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Dossier : 2019-422(IT)G

ENTRE :

MARLENE ENNS,

appelante,

et

SA MAJESTÉ LE ROI,

intimé.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

Appel entendu le 23 mars 2022, à Edmonton (Alberta).

Devant : l'honorable juge Bruce Russell

Comparutions :

Avocat de l'appelante :

Me Chad J. Brown

Avocate de l'intimé :

Me Courtney Davidson

 

JUGEMENT

L'appel de la cotisation établie le 12 avril 2017 au titre de l'article 160 de la Loi de l'impôt sur le revenu est rejeté avec dépens. À défaut de s'entendre sur les dépens, les parties doivent soumettre à la Cour des observations sur la question dans les 30 jours suivant la date du jugement.

Signé à Halifax (Nouvelle-Écosse), ce 8e jour de mars 2023.

« B. Russell »

Le juge Russell

Traduction certifiée conforme

ce 12e jour de mai 2023.

Yves Bellefeuille, réviseur


Référence : 2023 CCI 28

Date : 20230308

Dossier : 2019-422(IT)G

ENTRE :

MARLENE ENNS,

appelante,

et

SA MAJESTÉ LE ROI,

intimé.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

MOTIFS DU JUGEMENT

Le juge Russell

I. Introduction

[1] L'appelante, Marlene Enns, interjette appel de la cotisation établie le 12 avril 2017 à son égard au titre de l'alinéa 160(1)a) de la Loi de l'impôt sur le revenu (la « Loi »). Après le dépôt d'un avis d'opposition, la cotisation a été ratifiée le 25 octobre 2018.

II. Les faits

[2] À l'audience, les parties ont déposé un [traduction] « exposé conjoint des faits et un recueil de pièces » (pièce 1). Les parties n'ont appelé aucun témoin.

[3] Essentiellement, selon l'exposé conjoint des faits, le mari de Mme Enns, Peter Enns, est décédé le 22 mai 2013, laissant l'appelante veuve. Il était le seul rentier d'un régime enregistré d'épargne‑retraite (REER) et avait désigné Mme Enns à titre d'unique bénéficiaire de ce REER. Mme Enns n'a offert aucune contrepartie en échange de cette désignation.

[4] Ainsi, quelque temps après le décès de M. Enns, la juste valeur marchande du REER en question, soit 102 789,52 $, a été versée à Mme Enns. (Cette dernière a ensuite transféré les fonds dans son compte de retraite immobilisé.)

[5] Le 12 avril 2017, lors de l'établissement de la cotisation en litige, la succession de M. Enns devait un impôt de 146 382,05 $ pour les années d'imposition 2004 à 2012 de celui‑ci.

III. Dispositions légales

[6] Le paragraphe 160(1) de la Loi dispose notamment :

160(1) Transfert de biens entre personnes ayant un lien de dépendance — Lorsqu'une personne a, depuis le 1er mai 1951, transféré des biens, directement ou indirectement, au moyen d'une fiducie ou de toute autre façon à l'une des personnes suivantes :

a) son époux ou conjoint de fait ou une personne devenue depuis son époux ou conjoint de fait;

[...]

les règles suivantes s'appliquent :

[...]

[Non souligné dans l'original.]

IV. La question en litige

[7] Mme Enns affirme qu'après le décès de M. Enns, lorsque le droit aux fonds du REER de M. Enns lui a été transféré, elle avait cessé d'être son épouse : elle était plutôt sa veuve. La question en litige est de savoir si c'était effectivement le cas, c'est‑à‑dire si, au décès de M. Enns, Mme Enns a cessé d'être son épouse pour l'application de l'alinéa 160(1)a). Autrement dit, le terme « époux » à l'alinéa 160(1)a) inclut‑il le veuf ou la veuve du débiteur fiscal auteur du transfert?

[8] L'intimé est d'avis qu'au moment du décès de M. Enns, le terme « époux » utilisé à l'alinéa 160(1)a) s'appliquait toujours à Mme Enns.

V. Analyse

[9] Dans deux décisions récentes, notre Cour s'est penchée sur le sens du terme « époux » à l'alinéa 160(1)a). La première est la décision Kiperchuk c. La Reine, 2013 CCI 60.

[10] Dans la décision Kiperchuk, la juge Lamarre (plus tard juge en chef adjointe) a examiné des circonstances presque identiques sur le fond aux présentes. La juge s'est exprimée en ces termes aux paragraphes 25 et 26 :

25. Si l'on tient pour acquis que l'auteur du transfert est l'exmari, il ntait pas uni à l'appelante par les liens du mariage au moment où elle a commencé à avoir droit aux prestations du REER. En effet, le mariage prend fin à la mort d'un des deux époux ou quand un jugement irrévocable de divorce est prononcé. [...]

26. Par conséquent, l'appelante et son exmari ntaient plus unis par les liens du mariage au moment du transfert étant donné que l'appelante n'était plus l'épouse de ce dernier [...]

[Non souligné dans l'original.]

[11] Dans la décision Kiperchuk, la question du sens du terme « époux » à l'alinéa 160(1)a) ne se présentait pas explicitement. Néanmoins, comme on le constate, la juge répond à cette question précise : le mariage prend fin à la mort, et l'épouse du mari, au décès de celui‑ci, n'en est plus l'épouse. Ainsi, au décès de son mari et donc à la fin de leur mariage, l'épouse, ou plutôt l'ancienne épouse, n'était plus son épouse et, de ce fait, la juge a conclu que la cotisation établie à l'égard de l'ancienne épouse au titre de l'article 160 était invalide. La décision n'a pas été portée en appel.

[12] La plus récente des deux décisions est la décision Kuchta c. La Reine, 2015 CCI 289. À l'instar de la décision Kiperchuk, les faits essentiels dans la décision Kuchta étaient presque les mêmes que ceux en l'espèce. Dans l'affaire Kuchta, mon collègue le juge Graham s'est prêté à une analyse textuelle, contextuelle et téléologique pour interpréter le sens du terme « époux » à l'alinéa 160(1)a). Il s'agit de l'analyse d'interprétation des lois que la Cour suprême du Canada a confirmée dans l'arrêt Hypothèques Trustco Canada c. Canada, [2005] 2 R.C.S. 601, 2005 CSC 54.

[13] Dans l'arrêt Hypothèques Trustco, la Cour suprême, instaurant cette nouvelle approche analytique à l'interprétation des lois, exprime les principes directeurs en ces termes aux paragraphes 10 à 13 :

10. Il est depuis longtemps établi en matière d'interprétation des lois qu'« il faut lire les termes d'une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s'harmonise avec l'esprit de la loi, l'objet de la loi et l'intention du législateur » [...] L'interprétation d'une disposition législative doit être fondée sur une analyse textuelle, contextuelle et téléologique destinée à dégager un sens qui s'harmonise avec la Loi dans son ensemble. Lorsque le libellé d'une disposition est précis et non équivoque, le sens ordinaire des mots joue un rôle primordial dans le processus d'interprétation. Par contre, lorsque les mots utilisés peuvent avoir plus d'un sens raisonnable, leur sens ordinaire joue un rôle moins important. L'incidence relative du sens ordinaire, du contexte et de l'objet sur le processus d'interprétation peut varier, mais les tribunaux doivent, dans tous les cas, chercher à interpréter les dispositions d'une loi comme formant un tout harmonieux.

11. [...] De nos jours, il ne fait aucun doute que toutes les lois, y compris la Loi de l'impôt sur le revenu, doivent être interprétées de manière textuelle, contextuelle et téléologique. Cependant, le caractère détaillé et précis de nombreuses dispositions fiscales a souvent incité à mettre l'accent sur l'interprétation textuelle. Lorsque le législateur précise les conditions à remplir pour obtenir un résultat donné, on peut raisonnablement supposer qu'il a voulu que le contribuable s'appuie sur ces dispositions pour obtenir le résultat qu'elles prescrivent.

12. Les dispositions de la Loi de l'impôt sur le revenu doivent être interprétées de manière à assurer l'uniformité, la prévisibilité et l'équité requises pour que les contribuables puissent organiser intelligemment leurs affaires. [...]

Voir également l'arrêt 65302 British Columbia, par. 51, où le juge Iacobucci cite P.W. Hogg et J.E. Magee, Principles of Canadian Income Tax Law (2e éd. 1997), p. 475‑476 :

[traduction] La Loi de l'impôt sur le revenu serait empreinte d'une incertitude intolérable si le libellé clair d'une disposition détaillée de la Loi était nuancé par des exceptions qui n'y sont pas exprimées, provenant de la conception qu'un tribunal a de l'objet de la disposition.

13. La Loi de l'impôt sur le revenu demeure un instrument dominé par des dispositions explicites qui prescrivent des conséquences particulières et commandent une interprétation largement textuelle. À cet ensemble de dispositions détaillées, le législateur a greffé une disposition d'un genre bien différent, la RGAÉ, qui est une disposition générale destinée à invalider, pour le motif qu'ils constituent de l'évitement fiscal abusif, des mécanismes qui seraient acceptables selon une interprétation littérale d'autres dispositions de la Loi de l'impôt sur le revenu. [...]

[Non souligné dans l'original.]

[14] Dans la décision Kuchta, le juge Graham, en appliquant l'analyse d'interprétation « textuelle, contextuelle et téléologique » dont il est fait mention dans l'arrêt Hypothèques Trustco, a conclu, lors de l'analyse « textuelle », que le terme « époux » dans le cas du mariage signifie une relation entre deux personnes vivantes. La Cour a aussi conclu que le terme « époux » avait également un sens plus « familier », puisqu'à l'occasion, il s'entendait d'une personne qui, en raison du décès de son conjoint, était le veuf ou la veuve de la personne décédée. La Cour a conclu que, compte tenu de ce sens familier, textuellement, l'utilisation du mot « époux » créait une ambiguïté.

[15] Ensuite, lors de l'analyse « contextuelle » selon l'arrêt Hypothèques Trustco, la Cour a ciblé quatre dispositions de la Loi qui traitent de la mort et qui utilisent le terme « époux » comme incluant la personne qui était l'époux du contribuable au moment du décès de ce dernier, c'est‑à‑dire selon le sens familier mentionné plus haut. Les quatre dispositions sont les paragraphes 70(6), 72(2), 146(8.2) et 146(8.91). Toutefois, d'autres dispositions (p. ex. les paragraphes 146(1) « remboursements de primes », 146(5.1), 147.3(7) et 248(23.1)) n'utilisent le terme « époux » que dans son sens juridique ou littéral, c.‑à‑d. le conjoint d'une personne vivante. Ainsi, l'analyse « contextuelle » s'est révélée non déterminante.

[16] Quant à l'analyse « téléologique », la Cour a conclu que, pour l'application de l'alinéa 160(1)a), ni l'intention du législateur ni une raison de politique n'exclut les veufs et les veuves à titre de bénéficiaires d'un REER. Selon la Cour, cela rompait l'égalité lors des analyses « textuelle » et « contextuelle » et menait à la conclusion qu'au sens de l'alinéa 160(1)a), le terme « époux » s'entend également des veufs et des veuves; en d'autres termes, les époux continuent d'être des époux après le décès de l'un d'eux.

[17] En outre, à la conclusion de son analyse dans la décision Kuchta, le juge Graham a fourni des explications au paragraphe 78, renvoyant aux paragraphes 70(6), 72(2), 146(8.2) et 146(8.91) susmentionnés de la Loi, où le mot « époux » inclut clairement les veufs et les veuves :

78. Si le législateur avait systématiquement utilisé le sens juridique du terme « époux » dans la Loi, je n'aurais pas conclu que le terme « époux » inclut les veuves et les veufs au paragraphe 160(1), malgré le fait que ce terme ait un sens familier et que l'analyse téléologique penche fortement pour cette interprétation. L'ajout d'une autre formulation dans des dispositions telles que le paragraphe 146(8.8) afin d'inclure de manière particulière les veuves et les veufs m'aurait convaincu de l'absence d'ambiguïté textuelle dans l'utilisation du terme « époux » au paragraphe 160(1). [...]

[Non souligné dans l'original.]

[18] Comme l'a affirmé le juge Graham, n'eussent été les quatre dispositions susmentionnées de la Loi où le législateur a utilisé le terme « époux » comme incluant clairement les veufs et les veuves, il s'en serait tenu à une interprétation textuelle pure et simple, à savoir le sens ordinaire du terme « époux », qui décrit une relation entre deux personnes vivantes.

[19] Ainsi, dans la décision Kuchta, la Cour a conclu que l'appelante, la veuve du défunt, en demeurait également l'épouse pour l'application de l'alinéa 160(1)a). Par conséquent, la cotisation établie au titre de l'article 160 qui faisait l'objet de l'appel a été jugée valide.

[20] Un autre aspect de la décision Kuchta doit être pris en compte. C'est mon collègue le juge Jorré qui a initialement été saisi de l'appel et qui l'a entendu. Après un certain temps, comme aucune décision n'avait encore été rendue, le juge en chef de la Cour a réaffecté l'affaire au juge Graham. Le juge Graham a rendu sa décision résumée ci‑dessus en temps opportun, en se fondant sur les transcriptions et sur le dossier de la Cour, avec le consentement des parties, ainsi que sur les observations orales supplémentaires que les parties ont présentées à sa demande. Il n'a pas été fait appel de cette décision.

[21] Cependant, la Cour d'appel fédérale, dans l'arrêt High‑Crest Enterprises Limited c. Canada, [2018] 2 R.C.F. 2017, 2017 CAF 88, a examiné une situation semblable concernant le remplacement d'un juge, quoique dans le cas d'une question fiscale entièrement différente. La majorité des juges a conclu que la décision du juge remplaçant était nulle et que le jugement devait plutôt être rendu par le juge qui avait initialement été saisi de l'affaire et qui l'avait entendue.

[22] Au vu de l'arrêt High-Crest, on remet maintenant parfois en question la validité de la décision Kuchta. Toutefois, puisque cette décision n'a pas fait l'objet d'un appel, on ne saurait dire si le tribunal d'appel aurait rendu une décision similaire.

[23] En l'espèce, l'intimé s'appuie principalement sur la décision Kuchta et maintient que l'analyse qui y est faite est solide, que la décision n'a pas été frappée de nullité et que, par conséquent, je devrais appliquer le principe de la courtoisie judiciaire et me conformer à cette décision. L'intimé critique la décision Kiperchuk, car elle ne répond pas précisément à la question du sens du terme « époux », contrairement à la décision Kuchta, question qu'il faut également trancher en l'espèce.

[24] De plus, lors des observations orales, l'avocate de l'intimé a confirmé qu'elle souscrivait à l'affirmation de l'appelante selon laquelle le bien en question, à savoir le droit aux fonds du REER de feu M. Enns, avait été transféré au décès de M. Enns plutôt qu'à une date antérieure ou ultérieure au décès.

[25] L'avocat de l'appelante invoque la décision Kiperchuk, que je résume plus haut, dans laquelle la Cour a conclu que, pour l'application de l'alinéa 160(1)a), une personne perd sa qualité d'« époux » au décès de son conjoint et que, par conséquent, le veuf ou la veuve de la personne décédée n'est plus l'« époux » de cette dernière.

[26] L'avocat de l'appelante invoque aussi l'arrêt Will‑Kare Paving & Contracting Ltd. c. Canada, [2000] 1 R.C.S. 915, 2000 CSC 36. Dans cet arrêt, la Cour a examiné le sens ordinaire du terme « vente » utilisé dans la Loi. Au nom de la majorité, le juge Major conclut que ce terme a un sens juridique bien établi et reconnu, et que c'est ce sens que l'on devrait utiliser pour l'application de la Loi, plutôt qu'un sens plus général dérivé de l'usage courant. La Cour fait également une distinction entre l'asphalte vendu comme un article distinct (conformément à un contrat de vente d'asphalte comme tel) et l'asphalte vendu comme un de plusieurs articles nécessaires en exécution d'un contrat de pavage (c.‑à‑d. un contrat de fourniture d'ouvrage et de matériaux).

[27] Comme l'a indiqué l'avocat de l'appelante, la Cour suprême du Canada a parlé en 2016, soit après l'arrêt Hypothèques Trustco, du principe énoncé dans l'arrêt Will‑Kare en affirmant que « [l]orsqu'ils sont utilisés dans une loi, les mots qui ont une signification juridique bien définie devraient recevoir cette signification, sauf si le législateur indique clairement autre chose »[1].

[28] De plus, l'appelante invoque un passage de l'arrêt Will-Kare concernant la Loi, où on affirme : « La nature technique de la Loi ne permet pas d'élargir le principe du sens ordinaire de manière à englober le sens courant[2]. »

[29] L'appelante critique l'analyse « textuelle, contextuelle et téléologique » faite dans la décision Kuchta. Elle affirme que l'inclusion des veufs et des veuves au concept d'« époux » découle d'une analyse textuelle trop large; on n'utilise le mot dans ce sens que métaphoriquement, comme lors de funérailles.

[30] L'appelante critique également l'analyse contextuelle faite dans la décision Kuchta parce qu'on n'a pas tenu compte du contexte de l'alinéa 160(1)a) lui‑même. La disposition élargit le sens du terme « époux » dans une direction (c'est‑à‑dire à l'époux suivant), mais, fait important, pas dans l'autre (c.‑à‑d. à l'ex‑époux). Il s'agirait d'une indication de l'exclusion intentionnelle des personnes qui étaient époux immédiatement avant le décès, c.‑à‑d. les veufs et les veuves, soit la situation dans laquelle Mme Enns se trouvait.

[31] L'appelante invoque aussi une déclaration de la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Friesen c. Canada, [1995] 3 R.C.S. 103, par. 27 :

[...] Selon un principe fondamental en matière d'interprétation des lois, un tribunal ne devrait pas accepter une interprétation qui nécessite l'ajout de mots, lorsqu'il existe une autre interprétation acceptable qui ne requiert aucun ajout de cette nature. L'ajout de mots dans une définition qui figure dans une loi est encore moins acceptable lorsque les termes qui doivent être ajoutés figurent dans plusieurs autres définitions de cette même loi. [...]

[32] Je crois comprendre que l'appelante invoque l'arrêt Friesen pour critiquer la décision Kuchta, qui aurait ajouté implicitement des mots de manière que le terme « époux » à l'alinéa 160(1)a) inclut les veufs et les veuves.

[33] L'appelante s'appuie en outre sur une déclaration de la Cour suprême au paragraphe 41 de l'arrêt Canada c. Loblaw Financial Holdings Inc., 2021 CSC 51 :

[...] le caractère singulier et précis de nombreuses dispositions fiscales, de même que le principe énoncé dans l'arrêt Duke of Westminster [...] commandent de se concentrer attentivement sur le texte et le contexte de la loi pour cerner l'objectif général du régime [...] Cette méthode est particulièrement pertinente dans le cas qui nous occupe, où la disposition en cause fait partie du régime très détaillé et précis du REATB. Je tiens à rappeler qu'il ne s'agit pas d'une affaire mettant en cause une règle générale anti-évitement. La disposition en litige fait partie d'une exception à la définition du terme « entreprise de placement » dans le cadre du régime très complexe et défini du REATB. Pour que les contribuables sachent à quoi s'en tenir dans un tel régime, il faut donner leur plein effet aux mots précis et non équivoques employés par le Parlement.

[34] À mon avis, cet extrait de l'arrêt Loblaw n'est pas particulièrement convaincant en l'espèce, dont la complexité légale ne se compare pas, comme c'est le cas dans l'arrêt Loblaw, au « régime très complexe et défini du REATB ».

[35] L'appelante affirme que s'il faut élargir le sens du mot « époux », comme le voudrait l'intimé, il faut procéder selon la voie législative et non judiciaire. Elle soutient également que la décision Kuchta crée une incertitude plus grande quant au sens du terme « époux » utilisé ailleurs dans la Loi, s'il faut appliquer une analyse textuelle, contextuelle et téléologique aux autres dispositions où figure le terme « époux ». Ce terme est utilisé fréquemment dans la Loi.

[36] Dans la décision Kuchta, le juge Graham a présenté une analyse étoffée, bien formulée et réfléchie sur la question de droit dont je suis saisi. La décision existe, avec son analyse complète, et elle a été publiée. Je ne suis pas d'avis que la possibilité que la décision puisse être frappée de nullité (et il ne me revient pas de décider si elle l'est) m'empêche d'en tenir compte.

[37] Même si la décision Kuchta était frappée de nullité, elle existerait en soi. La décision, si elle était devenue nulle, n'aurait aucun effet juridique, même si son annulation n'avait rien à voir avec le bien‑fondé de l'analyse juridique du juge Graham.

[38] Puisque la décision Kuchta est une décision de notre Cour qui porte sur la question de droit dont je suis saisi, je suis d'avis que je dois tenir compte du principe de la courtoisie judiciaire.

[39] Le principe de la courtoisie judiciaire s'appliquerait dans mon examen d'une question de droit qu'un collègue de la Cour a déjà analysée et tranchée.

[40] Mon collègue le juge Boyle s'est prononcé sur le principe de la courtoisie judiciaire aux paragraphes 22 et 25 de la décision Houda International Inc. c. La Reine, 2010 CCI 622 :

22. Le principe du précédent obligatoire ne s'applique pas aux décisions rendues par le tribunal d'une juridiction équivalente. Cela dit, selon le principe de la courtoisie judiciaire, il faut faire preuve de déférence envers la décision motivée par lui en l'absence de circonstances exceptionnelles.

[...]

25. Dans la décision Singh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] A.C.F. no 1008 (QL), no IMM654698, 18 juin 1999 (C.F. 1re inst.), on lit les observations suivantes :

Dans la décision Glaxo Group Ltd. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social), précitée, le juge Richard (avant qu'il ne soit nommé juge en chef adjoint) a examiné la question de savoir s'il était tenu, pour des motifs de courtoisie judiciaire, d'appliquer une décision du juge Noël (alors juge de première instance) portant sur une question identique dont il était saisi. En examinant le principe de la courtoisie judiciaire et son application, le juge Richard a dit :

Le principe de la courtoisie judiciaire a été énoncé de la manière suivante :

[traduction] Il est généralement admis que la présente cour doit se conformer à ses décisions antérieures à moins qu'il ne soit possible de démontrer que ces décisions antérieures étaient manifestement erronées ou ne devraient plus être appliquées lorsque, par exemple, (1) la cour n'a pas tenu compte dans ses décisions de dispositions législatives ou de décisions antérieures qui auraient entraîné un résultat différent ou (2), si elles sont suivies, la décision entraînerait une injustice grave. La raison qui est invoquée en règle générale pour justifier cette attitude est la courtoisie judiciaire. Bien qu'il s'agisse sans aucun doute d'une raison fondamentale justifiant une telle approche, je pense qu'il existe un motif tout aussi fondamental sinon plus impérieux et il s'agit de la nécessité d'une certaine certitude quant au sens de la loi, dans la mesure où celle‑ci peut être établie. La position des avocats serait intenable lorsqu'ils conseillent leurs clients si une section de la cour était libre de rendre sa décision sur un appel sans tenir compte d'une décision antérieure ou du principe qui y était en cause. [...]

Le juge Jackett, président de la Cour de l'Échiquier, a adopté une position analogue dans l'affaire Canada Steamship Lines v. M.N.R., [1966] Ex. C.R. 972, à la p. 976, [1966] C.T.C. 255, 66 D.T.C. 5205 :

[traduction] Je crois que je suis obligé de suivre la même démarche que dans ces affaires puisqu'il s'agit d'un litige semblable tant que, le cas échéant, une démarche différente ne sera pas indiquée par une juridiction supérieure. Lorsque je dis que je suis obligé, je ne veux pas dire que je suis obligé par quelque règle stricte découlant du stare decisis mais par ma propre opinion quant à la désirabilité de voir la jurisprudence de notre juridiction suivre un cours aussi constant que possible.

Dans l'affaire R. v. Northern Electric Co. (1955), 24 C.P.R. 1, à la p. 19, [1955] 3 D.L.R. 449, [1955] O.R. 431 (H.C.), le juge en chef McRuer a dit :

[traduction] Compte tenu de tous les droits d'appel qui existent à l'heure actuelle en Ontario, je pense que le juge Hogg a énoncé le principe approprié de common law devant s'appliquer dans le jugement qu'il a rendu dans l'affaire R. ex rel. McWilliam v. Morris, [1942] O.W.N. 447, où il a dit : « Le principe du stare decisis est depuis longtemps reconnu dans notre droit. Sir Frederick Pollock affirme, dans son First Book of Jurisprudence, 6e éd., p. 312 : « Les décisions d'une cour supérieure ordinaire lient tous les tribunaux d'instance inférieure faisant partie de la même juridiction et, bien qu'elles ne lient pas absolument les cours ayant une compétence connexe ni cette présente cour elle-même, elles seront suivies lorsqu'il n'y a aucune raison grave à l'encontre d'un jugement ».

À mon avis, une raison grave à l'encontre d'un jugement ne signifie pas un argument qui semble puissant aux yeux d'un juge en particulier mais quelque chose qui indique que la décision dont il s'agit a été rendue sans tenir compte d'une loi ou d'un précédent qui aurait dû être suivi. Je ne crois pas que l'on doive considérer qu'une raison est grave en ce sens simplement d'après la manière de voir personnelle du juge. [Non souligné dans l'original.]

[41] Tenant compte de ce conseil sur la courtoisie judiciaire, je conclus — que la décision Kuchta soit nulle ou non, et si elle l'est, que le principe de la courtoisie judiciaire s'applique ou non — qu'on ne peut dire que le juge, en faisant son analyse dans la décision Kuchta, n'a pas tenu compte « de dispositions législatives ou de décisions antérieures qui auraient entraîné un résultat différent ». On ne peut non plus dire que si on suivait la décision Kuchta, cela entraînerait une « injustice grave ».

[42] J'estime que l'avocat de l'appelante a bien plaidé la cause de sa cliente, notamment en invoquant, comme j'en fais mention plus haut, plusieurs décisions importantes de la Cour suprême du Canada qui militent en faveur d'une approche textuelle pour trancher la question de droit. Néanmoins, je crois que le juge Graham a appliqué à bon droit et en toute diligence l'analyse textuelle, contextuelle et téléologique que la Cour suprême du Canada a établie dans l'arrêt Hypothèques Trustco en interprétant le terme « époux » à l'alinéa 160(1)a) de la Loi.

[43] Les principes directeurs que la Cour suprême du Canada a énoncés dans l'arrêt Hypothèques Trustco concernant l'application de cette analyse d'interprétation en trois volets sont reproduits plus haut, au paragraphe 13. Ces principes tiennent compte de la difficulté à trouver un équilibre entre le sens textuel et le contexte et l'objet de manière à interpréter les dispositions d'une loi comme formant un tout harmonieux. Dans la décision Kuchta, le juge Graham a également donné des explications (lesquelles sont reproduites en partie au paragraphe 17 plus haut) quant à sa façon de trouver un équilibre entre les trois volets dont il est question dans l'arrêt Hypothèques Trustco pour en venir à la conclusion qu'un sens entièrement textuel et littéral du terme « époux » ne devrait pas avoir préséance.

VI. Conclusion

[44] L'appel est rejeté avec dépens à l'intimé. À défaut de s'entendre sur les dépens, les parties doivent soumettre à la Cour des observations sur la question dans les 30 jours suivant la date du jugement.

Signé à Halifax (Nouvelle-Écosse), ce 8e jour de mars 2023.

« B. Russell »

Le juge Russell

Traduction certifiée conforme

ce 12e jour de mai 2023.

Yves Bellefeuille, réviseur


RÉFÉRENCE :

2023 CCI 28

NO DU DOSSIER DE LA COUR :

2019-422(IT)G

INTITULÉ :

MARLENE ENNS c. SA MAJESTÉ LE ROI

LIEU DE L'AUDIENCE :

Edmonton (Alberta)

DATE DE L'AUDIENCE :

Le 23 mars 2022

MOTIFS DU JUGEMENT PAR :

L'honorable juge Bruce Russell

DATE DU JUGEMENT :

Le 8 mars 2023

COMPARUTIONS :

Avocat de l'appelante :

Me Chad J. Brown

Avocate de l'intimé :

Me Courtney Davidson

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Pour l'appelante :

Nom :

Me Chad J. Brown

Cabinet :

Tax Ninja Tax Law

Pour l'intimé :

François Daigle

Sous-procureur général du Canada

Ottawa, Canada

 



[1] R. c. D.L.W., [2016] R.C.S. 402, 2016 CSC 22, par. 20.

[2] Will-Kare, par. 33.

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