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Dossier : 2017-161 (EI)

ENTRE :

RENEE JOHNSON

appelante,

et

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL,

intimé,

et

THE BUTLER DID IT INC.,

intervenante.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

Appel entendu sur preuve commune avec l’appel de Renee Johnson, 2017-162(CPP) les 11 et 16 juillet 2018 à Toronto (Ontario)

Devant : L’honorable juge Pierre Archambault

Comparutions :

Pour l’appelante :

L’appelante elle-même

Avocate de l’intimé :

Me Rini Rashid

Avocats de l’intervenante :

Me Stephanie J. Kalinowski

Me Frank Cesario

 

JUGEMENT

  L’appel en vertu du paragraphe 103(1) de la Loi sur l’assurance-emploi est accueilli et la décision du 24 novembre 2016 du ministre du Revenu national est annulée au motif que l’appelante a exercé un emploi assurable auprès du payeur, The Butler Did It Inc., du 1er janvier au 28 novembre 2015.

Signé à Ottawa, Canada, ce 22e jour d’octobre 2018.

« Pierre Archambault »

Juge Archambault


2017-162(CPP)

ENTRE :

RENEE JOHNSON,

appelante,

et

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL,

intimé,

et

THE BUTLER DID IT INC.,

intervenante.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

Appel entendu sur preuve commune avec l’appel de Renee Johnson, 2017-161(EI), les 11 et 16 juillet 2018 à Toronto (Ontario)

Devant : L’honorable juge Pierre Archambault

Comparutions :

Pour l’appelante :

L’appelante elle-même

Avocate de l’intimé :

Me Rini Rashid

Avocats de l’intervenante :

Me Stephanie J. Kalinowski

Me Frank Cesario

 

JUGEMENT

  L’appel en vertu du paragraphe 28(1) de la loi sur le Régime de pensions du Canada est accueilli et la décision du 24 novembre 2016 du ministre du Revenu national est annulée au motif que l’appelante a exercé un emploi ouvrant droit à pension auprès du payeur, The Butler Did It Inc., du 1er janvier au 28 novembre 2015.

Signé à Ottawa, Canada, ce 22e jour d’octobre 2018.

« Pierre Archambault »

Juge Archambault


Référence : 2018 CCI 201

Date : 20181022

Dossier : 2017-161(EI)

2017-162(CPP)

ENTRE :

RENEE JOHNSON,

appelante,

et

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL,

intimé,

et

THE BUTLER DID IT INC.,

intervenante.


[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

MOTIFS DU JUGEMENT

Le juge Archambault

[1]  Mme Renee Johnson interjette appel (appel de l’assurance-emploi) en vertu de la Loi sur l’assurance-emploi, L.C. 1996, ch. 23 (la Loi) d’une décision du ministre du Revenu national (le ministre). Par sa décision du 24 novembre 2016, celui‑ci a confirmé la décision rendue le 2 juin 2016 par l’agent des décisions selon laquelle Mme Johnson était travailleuse autonome pendant la prestation de ses services pour The Butler Did It Inc. (le payeur ou BDI) du 1er janvier au 28 novembre 2015 (la période visée). Un appel semblable (appel du RPC) a été interjeté en vertu de la loi sur le Régime de pensions du Canada, L.R.C. 1985, ch. C‑8.

[2]  Par l’entremise de son avocate, BDI a déposé un avis d’intervention le 20 mars 2017 dans les deux appels de l’assurance-emploi et du Régime de pensions du Canada.

I. LES QUESTIONS

[3]  Dans l’appel de l’assurance-emploi, la question est de savoir si Mme Johnson exerçait un emploi assurable auprès de BDI tout au long de la période visée. Comme les questions sont pour ainsi dire les mêmes dans les deux appels, il est convenu que la décision rendue dans l’appel de l’assurance-emploi vaudra aussi pour l’appel du Régime de pensions du Canada.

II. HYPOTHÈSES DE FAIT DU MINISTRE

[4]  Dans sa réponse à l’avis d’appel, l’intimé a énoncé les hypothèses de fait sur lesquelles est fondée sa décision :

13. Dans sa décision, le ministre s’est fondé sur les hypothèses de fait suivantes :

a)  le payeur exploitait une entreprise fournissant du personnel à des activités avec traiteur dans la région de Toronto (admis) [1] ;

b)  le payeur fournissait du personnel qualifié comme des barmans et des serveurs à ses clients (les clients) (admis);

c)  le payeur est une société enregistrée sise à Toronto (Ontario) (ignoré);

d)  le payeur exerce son activité depuis 1989 (ignoré);

e)  le 1er janvier 2012, le payeur a fusionné avec 1508658 Ontario Inc. (ignoré);

f)  les personnes présidant aux activités quotidiennes du payeur étaient les suivantes :

  (i)  James Nienhuls — président;

  (ii)  John Sowden — vice-président;

  (iii)  David Smith — directeur de l’exploitation;

  (iv)  Sean Bruno — gestionnaire des opérations d’ordonnancement (admis);

g)  le payeur employait de 10 à 12 employés à plein temps dans ses bureaux administratifs (ignoré);

h)  le payeur avait une liste d’environ 830 travailleurs appelés au besoin à fournir des services aux clients (ignoré);

Appelante

i)  le payeur a retenu les services de l’appelante comme serveuse de banquet (admis);

j)  l’appelante a conclu à cette fin une entente écrite avec le payeur le 21 avril 2015 (ignoré);

k)  les fonctions de l’appelante consistaient notamment à :

  (i)  dresser les tables (ignoré);

  (ii)  servir aliments et boissons (admis);

  (iii)  démonter les tables (admis);

l)  l’appelante exerçait ses fonctions dans les établissements clients du payeur, entre autres dans les hôtels et les salles de banquet ou de conférences (admis);

m)  l’appelante déterminait comment le travail devait se faire (nié);

n)  l’appelante fournissait ses services selon ses propres disponibilités (admis);

o)  l’appelante n’était pas tenue de faire un certain nombre d’heures auprès du payeur (nié);

p)  le payeur donnait une formation facultative à l’appelante (admis, mais nié par rapport à la mention « facultative »);

q)  l’appelante n’était pas rémunérée pour la formation facultative (admis, mais nié par rapport à la mention « facultative »);

r)  si l’appelante acceptait la formation facultative, elle recevrait une augmentation de salaire après quelques quarts de travail (admis, mais nié par rapport à la mention « facultative »);

s)  l’appelante pouvait fournir ses services à tout autre payeur (nié);

t)  l’appelante n’était pas supervisée par le payeur (nié);

u)  lorsqu’il y avait un superviseur à une activité, l’appelante recevait des indications détaillées sur le déroulement des opérations pendant la soirée (admis);

v)  les superviseurs aux activités ne dirigeaient ni ne contrôlaient la façon dont l’appelante fournissait ses services (nié);

w)  le taux de rémunération initial de l’appelante était de 14 $ l’heure (admis);

x)  l’appelante avait la capacité de négocier un taux de rémunération supérieur (nié);

y)  l’appelante facturait ses services au payeur chaque mois (nié);

z)  l’appelante était rémunérée au mois (admis);

aa)  l’appelante était rémunérée par chèque (admis);

bb)  l’appelante ne recevait aucun avantage social du payeur (admis);

cc)  l’appelante n’avait droit ni à l’indemnité de vacances ni aux vacances payées (admis);

dd)  le payeur communiquait avec l’appelante par courrier électronique lorsque des affectations s’offraient (admis);

ee)  l’appelante avait la capacité de refuser ou d’accepter une affectation (admis);

ff)  l’appelante était tenue d’aviser le payeur si elle était incapable de travailler à un quart de travail ou une activité prévu (admis);

gg)  l’appelante pouvait sous-traiter ses tâches (ignoré);

hh)  l’appelante fournissait l’uniforme, le tire-bouchon, le briquet, le bloc-notes et le stylo (admis);

ii)  l’uniforme de l’appelante consistait en un pantalon de toilette noir avec chaussettes et chaussures et en une chemise habillée classique (admis);

jj)  l’appelante était responsable du remplacement de ses outils et de son matériel (admis);

kk)  l’appelante avait pour responsabilité d’obtenir la certification « Smart Serve » (admis);

ll)  l’appelante n’a pas engagé de dépenses importantes (admis);

mm)  le payeur entendait retenir les services de l’appelante en tant qu’entrepreneur indépendant (nié);

nn)  le payeur a remis un feuillet T4A à l’appelante pour la période visée (admis).

III. HISTORIQUE

A. BDI

(1) M. John Sowden, vice-président

[5]  M. Sowden (vice-président de BDI et un de ses actionnaires) a témoigné au nom de l’entreprise; il est dans le secteur de l’accueil depuis 40 ans. Il a commencé très jeune à travailler dans une chaîne de restauration rapide comme plongeur. Il est allé au collège et a obtenu un diplôme en gestion d’aliments et boissons. Après ses études, il a occupé un poste de directeur général dans plusieurs restaurants. Il en a même ouvert un qu’il a exploité pendant huit ans.

[6]  Il travaille pour BDI depuis 15 ans. Il y a débuté comme directeur de l’exploitation. Il a confirmé que BDI était en activité depuis 29 ans. Il se tient encore près de l’aspect opérationnel de l’entreprise, comme en témoigne le fait qu’il soit présent à une centaine d’activités par an à raison de deux ou trois fois par semaine.

(2) Activités de BDI décrites dans son site Web

[7]  [traduction] « BDI offre ses services aux gens ou aux organisations qui veulent tenir des activités ou des réceptions comme des noces ou des fêtes d’entreprise. Elle fournit le personnel nécessaire à leur tenue. » Dans son recueil de documents [2] , Mme Johnson a produit un certain nombre de pages tirées du site Web de BDI qu’elle avait imprimées le 20 avril 2017.

[8]  Aux pages 1 et 2 de l’onglet 6, il est dit :

[8] [...]

[traduction]

Pendant plus de 20 ans, nous avons fourni du personnel à des activités, que ce soit pour de grands traiteurs, des centres de conférences, des planificateurs d’activités ou de réceptions privées à Toronto. Notre engagement en matière de service à la clientèle et de communication nous a valu la distinction de meilleure entreprise de fourniture de personnel d’accueil à Toronto. Nous traitons chaque activité comme si elle était unique en réunissant une équipe de professionnels expérimentés du secteur des services de manière à combler et à dépasser les besoins propres à chaque activité.

NOS SERVICES

[...]

Le personnel de The Butler Did It se distingue par son haut professionnalisme. Tout notre personnel passe par le programme Standards of Professional ServiceMC [Normes de service professionnel]. Nous formons nos équipes de préposés parmi les meilleurs professionnels de l’accueil.

Nos superviseurs et nos chefs d’équipe ont une certification en matière de salubrité des aliments; tout notre personnel est certifié Smart Serve et est couvert par la CSPAAT et entièrement assuré, ce qui garantit un service responsable des alcools et vous protège, vous et vos invités.

Au reçu d’une demande de personnel, un représentant des ventes vous aidera à évaluer vos besoins précis en préposés pour votre activité.

[Soulignement ajouté.]

[9]  Dans son témoignage, M. Sowden a confirmé que BDI verse les cotisations à la Commission de la sécurité professionnelle et de l’assurance contre les accidents du travail (CSPAAT) pour tous ses employés et serveurs, ce qui lui coûte environ 70 000 $ par an. De plus, elle a une police d’assurance avec garantie en responsabilité civile jusqu’à concurrence de 10 millions de dollars, ce qui lui a coûté 20 000 $ en 2017. Le montant pourrait avoir été légèrement inférieur en 2015.

[10]  Le personnel professionnel est ainsi décrit dans le site Web :

[traduction]

Nos professionnels des services

Superviseur

NOS SERVICES

Le superviseur [3] est votre lien direct avec l’équipe de serveurs. Ses responsabilités sont les suivantes :

Il communique avec le client avant l’activité...

Personnel aux tables  personnel de soutien – chef – personnel au bar – personnel culinaire

[Soulignement ajouté.]

[11]  Nous reproduisons ci‑après certains des témoignages présentés dans le site Web de BDI. Un gestionnaire d’activités a dit :

[traduction]

« D’abord, vous vous êtes mis en quatre pour nous aider à faire face aux problèmes imprévus que nous avons connus, et c’était extrêmement impressionnant et fort apprécié. Ensuite, Michael et les deux autres membres de l’équipe ont été absolument merveilleux sur place, tous le disent. Ils ont réellement su intervenir au dernier moment pour faire de l’activité un grand succès. »

[Soulignement ajouté.]

Un autre client, coordonnateur d’activités, a écrit :

[traduction]

« Nous tenons à vous remercier de votre aide au party du personnel en fin d’année. La chose s’est déroulée sans encombre, ce qui aurait été impossible sans votre aide! Je vous remercie encore une fois de nous avoir fourni du personnel exceptionnel. Une incroyable équipe avec laquelle travailler! »

[Soulignement ajouté.]

Un autre client a écrit :

[traduction]

« . . . Cela a été un plaisir absolu de travailler avec Christian. Il m’a enlevé toute la pression des épaules! Il a géré son personnel de façon impeccable, et quel merveilleux personnel nous avons eu! Merci encore une fois, et toute notre reconnaissance. »

[Soulignement et caractères gras ajoutés.]

Un autre a dit :

[traduction]

« . . . Cela a été tout un succès, que l’on doit en grande partie à votre personnel exemplaire. Je tiens à vous transmettre mes sincères remerciements pour le niveau de service que nous a assuré votre personnel... »

[Soulignement ajouté.]

Autre témoignage :

[traduction]

« En tant que concepteur d’activités pour noces et autres, je considère qu’un des grands facteurs dans la tenue d’une activité réussie et sans anicroches est un personnel fiable et courtois. The Butler Did It a fourni des services hors du commun avec professionnalisme et éclat ... ».

[Soulignement ajouté.]

Un autre client a écrit :

[traduction]

« Avec un si grand nombre d’activités qui se tiennent dans l’année, il était rassurant de savoir que tous les besoins, des grandes réceptions aux petits repas entre amis à domicile, seraient comblés par du personnel professionnel, courtois, responsable et fiable. C’est toujours un plaisir de travailler avec vous et votre équipe, et j’aimerais vous remercier de toute l’aide que vous nous avez apportée au cours de la dernière année. »

[Soulignement ajouté.]

(3) Activités de BDI décrites par M. Sowden

a)  Les clients

[12]  M. Sowden a décrit l’activité de BDI comme consistant à répondre aux besoins en personnel de différents organisateurs de réceptions comme les traiteurs et les planificateurs d’activités, ainsi que d’établissements comme les hôtels (Ritz Carlton et Hilton), les restaurants, le Scotiabank Convention Centre, le Maple Leaf Sports & Entertainment, les clubs de golf, le Musée royal de l’Ontario et l’Art Gallery of Ontario. BDI s’occupe de toutes sortes d’activités : noces, tournois de tennis de la Coupe Rogers, Festival international du film de Toronto, etc., sans oublier les manifestations organisées à l’intention de diverses sociétés clientes. M. Sowden a précisé que, pour BDI, la haute saison durait de mai à juin et de septembre à décembre. L’entreprise pouvait répondre aux besoins en personnel d’activités fréquentées par aussi peu que cinq et jusqu’à cinq mille personnes, la moyenne se situant entre 500 et 1 000. En règle générale, elle fournit du personnel à raison de 1 personne pour 15 invités. Pour une moyenne de 750 invités, il y aurait donc un superviseur et deux serveurs principaux avec un personnel de 50 à 60 serveurs. BDI offrait un taux de rémunération horaire de 20 $ à 25 $ à ses superviseurs.

[13]  J’ai demandé à M. Sowden copie d’un contrat type avec les clients de BDI. On n’a pu présenter un tel document, mais M. Sowden a expliqué que BDI facturait ses clients à un tarif horaire de 22 $ à 23 $ pour chacun de ses serveurs et superviseurs. Outre le tarif horaire, les frais de transport du personnel fourni pouvaient être facturés au client.

b)  Personnel administratif

[14]  Pendant la période visée, BDI comptait dix employés permanents et deux à temps partiel en gestion.

c)  Personnel de service

[15]  Le nombre de travailleurs dont BDI retenait les services pour les activités à fournir en personnel était d’environ 600 dans la période visée. Aujourd’hui, il est d’environ 800. Les intéressés sont recrutés par annonce dans le site Web et par le bouche à oreille. Les candidats sont invités à une séance portes ouvertes où a lieu la sélection.

[16]  M. Sowden a décrit le profil de ses travailleurs, qui étaient des étudiants ou des gens comme des acteurs et actrices en train de s’établir dans une activité plus permanente. Il estimait que son personnel était formé pour moitié d’étudiants.

[17]  Il a déclaré que certains de ces étudiants pouvaient travailler pour d’autres agences afin de remplir leurs heures de disponibilité, mais aucun des travailleurs en question n’a témoigné pour corroborer cette affirmation. De plus, M. Sowden a déposé que certains des travailleurs de BDI étaient constitués en société. Là encore, personne d’autre n’a témoigné en ce sens et aucune documentation n’a été produite là‑dessus. Par ailleurs, Mme Johnson a déclaré ne connaître quiconque se serait ainsi constitué en société.

[18]  Selon M. Sowden, les serveurs se sont toujours fait dire qu’ils seraient traités comme entrepreneurs indépendants. Presque tous ceux qui travaillaient comme serveurs à BDI préféraient un tel traitement dans cette « économie de petits boulots », pour reprendre son expression. Ainsi, les serveurs avaient le droit de déduire leurs dépenses aux fins de l’impôt. Parmi les serveurs, il n’y a que Mme Johnson qui a témoigné à l’audience.

d)  Les affectations

[19]  Dans son contre-interrogatoire de Mme Johnson, M. Sowden a reconnu que BDI décidait des affectations, plus précisément son gestionnaire de l’ordonnancement, qui pouvait déterminer quelle fonction serait remplie par un serveur en particulier à telle ou telle réception en jugeant, par exemple, si Mme Johnson fournirait ses services comme préposée aux tables ou au vestiaire. La rémunération demeurait la même, qu’on soit préposé au vestiaire, aux tables ou au bar.

[20]  M. Sean Bruno, employé administratif, est chargé des opérations d’ordonnancement. M. Sowden a indiqué que quelque 80 000 affectations à des quarts de travail se font chaque année. Les affectations de serveurs sont normalement fixées trois mois d’avance par courriel. Chaque serveur est prié de confirmer sa disponibilité à une activité. Les serveurs figurant sur la liste n’ont pas l’obligation d’accepter toutes les affectations qui leur sont proposées, et BDI n’est pas tenue non plus de leur assurer un minimum d’affectations [4] . Il reste que les serveurs qui en refusent trop risquent d’être rayés de la liste. En cas d’empêchement de dernière minute, les serveurs qui ont déjà accepté une affectation ont à composer un numéro d’urgence pour en aviser BDI.

[21]  S’il faut 100 serveurs à une activité, 105 y sont affectés, car BDI sait par expérience qu’il y a toujours des serveurs qui font faux bond. M. Sowden a aussi reconnu que, si tous les serveurs affectés se présentent bel et bien à l’activité, BDI les rémunère intégralement.

[22]  Si un serveur ne peut se rendre, il n’a pas l’obligation de trouver un remplaçant. S’il en recommande un, BDI doit l’approuver.

(4) Activités de BDI décrites par ses avocats dans l’avis d’intervention

[23]  Je pense que l’expression « service d’aiguillage de personnel » qu’emploient les avocats de BDI dans leur avis d’intervention pour décrire les activités induit en erreur. Ces mots donnent l’impression que BDI a pour seule activité d’aiguiller des serveurs vers ses clients, qui ont, eux, à retenir leurs services. En règle générale, l’entreprise ne limite pas ses services à la fourniture de personnel, puisqu’elle procure aussi le personnel de supervision nécessaire à l’exécution des tâches. Certains de ses clients sont décrits comme étant des services de traiteur ou des planificateurs d’activités. Il semblerait donc que ces traiteurs confient une partie de leurs services en sous-traitance à BDI, laquelle aurait pour tâche de porter les aliments et les boissons de la cuisine et du bar aux tables des convives. Il serait donc plus juste de dire que les services de BDI sont axés sur le service de banquets aux invités de ses clients à l’occasion d’activités, bien qu’elle ne fournisse pas les articles comme les assiettes, les couverts et les verres.

B. Antécédents généraux et études de Mme Johnson

[24]  Mme Johnson avait 46 ans pendant la période visée. À Calgary, elle a obtenu un certificat en secrétariat administratif au Career College [5] . Après s’être réinstallée à Toronto, elle n’a pu y trouver du travail et s’est inscrite à un programme parajuridique de deux ans au Humber College. Après avoir obtenu le diplôme, elle n’a pu se trouver un emploi parajuridique. Elle avait eu l’intention de créer une entreprise dans ce domaine, mais cela s’est révélé difficile parce qu’elle devait se bâtir une clientèle.

C. Recrutement par BDI

(1) La séance portes ouvertes

[25]  Pendant qu’elle cherchait un emploi, Mme Johnson a relevé dans Internet une invitation à une séance portes ouvertes organisée par BDI, qui cherchait à recruter des serveurs et des barmans. Elle a accepté en juin 2014 une offre de l’entreprise pour travailler comme serveuse de banquet.

[26]  À l’entrevue qui a eu lieu à cette séance portes ouvertes, elle a rencontré Mike Nickerson, qu’elle a décrit comme un gestionnaire de l’exploitation, et M. David Smith, qui est décrit en tant que directeur de l’exploitation au paragraphe 13f) de la réponse à l’avis d’appel.

(2) Expérience de Mme Johnson comme travailleuse dans le secteur de l’accueil

[27]  À l’occasion de cette même entrevue, elle a décrit son expérience professionnelle comme préposée aux tables et au bar. Elle portait les plats comme serveuse. Dans son témoignage, elle a précisé son expérience dans le secteur des restaurants et des bars. Elle a mentionné avoir été préposée bénévole au bar dans le cadre du Muhtadi International Drumming Festival, qui se tient chaque année à Toronto pendant deux jours. Dans son curriculum vitae [6] , déposé par BDI, elle indiquait être bénévole à ce festival depuis 2007. En 2015, c’aurait donc été un bénévolat de huit ans. À l’époque de la séance portes ouvertes de BDI, elle faisait aussi du travail depuis octobre 2011 pour une agence appelée Servers and Shakers, préparant des plats et des plateaux de légumes, réchauffant les aliments et les portant aux invités, servant des hors-d’œuvre et de l’alcool, lavant la vaisselle et nettoyant l’aire de préparation. Elle a témoigné l’avoir fait deux ou trois fois par an, d’ordinaire au domicile des clients de l’agence. Il se serait agi là d’affectations de six heures.

[28]  De plus, Mme Johnson a été serveuse dans des restaurants de halte routière l’été et aussi pendant quelques mois en période scolaire quand elle était adolescente à Calgary. Elle a également travaillé pour Wendy’s et McDonald’s.

(3) L’entente de recrutement

[29]  Mme Johnson a témoigné qu’on ne lui avait jamais dit à la journée portes ouvertes ou à sa première séance d’initiation par la suite qu’on retenait ses services à titre d’entrepreneur indépendant. Elle reconnaît toutefois s’être fait dire qu’il n’y aurait pas de retenues à la source sur sa rémunération. Elle a ajouté ne pas avoir signé de contrat écrit en juin 2014, au moment de son recrutement par BDI.

[30]  À la connaissance de M. Sowden, Mme Johnson ne s’est jamais plainte à BDI d’être traitée comme entrepreneur indépendant, ni de l’absence de retenues à la source pour 2014 et 2015.

a)  La feuille de signature

[31]  À son contre-interrogatoire, Mme Johnson a évoqué le document figurant à l’onglet 5 de la pièce I-1, qu’elle décrit comme la « feuille de signature ». Dans ce document, elle déclare comprendre les conditions de son travail pour 1508658 Ontario Inc. (entité dont le ministre suppose, d’après le paragraphe 13e) de la réponse à l’avis d’appel, qu’elle a fusionné avec BDI en 2012). La feuille de signature semble être tirée d’un site Web, parce qu’on y dit [traduction] « [...] en cochant dans la case ci‑dessous et en tapant votre nom dans l’encadré de signature du sous-traitant, vous confirmez que la déclaration est véridique. Vous convenez que, en inscrivant votre nom, vous vous trouvez à apposer électroniquement votre signature sur le document ». Dans le document déposé toutefois, il y a des crochets manuscrits en regard de la mention [traduction] « Je suis d’accord ».

[32]  Mme Johnson a reconnu sa signature dans l’encadré de non-responsabilité intitulé Disclaimer and Hardcopy Signature [avis de non-responsabilité et signature en clair] qui porte la mention [traduction] « [e]n signant, je conviens avoir lu et accepté les modalités des formulaires suivants que j’ai remplis et signés ». Un de ces formulaires est une entente d’entrepreneur indépendant et, en regard de cette mention, il y a un crochet manuscrit dans la case [traduction] « Je suis d’accord », et à côté la mention manuscrite de la date [traduction] « 10 juin 2014 ». Mme Johnson a reconnu sa signature, mais a nié avoir coché dans les cases et écrit les dates figurant dans l’encadré de non-responsabilité. Selon toute vraisemblance, les crochets avaient été fait par Mme Christine Latimer, que décrivent M. Sowden et les courriels déposés à la pièce A‑1 comme étant la gestionnaire des personnes s’occupant du processus de recrutement.

[33]  Selon Mme Johnson, en signant son nom, elle convenait seulement qu’on retenait ses services en saison à un tarif horaire de 14 $. Il faut ajouter que la feuille de signature porte la mention suivante au numéro 2 [traduction] « Je présenterai une facture mensuelle au plus tard le 5 de chaque mois pour tous les quarts travaillés le mois précédent ». L’intéressée a également témoigné avoir cherché l’entente écrite d’entrepreneur indépendant qu’elle aurait prétendument lue et signée, mais sans pouvoir mettre la main sur le document.

b)  L’entente Food Handlers

[34]  On a produit en preuve copie d’une entente d’entrepreneur indépendant (l’entente Food Handlers) entre The Food Handlers (Food Handlers), division de The Butler Did It Inc., et Mme Johnson, en date du 21 avril 2015. L’entente porte la seule signature de l’intéressée. Au paragraphe 5, il est dit que le sous-traitant (c’est ainsi que Mme Johnson est décrite) n’est pas un employé de l’entrepreneur (Food Handlers). Bien qu’ayant signé le document, Mme Johnson témoigne n’avoir jamais travaillé en réalité pour Food Handlers. Le travail pour cette entreprise aurait consisté à aider un chef cuisinier en pelant les pommes de terre, nettoyant les légumes et faisant la vaisselle, entre autres tâches. Dans la présente affaire, le payeur est BDI et non Food Handlers.

[35]  Mme Johnson reconnaît avoir lu l’entente avant de la signer et avoir constaté qu’elle y était décrite comme entrepreneur indépendant et non comme employée. Elle dit toutefois avoir reçu le document par courriel et l’avoir signé parce qu’elle avait besoin d’un emploi. Elle était à l’école pour deux ans, et les services sociaux ne paient pas le loyer. Elle se trouvait dans une situation difficile et devait travailler pour gagner sa vie. Elle a renvoyé le document par courriel. C’est par nécessité qu’elle l’avait signé. Elle n’avait pas non plus obtenu de conseils juridiques au sujet de l’entente.

c)  Formulaire de demande Culinary Butler

[36]  Un autre document signé par Mme Johnson le 21 avril 2015 est le formulaire de demande à Culinary Butler [7] . Il y est indiqué que l’intéressée a entendu parler de Culinary Butler par Mike Nickerson. Il est intéressant de lire à la page 2 l’attestation faite par la demandeure [traduction] « qu’elle assistera à la séance d’information et d’orientation comme condition préalable pour être sous-traitant. » Sur le formulaire, Mme Johnson indique être disponible les jeudis et samedis après 14 h, ainsi que pour les quarts de soir. Elle a aussi coché dans la case de disponibilité à plein temps (pour au moins quatre quarts par semaine). À noter que la disponibilité à temps partiel est décrite comme étant d’un à trois quarts par semaine. Quant à la disponibilité occasionnelle, elle est d’au moins un quart par mois. Dans ce document, Mme Johnson indique être certifiée en manutention alimentaire et détenir la carte Smart Serve, ainsi qu’avoir de l’expérience en services de banquet/traiteur, de restauration et de station. Bien qu’ayant rempli cette demande, elle n’a jamais travaillé pour la division Culinary Butler.

d)  Entente de BDI

[37]  Au moment de son témoignage, M. Sowden a déposé une entente écrite type, à savoir l’entente entre BDI et ses travailleurs [8] . Elle ressemble à l’entente Food Handlers signée par Mme Johnson. Toutefois, M. Sowden n’a pu produire l’entente intervenue entre Mme Johnson et BDI. Lorsque j’ai demandé à M. Sowden quel était l’objet de la section 3 du document, où il est dit que la durée d’application est d’un an, alors que la section 4 dit que l’entente peut être résiliée en tout temps sur avis écrit ou verbal, le témoin n’a pu l’expliquer.

e)  Les directives manquantes

[38]  Mme Johnson ignorait en quoi consistait la Standards of Professional Service Guideline [Ligne directrice sur les normes de service professionnel] mentionnée à l’alinéa 1.f(i) des deux ententes de Food Handlers et de BDI. M. Sowden a reconnu dans son témoignage qu’il s’agissait d’un document de 15 pages annexé à l’entente, mais il ne l’a pas déposé au tribunal et n’a pu non plus le produire à l’occasion de son témoignage.

f)  La rémunération

[39]  Au dire de Mme Johnson, elle n’a pas négocié son taux horaire de 14 $, ni n’aurait pu le faire. BDI a décidé de tout. M. Sowden a insisté sur le fait que les serveurs pouvaient se présenter en tout temps pour discuter de toute hausse de salaire, bien que Mme Johnson ne l’ait pas fait.

[40]  Les clients de BDI ne versent normalement pas de pourboires aux serveurs, mais s’ils en offrent, ceux‑ci sont répartis entre les membres du personnel. D’ordinaire, la chose peut se produire dans une réception privée. Mme Johnson a confirmé que les travailleurs de BDI n’étaient pas autorisés à solliciter des pourboires. À l’onglet 23 de la pièce A‑1, un courriel parle de répartition des pourboires. Dans son témoignage, l’intéressée a dit qu’il y avait eu une répartition semblable seulement dans le cadre d’un festival extérieur tenu une fois par an. Elle n’avait reçu que 100 $ pour cette activité, alors qu’elle s’attendait à ce que les travailleurs touchent beaucoup plus.

[41]  Selon elle, le salaire horaire minimum à l’époque pour les travailleurs ontariens était de 10 $ ou 11 $, et les serveurs recevaient un montant moindre en application de la norme ontarienne du salaire minimum. Elle a cependant reconnu que les serveurs avaient habituellement droit à des pourboires.

[42]  Elle a aussi confirmé qu’il n’y avait aucun lien contractuel entre elle et les établissements ou clients servis par BDI.

D. Formation par BDI

[43]  Au moment de son recrutement à la séance portes ouvertes, on lui a dit qu’elle aurait à assister à ce qu’elle a décrit comme une séance de formation. Elle a aussi reçu un courriel [9] lui disant d’être présente à ce que BDI a décrit comme une séance d’orientation le mardi 10 juin 2014. Le courriel en question est intitulé Welcome to The Butler Did It Seasonal Team [Bienvenue dans l’équipe saisonnière de The Butler Dit It]. Il est signé par Christine Latimer, du People Department, [service des personnes] de BDI, ce qui serait un euphémisme pour « service des ressources humaines ».

[44]  Ce document indique qu’il doit y avoir une [traduction] « Approbation d’uniforme (obligatoire) — UNE HEURE AVANT le début de la séance d’orientation », et que la vente et l’approbation des uniformes prendront fin 15 minutes avant la tenue de cette séance. Il ajoute que la séance [traduction] « commence PROMPTEMENT et dure trois heures et que les retardataires ne seront pas admis ».

[45]  Voici comment le courriel décrit la tenue des gens en prévision de la séance d’orientation :

[traduction]

Chemise habillée unie et noire à manches longues.

Nota : Apporter aussi une chemise habillée blanche (mêmes critères que pour la chemise habillée noire)

Cravate unie, noire et large

Pantalon de toilette uni et noir (pas de coton ni de denim, rien de moulant)

Chaussures de ville noires et cirables (pas d’espadrilles ni de chaussons)

Veste unie et noire (sans revers brillant ni boucle, unie) (de préférence achetée par notre entremise à la séance d’orientation, parce qu’il est difficile d’obtenir l’approbation)

Articles disponibles à la vente d’uniformes de la séance d’orientation : chemises : 18 $ (+taxes), veste [...] 27 $ (+ taxes), cravate : 10 $ (+taxes), espèces, Visa et MasterCard.

[Soulignement ajouté.]

[46]  Mme Johnson a témoigné avoir apporté ses propres vêtements et ne pas les avoir achetés en passant par BDI, mais il lui a fallu faire approuver son uniforme.

[47]  Le courriel décrit ce qu’il faut entendre par recrutement saisonnier : [traduction] « La saison se termine le 31 juillet 2014; taux de rémunération : 14 $ ». Il dit aussi que, s’ils manquent, les documents suivants sont [traduction] « requis » pour la séance d’orientation : carte Smart Serve, trois références et confirmation que Mme Johnson a suivi [traduction] « la formation en ligne du ministère du Travail – Santé et sécurité pour les travailleurs ».

[48]  Pour obtenir la carte Smart Serve, Mme Johnson a dû regarder une présentation vidéo d’une heure et réussir le test qu’elle comporte. La carte autorise un travailleur à servir de l’alcool, et elle est exigée par le ministère du Travail de l’Ontario. Fort de sa propre expérience de l’obtention d’une telle carte bien des années avant la période visée, M. Sowden a témoigné que la vidéo durait deux heures et qu’elle renseignait sur les limites de quantité d’alcool qu’un serveur pouvait verser à quelqu’un, sur la capacité d’absorption d’un client selon sa taille et sur la règle à appliquer dans le cas d’une femme enceinte. La carte Smart Serve coûte environ 40 $, et il s'agit d'une dépense non récurrente. On n’a pas à la renouveler chaque année ni à d’autres intervalles.

[49]  Il faut aussi regarder une présentation vidéo d’une heure sur la sécurité au travail en ce qui concerne les produits chimiques, par exemple. Mme Johnson a obtenu sa carte Smart Serve en 2006, en prévision du Drumming Festival, et son certificat de sécurité au travail en 2014, à la demande de BDI.

[50]  La séance d’orientation a été donnée par Michael Nickerson et David Smith. Ceux‑ci ont décrit les tâches des serveurs et les trois types de service à assurer. Ils ont montré aux serveurs comment poser la nappe, dresser la table, plier les serviettes, disposer les assiettes, les verres et les couverts, s’approcher du client (de quel côté le servir).

[51]  Le premier type est le service français, où on porte jusqu’à trois plats d’une main. Selon Mme Johnson, tous les serveurs travaillent alors en équipe et entrent dans la salle en défilant à la suite du chef d’équipe ou du superviseur. Ce dernier assigne la responsabilité des tables aux serveurs et les y dirige.

[52]  Il y a ensuite le service simultané où les serveurs se tiennent debout un plat dans chaque main entre deux convives à la table (où de 10 à 12 personnes sont normalement assises) et où tous les serveurs présentent les plats en même temps au signal du chef d’équipe.

[53]  Le troisième type est ce qu’on appelle le service de plateaux de banquet, où un serveur apporte les mets sur un plateau et dépose celui‑ci sur une table près de la table des convives et où un autre serveur se charge de porter les plats du plateau aux convives. Après que le serveur a porté le plateau à la table, il retourne à la cuisine chercher les autres plateaux. Pendant qu’il se trouve à la cuisine, une personne appelée l’expéditeur informe les serveurs des différents mets sur les plateaux.

[54]  Dans le courriel à l’onglet 4 de la pièce A‑1, on annonce aux préposés aux tables et au bar de BDI d’autres [traduction] « [s]éances prochaines d’orientation 2.0 / 3.0 / 4.0 » de BDI. Ces séances doivent durer d’une heure et demie à deux heures. Chacune donne droit à un serveur à une hausse de salaire horaire de 50 cents. Il faut toutefois avoir eu un nombre minimal d’affectations entre les séances d’orientation en question. Le courriel ajoute que, si quelqu’un assiste à une séance d’orientation plus d’une fois, il aura droit uniquement à une hausse de 50 cents pour l’orientation en cause. Ce document porte la signature de Christine Latimer.

[55]  Selon M. Sowden, on a renoncé à ces séances d’orientation après 2015 parce qu’on jugeait qu’elles ne donnaient pas de résultats.

[56]  BDI offre une formation supplémentaire à titre spécial à ses travailleurs, comme l’illustre le courriel suivant [10] venant du service des réservations, portant la date du 29 janvier 2016 et traitant des quarts de travail disponibles. On y dit :

[traduction]
Voici un bref avis pour vous annoncer que nous avons à combler un certain nombre d’autres places demain au Metro Toronto Convention Centre... à 16 h. Ce sera un service de plateaux de banquet qui devra vous être familier. Si vous aimeriez vous faire la main, nous avons un endroit pour vous à notre bureau où vous pouvez aller vous exercer (veuillez demander quelles sont les heures de disponibilité si vous optez pour cette possibilité).

[Soulignement ajouté.]

[57]  On en a un autre exemple dans un courriel [11] du 10 mars 2016. Le service des réservations informe les serveurs de BDI du lancement d’une nouvelle plateforme d’ordonnancement appelée Next Crew, laquelle permet au personnel de recevoir plus rapidement les dernières demandes de réservations pour les quarts de travail. Le courriel dit :

[traduction]

Sur ce marché en évolution rapide, nous faisons tout notre possible pour vous signaler les ouvertures de sorte que vous puissiez répondre aisément.

Nous avons déjà chargé d’avance vos coordonnées dans Next Crew. Tout ce que vous devez faire est cliquer sur le lien qui suit et mettre votre profil à jour.

[. . .]

Nous avons joint des procédures étape par étape pour la mise à jour de votre profil une fois que vous avez ouvert une session. Veuillez prendre le temps de réviser votre profil afin que nous ayons des renseignements exacts au dossier. Nous vous demandons de le faire avant le 25 mars.

Si vous souhaitez une aide « en direct » à la mise à jour de votre profil, nous avons organisé des tutoriels hebdomadaires au bureau. Vous pouvez vous présenter un mardi d’ici le 25 mars entre midi et 16 h et quelqu’un sera là pour vous aider. Si ces moments ne vous conviennent pas, veuillez nous téléphoner et nous en trouverons un autre.

[Soulignement ajouté.]

  Un fichier PDF intitulé NC Step by step instructions [Instructions étape par étape Next Crew] figure en pièce jointe.

E. Travail pendant la période visée

(1) Durée du travail

[58]  Bien que la période visée s’étende du 1er janvier au 28 novembre 2015, Mme Johnson a témoigné qu’en 2015, elle n’avait en fait travaillé comme serveuse que de juin à novembre. En 2014, elle avait été recrutée en juin et, contrairement à ce qu’indique le courriel de bienvenue, elle avait continué à travailler après le 31 juillet, jusqu’à la fin de décembre.

(2) Direction et supervision

a)  Conditions au début d’une affectation

[59]  Au début d’une réception, les serveurs devaient se présenter à un superviseur ou un chef d’équipe de BDI, qui faisait normalement l’appel et s’assurait que tous les serveurs étaient présents. Le serveur portait sa signature sur une feuille pour confirmer la date et l’heure d’arrivée, feuille qu’il signerait également en fin de soirée. Le 16 juin 2015, quelqu’un du service de comptabilité de BDI s’est enquis auprès de Mme Johnson de son [traduction] « heure de sortie du vendredi soir au Musée royal de l’Ontario » [12] .

[60]  Pendant une réception, le représentant de l’établissement client parlait normalement au superviseur qui, à son tour, faisait connaître à ses chefs d’équipe les attentes du client. Parfois, l’établissement déléguait à BDI toute la responsabilité de la tenue de la réception.

[61]  L’avis électronique d’affectation reçu par avance du service des réservations de BDI précisait la fonction qu’exercerait un travailleur à l’activité (préposé au bar, aux tables ou au vestiaire). C’est BDI qui choisissait quels établissements offrir à ses travailleurs et décidait du nombre de quarts de travail.

[62]  À l’activité même, le superviseur ou le chef d’équipe indiquait plus en détail les tâches devant être accomplies par les travailleurs. Si les circonstances le justifiaient, le superviseur pouvait décider de changer la fonction assignée à un travailleur dans le courriel.

[63]  Selon la taille de la réception, noce ou fête d’entreprise, le personnel fourni par BDI pouvait se composer de 50 à 60 serveurs répartis en équipes de cinq ou six, chacune sous la direction d’un chef d’équipe généralement. M. Sowden a indiqué que, si vous avez à servir 750 convives, toute la nourriture doit être présentée dans un délai de 15 à 25 minutes. Comme on peut l’imaginer, il faut alors beaucoup de gens et beaucoup de coordination aussi pour parvenir à un tel résultat.

b)  Travail pendant une activité

[64]  Mme Johnson a témoigné que les serveurs étaient surveillés par le superviseur ou le chef d’équipe, ou les deux. Le superviseur avait pour rôle d’assigner des tâches à chaque membre du personnel, tandis que le chef d’équipe était chargé de la supervision directe du service aux tables. Il devait faire des rappels aux serveurs s’ils ne s’en tenaient pas au protocole à suivre dans telle ou telle réception.

[65]  De plus, le travailleur devait en référer au chef d’équipe si des problèmes se posaient pendant un quart de travail. À un certain moment, un représentant d’un établissement a crié après Mme Johnson et celle‑ci a informé son chef d’équipe qu’elle ne retournerait pas au travail. Un représentant de BDI lui a dit qu’il y aurait enquête sur l’incident, car BDI avait pour politique de ne tolérer aucun harcèlement de la part des clients ou des représentants des établissements.

[66]  M. Sowden a témoigné que le chef d’équipe avait aussi à servir les convives et que, par conséquent, il n’était pas vraiment en mesure de superviser les serveurs. Cette affirmation a été contredite par Mme Johnson dans son témoignage; elle a dit qu’elle suivait les ordres et les consignes du chef d’équipe. Je suis convaincu que, si un serveur ne dressait pas les tables de la bonne manière, son chef d’équipe lui dirait comment le faire.

c)  Permission à demander pour quitter une activité

[67]  Mme Johnson a confirmé que les pauses devaient être approuvées par le chef d’équipe. Elle ne pouvait aller à la pause ou rentrer chez elle à la fin de la soirée sans l’approbation de celui‑ci. Elle a confirmé qu’à une occasion, le client avait demandé que les serveurs restent plus longtemps que convenu avec BDI, et que le chef d’équipe lui avait dit qu’elle devait rester, parce que le client payait et qu’ils devaient faire ce que voulait le client.

d)  Exemples de directives écrites données par BDI à ses travailleurs

[68]  Nombreuses ont été les directives écrites données à Mme Johnson relativement aux diverses activités où elle a fourni ses services. Ces consignes prenaient la forme de courriels émanant du service des réservations de BDI. Le premier [13] , daté du 20 novembre 2015 à 17 h 09, dit :

[traduction]
Veuillez signer auprès de votre superviseur au bureau de traiteur à l’angle sud-ouest de l’immeuble. Veuillez noter que le métro n’ouvre pas avant 9 h le matin, aussi devez-vous planifier votre déplacement en conséquence. Il existe plusieurs possibilités pour l’autobus. Si vous avez besoin d’aide pour planifier votre déplacement avec la TTC [Toronto Transit Commission], veuillez visiter www.myttc.ca.

Un rappel amical du service des réservations. Vous êtes confirmée. Apportez un briquet, un tire-bouchon et un stylo pour chaque tâche.

[Soulignement ajouté.]

Au bas de ce courriel, à la rubrique « ATTIRE » [TENUE], il est écrit « BLACK BISTRO VEST » [VESTE NOIRE DE CAFÉ]. La fonction assignée à Mme Johnson est « COAT CHECK » [VESTIAIRE].

[69]  M. Sowden a reconnu qu’il y avait deux types de tenue pour les serveurs, la veste noire de café et la veste blanche correspondante. Le port de l’une ou l’autre était souvent exigé par l’organisateur de l’activité. M. Sowden a confirmé que les serveurs devaient apporter un stylo, un bloc-notes, un tire-bouchon et un briquet (petits outils) qu’ils devaient eux-mêmes payer. Il en allait de même des uniformes.

[70]  Dans un courriel semblable [14] daté du 1er octobre 2015 à 16 h 08 en vue d’une noce chic devant avoir lieu le 3 octobre 2015, il est dit : [traduction] « [S]i vous prenez l’autobus, veuillez être à notre bureau à 12 h 30. Veuillez vous présenter en tenue et prêt. Apportez une collation et de l’eau, car le trajet en autobus est long. Vous obtenez aussi 4 heures de temps de déplacement facturable pour cette activité. Si vous prenez la voiture, il n’y a pas vraiment d’adresse, mais vous suivez [ces] indications. » [Soulignement ajouté.] À la fin des indications, il est dit : [traduction] « Stationnez ici et Hal viendra chercher l’équipe. » Il y a en plus un [traduction] « rappel amical » au sujet des petits outils à apporter, et le courriel précise que la tenue [traduction] est « veste noire de café » et la fonction assignée, [traduction] « tables/vestiaire ».

[71]  De même, dans un courriel [15] daté du 18 octobre 2015 à 16 h 04 pour la tenue d’une activité le 20 octobre 2015 au Ritz-Carlton, il est dit : [traduction] « on doit apporter une photo d’identité ». Le courriel ajoute :

[traduction]

Veuillez arriver 10 minutes AVANT le début prévu, car il faudra plus de temps pour s’inscrire à la sécurité. Entrez par la porte argent non marquée du côté ouest de l’immeuble RBC Dexia, tout près du Ritz-Carlton. Descendez l’escalier jusqu’à la sécurité. Après avoir signé, attendez à la SÉCURITÉ que quelqu’un vienne vous chercher. VOUS DEVEZ ARRIVER EN TENUE, C’EST-À-DIRE DANS TOUT VOTRE UNIFORME – VOUS NE VOUS CHANGEZ PAS SUR PLACE. Les normes de tenue et de toilette sont surveillées de près dans cet établissement. Votre uniforme doit être propre et pressé. Les chaussures doivent être cirées. Le client ne tolère pas la pilosité faciale – si vous en avez, appelez au bureau sur-le-champ. Les cheveux doivent être propres, coiffés et retenus. Aucun bijou n’est autorisé. *** VEUILLEZ APPORTER UNE CARTE D’IDENTITÉ DÉLIVRÉE PAR LE GOUVERNEMENT POUR ENTRER. »

[Soulignement ajouté.]

Là encore, un [traduction] « rappel amical » au sujet des petits outils. En ce qui concerne la tenue, il est dit : « VESTE BLANCHE DE CAFÉ (LES HOMMES DOIVENT ÊTRE RASÉS DE PRÈS). » La fonction assignée à Mme Johnson est « service aux tables ».

[72]  Un autre courriel semblable [16] daté du 11 juin 2015 à 20 h 42 est lié à une activité devant avoir lieu le samedi 13 juin 2015. Il dit : [traduction] « Vous entrez à l’AGO [Art Gallery of Ontario] par la façade. À l’AGO, on ne porte aucun parfum. Veuillez arriver EN TENUE ET PRÊT avec le moins de bagage possible. Veuillez attendre dans le couloir derrière le café sans faire de bruit en attendant que quelqu’un vienne vous chercher. Rappelez-vous que les sièges sont pour les visiteurs. » [Soulignement ajouté.] Une fois de plus, il y a le [traduction] « rappel amical » au sujet des petits outils. La tenue est décrite comme étant [traduction] « veste noire de café » et la fonction assignée à Mme Johnson est « service aux tables ».

[73]  Le 23 septembre 2015, le service des réservations envoie à Mme Johnson un courriel disant que [traduction] « c’est peut-être la première fois pour vous, mais il y a eu un certain nombre de changements et nous voulons tout simplement être sûrs que tout le monde a l’heure juste » [17] . C’était une activité en présence de David Foster devant avoir lieu le 26 septembre 2015. La tenue indiquée était [traduction] « veste noire de café », et Mme Johnson était priée d’apporter une carte d’identité. La fonction qui lui était assignée était [traduction] « service aux tables ».

[74]  Dans un courriel [18] daté du 12 novembre 2015 en vue d’une activité devant avoir lieu le samedi 14 novembre 2015, on rappelle à Mme Johnson qu’elle doit payer au conducteur 5 $ à l’aller et 8 $ pour un aller-retour. La tenue pour l’activité est la veste noire de café. Le 10 novembre 2015, le service des réservations de BDI écrit à Mme Johnson au sujet d’une activité prévue pour le 12 novembre 2015 [19]  : [traduction] « Il y a des casiers dans l’établissement*** veuillez apporter votre propre cadenas ****. Nous vous suggérons d’apporter le moins d’effets personnels possible. Si vous prenez l’autobus, veuillez vous trouver à notre bureau à 16 h 15. Le café sera servi avec petit-déjeuner à la française. Veuillez nous faire savoir si vous prendrez l’autobus. Il y aura tirage d’une carte-cadeau Visa de 250 $ à l’intention des préposés à cette activité. » [Soulignement ajouté.] Le tout s’accompagne du [traduction] « rappel amical » habituel au sujet des petits outils et on indique que la tenue est « veste noire de café ». La fonction assignée à Mme Johnson est « service aux tables ».

[75]  Dans un courriel du service des réservations daté du 23 octobre 2015, tout le personnel est informé des activités devant avoir lieu à Niagara Falls du 25 au 27 octobre et les 2, 3 et 12 novembre [20] . Le courriel rappelle aux gens que [traduction] « si vous êtes disponible pour aider aux déplacements, la prime pour un conducteur est de 25 $ par personne voyageant dans votre voiture ».

e)  Rapports disciplinaires

[76]  D’après Mme Johnson, le chef d’équipe présentait des rapports sur le rendement des travailleurs. Elle dit n’en avoir jamais vu, mais ajoute avoir appris qu’un rapport avait été écrit sur une travailleuse pour mauvaise conduite envers son chef d’équipe. Cette travailleuse avait apparemment répliqué à son chef d’équipe à une occasion. C’est là que Mme Johnson a appris qu’un rapport était produit pour chaque quart de travail. M. Sowden reconnaît que les chefs d’équipe pouvaient rendre compte à l’équipe de gestion du rendement des serveurs, notamment sur leur ponctualité ou le port du bon uniforme.

[77]  Priée de dire si elle avait déjà fait l’objet de mesures disciplinaires, Mme Johnson a mentionné une situation où un problème s’était posé. Après avoir essayé de coordonner son transport à une activité avec quelqu’un dont elle était censée partager la voiture, elle avait dû au dernier moment annuler sa présence, parce que le lieu de rendez-vous avec la propriétaire de la voiture lui avait paru présenter un danger. Sean Bruno et Mike Nickerson ont fait enquête pour obtenir la version des travailleuses. Mme Johnson a dit avoir perdu trois quarts de travail pour ne pas s’être présentée au travail dans ces circonstances [21] .

(3) Nombre d’affectations par semaine

[78]  En temps normal, Mme Johnson faisait trois quarts ou affectations seulement par semaine, chacun d’environ dix heures et parfois de treize. Le reste de son temps, elle cherchait un emploi de bureau. Elle a en fait trouvé du travail au gouvernement. Elle est entrée en fonction en novembre 2015, ce qui correspond à la fin de son travail à BDI, mais elle n’a occupé l’emploi que quelques mois.

[79]  Mme Johnson a dit que, en dehors de ses trois quarts de travail pour BDI, elle ne travaillait pas pour d’autres bureaux de personnel. Elle a aussi confirmé que, si un travailleur refusait trop d’affectations, son nom était retranché de la base de données ou qu’il recevait moins d’affectations, bien que, selon l’entente de BDI, un travailleur pouvait refuser toute affectation proposée.

[80]  M. Sowden a donné l’explication suivante concernant cette ligne de conduite. Les étudiants refusaient des affectations parce qu’ils avaient entrepris une carrière dans leur domaine d’intérêt, et les acteurs tiraient un revenu plus régulier de leurs activités artistiques. Que leur nom soit présent dans la base de données de BDI était une source d’inefficacité opérationnelle.

(4) Le processus de rémunération

[81]  Mme Johnson était rémunérée mensuellement selon ses heures de travail. Elle communiquait ses heures à BDI en utilisant un modèle sur tableur Excel préparé par l’entreprise, alors même que BDI recevait déjà ces données du superviseur et des chefs d’équipe qui faisaient l’appel en exigeant de chaque travailleur qu’il remplisse une feuille de signature à chaque affectation. Sur la feuille de travail en question, Mme Johnson indiquait le nom du client, la date de prestation de ses services pour ce client, le numéro de commande, ses heures d’arrivée et de départ, la durée de son déplacement (le cas échéant), son nombre total d’heures et son taux de rémunération. Dans son témoignage, M. Sowden a indiqué que le modèle préparé à des fins de facturation n’était pas nécessairement employé par les serveurs. Il a dit qu’un certain nombre d’entre eux préparaient leurs propres factures.

[82]  BDI a dit à Mme Johnson comment présenter ses factures et l’informer de sa disponibilité pour de futurs quarts de travail. Il fallait par exemple, pour tout quart travaillé dans un mois, que la feuille de facturation soit remplie et envoyée par courrier électronique au service de comptabilité au plus tard le 15 du mois suivant.

[83]  Dans son contre-interrogatoire par l’avocate de BDI, Mme Johnson a témoigné que, si la feuille de travail était appelée feuille de facturation mensuelle de l’entrepreneur, ce n’était pas une facture qui émanait d’elle, puisqu’elle se contentait d’y déclarer ses heures. Si elle avait été sous-traitante, dit-elle, elle aurait demandé bien plus que 14 $ l’heure. À ses yeux, il n’y avait aucun moyen de faire un profit à 14 $ l’heure [22] .

[84]  Selon elle, travailler pour BDI n’offrait nullement la possibilité de faire un bénéfice ni de décrocher du travail à elle dans des établissements autres que ceux que servait l’entreprise. D’abord, elle n’avait pas le personnel voulu pour répondre aux besoins des différents hôtels et autres établissements. En plus, il y avait une clause de non-concurrence dans l’entente de BDI [23] .

[85]  Sur toutes les feuilles de travail lui servant à déclarer ses heures, il n’y avait pas de TPS/TVH indiquée. Mme Johnson a confirmé ne pas être inscrite aux fins de la TVH.

[86]  Les T4A délivrés à Mme Johnson par BDI font état d’une rémunération totale de 4 063,31 $ pour 2014 et de 7 952,25 $ pour 2015 [24] .

(5) Matériel de banquet

[87]  D’ordinaire, BDI ne fournissait pas les verres et les assiettes. Ils l’étaient par l’établissement client ou étaient obtenus d’une entreprise de location. Mme Johnson a témoigné que, si les serveurs cassaient des verres ou des assiettes, jamais on ne leur demandait de rembourser.

[88]  M. Sowden a reconnu que, si quelque chose était cassé, les travailleurs n’avaient pas à payer. C’était là la responsabilité de l’entreprise qui louait le matériel, et son tarif tenait compte d’un tel risque.

(6) Avis de lésion ou de maladie de l’employeur de la CSPAAT

[89]  Mme Johnson s’est étiré un muscle thoracique le 14 novembre 2015 quand, au moment de lever un plateau de banquet, elle a éprouvé une douleur vive. BDI a produit un avis de lésion ou de maladie de l’employeur, formulaire 7 de la CSPAAT. L’employeur doit remplir ce formulaire lorsqu’un employé ou un travailleur se blesse au travail [25] . Sur ce document qui figure à l’onglet 2 de la pièce A‑1, le nom BDI est inscrit à la section « Renseignements sur l’employeur ». On n’a pas modifié le document pour remplacer « Renseignements sur l’employeur » par « Renseignements sur l’entrepreneur ». Mme Johnson y est décrite comme serveuse. Sous « Description des activités » pour BDI à la section B « Renseignements sur l’employeur », on indique [traduction] « fourniture de personnel pour des activités ». À la section C, « Dates de l’accident ou de la maladie et renseignements », on dit que l’accident a été signalé au [traduction] « service des réservations/ordonnancement ». Le formulaire est signé par David Smith en tant que directeur de l’exploitation. À la page 3, où figure le nom de M. Smith, il y a une section « Renseignements sur le salaire de base et l’emploi », où le travailleur peut être décrit comme « occasionnel ou irrégulier », « travailleur saisonnier » ou « à contrat ». M. Smith a coché seulement dans la case « à contrat ». Dans la dernière partie de cette section, la case « propriétaire exploitant ou sous-traitant », ne porte aucun crochet. Le taux salarial régulier indiqué est 15,50 $ l’heure. Enfin, on indique au‑dessus du nom de M. Smith : « Commet une infraction quiconque fait délibérément de déclarations fausses à la Commission de la sécurité professionnelle et de l’assurance contre les accidents du travail. » La formule comporte à la même page la déclaration suivante : « J’affirme que tous les renseignements inscrits aux pages 1, 2 et 3 de cet avis sont véridiques. »

[90]  Mme Johnson a été informée que BDI avait un comité mixte sur la santé et la sécurité. Elle comprenait qu’il en fallait un en vertu de la Loi sur les normes d’emploi si un employeur comptait plus de 50 employés. Pour atteindre ce niveau, BDI avait à inclure sa liste de 600 serveurs.

(7) Risque de non-paiement des serveurs

[91]  M. Sowden a témoigné qu’un serveur risquait de ne pas être payé si le client était mécontent des services qu’il avait fournis, mais il n’était pas dit clairement si une somme serait déduite de sa rémunération. M. Sowden a reconnu que le montant des frais que le client avait accepté de payer à BDI pouvait être réduit. Rien ne prouve qu’il y ait eu réduction dans le cas de Mme Johnson.

IV. ANALYSE

A. Les questions et le droit applicable

[92]  La question que la Cour doit trancher dans l’appel de l’assurance-emploi est de savoir si Mme Johnson exerçait un « emploi assurable » à BDI pendant la période visée. Voici la définition d’emploi assurable au paragraphe 5(1) de la Loi :

5(1) Sous réserve du paragraphe (2), est un emploi assurable :

a) l’emploi exercé au Canada pour un ou plusieurs employeurs, aux termes d’un contrat de louage de services ou d’apprentissage exprès ou tacite, écrit ou verbal, que l’employé reçoive sa rémunération de l’employeur ou d’une autre personne et que la rémunération soit calculée soit au temps ou aux pièces, soit en partie au temps et en partie aux pièces, soit de toute autre manière;

[Soulignement ajouté.]

[93]  La question est donc de savoir si Mme Johnson a fourni ses services aux termes d’un contrat de louage de services (aussi appelé contrat d’emploi) ou d’un contrat d’entreprise (aussi appelé convention d’entrepreneur indépendant). Seul un emploi par contrat de louage de services serait admissible comme emploi assurable dans la présente affaire. Comme l’expression « contrat de louage de services » à l’article 5 n’est pas définie dans la Loi, on doit se référer au droit de la province régissant la relation entre les parties conformément au paragraphe 8.1 de la Loi d’interprétation du Canada [26] .

[94]  En l’espèce, le contrat a été conclu en Ontario, et on doit donc se reporter au droit de cette province pour établir la nature d’un contrat d’emploi. Comme il n’y a pas de corpus législatif d’application générale comme le Code civil du Québec, nous devons consulter la common law applicable en Ontario. Il s’agit alors d’examiner les faits pour savoir si nous sommes en présence d’un contrat d’emploi ou d’une convention d’entrepreneur indépendant. Les deux principales affaires illustrant l’approche retenue sont les suivantes : arrêt de la Cour suprême dans 671122 Ontario Ltd. c. Sagaz Industries Canada Inc., [2001] 2 R.C.S. 983 (par le juge Major) (Sagaz) et décision de la Cour d’appel fédérale dans Wiebe Door Services Ltd. c. Ministre du Revenu national, [1986] 3 C.F. 553 (par le juge MacGuigan) (Wiebe Door).

B. Les principes de la common law

(1) L’approche en deux étapes

[95]  À mon avis, mon collègue le juge Campbell Miller présente un excellent résumé de l’état actuel du droit dans l’affaire Morris Meadows Country Holidays and Seminars Ltd. c. Canada (Ministre du Revenu national), [2014] A.C.I. no 139(QL), 2014 CCI 191 [27] (Morris Meadows) :

a)  Une relation employeur-employé ou client-entrepreneur indépendant

30 Pour débattre de la question de savoir si on est en présence d’une relation employeur-employé ou client-entrepreneur indépendant, on part souvent des commentaires que la Cour suprême du Canada a formulés à l’égard de cette question dans l’arrêt 671122 Ontario Ltd. c. Sagaz Industries Canada Inc. :

47. Bien qu’aucun critère universel ne permette de déterminer si une personne est un employé ou un entrepreneur indépendant, je conviens avec le juge MacGuigan que la démarche suivie par le juge Cooke dans la décision Market Investigations, précitée, est convaincante. La question centrale est de savoir si la personne qui a été engagée pour fournir les services les fournit en tant que personne travaillant à son compte. Pour répondre à cette question, il faut toujours prendre en considération le degré de contrôle que l’employeur exerce sur les activités du travailleur. Cependant, il faut aussi se demander, notamment, si le travailleur fournit son propre outillage, s’il engage lui-même ses assistants, quelle est l’étendue de ses risques financiers, jusqu’à quel point il est responsable des mises de fonds et de la gestion et jusqu’à quel point il peut tirer profit de l’exécution de ses tâches.

48. Ces facteurs, il est bon de le répéter, ne sont pas exhaustifs et il n’y a pas de manière préétablie de les appliquer. Leur importance relative respective dépend des circonstances et des faits particuliers de l’affaire.

31 Dans l’arrêt 1392644 Ontario Inc. (Connor Homes) c. Canada (Revenu national), la Cour d’appel fédérale a nuancé cette approche en se fondant sur son étude de la jurisprudence récente relative au rôle de l’intention dans le contexte de l’analyse, critère que la Cour suprême du Canada n’avait pas mentionné. La Cour d’appel fédérale s’est ainsi exprimée :

37. Étant donné que la qualification de la relation professionnelle a des conséquences juridiques et pratiques importantes et d’une portée considérable, qui intéressent entre autres le droit de la responsabilité délictuelle (la responsabilité du fait d’autrui), les programmes sociaux (l’admissibilité et les cotisations), les relations de travail (la syndicalisation) et la fiscalité (l’enregistrement aux fins de la TPS et la situation au regard de la Loi de l’impôt sur le revenu), on ne peut simplement laisser les parties décider à leur seul gré si elles sont liées par une relation d’employeur à employé ou de client à entrepreneur indépendant. La situation juridique d’entrepreneur indépendant ou d’employé ne se détermine donc pas seulement sur la base de l’intention déclarée des parties. Cette détermination doit aussi se fonder sur une réalité objective et vérifiable.

38. C’est pourquoi les arrêts Wolf et Royal Winnipeg Ballet exposent une méthode en deux étapes pour l’examen de la question centrale, telle que l’ont définie les arrêts Sagaz et Wiebe Door, qui est d’établir si l’intéressé assure, ou non, les services en tant que personne travaillant à son compte.

39. La première étape consiste à établir l’intention subjective de chacune des parties à la relation. On peut le faire soit d’après le contrat écrit qu’elles ont passé, soit d’après le comportement effectif de chacune d’elles, par exemple en examinant les factures des services rendus, et les points de savoir si la personne physique intéressée s’est enregistrée aux fins de la TPS et produit des déclarations d’impôt en tant que travailleur autonome.

40. La seconde étape consiste à établir si la réalité objective confirme l’intention subjective des parties. Comme le rappelait la juge Sharlow au paragraphe 9 de l’arrêt TBT Personnel Services Inc. c. Canada, 2011 CAF 256 (CanLII), 2011 CAF 256, 422 N.R. 366, « il est également nécessaire d’examiner les facteurs exposés dans Wiebe Door afin de déterminer si les faits concordent avec l’intention déclarée des parties ». Autrement dit, l’intention subjective des parties ne peut l’emporter sur la réalité de la relation telle qu’établie par les faits objectifs. À cette seconde étape, on peut aussi prendre en considération l’intention des parties, ainsi que les modalités du contrat, puisqu’elles influent sur leurs rapports. Ainsi qu’il est expliqué au paragraphe 64 de l’arrêt Royal Winnipeg Ballet, les facteurs applicables doivent être examinés « à la lumière de » l’intention des parties. Cela dit, cependant, la seconde étape est une analyse des faits pertinents aux fins d’établir si le critère des arrêts Wiebe Door et de Sagaz est, ou non, rempli, c’est‑à-dire si la relation qu’ont nouée les parties est, sur le plan juridique, une relation de client à entrepreneur indépendant ou d’employeur à employé.

41. La question centrale à trancher reste celle de savoir si la personne recrutée pour assurer les services le fait, concrètement, en tant que personne travaillant à son compte. Comme l’expliquent aussi bien les arrêts Wiebe Door que Sagaz, aucun facteur particulier ne joue de rôle dominant, et il n’y a pas de formule fixe qu’on puisse appliquer, dans l’examen qui permet de répondre à cette question. Les facteurs à prendre en considération varient donc selon les faits de l’espèce. Néanmoins, les facteurs que spécifient les arrêts Wiebe Door et Sagaz sont habituellement pertinents, ces facteurs étant le degré de contrôle exercé sur les activités du travailleur, ainsi que les points de savoir si ce dernier fournit lui-même son outillage, engage ses assistants, gère et assume des risques financiers, et peut escompter un profit de l’exécution de ses tâches.

[Soulignement ajouté.]

(2) Définition de contrat de louage de services

[96]  La principale question dans l’affaire Sagaz était de savoir si la société pouvait être tenue pour responsable du fait d’autrui relativement à la conduite délictueuse de son consultant, American Independent Marketing Inc. (AIM). La Cour suprême s’est prononcée là‑dessus : « Pour des considérations de politique générale, la relation entre un employeur et un entrepreneur indépendant ne donne pas ouverture habituellement à une action en responsabilité du fait d’autrui [28] . » [Soulignement ajouté.] Parlant au nom de la Cour, le juge Major a conclu que, si « [c]ertains éléments de preuve indiquent que M. Landow et AIM étaient des employés de Sagaz » [29] , « [j]e suis d’accord avec le juge de première instance pour dire que, d’après l’ensemble de la preuve, AIM exploitait une entreprise pour son propre compte [30]  ». Dans ces circonstances, le juge Major a adopté une approche semblable à celle du juge MacGuigan dans Wiebe Door. Cette approche consiste à établir la distinction entre un employé et un entrepreneur indépendant. Le juge MacGuigan a préféré le critère général appliqué par Lord Wright dans Montréal c. Montreal Locomotive Works Ltd [31] , où l’accent se met sur [traduction] « la force combinée du système d’exploitation dans son ensemble » comme aspect s’ajoutant au critère d’» intégration » ou d’» organisation » appliqué par Lord Denning.

[97]  Selon moi, il serait bon de définir ce qu’est un contrat de louage de services de manière à mieux appliquer l’approche retenue, dont le critère en quatre parties de l’entrepreneur [32] , qui est décrit dans Sagaz et Wiebe Door, ainsi que de mieux comprendre son applicabilité. Dans Ready Mixed Concrete (South East), Ltd. c. Minister of Pensions and National Insurance, [1968] 2 QB 497, aux 515-17, [1968] 1 All E.R. 433 aux 439-41 (Ready Mixed), le juge MacKenna offre la définition suivante et livre une analyse éclairante [33]  :

[traduction]

Je dois maintenant considérer ce que signifie un contrat de louage de services.

Un tel contrat existe si trois conditions sont réunies : (i) le serviteur convient que, en contrepartie d’un salaire ou d’une autre rémunération, il fournira son propre travail et ses compétences dans l’exécution d’un service quelconque pour son maître; (ii) il convient, expressément ou implicitement, que, dans la prestation de ce service, il sera assujetti au contrôle de l’autre dans une mesure suffisante pour que cet autre soit son maître; (iii) les autres dispositions du contrat sont compatibles avec sa nature de contrat de louage de services.

[. . .]

Pour ce qui est de la partie (i), il doit y avoir un salaire ou une autre rémunération, sinon il n’y aurait pas contrepartie et, sans contrepartie, aucun contrat du tout. Le serviteur doit avoir l’obligation de fournir son propre travail et ses compétences. La liberté de faire un travail par ses propres moyens ou par ceux d’autrui est incompatible avec un contrat de louage de services, bien qu’un pouvoir de délégation limité ou occasionnel puisse ne pas être de cette nature : voir Vicarious Liability in the Law of Torts (1967) d’Atiyah, p. 59 à 61, et les affaires citées par celui‑ci.

Pour ce qui est de la partie (ii), le contrôle comprend le pouvoir de décider de ce qui doit se faire, de la façon de l’accomplir, des moyens à employer et du temps et du lieu. Tous ces aspects du contrôle doivent être pris en considération au moment de décider si le droit existe à un degré suffisant pour faire d’une partie le maître et de l’autre son serviteur. Le droit n’a pas à être illimité.

« Ce qui compte, c’est l’autorité légitime de commander dans la mesure où elle est applicable. Et il doit y avoir toujours de la place pour ça, ne serait-ce que pour des questions accessoires ou indirectes. » — Zuijs c. Wirth Brothers Proprietary, Ltd. [(1955), 93 C.L.R. 561, 571]

Pour trouver où réside le droit, il faut d’abord examiner les modalités expresses du contrat et, si elles traitent entièrement de la question, on n’a pas à aller plus loin. Si le contrat ne dit pas expressément quelle partie sera investie du droit, il faut répondre à la question de la façon habituelle par implication.

La troisième condition, négative, est pour mon propos la plus importante et, à l’aide de cinq exemples, je voudrai expliquer ce qu’il faut entendre par des dispositions incompatibles avec la nature d’un contrat de louage de services.

(i) Un contrat oblige une partie à construire pour l’autre en fournissant à ses propres frais les installations et les matériaux nécessaires. Il ne s’agit pas là d’un contrat de louage de services, bien que le constructeur puisse être obligé de fournir son propre travail seulement et d’accepter un haut degré de contrôle. C’est un contrat de construction, et non un contrat pour servir quelqu’un d’autre en contrepartie d’un salaire; on passe contrat afin de produire une chose (ou un résultat) pour un prix.

(ii) Un contrat oblige une partie à transporter les biens de l’autre en fournissant à ses frais tout ce qui est nécessaire à l’exécution. Ce n’est pas là un contrat de louage de services, bien que le transporteur puisse être obligé de conduire lui-même le véhicule et d’accepter le contrôle de l’autre sur l’exécution du travail. C’est là un contrat de transport.

(iii) Un contrat oblige un manœuvre à travailler pour un constructeur, à fournir des outils simples et à accepter le contrôle de ce constructeur. Nonobstant l’obligation de fournir les outils, il s’agit là d’un contrat de louage de services. L’obligation en question n’est pas incompatible avec la nature d’un tel contrat. Ce n’est pas là une question suffisamment importante pour qu’elle influe sur le fond du contrat.

(iv) Un contrat oblige une partie à travailler pour l’autre, à accepter son contrôle et à assurer son propre transport. Il s’agit encore d’un contrat de louage de services. L’obligation d’assurer son propre transport n’influe pas sur le fond du contrat. Dans cet exemple, le transport est accessoire à l’objet principal de celui‑ci. Dans le second de nos exemples, le transport formait une partie essentielle de l’exécution.

(v) Un même contrat prévoit qu’une partie travaillera pour l’autre partie sous le contrôle de celle‑ci et qu’elle lui vendra son terrain. Le premier volet du contrat n’en est pas moins un contrat de louage de services, bien que le second volet crée des obligations d’une nature différente : Amalgamated Engineering Union c. Minister of Pensions and National Insurance. [[1963] 1 W.L.R. 441, 451, 452; [1963] 1 All E.R. 864].

Je peux l’exprimer autrement. L’obligation de faire un travail sous le contrôle de l’autre partie est une condition nécessaire, mais non toujours suffisante pour qu’il y ait contrat de louage de services. Si les dispositions du contrat dans son ensemble sont incompatibles avec la nature d’un tel contrat, il s’agira là d’un autre type de contrat, et la personne qui fait le travail ne sera pas un serviteur. La tâche du juge est de caractériser le contrat (une tâche comme celle qui consiste à distinguer un contrat de vente d’un contrat de travail et de main-d’œuvre). Il peut, dans cette caractérisation, tenir compte de questions autres que celle du contrôle.

[Soulignement ajouté.]

[98]  Cette décision rendue au Royaume-Uni montre comme d’autres [34] que le droit de contrôle est une caractéristique essentielle d’un contrat de louage de services [35] . Cela va dans le sens de l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans Sagaz et, plus particulièrement, des passages suivants où le juge Major analyse les considérations de politique générale qui entrent en jeu dans l’application de la responsabilité du fait d’autrui :

33 La relation qui donne le plus souvent naissance à la responsabilité du fait d’autrui est la relation employeur-employé, autrefois appelée relation maître-serviteur. Elle diffère de la relation employeur-entrepreneur indépendant qui, sous réserve de certaines exceptions limitées (voir Atiyah, op. cit., p. 327-378), ne donne généralement pas ouverture à une action en responsabilité du fait d’autrui. Toutefois, l’analyse ne s’arrête pas à la décision qu’un travailleur est un employé et non pas un entrepreneur indépendant et que la responsabilité du fait d’autrui de son employeur peut donc être engagée. Il faut encore que l’employé ait accompli l’acte délictueux dans l’exercice de ses fonctions. Pour les raisons qui suivent, il n’est pas nécessaire de passer à cette seconde étape de l’analyse, qui n’est pas pertinente en l’espèce.

34 Quelle différence y a-t-il entre un employé et un entrepreneur indépendant, et pourquoi la responsabilité du fait d’autrui est-elle plus susceptible d’être imputée dans le premier cas? Cette question a été largement débattue. C’est dans le contrôle exercé par l’employeur sur l’auteur même du délit (le travailleur) que réside la réponse. Si l’employeur ne contrôle pas les activités du travailleur, les considérations de politique générale justifiant la responsabilité du fait d’autrui ne jouent pas. Voir Flannigan, loc. cit., p. 31-32 :

[traduction]

Le fondement de la règle de la responsabilité du fait d’autrui en détermine une restriction précise. Si l’employeur ne contrôle pas les activités du travailleur, il est évident que la responsabilité du fait d’autrui ne doit pas lui être imputée car, dans ce cas, il n’y a pas de prise de risque [par l’employeur] qui soit protégée. Seul le travailleur autorisé à accomplir une tâche peut influer sur la probabilité de perte car c’est lui seul qui exerce un contrôle à cet égard. Ainsi, comme il ne saurait y avoir de méfait en l’absence de contrôle par l’employeur, aucune réparation n’est nécessaire.

35 En d’autres termes, les principales préoccupations de politique générale justifiant la responsabilité du fait d’autrui sont l’idée de fournir un recours juste et pratique pour le préjudice subi et celle de dissuader de causer un préjudice à l’avenir (Bazley, précité, par. 29). La responsabilité du fait d’autrui est équitable en principe parce qu’une entreprise doit assumer elle-même les risques qu’elle entraîne. Il n’est donc pas logique d’imputer à un employeur la responsabilité des actes accomplis par un entrepreneur indépendant qui, par définition, exploite une entreprise pour son propre compte. En outre, l’employeur n’exerce pas sur un entrepreneur indépendant le même contrôle que sur un employé et n’est pas, de ce fait, en mesure de réduire les accidents et les fautes intentionnelles au moyen d’une organisation et d’une supervision efficaces. Toutes ces considérations de politique générale se rattachent à la capacité de l’employeur de contrôler les activités de l’employé, une dimension qui est généralement inexistante ou insuffisante dans le cas d’un entrepreneur indépendant. Comme nous l’avons vu, les considérations de politique générale justifiant l’imputation de la responsabilité du fait d’autrui sont pertinentes lorsque l’employeur est en mesure de contrôler les activités de l’employé, mais peuvent être insuffisantes dans le cas d’un entrepreneur indépendant sur lequel l’employeur a peu de contrôle.

[Soulignement ajouté.]

[99]  Une fois la notion de contrat de louage de services (contrat d’emploi) clarifiée, on doit établir la distinction entre un tel contrat et un contrat d’entreprise (convention d’entrepreneur indépendant) en suivant l’approche décrite par le juge Major dans Sagaz :

47 La question centrale est de savoir si la personne qui a été engagée pour fournir les services les fournit en tant que personne travaillant à son compte. Pour répondre à cette question, il faut toujours prendre en considération le degré de contrôle que l’employeur exerce sur les activités du travailleur. Cependant, il faut aussi se demander, notamment, si le travailleur fournit son propre outillage, s’il engage lui-même ses assistants, quelle est l’étendue de ses risques financiers, jusqu’à quel point il est responsable des mises de fonds et de la gestion et jusqu’à quel point il peut tirer profit de l’exécution de ses tâches.

48 Ces facteurs, il est bon de le répéter, ne sont pas exhaustifs et il n’y a pas de manière préétablie de les appliquer. Leur importance relative respective dépend des circonstances et des faits particuliers de l’affaire [36] .

[Soulignement ajouté.]

(3) Le rôle de la Cour

[100]  Il me faut aborder un principe additionnel de la common law avant de m’attacher aux faits de l’affaire. Il concerne le processus judiciaire. Au Canada, nous avons hérité de la tradition anglaise de la common law, où ce processus est décrit comme étant un système accusatoire ou contradictoire, par opposition à un système inquisitoire. Nous trouvons les définitions suivantes dans le Black’s Law Dictionary (10e édition) :

[traduction]

système accusatoire. (1936) Système procédural, comme le système juridique anglo-américain, faisant intervenir des parties actives et libres qui se disputent entre elles pour présenter une cause devant un décideur indépendant.

système inquisitoire. (18c) Système de collecte de preuves utilisé en droit civil dans lequel le juge mène le procès, détermine les questions à poser et définit la portée et l’étendue de l’instruction. Ce système a cours dans la majeure partie de l’Europe continentale, au Japon, en Amérique centrale et en Amérique du Sud.

[Soulignement ajouté.]

[101]  Le système accusatoire est fondé sur la conviction que les parties et non les juges sont les mieux placées pour avancer leur cause et que la vérité émergera du choc des éléments de preuve présentés par chaque partie devant un juge passif. Cependant, l’expérience a démontré que tel n’est pas nécessairement le cas. Nombreux sont les pays qui ont entrepris un examen de ce processus judiciaire afin de trouver des moyens de l’améliorer. Cela s’est produit non seulement au Canada [37] , mais aussi en Angleterre [38] et dans d’autres pays de common law comme l’Australie.

[102]  Ainsi, la Law Reform Commission of Western Australia a entrepris en 1997 un important examen du système de justice pénale et civile. Nombre de gens s’interrogeaient sur l’efficacité du système accusatoire, et la tendance était à une plus grande intervention de la magistrature dans les procès tant au criminel qu’au civil. L’honorable juge D. A. Ipp, de la Cour suprême de l’Australie-Occidentale, a présenté en 1994 à l’Australian Bar Association un document où il déclarait [39] .

[traduction]

À mon avis, la société ne se contente plus de dire que l’instruction d’un litige est une simple « affaire des parties » et que le juge en est l’arbitre passif sans le pouvoir voulu — ou de fait une hésitation extrême — pour contrôler la conduite et le déroulement de l’instance. Les valeurs collectives évoluent inexorablement vers un rôle plus actif pour lui. Dans bien des pays occidentaux, il est maintenant admis que les juges ont le devoir d’aider les parties. La tendance est à l’augmentation des pouvoirs de la magistrature et à une atténuation de la théorie classique du débat accusatoire. On justifie souvent cette évolution par la nécessité de rendre plus efficace l’administration de la justice, d’où la tâche des juges d’assurer la marche rapide et ordonnée de l’instance. Une autre justification de taille est l’acceptation de la responsabilité qu’a la justice de découvrir la « vérité » objective, ambition essentielle à l’accomplissement de cette justice.

[. . .]

La procédure inquisitoire devient de plus en plus la norme dans les tribunaux administratifs et, en général, le système accusatoire subit aujourd’hui des pressions soutenues.

[Soulignement ajouté.]

[103]  Vu cette situation, la Commission a examiné les avantages et les inconvénients du système accusatoire dans les litiges civils. Dans un des documents de consultation, nous trouvons cette analyse intéressante :

L’histoire réelle du système accusatoire révèle que le lien entre les processus accusatoires et les litiges civils n’est pas aussi intime ni d’aussi vieille date que certains le supposent. [...] Les processus accusatoires en matière civile ne se sont cristallisés qu’au XIXe siècle, à la suite de la propagation d’un esprit contradictoire issu de la procédure pénale du XVIIIe siècle qui se mêlait aux réformes procédurales survenues entre 1852 et 1875 [...] [40] .

[. . .]

Les définitions de haut niveau, ou du moins les descriptions, du système accusatoire abondent, comme celle de Lord Denning dans Jones c. The National Coal Board. Elles disent toutes que le juge est un arbitre passif et neutre qui ne peut descendre dans l’arène de crainte que son jugement ne soit obscurci (ou ses décisions renversées en appel). Les parties choisissent les questions à trancher [...] et les éléments de preuve à produire. Le juge, et parfois encore le jury dans les affaires civiles, décide entre les causes des parties de celle qui est à privilégier [...]

En revanche, selon une vue orthodoxe du système inquisitoire, le magistrat (formé par l’école de droit à sa tâche de juge) conduit l’affaire depuis le début et juge des questions et des éléments de preuve les plus utiles. L’affaire se déroule en un certain nombre d’audiences et peut ne jamais culminer en un « procès » au sens où l’entendent les avocats ordinairement. Les avocats des parties aident le tribunal et font valoir la cause de leurs clients lorsqu’on le leur permet, mais c’est le juge qui dirige le procès. Comme l’implique le nom du système, le tribunal mène une démarche inquisitoire et ne se borne pas à arrêter son choix entre les arguments des parties.

[. . .]

On dit du système accusatoire qu’il est le plus efficace s’il s’agit d’arriver à une vérité approximative, puisqu’il exploite le pouvoir de la recherche de l’intérêt personnel dans les deux camps pour mettre au jour la meilleure preuve. De même, on pense que les meilleurs arguments juridiques émergent du choc des arguments des avocats en matière de droit [...]

À un haut niveau de généralité, et par périodes pendant les deux derniers siècles, cette vue orthodoxe pourrait avoir été viable, mais à la regarder de plus près, on constate que, de nos jours, l’exactitude des prémisses de fait et la cohérence des justifications s’en trouvent grandement affaiblies [41] .

[. . .]

L’efficacité présumée du système accusatoire dans la recherche des faits et dans une argumentation juridique de grande qualité dépend en soi au plus haut point de la capacité de chaque partie à se payer un avocat ou une équipe juridique en gros dans la même mesure, ainsi que de la capacité des avocats des deux camps à faire preuve de compétence, de rapidité et d’éthique. L’éthique joue un rôle parce que, entre autres, le tribunal ne se livre pratiquement pas de lui-même à la recherche des faits et que la fourniture de renseignements exacts dépend de ce que les avocats ne s’emploient pas à dissimuler les éléments préjudiciables ou les sources juridiques d’intérêt et qu’ils repèrent les omissions passives de l’autre camp pour les présenter ouvertement. On s’inquiète aujourd’hui considérablement des iniquités dues à l’incapacité de bien des gens à retenir les services d’avocats offrant ces qualités de compétence, de promptitude et d’éthique [42] .

[Soulignement ajouté.]

[104]  Dans Practical Approach to Evidence (Shrewsbury : Blackstone Press Limited, 1980, page 1), Peter Murphy donne un exemple instructif pour illustrer la vue orthodoxe de la common law à l’égard du rôle passif des magistrats à la Cour. Un juge frustré dans un tribunal anglais a un jour posé la question suivante à un avocat s’opposant à ce que la partie adverse présente une preuve documentaire qui semblait pertinente à l’affaire, mais inadmissible en droit : « Ne suis-je pas là pour entendre la vérité? », ce à quoi l’avocat a répondu : « Non, Votre Seigneurie est là pour entendre la preuve. »

[105]  Dans son rapport final dans le cadre du projet 92, la Law Reform Commission of Western Australia a dit [43]  :

[traduction]

6.2 . . . Nombre des observations publiques que nous avons reçues disent que le système accusatoire met l’accent sur la victoire plutôt que sur la vérité ou la justice. À notre avis, les plaintes et préoccupations exprimées au sujet du système accusatoire en place doivent être prises au sérieux. Nous croyons que les changements que nous recommandons atténueront en partie la frustration manifestée par certains qui nous ont demandé d’abandonner le système accusatoire.

[Soulignement ajouté.]

[106]  Je préfère à la définition orthodoxe de 1936 du système accusatoire la description plus moderne donnée dans un document de travail de l’Australian Law Reform Commission [44]  :

[traduction]

2.25 Généralement parlant, un système accusatoire est le système de la common law qui consiste en une instance où les parties, et non le juge, ont la responsabilité première de définir les questions en litige, d’instruire le différend et d’avancer la cause. Le terme « inquisitoire » fait référence aux systèmes relevant du Code civil où le juge assume cette responsabilité première. Le terme « inquisitoire » a aussi la connotation d’une instance où le décideur instruit l’affaire [...]

2.26 Nonobstant les différences entre ces modèles, il existe, en matière civile du moins, un important degré de convergence des pratiques dans les pays de la common law et du code civil [...]

[Soulignement ajouté.]

[107]  La Western Australia Law Reform Commission fait aussi la déclaration suivante, qui fait douter que la définition orthodoxe du système accusatoire décrive convenablement la réalité de ce système de la common law et qui porte à croire que, dans leurs approches, les deux grands systèmes juridiques ont plus en commun que nous ne le pensons [45]  :

[traduction]

6.4 . . . Dans l’histoire, la magistrature a joué un rôle plus actif dans les tribunaux d’equity que dans les tribunaux de common law. Les pouvoirs des magistrats pourraient avoir existé, mais en étant sous-utilisés ou plus employés par certaines cours que par les autres. Les tribunaux administratifs font généralement appel à des procédures inquisitoires par opposition aux procédures accusatoires... Ajoutons que les cours ont de plus en plus recours avant procès au règlement extrajudiciaire des différends [...] Il faut aussi dire que le fait que les parties puissent se représenter elles-mêmes a une incidence marquée sur le système accusatoire [...]

[Soulignement ajouté.]

[108]  Les problèmes décrits en 1999 en Australie existaient aussi au Canada dans les années 1990 et subsistent aujourd’hui. Au fil des ans, la Cour, à l’instar d’une foule d’autres cours canadiennes, a adopté des mesures caractéristiques du système inquisitoire comme il en a été adopté en Australie et dans d’autres pays, conférant ainsi un plus grand rôle aux juges dans le traitement des affaires qui leur sont soumises de manière à atténuer les problèmes de lenteur de la justice. De nos jours, les juges ne laissent pas aux parties la responsabilité exclusive de la marche des instances, contrairement à l’approche du système accusatoire orthodoxe. Ainsi, la Cour canadienne de l’impôt a adopté, sous la houlette de l’ex-juge en chef Couture, la procédure de l’audience sur l’état de l’instance pour assurer un traitement plus efficace des appels devant la Cour. Avec les années, la Cour s’est de plus en plus occupée de gestion des instances en ordonnant la tenue de conférences de règlement, et ainsi de suite. C’est la nouvelle façon d’agir. Chaque système juridique emprunte les meilleures pratiques aux autres pour que la justice soit mieux rendue! On ne s’étonnera donc pas qu’il y ait convergence des deux grands systèmes juridiques.

[109]  Les tribunaux canadiens ont aussi reconnu l’existence d’un plus grand rôle pour les juges dans la détermination des faits réels de l’instruction en cours d’audience, de sorte que justice soit rendue. Mon collègue le juge Hogan a écrit ce qui suit dans l’affaire Capital Générale Électrique du Canada Inc. c. La Reine [46]  :

227 . . . De toute manière, voilà un moment que l’on ne compare plus le juge à un sphinx. Le silence du juge n’est plus considéré garantir l’impartialité et la neutralité dans le processus décisionnel. En 1985, le juge Lamer (tel était alors son titre) a fait remarquer dans l’arrêt Brouillard dit Chatel c. La Reine241 :

17[...] il est clair que l’on n’exige plus du juge la passivité d’antan; d’être ce que, moi, j’appelle un juge sphinx. Non seulement acceptons-nous aujourd’hui que le juge intervienne dans le débat adversaire, mais croyons-nous aussi qu’il est parfois essentiel qu’il le fasse pour que justice soit effectivement rendue. Ainsi un juge peut, et, parfois, doit poser des questions aux témoins, les interrompre dans leur témoignage, et au besoin les rappeler à l’ordre [47] .

241 [1985] 1 R.C.S. 39 (Lexum) (Brouillard).

228. Cette tendance moderne est fondée sur le principe que le rôle principal du juge consiste à discerner la vérité. Les parties ne peuvent pas toutes se permettre d’embaucher les meilleurs avocats et n’ont parfois pas les moyens d’obtenir du tout les services d’un avocat. L’augmentation importante des coûts a restreint l’accessibilité des tribunaux. Le juge Rinfret, de la Cour du Banc de la Reine du Québec, qui est maintenant la Cour d’appel du Québec, a décrit ainsi les deux théories opposées :

[TRADUCTION NON OFFICIELLE]

La question à se poser est bien la suivante : En quoi consiste la justice?

Un juge doit-il, sans mot dire, écouter les témoignages, entendre les arguments et se restreindre à décider uniquement sur la preuve et les arguments que veulent bien lui soumettre les avocats au dossier?

Un juge doit-il, s’il s’aperçoit que, par inadvertance, incapacité ou ignorance, un avocat oublie de faire une preuve ou de présenter un argument, rendre une décision qu’il sait inéquitable pour les autres parties?

Le client doit-il souffrir de la maladresse de son avocat?

Certaines personnes soutiennent l’affirmative, elles sont de l’école que le juge doit s’en tenir strictement et rigoureusement à ce qu’on lui présente et que les avocats, et non le juge, sont les maîtres du procès.

L’autre théorie veut, au contraire, que le seul maître du procès soit le juge et que c’est à lui à le diriger dans les meilleurs intérêts de la justice. Pour ce faire, le juge se doit de s’enquérir de tous les faits, même de ceux qu’on aurait, pour une raison ou pour une autre, omis de lui soumettre; il se doit de soulever des questions de droit, même si elles ne lui ont pas été soumises, pourvu que, dans chaque cas, il donne aux parties ou à leurs avocats l’opportunité de les débattre.

Le droit ou, si l’on veut, la justice n’est pas affaire de surprise ou de technicalités.

Il est du devoir du juge de faire le plus de lumière possible sur la question, de rectifier la situation et de suppléer à la maladresse ou à l’ignorance de l’avocat, si besoin est. C’est ainsi que je comprends la justice.

Le juge ne doit pas, cependant, faire perdre aux parties leurs droits acquis, et c’est dans l’exercice de sa discrétion qu’il verra à protéger ceux-ci242.

242 Poulin c. Laliberté, [1953] B.R. 8, aux pages 9 et 10.

229 Il est loisible au juge d’intervenir dans l’instance dans l’intérêt de la vérité, pourvu qu’il donne aux deux parties toute la latitude nécessaire pour répondre aux points soulevés par ces questions [...]

[Soulignement ajouté.]

[110]  Dans La preuve civile, 2e édition (Cowansville (Québec) : Les Éditions Yvon Blais Inc., 1995) aux pages 117 et 118, le professeur Jean-Claude Royer écrit :

Les tribunaux ont généralement suivi la théorie interventionniste énoncée par le juge Rinfret. Cette doctrine favorise l’obtention d’une meilleure justice même si elle porte atteinte au système accusatoire et contradictoire du procès. En outre, elle correspond davantage aux idées sociales modernes inspirées d’une conception plus objective du droit, laquelle a entraîné une évolution législative destinée à accroître le rôle du juge.

[Soulignement ajouté.]

[111]  Que le droit soit toujours en évolution, telle est l’histoire de la common law.

[112]  Je dois faire observer que, contrairement à l’appel dans l’affaire Brouillard, le présent appel n’est pas à caractère pénal, mais une affaire de droit administratif entendue dans une cour spécialisée qui n’est pas un tribunal administratif, mais dont la compétence se limite aux appels soulevant des questions fiscales. Une des parties est toujours la même : le ministre du Revenu national. Les règles de la preuve — qui jouent un grand rôle dans les affaires pénales où la liberté de l’accusé est souvent en cause en cas de condamnation — ne sont pas aussi rigoureusement applicables. En fait, dans les appels régis par la procédure informelle de la Cour, le juge jouit d’un vaste pouvoir discrétionnaire dans l’application des règles. Voir le paragraphe 18.15(3) de la Loi sur la Cour canadienne de l’impôt, L.R.C. 1985, ch. T-2.

[113]  Le « devoir de faire le plus de lumière possible sur la question » est d’autant plus important sinon plus dans des affaires comme celle-ci où une des parties, Mme Johnson, ne peut se permettre d’être représentée par un avocat, alors que l’intimé est représenté par un avocat du ministère de la Justice et l’intervenante, BDI, par une équipe de deux avocats, comme c’est le cas dans n’importe quelle autre cause. Au cours des 25 dernières années, le nombre d’appels interjetés par des parties se représentant elles-mêmes est demeuré très élevé dans les appels par procédure informelle devant la Cour et dans un très grand nombre d’appels par procédure générale. La Cour doit même à l’occasion autoriser des sociétés à se faire représenter par un de leurs dirigeants, parce qu’elles ne peuvent pas se permettre les honoraires des avocats.

[114]  Toutefois, le rôle d’un juge n’est pas de devenir l’avocat d’une partie qui se représente elle-même. Comme nous l’avons mentionné, ce sont les parties qui, dans un système accusatoire, ont la responsabilité première de produire tous les faits utiles. Le rôle du juge est de découvrir les faits réels et, par le droit applicable, de régler le litige en toute équité et impartialité pour toutes les parties. Comme nous l’avons vu dans l’arrêt Brouillard de la Cour suprême du Canada, un juge peut être tenu de poser des questions là où une injustice risquerait d’être commise. Si un juge s’en tient à ce rôle, garde l’esprit ouvert jusqu’à la toute fin en examinant les questions soulevées par toutes les parties, traite les témoins avec courtoisie et politesse et donne aux parties toute la latitude voulue pour aborder les points soulevés par ses questions, il ne devrait pas être perçu comme perdant sa neutralité. Il ne fait que bien faire son travail.

[115]  Enfin, je crois que les juges de common law qui travaillent dans un système accusatoire ont autant d’intégrité que les juges de droit civil travaillant dans un système inquisitoire, et autant de capacité de demeurer impartiaux dans leur quête de la vérité et dans leurs efforts pour rendre justice.

[116]  Appliquons donc ces principes aux faits de la présente affaire.

C. Application aux faits

(1) L’intention des parties

a)  Entente écrite

[117]  La première étape consiste à déterminer s’il existe un contrat écrit qui décrit l’intention des parties et, de façon plus générale, énonce les modalités convenues. Selon Mme Johnson, il n’y avait pas de tel contrat écrit lorsqu’elle a été recrutée par BDI en juin 2014 et lorsqu’elle a repris ses affectations en juin 2015. Le seul contrat était entre elle et Food Handlers, qui est une entité distincte de BDI, et Mme Johnson ne travaillait même pas pour Food Handlers. Cette entente est datée du 21 avril 2015. Aucune entente signée de Mme Johnson et de BDI n’a été déposée en preuve par le seul témoin de BDI. Seule l’entente de BDI, qui n’est pas signée, a été présentée. Mme Johnson ne se souvient pas de l’avoir vue, bien que, sur la feuille d’approbation qu’elle a signée, il y ait une déclaration portant qu’elle a lu et accepte les modalités de l’entente en question.

b)  La conduite des parties

[118]  Lorsqu’elle a été recrutée en juin 2014, on n’a jamais dit à Mme Johnson, ni à la journée portes ouvertes ni à la séance d’orientation initiale, qu’elle allait être traitée comme un entrepreneur indépendant et non comme une employée. Cependant, elle a reconnu qu’on lui ait dit qu’aucune retenue à la source ne serait faite pour l’impôt sur le revenu, pour les cotisations à l’assurance-emploi, et ainsi de suite. De plus, elle a présenté chaque mois ses factures de sous-traitante, bien que celles‑ci ne fassent état d’aucune TVH. Elle ne s’est pas inscrite en vertu de la Loi sur la taxe d’accise ou d’une loi provinciale pour faire savoir qu’elle exploitait une entreprise en Ontario.

[119]  Il est vrai que BDI ne faisait pas de retenues à la source, ce qui concorde avec son intention d’obtenir les services de Mme Johnson à titre d’entrepreneur indépendant. Toutefois, la nécessité de retenues à la source dépendait de la question de savoir si les serveurs, dont Mme Johnson, étaient de véritables employés devant la loi, sinon il n’y avait pas lieu de faire les retenues. Avec des employés en revanche, BDI n’avait d’autre choix que de faire des retenues à la source.

[120]  À la lumière de l’ensemble de la preuve, on peut conclure que BDI avait clairement l’intention d’embaucher Mme Johnson à titre de travailleuse autonome ou d’entrepreneur indépendant et non à titre d’employée. Toutefois, sa conduite n’était pas tout à fait conforme à cette intention. Ainsi, dans l’avis de lésion ou de maladie de l’employeur (formulaire 7 de la CSPAAT) concernant Mme Johnson, BDI indique être un employeur et, lorsque M. David Smith, directeur de l’exploitation, a rempli ce formulaire, , il n’a pas précisé que l’intéressée était une sous-traitante. De plus, BDI a acquitté les cotisations de la CSPAAT et les primes d’assurance générale pour se prémunir contre une éventuelle responsabilité du fait d’autrui pour tous ses serveurs. Rien ne prouve que Mme Johnson ait cotisé à la CSPAAT ou ait versé des primes à un propre régime d’assurance à l’égard des activités de service de banquet de BDI.

[121]  Aucune conclusion aussi claire ne peut être tirée au sujet de l’intention de Mme Johnson. On ne peut pas dire qu’elle avait l’intention d’agir comme entrepreneur indépendant. Je pense toutefois qu’elle savait, si ce n’est au moment de son recrutement et à la séance d’orientation initiale, du moins plus tard quand elle a commencé à présenter les factures et qu’elle s’est rendu compte qu’aucune retenue ne se faisait à la source, que BDI avait l’intention de la traiter comme entrepreneur indépendant. Je la crois néanmoins lorsqu’elle dit qu’elle a accepté cette situation par nécessité, ayant besoin de l’argent pour payer son loyer et ses autres frais de subsistance.

[122]  La conduite de Mme Johnson est celle de quelqu’un qui se lie par un contrat d’adhésion [48] . BDI comptait quelque 600 serveurs en 2015 (nombre qui a augmenté à plus de 800 les années suivantes). Ces travailleurs étaient le plus souvent à temps partiel. Il s’agissait principalement d’étudiants (50 %) et d’autres travailleurs précaires. Rien ne démontre que les modalités de l’entente aient été modifiées au cas par cas après négociation entre BDI et ses serveurs. Mme Johnson a obtenu son augmentation de salaire conformément à la politique de BDI, c’est-à-dire après avoir fait le nombre requis de quarts de travail et avoir assisté aux séances d’orientation nécessaires.

[123]  De plus, il y a dans l’entente de BDI des énoncés intéressés qui, semble‑t‑il, devaient servir à défendre la cause de l’entreprise devant les autorités compétentes. Si, par exemple, BDI conclut un contrat pour un travail de moins de quatre heures, le travailleur [traduction] « reconnaîtra un profit de 0 à 4 heures ». L’emploi du mot « profit » est étrange. C’est là un concept comptable qui décrit le résultat net après défalcation des dépenses et des provisions du revenu brut. Ce qu’un entrepreneur reçoit pour ses services, ce sont des honoraires. On ne verse pas un profit à un entrepreneur. Il me paraît évident que BDI a planifié délibérément pour être sûre de ne pas avoir à cotiser sous le régime de la Loi ou dans le cadre de programmes sociaux comme le Régime de pensions du Canada.

[124]  Il n’y a donc pas de situation claire où les deux parties ont accepté de plein gré les modalités de l’entente de BDI.

(2) La réalité objective

[125]  C’est dans ce contexte que nous devons passer au second stade de cette approche et voir s’il y a une réalité objective qui étaye l’intention subjective au moins de BDI. Comme nous l’avons mentionné, cette étape aurait été nécessaire même si Mme Johnson avait clairement eu l’intention de signer un contrat d’entreprise, et non un contrat de louage de services. Cette approche est suivie non seulement dans les provinces canadiennes de common law, mais aussi dans d’autres pays du Commonwealth et aux États-Unis, tout comme dans des ressorts de droit civil comme au Québec et en France [49] .

a)  Preuve circonstancielle

[126]  En appliquant les règles de la preuve, il est bon de se reporter à la preuve tant directe que circonstancielle pour établir s’il y avait relation employeur-employé ou client-entrepreneur indépendant. Comme nous l’avons vu plus haut dans Ready Mixed, un droit (ou pouvoir) de contrôle est une [traduction] « condition nécessaire [...] pour qu’il y ait contrat de louage de services ». Ce droit peut se découvrir « par implication » ou par « présomption de fait » ou, en d’autres termes, par preuve circonstancielle. Commençons par cette preuve circonstancielle, qui est souvent la seule dont disposent les tribunaux.

(i) Nombre de clients

[127]  La première chose qui me frappe en l’espèce est que Mme Johnson travaillait comme serveuse pour un seul payeur, BDI en l’occurrence. En temps normal, on offre ses services à un certain nombre de clients quand on exploite une entreprise à titre d’entrepreneur indépendant. C’est ce que fait BDI, ayant de nombreux clients auxquels elle offre les services de ses serveurs. Ces clients sont des organisateurs d’activités, des exploitants d’hôtels et des traiteurs, comme l’illustrent les témoignages présentés. Le prix de la prestation de ces services est négocié par BDI et son abondante clientèle.

[128]  Par souci de clarté, il importe de préciser que ces clients sont les clients de BDI, et non ceux de Mme Johnson. D’abord, il n’y a pas de relation contractuelle entre elle et la clientèle. Son seul lien contractuel est avec BDI. Ensuite, il y a à l’article 11 de l’entente de BDI une clause de non-concurrence qui dit que le sous-traitant ne peut fournir ses services à des clients de BDI pendant une période de 12 mois après la fin de l’entente. Cette clientèle relève donc de l’achalandage et des autres biens incorporels de l’entreprise. C’était BDI qui pouvait tirer avantage de la clientèle, et non Mme Johnson, laquelle n’avait droit à son salaire que pour ses heures de travail dans cette entreprise.

[129]  Tout cela va dans le sens du sentiment qu’avait Mme Johnson de n’être qu’une employée. À son avis, BDI contrôlait le marché des grands établissements clients à Toronto, d’où l’impossibilité pour elle de travailler directement pour ces mêmes établissements. Quoi qu’il en soit, une fois accomplis ses trois quarts de travail, qui auraient représenté près de 30 heures sur sa semaine, l’intéressée cherchait plutôt un emploi permanent pour le reste de la semaine. Elle n’essayait pas d’accroître son profit dans une activité alléguée de service de banquet en trouvant de nouveaux clients.

[130]  Disons plus généralement que, lorsqu’on exploite un restaurant ou une plomberie ou qu’on fournit des services professionnels (comme dentiste ou optométriste, par exemple), on offre ses services à de nombreux clients. On peut donc penser que quelqu’un est recruté à titre d’employé s’il travaille pour une seule personne, un employeur, et qu’il l’est à titre d’entrepreneur indépendant s’il fournit ses services à des clients multiples. En fait, le droit de contrôler et de superviser le travailleur est plus susceptible d’exister et d’être exercé dans le premier cas que dans le second. Le second va davantage dans le sens de l’exploitation d’une entreprise. En pareil cas, le travailleur n’est pas assujetti à un contrôle ni à une supervision par les clients, sauf dans la mesure où ceux‑ci s’assurent d’en avoir pour leur argent avec ses services. C’est ce qu’illustre l’affaire Morris Meadows, tranchée par mon collègue le juge Miller, en ce qui concerne le travail effectué par la femme de ménage principale, considérée comme un entrepreneur indépendant parce qu’ayant plusieurs clients.

(ii) Nombre d’employés

[131]  De même, qu’un travailleur ait bien des gens travaillant pour lui est plus révélateur d’une situation d’exploitation d’une entreprise. C’est le cas de BDI, qui reconnaît que plusieurs employés travaillent à son administration et à la gestion de ses activités. Outre les représentants des ventes qui traitent avec les clients, il y a le gestionnaire des affectations et la gestionnaire des ressources humaines, lesquels traitent avec l’effectif d’environ 600 serveurs de l’entreprise. C’est BDI qui a la possibilité de dégager un profit en demandant de 22 $ à 23 $ l’heure pour chacun des serveurs qu’elle utilise dans ses services à la clientèle et en versant elle-même de 14 $ à 16 $ l’heure à ceux‑ci.

[132]  Mme Johnson n’avait pas d’employés, ce qui concorde davantage avec la situation d’une employée. Elle ne pouvait gagner son salaire que pour chaque heure qu’elle travaillait comme employée. Contrairement à BDI, elle n’avait aucune possibilité de faire un profit. Il faut ajouter qu’elle n’avait pas l’obligation de trouver un remplaçant lorsqu’elle ne pouvait pas être présente à une activité après avoir accepté d’y être affectée. Son seul devoir était d’aviser BDI. Elle ne courait donc pas le risque d’avoir à assumer la charge financière de trouver un remplaçant. Ce risque était assumé par BDI, qui affectait 105 serveurs à une activité quand il n’en fallait que 100. Par expérience, BDI savait qu’un certain nombre de serveurs ne se présenteraient pas au travail, et c’était l’entreprise, non Mme Johnson, qui prenait en charge le coût des cinq serveurs additionnels. C’était BDI qui exploitait l’entreprise, non Mme Johnson. Quand elle ne se présentait pas à une activité, elle risquait d’encourir une perte du seul fait de ne pas gagner son salaire, ce qui est le lot des nombreux employés ne travaillant pas pour des employeurs qui offrent des avantages sociaux comme des congés de maladie payés.

(iii) Aucun investissement appréciable en capital ni fonds de roulement

[133]  BDI a un bureau avec du mobilier et de l’équipement (téléphone, système informatique, etc.) et avec du personnel administratif. La formation se donne en partie, sinon en totalité, au bureau de BDI. C’est là qu’a eu lieu la séance portes ouvertes. Aux fins de l’exploitation de son entreprise, BDI a besoin d’outils comme un ordinateur pour faire fonctionner une base de données contenant toute l’information sur sa liste de serveurs, tout comme un système de courriel pour communiquer avec ceux‑ci de manière à répondre aux besoins de sa clientèle. On peut aussi supposer que l’entreprise a un fonds de roulement pour ses activités quotidiennes. Cela cadre avec l’exploitation d’une entreprise par BDI. Plus on possède de biens (outils, pièces d’équipement, etc.) aux fins de ses activités et, en particulier, plus ces biens coûtent cher, plus une telle possession va dans le sens de l’exploitation d’une entreprise. L’inverse, en revanche, cadre mieux avec l’exercice d’un emploi.

[134]  Si un travailleur de la construction, par exemple, fournit son propre matériel coûteux (bulldozer, etc.), il est moins probable qu’il y ait une entente permettant à un payeur de contrôler la façon dont il utilise ce matériel et, par conséquent, plus probable qu’il exploite une entreprise, puisqu’il assume de surcroît tous les risques financiers associés à la propriété, l’exploitation et l’entretien de son équipement.

[135]  Les activités de Mme Johnson ne nécessitaient ni mises de fonds importantes ni fonds de roulement. En fait, rien ne prouve que l’intéressée avait même du capital. La principale chose qu’elle fournissait, c’est son travail, celui d’une employée. Les autres exigences professionnelles étaient infimes : stylo et bloc-notes, tire-bouchon, briquet, pantalon, chemise, cravate et veste. Qu’un travailleur ne fournisse ni outils ni pièces d’équipement ou, s’il le fait, que cet apport soit minime va dans le sens plus d’une relation d’emploi que de l’exploitation d’une entreprise. C’est pourquoi, dans Ready Mixed, le juge MacKenna dit que, lorsqu’un manœuvre travaillant pour un constructeur est tenu de fournir des outils simples et accepte le contrôle de celui‑ci, il s’agit d’un contrat de louage de services.

[136]  Le coût de la publicité et d’autres dépenses semblables d’exploitation comme le coût des cartes d’affaires sont autant d’indices de l’exploitation d’une entreprise. Nous n’avons pas de telles dépenses dans le cas de Mme Johnson.

(iv) Modèle de facturation

[137]  Un autre indice de la situation d’employée de Mme Johnson est le fait que pour les soi-disant factures qu’elle produisait pour le calcul de sa rémunération, elle utilisait un modèle sur tableur conçu par BDI. À mes yeux, cette procédure est inhabituelle. Un entrepreneur indépendant ne s’en remet pas à ses clients pour préparer un tel modèle. Un entrepreneur (dentiste, optométriste, restaurateur, plombier, etc.) prépare ses propres factures avec son propre modèle. Ce qu’a fait Mme Johnson s’apparente plus à la situation d’employée de BDI qu’à un véritable état d’entrepreneur indépendant.

[138]  Il convient de noter que Mme Johnson n’était pas inscrite en vertu de la Loi sur la taxe d’accise et qu’aucun numéro de TPS/TVH ne figurait sur les soi-disant factures.

[139]  Que visait-on réellement en faisant remplir la facture par Mme Johnson? BDI avait toute l’information sur ses heures de travail, puisque son représentant — le superviseur ou le chef d’équipe — faisait l’appel au moment des activités et que chaque serveur devait inscrire ses heures d’arrivée et de départ sur le relevé des présences.

[140]  De plus, Mme Johnson a dit dans son témoignage que, si elle avait été entrepreneur indépendant, elle aurait demandé beaucoup plus que 14 $ l’heure pour ses services. Ce tarif horaire correspond davantage au taux payé à un employé qu’au taux facturé par une entreprise fournissant des services d’accueil. BDI exploitait une telle entreprise et pratiquait un tarif d’environ 23 $, soit 164 % le taux versé à Mme Johnson. L’entreprise faisait un profit brut d’environ 9 $ l’heure grâce au travail de Mme Johnson. C’est BDI, et non Mme Johnson, qui avait la possibilité de faire un profit.

b)  Preuve directe de contrôle et de supervision

(i) Présence aux séances de formation

[141]  Il n’y a pas que la preuve circonstancielle déjà mentionnée, puisqu’une preuve directe démontre que BDI exerçait son droit de contrôle sur le travail de l’intéressée. La première preuve d’un tel contrôle est l’exigence de BDI que ses travailleurs assistent à des séances d’orientation et de formation de manière à être dûment formés au travail pour lequel ils sont recrutés. Dans la publicité de son site Web, BDI se vante que [traduction] « [t]out notre personnel passe par notre programme Standards of Professional Service » [50] .

[142]  À l’alinéa 1.f de l’Entente de BDI, on exige que tous les serveurs satisfassent à toutes les conditions de la « Standards of Professional Service Guideline » [Ligne directrice sur les normes de services professionnels]. Interrogé sur ces normes, M. Sowden a confirmé que le document était annexé à l’entente, mais il n’a pas été déposé en preuve avec l’entente même. Il a précisé qu’il s’agissait d’un document de 15 pages.

[143]  Ce document aurait été important pour établir la portée des obligations que les travailleurs devaient remplir, et j’ai demandé à M. Sowden de le fournir à la Cour. Toutefois, son avocat a par la suite informé la Cour que les gens au bureau qui auraient pu mettre la main sur le document étaient en vacances. Je tire une conclusion défavorable du défaut de produire cet important document en pièce jointe de l’entente de BDI. Son absence empêche la Cour d’établir la véritable nature du contrat. Je suppose qu’il aurait étayé la prétention de Mme Johnson selon laquelle elle était une employée [51] .

[144]  BDI offrait de nombreuses séances de formation. Pour que ses services soient retenus, un travailleur devait assister à la première séance de formation appelée séance d’orientation. À l’occasion de ces séances, le personnel du service aux tables apprenait à faire son travail (comment plier les serviettes, placer les nappes, dresser les tables en sachant où disposer les divers couverts autour des assiettes, où mettre les verres et de quel côté aborder la place des convives pour déposer les plats, etc.).

[145]  L’approche retenue par BDI pour encourager son personnel à assister aux séances de formation supplémentaire consistait à faire dépendre les hausses de salaire de la présence à trois autres séances d’orientation après un certain nombre d’affectations. D’autres séances de formation étaient également offertes sur la façon, par exemple, d’utiliser le nouveau logiciel d’ordonnancement Next Crew.

[146]  Normalement, on ne voit pas un client offrir de la formation à un entrepreneur indépendant comme un plombier, un dentiste, un optométriste ou un restaurateur. Lorsqu’un client retient les services d’un entrepreneur indépendant, il s’attend à ce que celui‑ci ait reçu toute la formation nécessaire à la prestation de ses services. Il faut donc conclure à cet égard que Mme Johnson était traitée comme une employée par BDI.

(ii) Code vestimentaire

[147]  Une autre directive démontrant le contrôle exercé sur Mme Johnson est l’obligation pour les futurs serveurs d’assister à une séance d’orientation où le contrôle s’exerce par l’imposition d’un code de tenue vestimentaire pour la prestation des services des travailleurs dans les diverses activités. À l’instar de tous les autres serveurs, Mme Johnson devait porter un uniforme approuvé par BDI, à savoir une chemise habillée unie et noire à manches longues ou la chemise blanche correspondante, une cravate unie, noire et large, un pantalon de toilette uni et noir (pas de coton ou de denim, ni rien de moulant), des chaussures de ville noires et cirables (pas d’espadrilles ou de chaussons) et une veste unie et noire (sans revers brillant ni boucle). De plus, BDI suggérait de passer par elle pour acheter certains articles d’habillement [traduction] « parce qu’il est difficile d’obtenir l’approbation ». Pour sa part, Mme Johnson a choisi d’acheter ses propres vêtements, mais elle devait les faire approuver. Elle n’était pas libre d’exercer ses activités comme le ferait généralement un entrepreneur indépendant. Cependant, il est logique qu’un employeur comme BDI s’assure que ses serveurs ont la même tenue, ce qui donnera une impression très favorable de professionnalisme aux convives de ses clients.

[148]  Il faudrait ajouter que, comme nous l’avons vu dans les courriels d’affectation, les serveurs comme Mme Johnson se faisaient dire par BDI quelle devait être leur tenue à chaque activité, tantôt en noir tantôt en blanc. Souvent, les consignes allaient plus loin, puisqu’on exigeait que les serveurs soient rasés de près et que leur chevelure soit propre, bien coiffée et bien retenue et en spécifiant qu’aucun bijou n’était autorisé [52] .

(iii) Le temps et le lieu

[149]  BDI a souligné que Mme Johnson avait le droit de refuser une affectation. Je n’y vois rien d’anormal si on considère que les serveurs de l’entreprise sont des travailleurs à temps partiel et principalement des étudiants et autres travailleurs précaires. Ils ont à se soucier d’autres activités comme leurs études et diverses occupations sans lien avec le secteur de l’accueil. L’employeur qui n’offre pas d’emplois à plein temps ne peut s’attendre à ce que ses employés à temps partiel soient toujours disponibles lorsqu’il a besoin de leurs services. Pour un exemple d’employés (infirmières d’agence) assujettis à des conditions d’emploi semblables, voir Hôpital Santa-Cabrini c. La Reine, 2015 CCI 264, [2015] A.C.I. no 203(QL) et en particulier le paragraphe 18 (Hôpital Santa-Cabrini).

[150]  Si un employeur recrute des employés pour 40 heures semaine, on s’attendrait à ce qu’il exerce un contrôle plus étroit sur les heures de travail de ces travailleurs. Le droit de refuser une affectation n’est pas incompatible avec l’existence d’une relation employeur-employé.

[151]  Là cependant, une fois une affectation acceptée par un serveur, c’est BDI qui décidait où celui‑ci devait aller, à quel moment il devait y être, quelle porte il devait prendre pour entrer dans l’établissement, quel corridor il devait emprunter et où il devait attendre avant d’être admis dans la salle de réception. Comme nous l’avons vu, BDI pouvait changer le moment où une activité aurait lieu. L’entreprise allait jusqu’à prendre des dispositions pour le transport, parfois à ses propres frais. Elle donnait des directives sur le lieu et le moment où on passerait prendre les serveurs. Elle donnait également des instructions aux serveurs sur leur conduite en attendant d’entrer dans la salle où ils travailleraient. BDI leur indiquait s’ils étaient tenus de garder le silence et autorisés à prendre des sièges.

[152]  C’est en outre BDI qui décidait quand ils pouvaient prendre une pause pendant une activité et quand il leur était permis de partir à la fin.

(iv) Contrôle et supervision pendant les activités

[153]  BDI exerçait un contrôle et une supervision sur l’exécution des services qu’elle fournissait. Dans son site Web, elle dit fournir [traduction] « du personnel professionnel pour des activités », lequel est couvert par la CSPAAT et entièrement assuré, et elle ajoute que [traduction] « le superviseur est votre lien direct avec l’équipe de serveurs ».

[154]  Contrairement à ce qui est allégué dans l’avis d’intervention rédigé par les avocats de BDI, l’entreprise n’était pas dans le domaine des services d’aiguillage de personnel, ce par quoi j’entends l’activité consistant à faire de l’aiguillage de travailleurs à l’intention de clients qui peuvent retenir leurs services comme serveurs et serveuses, par exemple. C’est aussi ce que font des associations professionnelles comme les barreaux provinciaux, c’est-à-dire communiquer aux membres du public les noms d’avocats dont ils pourront retenir les services professionnels.

[155]  BDI n’exploitait pas non plus un bureau de placement de travailleurs appelés à rendre leurs services sous le contrôle des clients de l’entreprise, comme c’est le cas dans l’affaire Hôpital Santa-Cabrini. Selon les renseignements fournis dans le site Web de BDI et les témoignages aussi bien de Mme Johnson que de M. Sowden, l’entreprise met des serveurs sous sa surveillance à la disposition d’une diversité de traiteurs, d’organisateurs d’activités et d’établissements. Dans un des témoignages cités plus haut, un organisateur d’activités loue BDI pour le travail de son superviseur dans la [traduction] « gestion de son personnel ». Mme Johnson a témoigné qu’un superviseur et des chefs d’équipe surveillent le travail que font les serveurs pour les invités des clients de BDI. M. Sowden a confirmé que BDI paie ses superviseurs de 20 $ à 25 $ l’heure.

[156]  Il a déclaré que les chefs d’équipe fournissent aussi des services aux invités de leurs clients et ne supervisent pas les serveurs. Je juge toutefois plus plausible la version de Mme Johnson. Comme M. Sowden l’a dit dans son témoignage, on se doit de servir dans un bref laps de temps de 15 à 25 minutes un rassemblement de 750 invités à une activité. Pour qu’une équipe de 50 à 60 serveurs parvienne à ce résultat, il est nécessaire que quelqu’un soit là pour superviser leur travail, leur dire quoi faire, où, comment et quand, c’est-à-dire indiquer quand commencer, quand prendre une pause et quand partir. On ne peut pas avoir 50 ou 60 entrepreneurs indépendants qui décident individuellement de ces questions. Par la nature même du travail à accomplir, il doit y avoir un contrôle et une supervision directs sur les gens qui servent les invités. Il faut un travail d’équipe, comme c’est le cas pour les sportifs professionnels fournissant leurs services aux équipes de hockey, de soccer, de baseball ou de basketball. Ces joueurs sont des employés de ces clubs professionnels, sinon ce serait le chaos [53] .

[157]  Par ailleurs, il est normal que BDI n’ait pas eu à répéter une foule de directives à ses travailleurs effectuant des tâches répétitives qui ne changeaient donc pas d’une activité à l’autre. Elle n’avait pas à leur dire chaque fois comment plier les serviettes ou disposer la nappe. Il en va de même des préposés aux tables travaillant comme employés de restaurant. Il reste que la personne responsable pour BDI, à savoir le superviseur, devait avoir le pouvoir de donner de telles consignes au besoin.

[158]  Une fois obtenu un contrat pour la fourniture de personnel à une activité, BDI prenait toutes les mesures nécessaires pour réunir son équipe de serveurs, indiquer à ceux‑ci leur tenue et leur toilette, assurer leur présence dans l’établissement client, prendre des dispositions de transport et assigner aux intéressés les tâches à accomplir. L’entreprise pouvait même modifier les tâches confiées aux serveurs. Si Mme Johnson, par exemple, avait accepté de fournir ses services à titre de préposée au vestiaire, BDI pouvait décider à l’activité même de lui faire faire plutôt le service de banquet. Pendant les activités, BDI gérait les travailleurs pour assurer la cohésion, la rapidité du service et, en fin de compte, le succès de l’événement.

(v) Rapports disciplinaires et conditions de sécurité

[159]  La preuve qu’un contrôle s’exerce réside également dans le fait que BDI recevait des rapports de ses superviseurs et chefs d’équipe au sujet du rendement de ses serveurs et que des mesures disciplinaires étaient prises lorsque des problèmes se posaient. Mme Johnson a fait l’objet de telles mesures pour ne pas avoir travaillé à une activité après y avoir été affectée. Elle a ainsi perdu trois affectations après enquête de l’entreprise.

[160]  BDI assure aussi des conditions ambiantes de sécurité à ses serveurs grâce à des mesures, entre autres, de protection contre le harcèlement.

c)  Le risque de perte

[161]  L’autre critère souvent appliqué dans la jurisprudence en common law pour juger si quelqu’un est un employé ou un entrepreneur indépendant est celui du risque de perte ou la possibilité de faire un profit. Ces deux indices sont caractéristiques de l’exploitant d’une entreprise. Un employé n’assume pas le risque de dommages causés à des tiers, par exemple. Comme nous l’avons vu dans l’affaire Sagaz, ce sont des risques qu’une entreprise prend en charge. Dans le cas de Mme Johnson, il est évident que le risque de perte était presque inexistant. Son travail était rémunéré mensuellement. Elle a témoigné que, si elle cassait un verre, on ne lui demandait pas de le rembourser. Si elle versait par mégarde du café chaud sur un convive, la responsabilité qui s’ensuivait était celle de l’assureur de BDI et, si elle répandait ce café sur elle-même, la CSPAAT couvrait la chose. C’est donc BDI qui assumait le risque, non Mme Johnson. C’est BDI qui payait les garanties de la CSPAAT et d’autres assureurs, soit 70 000 $ pour la première et 20 000 $ pour le reste.

[162]  Les seuls frais que supportait Mme Johnson dans la prestation de ses services étaient ceux des déplacements vers les établissements clients dans la région métropolitaine de Toronto. Pendant son contre-interrogatoire, l’intéressée a reconnu qu’elle avait peut-être dû payer de l’essence pour le covoiturage à destination d’établissements clients. La pièce A-1 indique à l’onglet 19 qu’elle payait 5 $ pour un aller simple et 8 $ pour un aller-retour quand elle était affectée à des activités des clients dans le Grand Toronto.

[163]  Il n’est pas inhabituel pour les employés de supporter de tels frais. C’est ce que font la plupart pour se rendre au lieu d’affaires de leur employeur. Dans le cas de déplacements en région éloignée comme à Niagara Falls, ces mêmes frais et même la rémunération du travailleur à l’égard de ses périodes de déplacement pouvaient généralement être pris en charge par BDI qui, sans surprise, les refilait à ses clients.

[164]  Il n’est pas inhabituel non plus que des employés paient leurs frais d’habillement et le coût de petits outils. Les gens qui portent le complet au bureau ne sont pas remboursés de son prix. Il est cependant peu courant que des employés aient à payer les stylos et les blocs-notes qu’ils utilisent au bureau, mais cette constatation ne vaut pas nécessairement pour le personnel des restaurants. Quoi qu’il en soit, le coût d’un stylo, d’un carnet, d’un tire-bouchon et d’un briquet n’est pas suffisamment important pour influer sur la nature de la relation contractuelle, car il est peu probable qu’il occasionne une perte pour cette activité d’emploi.

d)  Possibilité de profit

[165]  Pour ce qui est de la possibilité de profit, je suis d’accord avec Mme Johnson qui dit que, si elle avait été un entrepreneur indépendant, elle aurait demandé beaucoup plus que 14 $ l’heure à des clients comme les hôtels ou toute entité privée où elle se serait livrée à l’exploitation d’une entreprise. Quelqu’un qui exploite une entreprise aurait normalement du personnel pour ses affaires, mais tel n’était pas le cas en l’espèce. Par conséquent, il n’existait pas de réelle possibilité de faire un profit. La seule rémunération que recevait Mme Johnson venait de son travail. Elle ne pouvait même pas demander de pourboires aux clients de BDI. Comme toute autre employée, plus elle faisait d’heures, plus elle faisait d’argent. En 2014, sa rémunération totale a été de 4 063,31 $ et, en 2015, de 7 952,25 $. Cela ressemble plus au salaire d’un travailleur à temps partiel qu’au profit tiré d’une entreprise. Qui plus est, ce n’est pas ce que l’on entend quand on parle de possibilité de profit comme facteur permettant de distinguer la relation employeur-employé de la relation client-entrepreneur indépendant [54] . Ce critère n’indique donc pas que Mme Johnson exploitait une entreprise à titre d’entrepreneur indépendant.

e)  Critère d’intégration

[166]  À mon avis, un autre indice que Mme Johnson était une employée est que l’activité principale de BDI est la fourniture de personnel à des activités. Pour exploiter son entreprise, BDI a besoin de travailleurs rendant les services en question. C’est là un élément essentiel de l’exploitation de son entreprise. Ainsi, le travail de Mme Johnson était entièrement intégré aux affaires de BDI. L’entreprise avait des gestionnaires pour les entrevues de recrutement, des gestionnaires de personnel pour organiser les séances d’orientation et de formation des recrues et des gestionnaires des réservations pour communiquer avec le personnel et assurer la présence des gens aux activités.

[167]  Si nous nous plaçons du point de vue du travailleur, comme il est proposé dans les deux affaires principalement citées, je ne vois pas en quoi le critère d’intégration pourrait être considéré comme indiquant que Mme Johnson pouvait être un entrepreneur indépendant, puisque tout son travail se faisait sous la direction et le contrôle de BDI. On lui disait où aller, quand faire le travail et quoi porter, elle ne pouvait pas partir en fin d’activité sans l’approbation de son superviseur ou de son chef d’équipe, et elle ne pouvait pas prendre une pause dans la soirée sans la permission de l’un ou de l’autre.

f)  Évaluation globale

[168]  Enfin, j’ai demandé à M. Sowden, à la fin de son interrogatoire, quelles différences il y avait entre le traitement des serveurs par BDI et le traitement des barmans et des serveurs et serveuses de restaurant, d’hôtel ou de divers autres établissements. M. Sowden avait exploité son propre restaurant pendant huit ans. Aucune de ses explications ne permettait de distinguer un employé d’un entrepreneur indépendant. Il n’a jamais dit que les préposés au service de banquet de BDI seraient plus libres de choisir la façon de travailler, les moyens de faire le travail, etc., qu’un serveur ou une serveuse dans un restaurant. Il n’y avait donc pas de différences réelles à faire valoir entre le travail de ses serveurs et le travail d’un garçon ou d’une serveuse dans un restaurant.

[169]  M. Sowden a répondu que les restaurants et les autres établissements fonctionnaient toute l’année, tandis que le travail était plus saisonnier chez BDI. De plus, les activités à organiser étaient des activités à court terme, alors que les restaurants sont ouverts tous les soirs au même endroit, bien que M. Sowden ait avoué que des activités pouvaient se tenir annuellement. Il a aussi dit qu’aucune activité chez un client ne ressemblait à l’exploitation d’un restaurant. La différence est qu’une exploitation comme celle de BDI est plus ambulatoire que sédentaire. Il a enfin fait observer que des agences de personnel comme BDI exigeaient plus de souplesse de la part de leur personnel.

[170]  Je ne suis pas convaincu que tel soit nécessairement le cas. Les serveurs et serveuses des restaurants ne travaillent pas obligatoirement à plein temps et j’imagine qu’il faudrait aussi de l’adaptabilité dans ces circonstances. On pourrait même penser que les serveurs d’agences de personnel exigeraient plus de supervision que les serveurs ordinaires d’un restaurant, ces derniers sachant mieux ce qu’ils doivent faire régulièrement.

[171]  Pour résumer l’approche que j’ai décrite, je dirai en empruntant une formule employée par un de mes ex‑collègues : « Je peux reconnaître un employé quand j’en vois un ». Un autre ex‑collègue à moi y est allé plutôt d’une métaphore en disant que, si une créature à deux pattes et à plumes se dandine et fait coin-coin comme un canard et qu’elle en a l’apparence, ce doit être un canard [55] .

[172]  Si nous considérons l’ensemble de la conduite de BDI et de Mme Johnson, nous voyons que cette dernière a travaillé pour un payeur comme une employée, qu’elle a reçu en rémunération 14 $ à 15 $ l’heure comme une employée, qu’on lui a dit quoi faire comme à une employée, qu’elle s’est fait dire où aller et comment faire son travail comme une employée et qu’elle a été supervisée comme une employée. C’est donc qu’elle devait être une employée.

[173]  Pour répondre à la question clé énoncée dans l’affaire Sagaz, celle de savoir si quelqu’un dont on retient les services rend ceux‑ci comme personne en affaires travaillant à son compte, il est clair que Mme Johnson n’exploitait pas une entreprise pour son compte. Elle travaillait seulement pour le compte de BDI quand elle accomplissait ses tâches dans le cadre d’activités auxquelles BDI fournissait du personnel. Elle agissait de la même manière que tout employé d’une entreprise semblable. Elle n’agissait pas comme entrepreneur indépendant parce qu’elle n’était pas libre de rendre ses services à sa guise. Pour que BDI puisse fournir avec succès ses services à ses clients, elle a à exercer une supervision et un contrôle sur le travail de son équipe de serveurs. Il ne serait pas efficace d’avoir dans une salle 50 ou 60 entrepreneurs indépendants qui rendent leurs services comme bon leur semble. Ce n’est pas la même chose que confier à contrat une tâche particulière à quelqu’un comme le nettoyage d’un bureau pendant la nuit après le départ de tout le personnel de gestion.

V. CONCLUSION

[174]  Donc, la réalité objective n’étaye pas en fin de compte l’intention subjective de BDI. Mme Johnson a réussi à établir qu’elle travaillait en vertu d’un contrat de louage de services et exerçait un emploi assurable pendant la période visée.

[175]  Pour tous ces motifs, l’appel interjeté par Mme Johnson est accueilli et la décision du ministre est modifiée : Mme Johnson exerçait un emploi assurable pendant la période visée.

Signé à Ottawa, Canada, ce 22e jour d’octobre 2018.

« P. Archambault »

Juge Archambault


RÉFÉRENCE :

2018 CCI 201

NOS DES DOSSIERS DE LA COUR :

2017-161 (EI)

2017-162(CPP)

INTITULÉ :

Renee Johnson c. Ministre Du Revenu National et The Butler Did It Inc.

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Les 11 et 16 juillet 2018

MOTIFS DU JUGEMENT :

L’honorable juge Pierre Archambault

DATE DU JUGEMENT :

Le 22 octobre 2018

COMPARUTIONS :

Pour l’appelante :

L’appelante elle-même

Avocate de l’intimé :

Me Rini Rashid

Avocats de l’intervenante :

Me Stephanie J. Kalinowski

Me Frank Cesario

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Pour l’appelante :

Nom :

[EN BLANC]

Cabinet :

[EN BLANC]

Pour l’intimé :

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

Ottawa, Canada

Pour l’intervenante :

Me Stephanie J. Kalinowski

Me Frank Cesario

Cabinet :

Hicks Morley Hamilton Stewart Storie LLP

Toronto (Ontario)

 



[1]   Ces déclarations sont de Mme Johnson. BDI a admis toutes les hypothèses formulées par le ministre. En fait, elle fournissait également ses services à l’extérieur de la région de Toronto et, en particulier, dans la région de Niagara Falls.

[2]   Pièce A-1 à l’onglet 6.

[3]   En caractères gras dans le texte.

[4]   Voir la pièce I-2, alinéa 1c, de l’entente d’entrepreneur indépendant (l’entente de BDI).

[5]   Pièce I-1, onglet 6.

[6]   Pièce I-1, onglet 6.

[7]   Pièce I-1, onglet 1.

[8]   Pièce I-2.

[9]   Pièce A-1, onglet 3.

[10]   Pièce A-1, onglet 14.

[11]   Pièce A-1, onglet 25.

[12]   Pièce A-1, onglet 12.

[13]   Pièce A-1, onglet 8.

[14]   Pièce A-1, onglet 9.

[15]   Pièce A-1, onglet 10.

[16]   Pièce A-1, onglet 11.

[17]   Pièce A-1, onglet 18.

[18]   Pièce A-1, onglet 19.

[19]   Pièce A-1, onglet 20.

[20]   Pièce A-1, onglet 21.

[21]   Voir pièce A-3. Voir aussi l’onglet 24 de la pièce A‑1.

[22]   Voir ces rapports mensuels à l’onglet 7 de la pièce I-1, à commencer par le rapport de la période se terminant le 30 juin 2014. Il semblerait cependant que les rapports n’ont pas tous été déposés, puisque la rémunération totale de chaque année (2014 et 2015) selon les rapports déposés est inférieure à la rémunération selon les feuillets T4A.

[23]   Voir le paragraphe 11 de la pièce I-1, onglet 2.

[24]   Voir la pièce I-3.

[25]   Pièce A-1, onglet 2.

[26]   Le paragraphe 8.1 de la Loi d’interprétation dit :

8.1 Le droit civil et la common law font pareillement autorité et sont tous deux sources de droit en matière de propriété et de droits civils au Canada et, s’il est nécessaire de recourir à des règles, principes et notions appartenant au domaine de la propriété et des droits civils en vue d’assurer l’application d’un texte dans une province, il faut, sauf règle de droit s’y opposant, avoir recours aux règles, principes et notions en vigueur dans cette province au moment de l’application du texte.

[Soulignement ajouté.]

[27]   Les renvois sont omis et le soulignement est le mien. On notera avec intérêt que les faits dans Morris Meadows ressemblent fort aux faits dans le présent appel. Dans cette affaire, les serveuses ont été traitées comme des employées. Si je ne me trompe pas, ce précédent a été présenté par l’avocat de l’intimé, et non par celui de l’intervenante.

[28]   Paragraphe 3 de Sagaz.

[29]   Paragraphe 50 de Sagaz. Il n’y a pas d’examen de la question de savoir si une société pourrait être ou non l’employée d’une autre société. Certains juristes croient qu’un employé doit être une personne physique. Voir mon article intitulé « Contrat de travail : Pourquoi Wiebe Door Services Ltd. ne s’applique pas au Québec et par quoi on doit le remplacer », Deuxième recueil d’études en fiscalité (2005), collection L’harmonisation de la législation fédérale avec le droit civil québécois et le bijuridisme canadien, ministère de la Justice du Canada, 2005 (mon article), à la note 31 pour une liste de ces juristes et de la jurisprudence applicable.

[30]   Par. 57 de Sagaz.

[31]   [1947] 1 D.L.R. 161 (P.C.), citation aux p. 559-60 de Wiebe Door.

[32]   Par. 39 de Sagaz.

[33]   Voir aussi Dynamex Canada Corp. c. Ministre du Revenu national, 2010 CCI 17, [2010] A.C.I. no 14 (QL), [2010] 3 C.T.C. 2233, aux par. 17 et suivants (Dynamex).

[34]   Voir, par exemple, la décision suivante de la Chancery Division du Royaume-Uni, qui est citée dans Canadian Legal Words and phrases (LexisNexis Quicklaw) : University of London Press, Limited c. University Tutorial Press Limited, [1916] 2 ch. 601 aux p. 610 et 611, par le juge Peterson :

[...]

[traduction]

Dans l’affaire Simmons c. Heath Laundry Co, Fletcher Moulton,  . juge de la Chambre des Lords, a fait remarquer qu’un contrat de louage de services n’est pas la même chose qu’un contrat d’entreprise et que l’existence d’un contrôle direct par l’employeur, le degré d’indépendance de la personne qui rend les services et le lieu où les services sont rendus sont autant de questions à prendre en considération pour juger s’il y a contrat de louage de services. Comme Buckley L.J. l’a indiqué dans la même affaire, un tel contrat de louage implique l’existence d’un serviteur et l’existence chez la personne qui sert d’une obligation d’obéir aux ordres de la personne servie [...]

[Soulignement ajouté.]

[35]   Pour un exemple de travailleur à temps partiel qui a été considéré comme un employé par la Cour fédérale du Canada, voir Rosen c. La Reine, 76 DTC 6274 (C.F.P.I.). L’intéressé était un fonctionnaire à plein temps travaillant comme chargé de cours le soir dans deux universités et un collège sans qu’un contrôle soit exercé outre mesure. Il était « employé » dans différents emplois. Cette affaire a fait l’objet d’observations de Marc Noël dans « Contract for Services, Contract of Services—a Tax Perspective and Analysis », rapport de la conférence de 1977. Fondation canadienne de fiscalité, p. 712-37.

[36]   Paragraphes 47 et 48 de Sagaz.

[37]   Association du Barreau canadien, « Une nouvelle vision  La justice civile au XXIe siècle », dans Rapport du Groupe de travail sur les systèmes de justice civile (1996), chapitre 3; Processus de révision de la justice civile (Ontario), « The Modern Civil Justice System: What Will It Look Like in 10 Years? », premier rapport sur la révision de la justice civile (mars 1995), chapitre 1, section 1.9, en ligne : https://www.attorneygeneral.jus.gouv.on.ca/french/about/pubs /cjr/firstreport/overview.php.

[38]   Lord Woolf, Access to Justice – Final Report to the Lord Chancellor on the Civil Justice System in England and Wales (1996).

[39]   Voir D. Ipp, « Judicial Intervention in the Trial Process » (1995), 69, Australian Law Journal, 365, p. 367. Les renvois sont omis.

[40]   Western Australia Project 92 (Review of the Criminal and Civil Justice System in Western Australia) Consultation Papers, vol. 1, p. 24, disponibles sur Internet : https://www.lrc.justice.wa.gov.au/P/project_92.aspx. Les notes de bas de page sont omises.

[41]   Ibid. à la p. 25.

[42]   Ibid. aux p. 27 et 28.

[43]   Review of the criminal and civil Justice System in Western Australia—Final Report, septembre 1999, https://www.lrc.justice.wa.gov.au/_files/P92_FR.pdf, p. 45‑46.

[44]   Review of the Federal Civil Justice System, document de travail 62 : Review of the Federal Civil Justice System, http://www.austlii.edu.au/au/other/lawreform/ALRCDP/ 1999/62.html.

[45]   Rapport final de l’AustralieOccidentale, supra note 43, à la p. 46.

[46]   2009 CCI 563, [2009] A.C.I. no 489(QL), 2010 DTC 1007, [2010] 2 CTC 2187.

[47]   Il s’agit d’une décision de la Cour suprême du Canada dans une affaire criminelle. Dans ses motifs au par. 18, le juge Lamer a fait référence à la décision de Lord Denning dans Jones c. National Coal Board, [1957] 2 All E.R. 155 (C.A.) mentionnée au par. 103 ci‑dessus dans un extrait d’un des documents de consultation du projet 92 de la Western Australia Law Reform Commission.

[48]   Pour une illustration de l’utilisation du concept de contrat d’adhésion dans un ressort de common law, voir Douez c. Facebook, Inc., [2017] 1 R.C.S. 751, 2017 CSC 33.

[49]   Voir la section 1.1.3 de mon article sur le droit comparé de l’emploi.

[50]   Voir la pièce A-1, onglet 6.

[51]   Pour une approche semblable, voir Enns c. Ministre du Revenu national, 87 DTC 208, 210 :

[traduction]
Ni les anciens comptables ni M. Wright n’ont été appelés. Cela aurait considérablement aidé la Cour d’entendre leur témoignage, particulièrement en ce qui concerne les instructions données par le demandeur quant aux avis de cotisation que ce dernier devait savoir suivre le dépôt de ses déclarations de 1978 et 1979. Si ces éléments de preuve étaient disponibles au demandeur, il lui revenait à mes yeux de les présenter à la Cour.

Dans The Law of Evidence in Civil Cases, de Sopinka et Lederman, ces auteurs livrent leurs observations sur l’effet du défaut de convoquer un témoin, et je cite :

[traduction]

Dans Blatch c. Archer, (1774), 1 Cowp., 63, à la p. 65, Lord Mansfield dit :

« C’est certainement une maxime que toute preuve doive être soupesée en fonction des éléments qu’une partie avait le pouvoir de produire et que l’autre avait le pouvoir de contredire. »

L’application de cette maxime a fait naître la règle bien reconnue selon laquelle le défaut d’une partie ou d’un témoin de produire une preuve qu’il avait le pouvoir de présenter et par laquelle les faits auraient pu être élucidés, justifie que le tribunal en déduise que la preuve en question aurait été défavorable à la partie à qui le défaut est imputé.

[Soulignement ajouté.]

[52]   De tels éléments ont été pris en compte dans d’autres cas comme celui des préposés à la livraison de lettres et de colis, tels les travailleurs de Dynamex et de Fedex. Voir Dynamex, supra note 33, au par. 81.

[53]   Voir Nichols c. La Reine, 2009 CCI 334, au par. 23, affaire à laquelle renvoient les observations écrites de l’intimé en réponse à celles de l’appelante.

[54]   Voir Geoffrey England, Employment Law in Canada, 4e éd., vol. 1, sur feuilles détachées (Markham, Ont. : LexisNexis, 2005), chapitre 2, paragraphe 2.13 et suivants, citation dans Dynamex (supra note 33), aux par. 17 et 18.

[55]   Voir le juge Mogan dans Sanford c. Canada, [2000] A.C.I. no 801 (QL) au par. 17, [2001] 1 CCI 2273. Voir aussi la décision de la Cour d’appel des États-Unis dans Estrada et al. c. Fedex Ground Package System, Inc., 154 Cal. App. 4th l; 64 Cal. Rptr. 3d 327; 2007 Cal. App. Lexis 1302; 154 Lab. Cas. (CCH) P60, 485, citation dans Dynamex (supra note 33), aux par. 29 à 31 où la même métaphore du canard est employée.

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