Jugements de la Cour canadienne de l'impôt

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 

 

 

 

Dossier : 2012-2089(IT)I

 

ENTRE :

 

JOANNE VAN BOEKEL,

appelante,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

 

Appel entendu les 8 et 10 avril 2013, à London (Ontario)

 

Devant : L’honorable juge J.M. Woods

 

Comparutions :

 

Pour l’appelante :

L’appelante elle-même

 

Avocat de l’intimée :

Me Paul Klippenstein

 

 

 

JUGEMENT

          La Cour ordonne :

 

a)      l’appel relatif à une détermination de la prestation fiscale pour enfants en vertu des lois de l’Ontario est annulé;

b)     l’appel relatif à une détermination de la prestation fiscale pour enfants établie en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu pour l’année d’imposition de base 2010 est accueilli, et la détermination est renvoyée au ministre du Revenu national pour nouvel examen et nouvelle détermination au motif que l’appelante n’est pas un « parent ayant la garde partagée » au sens de l’article 122.6 de la Loi;

c)      l’appelante a droit à ses dépens, s’il y en a.

 

 

       Signé à Ottawa (Ontario), ce 30e jour d’avril 2013.

 

 

« J. M. Woods »

Juge Woods

 

 

Traduction certifiée conforme

ce 12e jour de juin 2013.                                                                   

 

S. Tasset

 

 


 

 

Référence : 2013 CCI 132

Date : 20130430

Dossier : 2012-2089(IT)I

ENTRE :

JOANNE VAN BOEKEL,

appelante,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

La juge Woods

[1]             L’appelante, Joanne Van Boekel, interjette appel d’une détermination de la prestation fiscale pour enfants établie en vertu de l’article 122.61 de la Loi de l’impôt sur le revenu. La question en litige consiste à savoir si le droit de l’appelante est réduit de 50 % parce qu’elle est un « parent ayant la garde partagée », au sens de la définition de cette expression. La période pertinente est l’année d’imposition de base 2010.

[2]             Dans le budget fédéral de 2010, une mesure a été introduite en vue d’exiger que la prestation fiscale pour enfants soit répartie entre les époux séparés résidant avec leurs enfants sur une base d’égalité ou de quasi-égalité. La disposition est entrée en vigueur pour la période qui est en litige en l’espèce. Avant cela, la prestation était entièrement versée au parent qui était le principal responsable du soin des enfants, c’est-à-dire, en l’occurrence, l’appelante.

[3]             L’article 122.6 de la Loi indique le sens à donner à l’expression « parent ayant la garde partagée » pour les besoins des présentes :

« parent ayant la garde partagée » S’entend, à l’égard d’une personne à charge admissible à un moment donné, dans le cas où la présomption énoncée à l’alinéa f) de la définition de « particulier admissible » ne s’applique pas à celle-ci, du particulier qui est l’un des deux parents de la personne à charge qui, à la fois :

a) ne sont pas, à ce moment, des époux ou conjoints de fait visés l’un par rapport à l’autre;

b) résident avec la personne à charge sur une base d’égalité ou de quasi-égalité;

c) lorsqu’ils résident avec la personne à charge, assument principalement la responsabilité pour le soin et l’éducation de celle-ci, ainsi qu’il est déterminé d’après des critères prévus par règlement.

Une question préliminaire

[4]             L’appel a trait aux prestations fiscales pour enfants versées en vertu des lois du Canada et de l’Ontario. La Cour n’étant pas compétente à l’égard des lois de l’Ontario, ce volet de l’appel est annulé.

Le contexte factuel

[5]             L’appelante elle-même et sa fille aînée ont témoigné pour le compte de l’appelante, et Eric Van Boekel, le père des enfants et ex‑époux de l’appelante a témoigné pour le compte de l’intimée.

[6]             L’appelante et son ex-époux vivent dans des domiciles séparés depuis le 8 juin 2009, et ils ont divorcé en octobre 2010. Il ressort clairement de la preuve que la relation entre les ex-conjoints était très acrimonieuse – et qu’elle l’est toujours.

[7]             L’appelante et son ex-époux ont cinq enfants, dont l’âge varie aujourd’hui de 8 ans à 16 ans.

[8]             Quand l’appelante a quitté le domicile conjugal en 2009, son ex-époux et elle ont convenu pour les enfants de conditions de résidence dans le cadre desquelles les enfants passeraient un temps considérable avec chaque parent. Les parents ont établi un tableau (le « calendrier ») qui s’inspirait d’un modèle qu’un consultant avait établi pour eux. Le calendrier comporte un roulement de deux semaines, et chaque journée est divisée en quatre segments – matin (8 h à 12 h), après-midi (12 h à 16 h), soir (16 h à 20 h) et nuit (20 h à 8 h). L’un des principes de l’entente était de réduire le plus possible le temps de déplacement des enfants entre les deux domiciles.

[9]             Le calendrier n’a pas changé depuis son entrée en vigueur. Une ordonnance judiciaire datée du 24 septembre 2010 prévoit que les parents ont la garde conjointe des enfants et qu’ils [traduction] « se partagent la responsabilité du soin des enfants au lieu de résidence conformément aux conditions dont ils peuvent convenir périodiquement ».

[10]        Même s’ils suivent toujours ce calendrier, ni l’un ni l’autre des parents n’en a produit la version originale et il y avait entre eux un léger désaccord à propos des segments de l’après-midi. L’écart est minime. Je tiens aussi à mentionner que l’aînée ne suit plus le calendrier, car elle a décidé de vivre exclusivement avec sa mère à partir de 2012.

[11]        Le calendrier que l’appelante a produit est reproduit ci-dessous. Les lettres M et P désignent la mère et le père.

 

Semaine 1

Lundi

Mardi

Mercredi

Jeudi

Vendredi

Samedi

Dimanche

Matin

M

P

P

M

M

M

M

Après-midi

M

P

M

M

M

M

M

Soir

M

P

M

M

M

M

M

Nuit

P

P

M

M

M

M

M

 

Semaine 2

Lundi

Mardi

Mercredi

Jeudi

Vendredi

Samedi

Dimanche

Matin

M

P

M

M

P

P

P

Après-midi

M

M

M

M

P

P

P

Soir

M

M

M

P

P

P

P

Nuit

P

M

M

P

P

P

M

 

[12]        Dans l’entente concernant la résidence, les parents ont convenu que si l’un d’eux n’était pas disponible pendant un certain temps, il lui incombait de trouver un remplaçant, mais que, dans ces circonstances, l’autre parent avait le droit de prendre soin des enfants et avait priorité sur un troisième responsable. C’est ce que les parties ont appelé le droit de premier refus.

Les positions des parties

[13]        L’intimée est d’avis que, d’après le calendrier, les enfants passent environ 60 % de leur temps avec leur mère et 40 % de leur temps avec leur père. L’avocat soutient que cela équivaut à une « quasi-égalité ».

[14]        À l’appui de sa thèse, l’intimée invoque la décision Brady c La Reine, 2012 CCI 240, qui semble être la première décision publiée à traiter du terme « quasi-égalité ». Il est utile de reproduire ici une partie des motifs que la juge Campbell a rendus dans cette affaire :

[27] Si le législateur voulait que la résidence soit partagée également, les mots « quasi-égalité », selon une interprétation stricte, devraient vouloir dire « de manière aussi égale que possible » ou « légèrement moins » seulement. Toutefois, je ne crois pas que le législateur veuille que la ligne de démarcation soit tracée strictement à 50/50, ou d’une façon s’en rapprochant énormément. Une telle interprétation risquerait de contrecarrer l’objet de la modification. À mon avis, l’objet était plutôt d’assurer que, bien que les dispositions en question ne s’appliquent pas dans le cas d’une grosse différence, la modification s’applique aux cas des parents où il n’y a qu’une fort légère différence ou une différence peu marquée.

[…]

[31] Selon la preuve, l’appelante résidait en moyenne chaque semaine pendant 91 heures avec les trois enfants, alors que le père résidait en moyenne avec ceux-ci pendant 77 heures. Sur un total de 168 heures par semaine, l’appelante passait en tout 54,17 p. 100 du temps avec les enfants. La différence entre le nombre d’heures passées avec les enfants par chaque parent est de 14 heures. Exprimer en pourcentage la différence entre le nombre d’heures que chaque parent passe avec les enfants n’est peut-être pas particulièrement utile dans ce cas‑ci. Si l’appelante passait 60 p. 100 du temps avec les enfants, elle passerait près de 101 heures avec eux, alors que le père passerait 67 heures avec les enfants. Cette différence de 34 heures représenterait un jour et dix heures par semaine. Une différence de 64 heures voudrait dire que l’appelante passerait 96 heures avec les enfants, soit une différence de 57,14 p. 100. Il s’agit de savoir si une différence de 14 heures, compte tenu d’un partage, exprimé en pourcentage, à 55/45, ce qui était la moyenne, devrait être considérée comme représentant la « quasi-égalité ». En réalité, cette différence correspond à une demi-journée et deux heures.

[32] Je conclus que cela est clairement visé par le terme « quasi-égalité », au sens prévu par la modification. Le nombre d’heures pendant lesquelles chaque parent réside avec les enfants est donc quasi égal, comme le prévoit la disposition en question.

[15]        L’appelante soutient qu’un partage dans une proportion de 60/40 n’est pas une quasi-égalité et que, de plus, si l’on tient compte du droit de premier refus, le partage est plus proche de 75/25.

Analyse

[16]        Dans le présent appel, la question en litige consiste à savoir si l’appelante  était un « parent ayant la garde partagée » en 2010. Cette expression contient à la fois un élément de résidence et un élément de soin.

[17]        L’élément « soin » figure à l’al. c) :

c) lorsqu’ils résident avec la personne à charge, assument principalement la responsabilité pour le soin et l’éducation de celle-ci, ainsi qu’il est déterminé d’après des critères prévus par règlement.

[18]        Il est important de signaler que cet élément n’oblige pas à évaluer la prestation du soin en général, ni à en vérifier la qualité. Le critère est assez restreint : chaque parent assume-t-il principalement la responsabilité du soin et de l’éducation des enfants lorsque ceux-ci résident avec lui? (Voir C.P.B. c La Reine, 2013 CCI 118.)

[19]        L’appelante prétend qu’elle s’est occupée plus que son ex-époux du soin des enfants. La preuve étaye cet argument si l’on compare de façon générale les rôles de responsable du soin des enfants. Cependant, je suis convaincu que chaque parent s’est acquitté du rôle de principal responsable du soin des enfants pendant la période où ceux-ci résidaient avec ce parent. C’est donc dire que cela répond à l’exigence du soin, dans la définition d’un « parent ayant la garde partagée ».

[20]        Voyons maintenant l’exigence concernant la résidence. La question est de savoir si les enfants ont résidé avec chaque parent sur une base de « quasi-égalité ».

[21]        Pour ce qui est des principes généraux à appliquer, dans la décision Brady la juge Campbell a conclu que l’expression « quasi-égalité » ne se limite pas qu’à une très légère variation de la proportion de 50/50. À mon avis, la loi n’englobe pas non plus une variation très marquée par rapport à une période de résidence égale. Sinon, le législateur aurait dit les choses autrement.

[22]        De plus, même si l’élément de la « quasi-égalité » oblige à comparer le temps passé avec chaque parent, il arrive souvent que les circonstances ne se prêtent pas à approche basée sur l’application d’une formule. Dans ce cas-ci, il est important d’examiner toutes les circonstances applicables et non d’appliquer simplement une approche arithmétique, comme le partage à 60/40 que propose l’intimée.

[23]        Si l’on considère les faits dans leur ensemble, je suis persuadée que les enfants n’ont pas résidé avec l’appelante et son ex-époux sur une base de quasi-égalité en 2010.

[24]        Si l’on se reporte au calendrier, les enfants ne se trouvent avec les parents à parts égales que les fins de semaine, et non la semaine. Par exemple, dans les segments « après l’école/souper » de la semaine, les enfants sont avec leur mère sept jours sur dix.

[25]        De plus, le calendrier ne reflète pas le temps que passent les enfants avec leur mère lorsque celle-ci se prévaut de son droit de premier refus, si le père n’est pas disponible. Lorsqu’on tient compte de ce facteur, le temps relatif passé avec chaque parent n’est manifestement pas égal ou quasi-égal.

[26]        L’appelante a déclaré que son ex-époux a, à l’extérieur du foyer, de nombreux intérêts qui font souvent entrer en jeu le droit de premier refus. Par exemple, il fait de nombreux voyages pour participer à une épreuve de rodéo appelée « cutting ». Il participe également à des sports et à des activités en lien avec son entreprise.

[27]        J’accepte le témoignage de l’appelante selon lequel certains des enfants, sinon tous, vivaient souvent avec elle en raison la non‑disponibilité de son ex-époux et de l’exercice du « droit de premier refus ».

[28]        Dans son témoignage, l’ex-époux a laissé entendre que ce n’était pas un facteur important parce qu’il prenait les enfants quand l’appelante n’était pas disponible. Selon moi, ce témoignage n’est pas suffisamment détaillé pour être convaincant.

[29]        L’intimée soutient que le temps que passent les enfants avec la mère quand celle-ci exerce son droit de premier refus n’est pas assimilable à la « résidence » dans le sens de [traduction] « résidence habituelle ». Je ne suis pas d’accord. Si l’exercice du droit de premier refus modifie un segment du calendrier, cela donne lieu à un changement de résidence. Les enfants ne sont pas en visite à l’autre domicile – ils sont chez eux.

[30]        Avant de conclure, je tiens à mentionner que, dans une décision de la Cour supérieure de justice de l’Ontario concernant la pension alimentaire destinée aux enfants Van Boekel, le juge a mentionné que les enfants passent des périodes de temps relativement égales avec chaque parent : Van Boekel c Van Boekel, 2010 ONSC 588, au par. 7. Je souscris à l’argument de l’appelante selon lequel il ne s’agissait pas là d’une question cruciale devant le juge et que, dans cette affaire‑là, il ne s’agissait pas du principal aspect de la preuve. J’ai accordé fort peu de poids à cette remarque pour ce qui est de la question à trancher en l’espèce.

[31]        La preuve dans son ensemble me convainc que les enfants étaient avec leur mère nettement plus souvent qu’avec leur père. Pour cette raison, je suis persuadée que l’appelante n’était pas un « parent ayant la garde partagée » pour les besoins de la prestation fiscale pour enfants.

[32]        L’appel est accueilli et la détermination renvoyée au ministre du Revenu national pour nouvelle détermination, au motif que l’appelante n’était pas un « parent ayant la garde partagée », au sens de l’article 122.6 de la Loi, au cours de l’année d’imposition de base 2010. L’appelante a droit à ses dépens, s’il y en a.

 

       Signé à Ottawa (Ontario), ce 30e jour d’avril 2013.

 

 

« J. M. Woods »

Juge Woods

 

Traduction certifiée conforme

ce 12e jour de juin 2013.                                                                   

 

S. Tasset

 

 


RÉFÉRENCE :                                 2013 CCI 132

 

No DU DOSSIER DE LA COUR :    2012-2089(IT)I

 

INTITULÉ :                                      JOANNE VAN BOEKEL et
SA MAJESTÉ LA REINE

 

LIEU DE L'AUDIENCE :                 London (Ontario)

 

DATES D’AUDIENCE :                  Les 8 et 10 avril 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT :             L’honorable juge J.M. Woods

 

DATE DU JUGEMENT :                 Le 30 avril 2013

 

COMPARUTIONS :

 

Pour l’appelante :

L’appelante elle-même

 

Avocat de l’intimée :

Me Paul Klippenstein

 

AVOCATS INSCRITS
AU DOSSIER :

 

       Pour l’appelante :

 

                          Nom :                     S.O.

 

                          Cabinet :                

 

       Pour l’intimée :                          William F. Pentney
Sous-procureur général du Canada
Ottawa (Ontario)

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.