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Dossier : 2019-3197(GST)G

ENTRE :

BANQUE CANADIENNE IMPÉRIALE DE COMMERCE,

appelante,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

Appel entendu en audience virtuelle le 24 janvier 2022, à Ottawa (Ontario)

Devant : L’honorable juge Robert J. Hogan

Comparutions :

Avocats de l’appelante :

Me Al Meghji

Me Al-Nawaz Nanji

Me Alexander Cobb

Avocates de l’intimée :

Me Justine Malone

Me Lindsay Tohn

 

ORDONNANCE

La requête de l’appelante est rejetée conformément aux motifs de l’ordonnance ci-joints. Les dépens suivront l’issue de la cause.

Signé à Ottawa, Canada, ce 25e jour de janvier 2022.

« Robert J. Hogan »

Le juge Hogan

Traduction certifiée conforme

ce 26e jour d’avril 2022.

François Brunet, réviseur


Référence : 2022 CCI 26

Date : 20220125

Dossier : 2019-3197(GST)G

ENTRE :

BANQUE CANADIENNE IMPÉRIALE DE COMMERCE,

appelante,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

Le juge Hogan

I. INTRODUCTION

[1] La Banque canadienne impériale de commerce (la « CIBC » ou l’« appelante ») et Les Compagnies Loblaw Limitée (« Loblaw ») ont conclu deux accords, l’accord de services financiers (l’« ASF ») et l’accord sur les services de fidélisation (l’« ASFid »). Loblaw a cédé ces deux accords (collectivement, l’« accord PCF ») à sa filiale en propriété exclusive indirecte, la Banque le Choix du Président (la « Banque PC »). Au départ, la Banque PC n’a pas perçu la taxe sur les produits et services (TPS) sur la contrepartie qu’elle recevait de la CIBC pour les fournitures effectuées aux termes de l’accord PCF. La Banque PC croyait que ces fournitures étaient exonérées de la TPS, au motif qu’il s’agissait de la fourniture de services financiers au sens du paragraphe 123(1) de la partie IX de la Loi sur la taxe d’accise [1] (la « LTA »). Le ministre du Revenu national (le « ministre ») a par la suite imposé à la Banque PC une nouvelle cotisation au titre de la TPS pour défaut de percevoir et de verser la TPS, au motif que les fournitures étaient, de par leur nature, assujetties à la taxe. La Banque PC a commencé à percevoir et à verser la TPS au nom de la CIBC, tout en interjetant appel auprès de notre Cour des nouvelles cotisations établies par le ministre. Après que la Banque PC eut obtenu gain de cause dans l’affaire La Banque le Choix du Président c. La Reine [2] (la « décision de 2009 »), la définition du « service financier » au paragraphe 123(1) de la LTA a été modifiée par l’ajout des alinéas r.4) et r.5). Ces nouveaux alinéas, qui ont été adoptés avec effet rétroactif au 17 décembre 1990, ont élargi les types de fournitures exclues de la définition du « service financier ».

[2] La CIBC a demandé le remboursement de la TPS qu’elle avait payée, en tenant pour acquis que les fournitures qu’elle avait reçues de la Banque PC demeuraient des services financiers exonérés, malgré l’élargissement des exclusions. Les demandes de remboursement de la CIBC ont été rejetées par le ministre. Le ministre a également imposé une cotisation à la Banque PC à l’égard de certaines périodes, au motif que la Banque PC avait omis de percevoir et de verser une partie de la TPS sur la contrepartie qu’elle avait reçue de la CIBC. La Banque PC a interjeté appel des nouvelles cotisations établies par le ministre. La Banque PC interjette deux appels distincts à l’encontre des nouvelles cotisations établies par le ministre (les « appels de la Banque PC »). L’appel de la CIBC et les appels de la Banque PC seront instruits ensemble, car ils soulèvent une question commune : la caractérisation de la fourniture effectuée par la Banque PC à la CIBC.

[3] La CIBC a déposé la présente requête au début de l’audience, et me demandant :

  • a) d’accueillir son appel au motif qu’il avait déjà été statué sur la substance de la fourniture dans la décision de 2009; ou

  • b) de rendre une ordonnance interdisant à l’intimée de présenter des éléments de preuve incompatibles avec la décision de 2009, relativement à la substance de la fourniture; et

  • c) d’accorder à la CIBC ses frais et dépens relatifs à la présente requête et à l’appel.

II. QUESTION PRÉLIMINAIRE

[4] Durant une conférence de gestion du contentieux, j’ai convenu avec les parties que l’appelante devait présenter sa requête au début de l’audience, dont la durée prévue était de cinq jours. J’ai pris cette décision, car cela permettrait d’éviter l’audition de la preuve si je devais statuer en faveur de l’appelante. Si, en revanche, je rejetais la requête, l’appelante serait ainsi informée des preuves qu’elle aurait à réfuter dans le délai prévu pour l’audition de cette affaire.

[5] Les deux parties m’ont présenté d’excellentes observations écrites avant l’audience. Bien que je vienne de publier les motifs écrits expliquant pourquoi j’ai décidé de rejeter la requête de l’appelante, je me réserve le droit de présenter des motifs supplémentaires, que ce soit verbalement ou par écrit, lorsque je rendrai mon jugement définitif sur la question commune, ou avant. Ces motifs supplémentaires, s’il en est, seront considérés comme étant intégrés par renvoi aux présents motifs.

III. LES THÈSES DES PARTIES

A. Thèse de l’appelante

[6] L’appelante a formulé le point en litige comme suit :

[...] la fourniture effectuée à la CIBC aux termes de l’accord PCF, laquelle fourniture a été caractérisée, dans la décision de 2009, de fourniture exonérée des services financiers consistant à prendre les mesures nécessaires en vue d’offrir des facilités de crédit ou des services bancaires, a-t-elle perdu son statut d’exonération, et cette fourniture est-elle devenue taxable aux termes de l’alinéa r.4) ou r.5) de la définition du « service financier »?

[7] L’appelante soutient essentiellement que je dois m’en tenir aux conclusions de fait antérieures en bloc pour trancher la question en litige commune aux deux appels. À cet égard, l’appelante soutient que la règle de l’autorité de la chose jugée ou celle du recours abusif à la procédure s’applique pour éviter de remettre en cause la nature, l’essence ou la substance de fournitures sur lesquelles la Cour a déjà statué. L’appelante soutient plus précisément que la caractérisation des fournitures, par l’audition de l’appel sur la base d’une nouvelle matrice factuelle sur laquelle je statuerais après l’audition de l’ensemble de la preuve, constituerait un recours abusif. L’appelante allègue qu’aucun élément matériel n’a modifié la nature des transactions de l’appelante avec la Banque PC. Par conséquent, l’issue de l’appel doit être déterminée en fonction des conclusions de fait formulées par notre Cour dans la décision de 2009. Si cela est fait, l’appelante soutient que l’appel doit être accueilli.

B. Thèse de l’intimée

[8] L’intimée formule la question en litige dans l’appel de manière plus générale. En bref, l’intimée fait valoir que le cadre législatif et factuel du présent appel est différent de celui de la décision de 2009. Elle note que la TPS en causeen l’espèce porte sur différentes années d’imposition. Selon l’intimée, pour déterminer si l’appelante a droit au remboursement de la TPS qu’elle a payée, notre Cour doit examiner l’accord PCF tel qu’il a été modifié par les parties après les périodes d’imposition visées par la décision de 2009 (l’« accord PCF modifié »). Notre Cour doit également examiner le contexte dans lequel les accords PCF modifiés ont été mis en œuvre, ainsi que la nature des opérations effectuées durant les périodes d’imposition qui sont en cause en l’espèce. Le dossier de requête indique que la Banque PC (et auparavant Loblaw) et la CIBC ont conclu six accords modificatifs après les années d’imposition visées par la décision de 2009. L’intimée fait valoir que les alinéas r.4) et r.5) ont été ajoutés à la définition du « service financier », au paragraphe 123(1) de la LTA, et qu’ils s’appliquent aux fournitures maintenant à l’étude. Ces dispositions excluent de l’alinéa 123(1)l) de la définition du « service financier » les fournitures qui autrement auraient pu relever du champ d’application de cet alinéa avant les modifications législatives. Notre Cour n’a pas statué sur cette question dans la décision de 2009.

IV. RÈGLE DE L’AUTORITÉ DE LA CHOSE JUGÉE / L’ABUS DE PROCÉDURE

A. La théorie de la chose jugée

[9] La règle de l’autorité de la chose jugée est une notion de common law et elle est fondamentalement une règle de preuve. Par conséquent, si les exigences relatives à règle de l’autorité de la chose jugée sont satisfaites, les parties ne peuvent pas présenter d’éléments de preuve sur des questions en litige qui ont été tranchées dans une instance antérieure. Dans l’arrêt C.U.P.E., Local 1394 c. Extendicare Health Services Inc. [3] , le juge Doherty de la Cour d’appel de l’Ontario a formulé les observations suivantes au sujet de la règle de l’autorité de la chose jugée :

[traduction] [...] Examinée sous l’angle privilégié de la partie qui a obtenu gain de cause dans l’instance antérieure, cette théorie permet l’admission en preuve, lors de la seconde instance, de la décision judiciaire rendue à l’égard de la question en litige durant l’instance antérieure. Cette décision antérieure est non seulement rendue admissible, mais elle est aussi déclarée concluante à l’égard de cette question en litige [...] [4] .

[10] Cela dit, la jurisprudence enseigne que la règle de l’autorité de la chose jugée est plus une règle de fond qu’une règle de preuve de forme, car elle influe directement sur la capacité des parties de présenter des arguments de fond [5] . Par conséquent, dans son application de cette règle, le juge doit se fonder sur les principes qui la sous-tendent.

[11] La règle de l’autorité de la chose jugée renvoie à divers concepts juridiques qui ont été entièrement construits par la jurisprudence et qui reposent sur des principes communs [6] . Dans leur traité The Doctrine of Res Judicata, Bower et Handley définissent en ces termes les deux considérations de principe sur lesquelles est fondée la règle de l’autorité de la chose jugée : [traduction] « [...] l’intérêt de la société à ce que les différends prennent fin et à ce que les décisions judiciaires aient un caractère définitif, et l’intérêt de l’individu d’être protégé contre des poursuites répétées pour la même cause [7] ».

[12] Bien que la règle de l’autorité de la chose jugée ait grandement évolué, elle repose principalement sur le désir de la justice d’assurer le caractère définitif et prévisible des contentieux [8] .

[13] Au Canada, la règle de l’autorité de la chose jugée prend deux formes : la préclusion fondée sur la cause d’action et la préclusion liée à une question en litige [9] . Je me pencherai ultérieurement sur chacune de ces formes.

[14] La théorie du recours abusif à la procédure s’apparente à celle de la chose jugée, car les deux ont en commun les mêmes réserves et les mêmes principes sous-jacents. La théorie du recours abusif à la procédure est toutefois plus souple et le juge dispose d’un plus grand pouvoir discrétionnaire dans son application.

Préclusion fondée sur la cause d’action

[15] La préclusion fondée sur la cause d’action interdit la remise en cause d’une action par l’une ou l’autre partie contre l’autre, pour des motifs qui n’ont pas été invoqués lorsqu’il a été statué sur l’affaire en instance intérieure [10] . Ce principe est bien établi en common law.

[16] L’observation du vice-chancelier Wigram dans le jugement Henderson v. Henderson [11] est généralement citée comme la consécration de la règle fondamentale de la préclusion fondée sur la cause d’action :

[traduction]

Pour trancher cette question, je crois que je formule correctement le principe qui s’impose au juge en disant que, lorsqu’une question déterminée fait l’objet d’un litige qui est du ressort d’une jurisdiction compétente, le juge exige des parties au procès qu’elles invoquent tous les moyens dont elles disposent et il ne permettra pas aux parties (sauf circonstances exceptionnelles) de rouvrir le débat sur des questions qui auraient pu être soulevées en même temps que l’objet du litige a été examiné mais qui ne l’ont pas été uniquement parce qu’on a omis de les soulever par négligence, par inadvertance ou même par accident. Le moyen tiré du principe de l’autorité de la chose jugée s’applique, sauf dans des cas spéciaux, non seulement aux questions au sujet desquelles la Cour était effectivement appelée par les parties à former une opinion et à rendre un jugement, mais aussi à toutes les questions qui faisaient à juste titre partie de l’objet du contentieux et que les parties auraient pu soulever à ce moment-là si elles avaient fait preuve d’une diligence raisonnable [12] .

[Non souligné dans l’original.]

[17] L’arrêt de principe sur la question de la préclusion fondée sur la cause d’action est l’arrêt rendu par la Cour suprême du Canada à l’occasion de l’affaire Grandview c. Doering [13] . Dans l’arrêt Bjarnarson c. Manitoba [14] , la Cour du Banc de la Reine du Manitoba a résumé comme suit les critères consacrés dans l’arrêt Doering :

[traduction]

1. Une juridiction compétente doit avoir rendu une décision définitive dans l’action antérieure;

2. Les parties au contentieux ultérieur doit avoir été parties à l’action antérieure ou avoir connexité d’intérêts avec les parties à l’action antérieure (réciprocité);

3. La cause d’action dans l’affaire antérieure ne doit pas être séparée et distincte;

4. Le fondement de la cause d’action et l’action ultérieure ont été débattus ou auraient pu l’être dans l’action antérieure si les parties avaient fait preuve d’une diligence raisonnable [15] .

[18] Dans le jugement McFadyen c. La Reine [16] , le juge en chef Rip (tel était alors son titre) a formulé les observations suivantes au sujet de la théorie de la préclusion fondée sur la cause d’action dans le cadre de contentieux fiscaux : « l’appel à l’encontre de la même cotisation concernant une obligation fiscale pour les mêmes années d’imposition constitue une même cause d’action [17] ».

[19] Par conséquent, la préclusion fondée sur la cause d’action ne s’applique pas à un appel interjeté à l’encontre de cotisations fiscales découlant de deux années d’imposition différentes, même si les faits, les parties et les questions en litige sont essentiellement les mêmes. Pour cette raison, la préclusion fondée sur la cause d’action ne joue pas en l’espèce.

Préclusion liée à une question en litige

[20] La préclusion liée à une question en litige interdit la remise en cause d’une question qui a été tranchée dans une instance antérieure opposant les mêmes parties, [traduction] « [...] même si la cause d’action est différente [18] ». L’arrêt de principe sur la question de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée est l’arrêt rendu par la Cour suprême du Canada à l’occasion de l’affaire Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc. [19] .

[21] Dans l’arrêt Angle c. Ministre du Revenu national [20] , la Cour suprême du Canada a défini comme suit la distinction à opérer entre la préclusion liée à une question en litige et la préclusion fondée sur la cause d’action :

La deuxième sorte d’estoppel per rem judicatam est connue sous le nom d’issue estoppel, expression qui a été créée par le Juge Higgins de la Haute Cour d’Australie dans l’arrêt Hoysted v. Federal Commissioner of Taxation, à la p. 561:

[traduction] Je reconnais pleinement la distinction entre le principe de l’autorité de la chose jugée applicable lorsqu’une demande est intentée pour la même cause d’action que celle qui a fait l’objet d’un jugement antérieur, et cette théorie de la fin de nonrecevoir qu’on applique lorsqu’il arrive que la cause d’action est différente mais que des points ou questions de fait on [sic] déjà été décidés (laquelle je puis appeler théorie de l’«issue-estoppel») [21] .

[22] Trois exigences doivent être satisfaites pour que joue la préclusion liée à une question en litige [22] . Dans l’arrêt Angle, la Cour suprême a souscrit aux trois exigences suivantes énoncées par Lord Guest dans l’arrêt Carl Zeiss Stiftung v. Rayner & Keeler Ltd. [23] , qui « définit les conditions de l’«issue estoppel» comme exigeant » :

[traduction] ...(1) que la même question ait été décidée; (2) que la décision judiciaire invoquée comme créant la fin de non-recevoir soit finale et (3) que les parties dans la décision judiciaire invoquée, ou leurs ayants droit, soient les mêmes que les parties engagées dans l’affaire où la fin de non-recevoir est soulevée, ou leurs ayants droit [...] [24] .

[23] En général, lorsqu’une partie invoque la préclusion liée à une question en litige, la première exigence est la plus difficile à satisfaire. Pour satisfaire à la première exigence, il ne suffit pas que la question ait été soulevée de façon incidente dans l’affaire antérieure [25] . Comme nous l’enseigne l’arrêt Angle, « [l]a question qui est censée donner lieu à la fin de non-recevoir doit avoir été “fondamentale à la décision à laquelle on est arrivé” dans l’affaire antérieure [26] ». [Non souligné dans l’original.]

[24] La deuxième exigence – le caractère définitif de la décision – est habituellement satisfaite lorsque tous les contrôles ou appels à l’encontre d’une décision ont été épuisés. Dans l’arrêt Régie des rentes du Québec c. Canada Bread Company Ltd. [27] , la Cour suprême du Canada a confirmé cette définition du caractère définitif d’une décision, en précisant que « seules les affaires ayant abouti à un jugement statuant définitivement sur les droits et obligations des parties ne sont plus pendantes [28] ». Par conséquent, dans les affaires fiscales, une décision de la Cour canadienne de l’impôt est définitive à l’expiration du délai prescrit pour interjeter appel auprès de la Cour d’appel fédérale, ainsi qu’à l’expiration du délai pour interjeter appel auprès de la Cour suprême du Canada, le cas échéant. Un refus de la Cour suprême d’accorder l’autorisation d’interjeter appel permettrait de qualifier de définitif le jugement de la Cour d’appel fédérale.

[25] Il a été confirmé que la troisième exigence, la réciprocité des parties, constitue un volet essentiel du critère devant servir à déterminer si la préclusion liée à une question en litige s’applique. Dans l’arrêt Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79 [29] , la Cour suprême du Canada a déclaré ce qui suit :

[25] [...] Je suis toutefois d’avis que notre droit comporte les outils appropriés et qu’il n’y a pas lieu de modifier l’exigence de la réciprocité, comme le nécessiterait la présente affaire.

[traduction] [...]

[29] Il ressort clairement du passage précédent que la doctrine américaine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, sans exigence de réciprocité, n’est pas d’application automatique, comme le démontrent les éléments discrétionnaires susceptibles d’entraîner le rejet de ce moyen. L’expérience américaine indique que l’abandon de l’exigence de la réciprocité suscite une double préoccupation : (1) l’application de la préclusion doit être suffisamment encadrée et prévisible pour assurer l’efficacité, et (2) elle doit comporter assez de souplesse pour empêcher les injustices. [...] [30]

[Non souligné dans l’original.]

[26] La Cour suprême du Canada a rejeté l’invitation à répudier l’exigence de réciprocité.

[27] Depuis l’arrêt Toronto (Ville), il ne fait aucun doute que le défaut de satisfaire à l’exigence de réciprocité exclut l’application de la préclusion liée à une question en litige.

[28] Lorsque ces trois exigences sont satisfaites, le juge doit se rechercher si la préclusion liée à une question en litige doit jouer [31] . La Cour suprême du Canada a décidé que le juge dispose d’un certain pouvoir discrétionnaire dans l’application de la préclusion liée à une question en litige, pouvoir par lequel il doit veiller à établir un « équilibre entre l’intérêt public qui consiste à assurer le caractère définitif des litiges et l’autre intérêt public qui est d’assurer que, dans une affaire donnée, justice soit rendue [32] ». Bien que l’exercice du pouvoir discrétionnaire du juge soit limité dans le cadre d’une instance judiciaire, puisqu’il s’agit d’une doctrine issue de l’equity, « l’exercice par la cour de son pouvoir discrétionnaire [est inévitable] pour assurer le respect de l’équité [33] ». Essentiellement, l’exercice par le juge de son pouvoir discrétionnaire d’appliquer ou non la préclusion liée à une question en litige dans une affaire donnée, lorsque les trois exigences fondamentales sont satisfaites, doit être guidé par le bon sens et par les principes qui sous-tendent la théorie de la chose jugée.

Recours abusif à la procédure

[29] L’arrêt Toronto (Ville) est la cause faisant jurisprudence dans l’application de l’abus de procédure . La théorie du recours abusif à la procédure est lié à la fois aux théories de la préclusion fondée sur la cause d’action et de la préclusion liée à une question en litige, en ce que ces trois théories reposent sur des principes semblables. Cependant, contrairement aux théories de la préclusion fondée sur la cause d’action et de la préclusion liée à une question en litige, le recours abusif à la procédure se caractérise par sa souplesse, car il ne s’encombre pas d’exigences particulières [34] . Dans cette optique, la théorie du recours abusif à la procédure [traduction] « se veut un moyen de rendre justice et non un instrument qui favorise l’injustice [35] ».

[30] Lange résume en ces termes l’analyse faite par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Toronto (Ville) sur la théorie de l’abus de procédure :

[traduction]

1. Cette théorie ne s’encombre pas des exigences particulières de la théorie de la chose jugée.

2. L’application de cette théorie met l’accent sur l’intégrité du processus décisionnel judiciaire.

3. La remise en cause peut être nécessaire pour accroître la crédibilité et l’efficacité du processus décisionnel judiciaire, par exemple, en présence de circonstances particulières.

4. Les intérêts des parties, qui pourraient être tracassées deux fois par une remise en cause, ne constituent pas un facteur décisif.

5. Le motif invoqué par une partie pour remettre en cause une décision judiciaire antérieure dans un but autre que de miner la validité de la décision, revêt peu d’importance dans l’application de cette théorie.

6. La qualité d’une partie, à titre de demandeur ou de défendeur, dans la remise en cause n’est pas un facteur pertinent.

7. Les facteurs discrétionnaires qui sont pris en compte dans l’application de la théorie de la préclusion liée à une question en litige s’appliquent également à la théorie du recours abusif par remise en cause [36] .

[31] Citant les observations de la juge McLachlin () dans l’arrêt R c. Scott [37] , la Cour suprême du Canada signale dans l’arrêt Toronto (Ville) que « l’abus de procédure peut avoir lieu si : (1) les procédures sont oppressives ou vexatoires; et (2) elles violent les principes fondamentaux de justice sousjacents au sens de l’équité et de la décence de la société [38] ».

[32] Dans le jugement Golden c. La Reine [39] , le juge Boyle a opéré une distinction entre la théorie du recours abusif à la procédure et celle de la préclusion liée à une question en litige :

[28] La principale différence entre la doctrine de la préclusion pour même question en litige et celle de l’abus de procédure qui interdit la remise en cause d’une question déjà tranchée tient aux notions de réciprocité et de lien de droit. Il n’est pas nécessaire, pour qu’il y ait abus de procédure, que les conditions applicables en matière de préclusion pour même question en litige soient remplies. L’abus de procédure peut donc s’appliquer lorsque les parties ne sont pas les mêmes, mais il serait néanmoins inopportun de permettre qu’une question déjà tranchée soit remise en cause, et ce, pour préserver l’intégrité du système judiciaire.

[29] L’abus de procédure est également une doctrine que le tribunal ne doit appliquer qu’en exerçant son pouvoir discrétionnaire et en soupesant les intérêts en cause en vue de trancher une question liée à l’équité. Cependant, les considérations entourant le recours à l’abus de procédure se distinguent quelque peu de celles touchant l’application éventuelle de la préclusion pour même question en litige en ce qu’elles s’articulent autour de l’intégrité du processus juridictionnel plutôt que du statut, des motivations ou des droits des parties [40] .

[Non souligné dans l’original.]

V. DISCUSSION

Application des conditions préalables

[33] Je commencerai par examiner les deuxième et troisième exigences de la théorie de la préclusion liée à une question en litige, car ces conditions préalables sont généralement les plus faciles à remplir. La troisième exigence, la réciprocité des parties et leurs connexités d’intérêts, est à mon avis remplie. Bien que la CIBC dans le présent appel ne soit pas la même appelante que dans la décision de 2009, je conclus que la CIBC a une connexité d’intérêts avec la Banque PC. La Banque PC s’est vu imposer une nouvelle cotisation pour défaut de percevoir la TPS de l’appelante et de la verser en son nom. Il n’y a aucune controverse entre les parties quant à la condition relative au caractère définitif de la décision.

Les conditions préalables à l’application de la préclusion liée à une question en litige ou du recours abusif?

[34] L’abondance de jurisprudence sur la condition préalable exigeant l’existence d’une « même question » montre bien que ce sont les détails qui comptent pour démontrer si cette exigence est satisfaite ou non. L’exercice que j’entreprendrai maintenant exige que j’examine la question mélangée de droit et de fait qui a été tranchée par notre Cour dans la décision de 2009, afin de déterminer s’il s’agit de la même question de droit et de fait que celle dont je suis saisi en l’espèce.

[35] Pour les motifs qui suivent, je conviens avec l’intimée que tel n’est pas le cas.

[36] Il est largement reconnu au sein des avocats-fiscalistes que les cotisations en cause dans la présente affaire découlent des mesures législatives qui ont été prises par le législateur pour écarter la jurisprudence faite par la décision de 2009 et d’autres décisions de notre Cour qui n’ont pas été vues d’un bon œil par le législateur [41] .

[37] Il est essentiel d’examiner le libellé de l’alinéa 123(1)l) de la définition du « service financier », avant et après les modifications de la LTA, pour comprendre le but de ces modifications. Avant ces modifications, la partie pertinente de l’alinéa l) était rédigée comme suit :

l) le fait de consentir à effectuer un service visé à l’un des alinéas a) à i) ou de prendre les mesures en vue de l’effectuer;

[38] L’expression « prendre les mesures en vue de » a été interprétée de manière assez large dans plusieurs décisions judiciaires [42] . Un fournisseur auprès d’un prestataire de services financiers pouvait, dans certains cas, être considéré comme prenant des mesures en vue de rendre un « service financier », sans pour autant servir directement d’intermédiaire dans la prestation d’un service financier au client d’une institution financière [43] . Ce texte pouvait notamment englober les fournisseurs auprès d’une institution financière qui effectuent des vérifications de solvabilité, font la promotion d’un service financier ou participent à la conception du service financier [44] . Le législateur était insatisfait de l’interprétation large de cette disposition, comme en témoignent les modifications qui ont été apportées à l’alinéa l) de la définition du « service financier » et l’ajout des nouvelles exclusions, notamment celles prévues aux nouveaux alinéas r.4) et r.5).

[39] La modification de la notion de « prendre les mesures en vue d’effectuer un service financier » découle du nouveau libellé de l’alinéa l), qui est maintenant rédigé comme suit :

l) le fait de consentir à effectuer, ou de prendre les mesures en vue d’effectuer, un service qui, à la fois :

(i) est visé à l’un des alinéas a) à l),

(ii) n’est pas visé aux alinéas n) à t).

[40] Avant ces modifications, les services particuliers énoncés dans les exclusions prévues aux alinéas n) à t) n’étaient pas exclus aux termes de l’alinéa l), bien que ces exclusions s’appliquaient étonnamment aux autres types de services financiers visés par la définition.

[41] Les nouvelles exclusions à l’alinéa l), qui sont pertinentes pour trancher la question commune en litige, sont rédigées comme suit :

r.4) le service, sauf un service visé par règlement, qui est rendu en préparation de la prestation effective ou éventuelle d’un service visé à l’un des alinéas a) à i) et l), ou conjointement avec un tel service, et qui consiste en l’un des services suivants :

(i) un service de collecte, de regroupement ou de communication de renseignements,

(ii) un service d’étude de marché, de conception de produits, d’établissement ou de traitement de documents, d’assistance à la clientèle, de publicité ou de promotion ou un service semblable;

r.5) un bien, sauf un effet financier ou un bien visé par règlement, qui est livré à une personne, ou mis à sa disposition, conjointement avec la prestation par celle-ci d’un service visé à l’un des alinéas a) à i) et l).

[42] Dans la décision de 2009, notre Cour n’avait pas eu à tenir compte du champ d’application du nouvel alinéa r.4), lequel exclut notamment de la portée de l’alinéa l) les services rendus en préparation de la prestation effective ou éventuelle d’un service visé à l’un des alinéas a) à i) et l) de la définition du « service financier », au paragraphe 123(1) de la LTA.

[43] De même, notre Cour n’avait pas eu à déterminer si, aux fins du nouvel alinéa r.5), les fournitures effectuées par la Banque PC durant la période maintenant à l’étude constituaient la fourniture d’un bien livré à la CIBC ou mis à sa disposition, de concert avec la prestation par la CIBC d’un service visé à l’un des alinéas 123(1)a) à i) et l).

[44] Il ressort clairement de la réponse de l’intimée à l’avis d’appel que l’intimée soutient que les fournitures de la Banque PC sont exclues, aux termes des alinéas r.4) ou r.5), de la définition du « service financier » énoncée au paragraphe 123(1) de la LTA [45] .

[45] L’intimée affirme que ces deux exclusions ont de vastes répercussions sur l’issue du présent appel. Elle dit que le champ d’application de l’alinéa l), tel que cette disposition a précédemment été appliquée par notre Cour dans la décision de 2009, a été restreint.

[46] Dans ce contexte, l’intimée est d’avis que de nouvelles conclusions de fait doivent être formulées pour déterminer si ces exclusions jouent ou non. Je souscris aux observations de l’intimée à cet égard.

[47] Il est largement reconnu que le législateur est habilité à modifier rétroactivement le droit fiscal pour contrer les effets d’une décision judiciaire dont le législateur souhaite annuler la valeur jurisprudentielle.

[48] Il ne fait aucun doute, à la lecture de ce qui précède, que l’intention du législateur était de restreindre le champ d’application de l’alinéa 123(1)l) de la définition du « service financier ». Lorsqu’il est établi qu’une modification a été valablement adoptée, le juge est ensuite tenu de déterminer comment une modification avec effet rétroactif influe sur la situation de parties qui ont pu être avantagées par une jurisprudence antérieure fondée sur une version plus favorable de la loi.

[49] Par conséquent, je souscris à la thèse de l’intimée portant que la norme de droit que je dois appliquer dans le présent appel diffère de celle qui a été appliquée par notre Cour dans la décision de 2009. Il semble que le champ d’application des dispositions sur lesquelles la Cour s’est fondée pour rendre la décision de 2009 ait été réduit par l’ajout de ces nouvelles exclusions. Je ne vois pas comment la règle de l’autorité de la chose jugée peut s’appliquer, alors que la disposition de la loi qui a été prise en compte dans une décision antérieure ne s’applique plus.

[50] J’examinerai maintenant les conclusions de fait que je dois rendre dans le présent appel et je comparerai ma tâche à cet égard à celle menée par la Cour dans la décision de 2009.

[51] D’un point de vue factuel, ma mission dans le présent appel consiste à déterminer la nature des fournitures faites par la Banque PC à la CIBC durant les périodes en cause, au regard des honoraires qui lui ont été versés.

[52] Sur ce point, l’appelante fait valoir que l’intimée ne peut remettre en cause la substance, la nature ou l’essence des fournitures en cause dans le présent appel, parce que l’intimée reconnaît que les modifications qui ont été apportées aux accords-clés n’ont pas changé la nature des fournitures aux fins des alinéas 123(1)l), r.4) et r.5) de la définition du « service financier ». L’appelante affirme que l’argumentation de l’intimée repose essentiellement sur la notion que les conclusions de fait formulées par la Cour dans la décision de 2009 sont tout simplement erronées. L’appelante affirme en outre que l’intimée a reconnu, durant l’interrogatoire préalable, que la nature des fournitures déterminée par notre Cour dans la décision de 2009 est identique à celle des fournitures faites par la Banque PC à la CIBC en l’espèce.

[53] Je suis d’avis que l’appelante formule la thèse de l’intimée d’une manière inexacte.

[54] De fait, contrairement aux allégations de l’appelante, voici ce qu’a déclaré l’intimée durant l’interrogatoire préalable :

[traduction]
242. Me NANJI : Q
. En ce qui a trait aux fournitures, sommes-nous d’accord pour dire que ces fournitures s’inscrivent dans le cadre de l’ASF et de l’ASFid?

Me MALONE : Un accord subséquent a été conclu en 2014; il y a donc une fourniture supplémentaire – les fournitures sont effectuées dans le cadre de l’ASF, de l’ASFid et de tous les accords modificatifs subséquents. Il ne s’agit pas uniquement de ces deux fournitures; de nombreux accords modificatifs ont aussi été conclus, lesquels ont eu parfois pour effet d’ajouter, ou de supprimer, certains éléments de la fourniture [46] .

[Non souligné dans l’original.]

[55] La transcription de l’interrogatoire préalable montre que l’appelante soutient que les accords modificatifs sont pertinents pour déterminer la nature de la fourniture. Son représentant a déclaré ce qui suit :

[traduction]

203. Q. Si l’on revient à l’onglet 1 de l’ASF, au sous-alinéa d)(i) de la page 11, on remarque qu’il y est indiqué : « La CIBC, à son entière discrétion et après consultation avec Loblaw, déterminera tous les attributs des produits PCF offerts par tout membre du Groupe de sociétés CIBC, notamment les clauses contractuelles, les honoraires, les frais de service, les prix et les taux d’intérêt ». C’est donc ce que je conclus de l’accord, à savoir que la responsabilité et la décision ultimes incombaient à la CIBC. Voulez-vous dire que l’accord est erroné?

R. Non. Ce que je dis c’est qu’il s’agit uniquement de la page 11, de la page 11 d’un accord de 51 pages, dont vous n’avez lu qu’une seule phrase – il est tout à fait injuste et déraisonnable de prendre une seule phrase et d’en conclure que cette phrase résume en soi l’accord conclu entre Loblaws et la CIBC. Il s’agit d’une caractérisation injuste qui, en réalité, ne représente pas la position de la Cour canadienne de l’impôt, laquelle n’a pas estimé qu’il s’agissait de la seule phrase dont elle devrait tenir compte pour statuer sur le statut fiscal des mesures prises en vue d’effectuer les services offerts par la Banque PC, et qu’il existe de multiples accords énoncés aux onglets 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8 et 9 dont il faut tenir compte pour examiner l’évolution des relations commerciales entre les deux parties durant la période allant, disons, du premier jour de novembre 1997 jusqu’au 8 octobre 2014 [47] .

[Non souligné dans l’original.]

[56] Il ressort du dossier de requête montre que l’intimée est d’avis que l’ASF modifié et l’ASFid modifié sont pertinents pour déterminer la nature des fournitures dans le présent appel. Ces accords modifiés n’ont pas été pris en compte par notre Cour dans la décision de 2009.

[57] En lisant la transcription de l’audience et la décision de 2009, j’ai été étonné par l’abondance de preuve extrinsèque qui a été présentée par la Banque PC pour définir le contexte dans lequel l’accord PCF, qui était en vigueur durant les périodes visées par la décision de 2009, a été mis en œuvre. La majeure partie de ces témoignages verbaux portaient sur la manière dont les principaux accords ont été mis en pratique. L’intimée s’est opposée à cette preuve extrinsèque en faisant valoir qu’une telle preuve ne devait pas être admise pour interpréter des accords. L’avocat de la Banque PC a contesté cette opposition au motif que le témoin de la Banque PC avait été cite pour expliquer comment les accords avaient été mis en œuvre sur le plan opérationnel et pratique. Voici ce que l’avocat de la Banque PC a déclaré pour contester cette opposition :

[traduction]

« Mon ami vient de vous dire que la cotisation était fondée sur le contrat, ce qui n’est pas tout à fait exact, même si nous reconnaissons que la cotisation était en partie basée sur l’interprétation du contrat. Ce qui se produit ici [...], c’est que la règle d’exclusion de la preuve extrinsèque n’exige pas que ce contribuable s’abstienne de parler des circonstances et d’expliquer l’accord même si, je tiens à le préciser, je ne lui demande pas d’interpréter le contrat [48] ».

« Nous sommes ici pour expliquer le fonctionnement des opérations telles qu’elles sont décrites dans le contrat [49] ».

[58] Les observations de l’avocat de la Banque PC sur ce point représentent celles de D’Arcy Schieman dans « Advanced Commodity Tax Issues for the Financial Services Sector », qui cite un extrait de l’Énoncé de politique sur la TPS/TVH P-077R2 de l’Agence du revenu du Canada, qui est rédigé comme suit :

De plus, un accord ne peut pas être examiné isolément, mais plutôt à la lumière d’autres facteurs, comme l’intention des parties, les circonstances entourant la transaction et les pratiques commerciales habituelles du fournisseur [50] .

[59] Dans la décision de 2009, notre Cour a donné raison à l’avocat de la Banque PC et a rejeté l’opposition.

[60] Aux paragraphes 27 à 29 de ses observations écrites, l’appelante allègue que l’intimée a omis d’invoquer des faits nouveaux ou supplémentaires dans sa réponse, qui seraient d’une manière ou d’une autre, incompatibles avec les faits de la décision de 2009. Cette allégation est à mon avis erronée. Par exemple, au paragraphe 13r) de sa réponse, l’intimée allègue, dans le cadre des hypothèses de fait du ministre, que [traduction] « la Banque PC devait donner à la CIBC accès [...] à sa clientèle et mettre à sa disposition un réseau de distribution par l’intermédiaire de ses magasins ».

[61] En résumé, le contexte factuel du présent appel diffère de celui qui a été examiné par notre Cour dans la décision de 2009.

[62] Compte tenu de tous ces éléments, je suis d’avis que la question de droit et de fait, sur laquelle je dois statuer dans la présente affaire, diffère de la question de droit et de fait qui a été tranchée par notre Cour dans la décision de 2009. Pour tous ces motifs, je suis également d’avis que la soi-disant exigence relative à l’existence d’une « même question » n’est pas satisfaite. Par conséquent, la théorie de la préclusion liée à une question en litige ne joue pas.

[63] L’appelante soutient subsidiairement que la théorie du recours abusif à la procédure s’applique au présent appel. Comme l’a signalé le juge Boyle dans le jugement Golden, la seule différence entre le recours abusif à la procédure et la préclusion liée à une question en litige est l’absence d’exigence relative à la réciprocité des parties. Pour les motifs énoncés précédemment, je suis d’avis que la soi-disant exigence relative à l’existence d’une « même question » n’est pas satisfaite.

[64] Cette conclusion ne me surprend pas. Je suis d’avis que les théories de la préclusion liée à une question en litige et du recours abusif à la procédure peuvent rarement s’appliquer à des opérations ou des accords effectués dans différentes années d’imposition. C’est particulièrement le cas lorsqu’une disposition législative a été modifiée dans le but d’annuler les effets d’une jurisprudence rejetée par le gouvernement. La perception de l’impôt sur le revenu et des taxes sur la valeur ajoutée se fait en regard d’une période fiscale précise. Les circonstances dans lesquelles s’inscrivent l’accord entre des parties évoluent souvent lorsque des modifications sont apportées à des éléments clés de ces accords.

[65] En terminant, j’aimerais mentionner, dans l’éventualité où je ferais erreur sur ce qui précède, que j’estime qu’il est dans l’intérêt public que j’exerce mon pouvoir discrétionnaire résiduel et que je ne mette pas en application les théories invoquées par l’appelante, en supposant par ailleurs qu’elles jouent. Comme l’a déclaré la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Danyluk, si la partie qui présente la requête établit l’existence des conditions d’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, la cour « doit ensuite se demander, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, si cette forme de préclusion devrait être appliquée [51] ». D’après les principes énoncés dans l’arrêt Danyluk, la Cour a le pouvoir discrétionnaire de refuser d’appliquer la préclusion liée à une question en litige, notamment lorsque son application peut donner lieu à une injustice et « spécialement lorsque le droit des parties de se faire entendre est en jeu [52] ». Pour déterminer si l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée entraînerait une injustice dans l’affaire dont elle est saisie, la Cour doit tenir compte de l’ensemble des circonstances propres à l’affaire [53] .

[66] Il existe, en l’espèce, des intérêts publics opposés qui doivent être soupesés. D’une part, il est dans l’intérêt public d’assurer le caractère définitif du contentieux. D’autre part, il est également dans l’intérêt public que la Cour respecte le pouvoir du législateur d’adopter des lois avec effet rétroactif. Je ne crois pas qu’il soit dans l’intérêt public que je statue sur une question sans entendre la preuve pertinente pour déterminer si les exclusions jouent ou non. Bien que certains puissent considérer la loi rétroactive comme étant manifestement inéquitable, le rôle de la cour n’est pas de restreindre le pouvoir législatif du législateur d’adopter des lois rétroactives qui ont été valablement édictées [54] .

[67] Dans la présente affaire, nous ne pouvons au mieux que formuler des hypothèses sur ce que la juge Lamarre aurait décidé si elle avait eu à tenir compte du champ d’application des nouvelles dispositions. Le jugement qu’elle a rendu ne tient plus aujourd’hui qu’à un fil en raison de la nouvelle définition du « service financier ». Il ne s’agit guère d’une affaire où le principe du caractère définitif exige que je mette en application les théories de la préclusion liée à une question en litige ou du recours abusif à la procédure.

[68] Eu égard à tout ce qui précède, notre Cour n’est pas tenue d’appliquer les conclusions de fait formulées par notre Cour dans la décision de 2009, pour déterminer l’issue des appels sous-jacents.

[69] Par conséquent, la requête de l’appelante est rejetée, avec dépens qui suivront l’issue de la cause. Les deux parties sont maintenant libres de présenter leurs éléments de preuve admissibles à l’égard du règlement de la question commune.

Signé à Ottawa, Canada, ce 25e jour de janvier 2022.

« Robert J. Hogan »

Le juge Hogan

Traduction certifiée conforme

ce 26e jour d’avril 2022.

François Brunet, réviseur


RÉFÉRENCE :

2022 CCI 26

NO DU DOSSIER DE LA COUR :

2019-3197(GST)G

INTITULÉ :

BANQUE CANADIENNE IMPÉRIALE DE COMMERCE c. SA MAJESTÉ LA REINE

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 24 janvier 2022

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :

L’honorable juge Robert J. Hogan

DATE DE L’ORDONNANCE :

Le 25 janvier 2022

COMPARUTIONS :

Avocats de l’appelante :

Me Al Meghji

Me Al-Nawaz Nanji

Me Alexander Cobb

Avocates de l’intimée :

Me Justine Malone

Me Lindsay Tohn

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Pour l’appelante :

Nom :

Me Al Meghji

Cabinet :

Osler, Hoskin & Harcourt S.E.N.C.R.L./s.r.l.

100, rue King Ouest

1 First Canadian Place

Bureau 6200, case postale 50

Toronto (Ontario) M5X 1B8

Pour l’intimée :

François Daigle

Sous-procureur général du Canada

Ottawa, Canada

 



[1] Loi sur la taxe d’accise, L.R.C. 1985, ch. E-15.

[2] 2009 CCI 170.

[3] 1993 CarswellOnt 887 (C.A. Ont.) [C.U.P.E. Local 1394].

[4] Ibid., par. 60.

[5] Donald J. Lange. The Doctrine of Res Judicata in Canada, 5éd. (Markham: LexisNexis Canada Inc., 2021), ch. 1, par. 4 (livre numérique Lexis) [Lange].

[6] Emms c. La Reine et autre, [1979] 2 R.C.S. 1148, p. 1160.

[7] Spender Bower et K. R. Handley, Spencer Bower and Handley: Res Judicata, 5e éd. (London: LexisNexis, 2019), par. 1.10 [Handley].

[8] Ibid., par. 1.11.

[9] Lange, précité, note 5, ch. 1, par. 1.

[10] Handley, précité, note 7, par. 7.03.

[11] (1843) 3 Hare 100, p. 319, 67 ER 313 [Henderson].

[12] Ibid.

[13] [1976] 2 R.C.S. 621 [Doering].

[14] 38 DLR (4th) 32 (confirmé par la Cour d’appel du Manitoba dans l’arrêt Bjarnarson v. Manitoba, 45 DLR (4th) 766) [Bjarnarson].

[15] Ibid., p. 3 et 4.

[16] 2008 CCI 441.

[17] Ibid., par. 27 (non souligné dans l’original).

[18] David Jacyk. « Res Judicata and Issue Estoppel: The Reduction of Recycling and Reusing in Tax Cases » dans Tax Dispute Resolution, Compliance, and Administration Conference Report (Fondation canadienne de fiscalité, 2012), p. 3:1 à 3:6.

[19] 2001 CSC 44, [2001] 2 R.C.S. 460 [Danyluk].

[20] [1975] 2 R.C.S. 248 [Angle].

[21] Ibid., p. 254.

[22] Ibid.

[23] Carl Zeiss Stiftung v. Rayner & Keeler Ltd. (No.2), [1967] 1 AC 853, p. 935 [Carl Zeiss].

[24] Angle, précité, note 20, p. 254. Voir aussi : Carl Zeiss, ibid., p. 935.

[25] Angle, précité, note 20, p. 255.

[26] Ibid., p. 254 (d’après Lord Shaw dans Hoysted v. Commissioner of Taxation).

[27] 2013 CSC 46 [Régie des rentes].

[28] Ibid., par. 32.

[29] 2003 CSC 63 [Toronto (Ville)].

[30] Ibid., par. 25, 29 et 32.

[31] Danyluk, précité, note 19, par. 33.

[32] Ibid.

[33] Ibid., par. 62 et 63.

[34] Behn c. Moulton Contracting Ltd., 2013 CSC 26, par. 40 [Behn].

[35] Lange, précité, note 5, ch. 4, par. 2 (citant un extrait de Engels v. Merit Insurance Brokers Inc., 84 OR (3d) 647, [2007] OJ n807 (CSJ), par. 38).

[36] Lange, précité, note 5, ch. 4, par. 2.

[37] R c. Scott, [1990] 3 R.C.S., p. 979.

[38] Toronto (Ville), précité, note 29, par. 35.

[39] 2008 CCI 173 [Golden].

[40] Ibid., par. 28 à 30.

[41] Voir Danny Cisterna, « Financial Services, GST/HST Issues–What A Year It Has Been! » Report of Proceedings of Sixty-Second Tax Conference, 2010 Conference Report (Toronto: Fondation canadienne de fiscalité, 2011), p. 12.1 à 59; D’Arcy Schieman, « Advanced Commodity Tax Issues for the Financial Services Sector », Report of Proceedings of Sixty-First Tax Conference, 2009 Conference Report (Toronto: Fondation canadienne de fiscalité, 2010), 27:1-18 [Schieman].

[42] Voir Canada c. Association canadienne de protection médicale, 2009 CAF 115, par. 56, 63 et 64 (la Cour d’appel fédérale a conclu que les services rendus par des gestionnaires de placement avaient pour conséquence de « prendre les dispositions en vue d’effectuer la cession de propriété [...] d’un effet financier » et qu’ils étaient visés par les alinéas 123(1)d) et l) de la LTA. La Cour d’appel fédérale a déclaré ce qui suit : « Le savoir-faire démontré dans la sélection, c.-à-d., la recherche nécessaire à la préparation de l’ordre d’achat ou de vente, constitue l’activité principale des gestionnaires de placement et la raison d’être de leur embauche. La qualité de la sélection est la marque de commerce de leur profession »).

[43] Voir Skylink Voyages Inc. v. Canada 1999 CarswellNat 2983, 1999 CarswellNat 1256, [1999] G.S.T.C. 119 (Eng.), [1999] G.S.T.C. 43 (Fr.), [1999] A.C.I. n159, 2000 G.T.C. 732 (Eng.), 99 G.T.C. 3096 (Fr.) (le contribuable était un grossiste en voyages qui servait essentiellement d’intermédiaire entre des compagnies aériennes et des agences de voyage au détail; la Cour a conclu que les services de collecte que le contribuable offrait aux agences au détail étaient des services financiers, lesquels constituaient des fournitures exonérées).

[44] Voir Promotions D.N.D. Inc. c. La Reine, 2006 CCI 63, par. 12, 13, 36 et 37 (la Cour a conclu que le contribuable avait servi d’intermédiaire entre l’institution financière et l’acquéreur dans la fourniture d’un service financier. L’entreprise du contribuable consistait à faire la promotion de cartes de crédit dans des lieux publics tels que des centres commerciaux, des foires et des lieux d’exposition. Les employés du contribuable vérifiaient les demandes, puis les envoyaient à la société émettrice de la carte de crédit).

[45] Voir la réponse de l’intimée à l’avis d’appel modifié (datée du 22 novembre 2019), par. 19 à 21.

[46] Observations écrites de l’intimée sur les théories de la chose jugée et du recours abusif à la procédure (datées du 13 avril 2021), onglet 1, par. 16 [observations de l’intimée].

[47] Dossier de requête de l’intimée sur la théorie de la chose jugée et le recours abusif à la procédure [dossier de requête de l’intimée], onglet A, p. 37 et 38.

[48] Dossier de requête de l’appelante, Moving Party on Issue Estoppel/Abuse of Process Motion [dossier de requête de l’appelante], onglet C, p. 111, transcription de l’audience relative à la décision de 2009, p. 41, lignes 10 à 22.

[49] Dossier de requête de l’appelante, onglet C, p. 112, transcription de l’audience de la décision de 2009, p. 42, lignes 16 à 19.

[50] Schieman, précité, note 41, p. 27:5.

[51] Danyluk, précité, note 19, par. 33 (non souligné dans l’original).

[52] Ibid.

[53] Ibid.

[54] L’appelante a déposé un recueil de jurisprudence supplémentaire exposant six décisions que l’appelante cite pour m’exhorter à ne pas exercer mon pouvoir discrétionnaire résiduel en l’espèce. À titre d’information, je tiens à souligner qu’aucune de ces décisions n’examine les effets d’une disposition rétroactive adoptée par le législateur dans des circonstances comparables à celles décrites précédemment. Ces décisions sont : Canada c. Costco Wholesale Canada Ltd., 2012 CAF 160; G.M. (Canada) c. Naken, [1983] 1 R.C.S. 72; Pharmascience inc. c. Canada (Santé), 2007 CAF 140; Procter & Gamble pharmaceuticals Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), [2003] A.C.F. no 1805 (CAF); Sanofi-Aventis Canada Inc. c. Pharmacience Inc., 2007 CF 1057; conf. par 2008 CAF 213; Subramaniam c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CAF 202.

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