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Référence : 2013 CCI 255

Date : 20130815

Dossier : 2011-4074(IT)G

 

ENTRE :

RENÉ KÉROUAC,

appelant,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée,

et

 

MUNICIPALITÉ DE LAROUCHE,

requérante.

 

 

ORDONNANCE ET MOTIFS DE L’ORDONNANCE

(requête tranchée sur la base d’observations écrites)

 

[1]             La requérante, la municipalité de Larouche, a déposé une requête visant à obtenir l’autorisation d’intervenir et de faire des observations lors de l’instruction de l’appel en vertu de la règle 28 des Règles de la Cour canadienne de l’impôt (procédure générale)[1] (Règles).

 

[2]             Le litige entre l’appelant et l’intimée est relatif à un don réclamé par l’appelant, ou transféré à sa conjointe, aux fins du calcul du crédit d’impôt pour don de bienfaisance. Selon l’avis d’appel, l’appelant aurait fait un don de 2 millions $ à la municipalité de Larouche, et ce don serait admissible aux fins du calcul du crédit d’impôt pour don de bienfaisance[2].

 

[3]             Le ministre du Revenu national a établi une cotisation à l’égard de l’appelant sur la base que le don de bienfaisance de l’appelant aux fins du calcul du crédit d’impôt pour don de bienfaisance était de seulement 1 million $. Le ministre avance divers moyens y compris l’absence d’intention libérale (animus donandi) nécessaire et la doctrine du trompe-l’oeil.

 

[4]             Des pénalités ont été imposées en vertu du paragraphe 163(2) de la Loi de l’impôt sur le revenu et les cotisations en question sont hors du délai normal de nouvelle cotisation.

 

[5]             L’appelant poursuit la municipalité en cour supérieure et réclame, entre autres, la révocation ou l’annulation du don, le remboursement de 2 millions $ par la municipalité et des dommages. Parmi les prétentions de l’appelant, il affirme que la municipalité aurait intentionnellement participé à la mise sur pied d’un stratagème financier qui s’est avéré grandement préjudiciable au donateur ou, à tout le moins, que la municipalité a fait preuve de négligence grossière équivalant à de l’aveuglement volontaire[3].

 

[6]             La règle 28 prévoit ceci :

 

AUTORISATION D’INTERVENTION

 

28(1) Quiconque n’est pas partie à l’instance et prétend :

 

a) qu’il a un intérêt dans l’objet de cette instance;

 

b) qu’il peut subir un préjudice par suite du jugement;

 

c) que lui-même et l’une ou plusieurs des parties à l’instance sont liés par la même question de droit, la même question de fait ou la même question de droit et de fait,

 

peut demander, par voie de requête, l’autorisation d’intervenir dans l’instance.

 

(2) Saisie de la requête, la Cour, après avoir examiné si l’intervention risque de retarder indûment ou de compromettre la décision sur les droits des parties à l’instance, peut :

 

a) autoriser le requérant à intervenir à titre d’intervenant bénévole et sans être partie à l’instance, afin d’éclairer la Cour par son témoignage ou son argumentation;

 

b) rendre toute directive qu’elle estime appropriée en matière d’actes de procédure, d’interrogatoire préalable ou de frais.

 

[7]             La municipalité n’est aucunement visée par une cotisation d’impôt liée à celle dont il est question dans cet appel et le jugement dans cet appel ne peut avoir d’impact financier sur la municipalité.

 

[8]             La municipalité prétend qu’elle a un intérêt au sens de l’alinéa 28(1)a) des Règles. Cet intérêt proviendrait du fait que la municipalité est une personne morale avec une personnalité juridique et qu’elle jouit du droit à la sauvegarde de sa dignité, de son honneur et de sa réputation selon les articles 3, 4, 35, 298 et 303 du Code civil du Québec.

 

[9]             Selon la municipalité, plusieurs allégations dans cet appel font référence à sa participation à un « stratagème frauduleux »[4].

 

[10]        La municipalité soutient qu’il y a risque d’une éventuelle preuve dans cet appel mettant en péril la sauvegarde de sa dignité, de son honneur et de sa réputation et, qu’en conséquence, elle dit avoir un intérêt au sens de la règle 28 dans ce cas.

 

[11]        À l’appui, la municipalité cite l’affaire Droit de la famille-1549[5] où la Cour d’appel du Québec dit :

 

En effet le tiers qui n’est pas partie au litige mais dont les droits peuvent être affectés par décision judiciaire a le droit strict d’intervenir et d’être entendu.  Il s’agit là d’une règle fondamentale de justice naturelle.

 

[12]        La municipalité s’appuie également sur l’affaire Gauvin c. Belhumeur[6], une décision de la Cour supérieure du Québec qui a permis à un médecin d’intervenir pour défendre son intégrité professionnelle.

 

[13]        Dans Droit de la famille-1549, il s’agissait d’un litige relatif à la garde d’enfants, et les « tiers » étaient les enfants.

 

[14]        Dans Gauvin, les demandeurs poursuivent en responsabilité professionnelle plusieurs médecins, un centre hospitalier et un assureur. Les demandeurs reprochaient à l’intervenant, un médecin, une faute qui contribuait aux dommages, mais ils avaient tout simplement poursuivi l’assureur de l’intervenant tel qu’il est permis par le Code civil du Québec sans poursuivre l’intervenant.

 

[15]        L’intérêt des « tiers » dans ces deux arrêts est direct et immédiat; d’ailleurs il s’agit de situations où les intervenants ne sont pas vraiment des tiers. Les enfants dans Droit de la famille-1549 devaient vivre avec les conséquences de l’ordonnance de garde. Dans Gauvin, pour déterminer la responsabilité de l’assureur le tribunal devait nécessairement établir la responsabilité délictuelle ou non du médecin intervenant.      

 

[16]        Les circonstances ici ne sont pas comparables.

 

[17]        Bien que le rôle de la municipalité va probablement être évoqué en preuve, et qu’en établissant les faits la Cour va peut-être se prononcer, de façon incidente, sur certains aspects de ce rôle, le rôle de la municipalité n’est pas au cœur du litige ici.

 

[18]        Il arrive qu’une cour soit obligée d’examiner des faits liés à ce qu’ont fait des tiers et de tirer des conclusions de fait relatives à ces tiers. La possibilité qu’il y ait,  de façon incidente, de telles conclusions et que ces conclusions puissent être négatives relativement à ces tiers n’est pas un intérêt de nature à donner ouverture à une intervention en vertu de l’alinéa 28(1)a) des Règles[7].

 

[19]        Je note en passant qu’au cours du litige entre la municipalité et l’appelant en cour supérieure, la municipalité aura la possibilité de pleinement défendre sa réputation, son honneur et sa dignité.

 

[20]        La municipalité invoque également l’alinéa 28(1)b) des Règles et prétend qu’elle pourrait subir un préjudice au sens de cet alinéa parce que les conclusions de cette Cour pourraient avoir l’autorité de la chose jugée relativement à la municipalité.

 

[21]        À l'appui de cela, la municipalité a invoqué l’arrêt Deschênes c. Gagné[8], où la Cour d’appel du Québec dit que l’autorité de la chose jugée porte non seulement sur le dispositif du jugement, mais aussi sur ses motifs essentiels qui y sont intimement liés, la chose jugée implicite.

 

[22]        Cette prétention est sans fondement. Un des éléments essentiels pour que la chose jugée s’applique est qu’il doit y avoir identité des parties. Or, la municipalité n’est pas une partie à cet appel; dans l’arrêt Deschênes il n’était pas contesté qu’il y avait identité des parties[9].

 

[23]        Je note qu’un intervenant en vertu de l’alinéa 28(2)b) des Règles ne devient pas une partie à l’appel.

 

[24]        En résumé, la municipalité ne peut subir de préjudice au sens de l’alinéa 28(1)b) des Règles.

 

[25]        La municipalité invoque également l’alinéa 28(1)c) et prétend que cette condition est remplie parce que factuellement, il sera question de son implication dans le stratagème de l’appel devant cette Cour et la Cour supérieure. 

 

[26]        L’alinéa 28(1)c) exige qu’il y ait une question de droit, de fait ou de fait et de droit qui soit une des questions en litige dans l’appel devant cette Cour et qui soit également une question contestée entre la requérante et l’une des parties dans cet appel[10].

 

[27]        Je ne vois pas de question de droit ou de droit et de fait en commun.

 

[28]        Quant aux faits, il n’est pas suffisant qu’il y ait un ou certains faits communs à l’appel devant cette Cour et au contentieux entre la requérante et l’une des parties.  Il faut qu’il s’agisse de faits que la Cour doit déterminer aux fins du litige.

 

[29]        Par exemple, d’après les plaidoiries ici, il y a, entre autres, une question de quantum : le montant que l’appelant a payé à la municipalité est-il de 1 million $ ou de 2 millions $? Pour arriver à une conclusion sur cette question, il va sans doute être nécessaire d’examiner un certain nombre de faits dont certains devront également être examinés dans le contentieux entre la municipalité et l’appelant, mais cela n’est pas suffisant pour invoquer l’alinéa 28(1)c). Il faut qu’il y ait la même question de fait qui est une question que notre Cour doit trancher[11].

 

[30]        Je ne suis pas convaincu qu’il existe une telle question de fait que la Cour doit déterminer en commun. En conséquence, les conditions de l’alinéa 28(1)c) ne sont pas remplies.

 

[31]        Vu ma conclusion relative au paragraphe 28(1) des Règles, il n’est pas strictement nécessaire que j’examine l’impact de l’intervention sur le déroulement de l’appel, tel qu’il est prévu au début du paragraphe 28(2). Toutefois, je ferai les commentaires suivants.

 

[32]        Premièrement, je ne suis pas convaincu qu’en ce qui concerne les questions pertinentes à cet appel la municipalité puisse apporter des éléments factuels pertinents que les parties ne sont pas en mesure d’apporter — s’il y a lieu en faisant témoigner des représentants de la municipalité.

 

[33]        Deuxièmement, la municipalité demande une ordonnance l’autorisant i) à être présente à tout interrogatoire préalable, ii) à interroger les témoins à l’audition de l’appel et iii) à faire des observations à l’audition. Dans ses observations, la municipalité s’engage à agir avec célérité dans le respect des droits des parties.

 

[34]        Toutefois, vu le recours en cour supérieure par l’appelant contre la municipalité, il y a un risque trop élevé que la municipalité prolonge et complique indûment l’instruction de cet appel.

 

[35]        Pour ces motifs la requête est rejetée sans frais.

 

Signé à Ottawa (Ontario), ce 15e jour d’août 2013.

 

 

 

 

« Gaston Jorré »

Juge Jorré


RÉFÉRENCE :                                           2013 CCI 255

 

Nº DU DOSSIER DE LA COUR :             2011-4074(IT)G

 

INTITULÉ DE LA CAUSE :                      RENÉ KÉROUAC c. SA MAJESTÉ LA REINE et MUNICIPALITÉ DE LAROUCHE

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE PAR :    L’honorable juge Gaston Jorré

 

DATE DE LA REQUÊTE EN

INTERVENTION AVEC

OBSERVATIONS ÉCRITES :                            Le 24 mai 2012

 

DATE DES OBSERVATIONS

ÉCRITES DE L’INTIMÉE :                       Le 18 juin 2012

 

DATE DES OBSERVATIONS

ÉCRITES DE LA REQUÉRANTE :          Le 8 mars 2013

 

DATE DES OBSERVATIONS

ÉCRITES MODIFIÉES DE L’INTIMÉE : Le 4 avril 2013

 

DATE DE L’ORDONNANCE :                 Le 15 août 2013

 

AVOCATS DES PARTIES :

 

Avocat de l’appelant :

Me Michel Trudeau

Avocates de l’intimée :

Me Marie-Aimée Cantin

Me Marie-France Camiré

Me Ilinca Ghibu

Avocat de la requérante :

Me Gaston Saucier

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

       Pour l’appelant :                                 Me Michel Trudeau

                                                                   Trudeau Dufresne

                                                                   Montréal (Québec)

 

       Pour l’intimée :                                    William F. Pentney

                                                                   Sous-procureur général du Canada

                                                                   Ottawa (Ontario)

 

       Pour la requérante :                             Me Gaston Saucier

                                                                   Gaudreault Saucier Simard

                                                                   Chicoutimi (Québec)



[1] À l’origine, la requérante a demandé que sa requête soit tranchée sur la base d’observations écrites et sans comparution des parties et l’appelant s’y est opposé et a demandé qu’une audience soit fixée. Il est devenu nécessaire d’ajourner l’audience prévue pour le 30 janvier 2013, et les parties se sont entendues pour que le tout soit tranché sur la base d’observations écrites. La requérante et l’intimée ont chacune déposé des observations écrites; l’appelant a informé la Cour qu’il n’avait pas l’intention de produire des observations écrites et qu’il s’en remettait à la décision de la Cour.

[2] Article 118.1 de la Loi de l’impôt sur le revenu.

[3] Voir le paragraphe 5 de la requête introductive d’instance amendée devant la Cour supérieure du Québec (pièce R‑1 de l’avis de requête).

[4] Je note que dans l’avis d’appel et la réponse modifiée à l’avis d’appel, j’ai lu les mots « stratagème » et « trompe‑l’œil », mais je n’ai pas vu « fraude » ou « frauduleux ». 

[5] 1992 CanLII 2860 (QCCA).

[6] [1999] J.Q. no 1797 (QL).

[7] Il n’est pas inutile de rappeler que les critères d’intervention sont moins libéraux quand il s’agit d’un intérêt privé plutôt que d’un intérêt public.

[8] 2007 QCCA 123, paragraphes 60, 61 et 62.

[9] Voir le paragraphe 56; d’ailleurs, il n’était pas contesté qu’il y avait identité de la cause et de l’objet.

[10] Il est utile de lire conjointement le texte français et anglais :

c) que lui-même et l’une ou plusieurs des parties à l’instance sont liés par la même question de droit, la même question de fait ou la même question de droit et de fait,

(c) that there exists between such person and any one or more parties to the proceeding a question of law or fact or mixed law and fact in common with one or more of the questions in issue in the proceeding,

 

[11] En partie, il s’agit de la distinction entre ce que je vais appeler un fait déterminant et un fait pertinent, dans le sens habituel de pertinent, car un fait déterminant est un fait pertinent, mais pas tous les faits pertinents sont déterminants. La preuve de certains faits pertinents peut permettre à la conclusion qu’un fait particulier déterminant soit vrai ou faux. Cette distinction n’est pas toujours facile; voir les paragraphes 19 à 30 de l’affaire Kopstein v. The Queen, 2010 TCC 448.

   Cette discussion est compliquée par des problèmes terminologiques. Souvent on traduit « material facts » par « faits pertinents »; quand l’expression « faits pertinents » est utilisée dans ce sens, il ne s’agit pas du sens habituel de « faits pertinents » qui se traduit par « relevant facts ».

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