou l’activité contestés. Si l’on a satisfait à ces exigences minimales, le tribunal devrait, dans la plupart des cas, supposer que l’interdiction de l’action causera un préjudice irréparable à l’intérêt public[15].

 

[75]   Le lord juge Browne a tenu les propos suivants lorsqu’il a examiné la question de l’intérêt public dans la décision Smith v. Inner London Education Authority [16] :

 

          [traduction

 

Il [le juge des requêtes] n’a considéré la prépondérance des inconvénients que par rapport aux demandeurs et à l’Office, mais je crois que l’avocat de celui‑ci a raison d’affirmer que, lorsque le défendeur est un organisme public ayant pour tâche de servir le public, on doit examiner la prépondérance des inconvénients sous un angle plus large et tenir compte des intérêts du grand public auquel ces services sont destinés. J’estime qu’il s’agit là d’un exemple des « éléments particuliers » jouant dans la prépondérance des inconvénients, dont fait mention lord Diplock dans l’arrêt American Cyanamid Co. v. Ethicon Ltd.

 

[76]   Bien que l’intimée ne soit pas un organisme de réglementation en tant que tel, la Loi confie à l’ARC la responsabilité de protéger l’intérêt public et de veiller à ce que les organismes de bienfaisance respectent la Loi.

 

[77]   De plus, on ne peut ignorer que la qualité d’organisme de bienfaisance confère à son bénéficiaire un traitement fiscal particulier. Lorsqu’elle veille à ce que les organismes de bienfaisance respectent la Loi, l’ARC agit dans les intérêts du grand public puisqu’elle favorise un certain degré de confiance publique envers le secteur caritatif et protège les éventuels contribuables donateurs.

 

[78]   La prépondérance des inconvénients joue en faveur de l’ARC. Reporter la suspension dans la présente situation reviendrait à entraver la capacité de l’ARC d’appliquer les dispositions de la Loi relatives aux organismes de bienfaisance, de veiller au respect de la Loi et de protéger l’intérêt public. L’ICAN savait depuis un certain temps que l’ARC mettait en doute sa façon de gérer ses livres et registres comptables. Le 29 mai 2007, l’ARC a envoyé une lettre à l’ICAN dans laquelle elle énumérait certains points à l’égard desquels elle soupçonnait l’ICAN de ne pas se conformer à la Loi, y compris les livres et registres. L’ARC a précisé les lacunes qu’elle avait observées dans les livres et registres de l’ICAN. La lettre de suspension du 21 novembre 2007 n’était pas un coup de tonnerre dans un ciel serein. Les administrateurs de l’ICAN savaient, ou auraient dû savoir, que l’organisme avait de sérieux problèmes avec l’ARC. Les affidavits produits au soutien de la demande du demandeur ne me font pas grande impression. Une bonne partie de ces affidavits vise à expliciter l’importance de l’ICAN pour divers organismes qu'il chapeaute et fait penser à une hyperbole. Mme French et M. Penney affirment que l’ICAN a une grande importance pour le fonctionnement de plusieurs organismes et programmes, mais nul représentant de ces organismes ou programmes n’a corroboré l’opinion que se fait l’ICAN de sa propre importance.

 


[79]   Il n’est pas juste ni équitable de faire droit à la demande de report de la suspension du pouvoir du demandeur de délivrer des reçus d’impôt officiels. La demande est rejetée.

 

Signé à Ottawa, Canada, ce 3e jour de janvier 2008.

 

 

« Gerald J. Rip »

Juge en chef adjoint Rip

 

 

Traduction certifiée conforme

ce 30e jour de janvier 2008.

 

 

 

Mario Lagacé, jurilinguiste

 

Note

 

L’article 188.2 de la Loi comporte des dispositions relatives à une suspension temporaire des pouvoirs de délivrer des reçus; il ne présente aucune ressemblance avec les dispositions de l’article 168, lesquelles prévoient la révocation définitive et permanente de l’enregistrement de l’organisme de bienfaisance. Pendant la période d’un an, l’organisme visé par la suspension a la possibilité de mettre ses livres comptables en ordre et de dresser ses registres. S’il réussit à prendre ces mesures dans le délai d’un an, l’organisme de bienfaisance peut ensuite présenter une demande en application de l’article 188.2 et, s’il obtient gain de cause, poursuivre ses activités.

 

Cependant, l’organisme de bienfaisance qui souhaite être réintégré dans son pouvoir de délivrer des reçus visé par la suspension doit attendre relativement longtemps avant que la situation ne soit résolue. La suspension prévue à l’article 188.2 s’étend sur une période maximale d’un an. Le paragraphe 188.2(4) vise uniquement le report d’une partie de la période de suspension. Pour que cette période de suspension soit annulée – dans l’hypothèse où la suspension est confirmée par suite d’une opposition –, il faudrait que l’organisme de bienfaisance introduise un appel. À moins d’inviter le ministre à immédiatement confirmer la suspension – comme le propose l’avocat de l’intimée au titre de l’une des façons d’accélérer le processus –, l’organisme devra attendre au moins 91 jours avant de pouvoir interjeter appel de la suspension à la présente Cour et il devra attendre encore jusqu’à ce qu’une réponse à l’avis d’appel soit produite et que les interrogatoires préalables aient lieu avant que l’appel ne soit entendu. Me Schusheim, avocate du demandeur, a estimé qu’il pourrait s’écouler un délai presque aussi long que l’année de suspension avant qu’il ne soit statué sur l’appel. En outre, si l’organisme de bienfaisance met ses livres et ses registres en ordre, supposons trois mois après la suspension, la période pendant laquelle on peut demander l’annulation de la suspension est encore plus courte, à moins, bien sûr, que l’ARC ne consente à l’annulation.

 

Le législateur pourrait envisager l’adoption d’une procédure sommaire qui permettrait aux organismes de bienfaisance de contester une suspension.

 


RÉFÉRENCE :                                 2008CCI3

 

NO DU DOSSIER DE LA COUR :   2007-4674(IT)APP

 

INTITULÉ DE LA CAUSE :            INTERNATIONAL CHARITY ASSOCIATION NETWORK c. SA MAJESTÉ LA REINE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 10 décembre 2007

 

MOTIFS DU JUGEMENT PAR :     L’honorable Gerald J. Rip, juge en chef adjoint

 

DATE DU JUGEMENT :                 Le 3 janvier 2008

 

COMPARUTIONS :

 

Avocates du demandeur :

Me Evelyn R. Schusheim et

Me Christina Tari

Avocats de l’intimée :

Me Roger Leclaire et Me Justine Malone

 

AVOCAT(E) INSCRIT(E) AU DOSSIER :

 

       Pour le demandeur :

 

                          Nom :                     Evelyn R. Schusheim et Christina Tari

                          Cabinet :                 Cummings Cooper Schusheim Berliner and

                                                          Richler and Tari

 

       Pour l’intimée :                          John H. Sims, c.r.

                                                          Sous-procureur général du Canada

                                                          Ottawa, Canada

 



[1]               La dénomination initiale du demandeur était « Canadian Charity Association of Ontario ». En 2004, cette dénomination a été changée pour « Canadian Charity Association » et, en 2005, pour « International Charity Association Network ». Dans les présents motifs, j’utilise « International Charity Association Network » ou l’acronyme « ICAN ».

 

[2]           Par une lettre datée du 3 décembre 2007, l’Agence du revenu du Canada (« ARC ») a avisé l’ICAN de son intention de révoquer l’enregistrement de ce dernier en application du paragraphe 168(1) de la Loi. Cette mesure pourrait enlever toute portée pratique à la demande du demandeur.

 

[3]           [1987] 1 R.C.S. 110, p. 127 à 129.

[4]           [1975] 1 All E.R. 504. En ce qui concerne le critère en trois étapes, le juge Beetz a estimé que la première étape, parfois désignée comme celle de la « question sérieuse », suffit dans une affaire constitutionnelle où, comme il le mentionne plus loin dans ses motifs, l’intérêt public est pris en considération dans la détermination de la prépondérance des inconvénients. Le juge Beetz s’est abstenu d’exprimer une opinion quelconque sur le caractère suffisant de cette formulation de la « question sérieuse » dans tout autre type d’affaires. Le critère en trois étapes a par la suite été examiné dans l’arrêt RJR-MacDonald Canada (P.G.), plus loin.

[5]           [1994] 1 R.C.S. 311.

[6]           Mme French a joint à son affidavit une pièce énumérant 367 agences membres de l’ICAN (les « agences membres de l’ICAN »). Celles‑ci comprennent des écoles, des églises, des banques alimentaires, des centres informatiques, des refuges et d’autres organismes, y compris des centres récréatifs et des centres communautaires.

[7]           Dans son affidavit, Mme Brant affirme que l’ICAN participe à l’[TRADUCTION] « abri fiscal du Global Learning Gifting (anciennement Global Learning Systems) ». Rien ne permet de savoir si cette entité est une personne morale. Les parties au contrat sont l’ICAN et Global Group. Cependant, l’avis d’opposition, aux paragraphes 19 et 20, mentionne que l’ARC n’était pas en mesure de vérifier les paiements versés dans le cadre du contrat à Global Learning Systems Inc. À nouveau, rien ne permet de savoir si Global Learning Systems Inc. et Global Group constituent une seule et même entité ou si Global Learning Systems Inc. et Global Learning Systems, auxquels renvoie Mme Brant dans son affidavit, sont une seule et même entité. Je suppose que Global Learning Systems Inc. et Global Group constituent la même personne morale, dans la mesure où cela peut être pertinent.

[8]           Précité, p. 347.

[9]           Précité, p. 337 et 338.

[10]          Précité, p. 341.

[11]          (1996), 69 C.P.R. (3d) 455 (CAF).

[12]          Précité, p. 129.

[13]          Procureur général du Canada c. Fishing Vessel Owners' Association of B.C., [1985] 1 C.F. 791, p. 795 (CAF).

[14]          Précité, p. 343.

[15]          Précité, p. 346.

[16]          [1978] 1 All E.R. 411, p. 422.

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