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Dossier : 2020-1663(IT)I

ENTRE :

ANNE-MARIE CHAGNON INC.,

appelante,

et

SA MAJESTÉ LE ROI,

intimé.

 

Appel entendu les 24 et 25 mai 2022, à Montréal (Québec)

Devant : L'honorable juge Guy R. Smith


Comparutions :

 

Représentant de l’appelante :

Yves Hamelin

 

Avocates de l'intimé :

Me Anna Kirk

 

Me Anne Poirier

 

JUGEMENT

L’appel interjeté à l’encontre de la cotisation établie en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu pour l’année d’imposition se terminant le 30 juin 2016 est rejeté, sans frais, conformément aux motifs du jugement ci-joints.

Signé à Ottawa, Canada, ce 24e jour de mars 2023.

« Guy Smith »

Juge Smith


Référence :2023 CCI 35

Date : 20230324

Dossier : 2020-1663(IT)I

ENTRE :

ANNE-MARIE CHAGNON INC.,

appelante,

et

SA MAJESTÉ LE ROI,

intimé.


MOTIFS DU JUGEMENT

Le juge Smith

I. L’aperçu

[1] Il est ici question d’un appel à l’encontre d’une nouvelle cotisation établie en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu (L.R.C. 1985, ch.1 (5e suppl.), telle que modifiée. Cette cotisation est datée du 20 décembre 2018 et porte sur l’année d’imposition de l’appelante se terminant le 30 juin 2016.

[2] Par cette nouvelle cotisation, la ministre a refusé à l’appelante une déduction de 117 971 $ réclamée à titre de recherche scientifique et de développement expérimental (« RS&DE »), de même que le crédit d’impôt à l’investissement (« CII ») correspondant de 37 764 $ pour l’année en cause.

[3] L’appelante est spécialisée dans l’industrie de la bijouterie et de l’orfèvrerie et plus précisément dans la fabrication et la revente de bijoux artisanaux. Elle a commencé ses activités par la fabrication de bijoux artisanaux et, à compter de 2013, a ajouté la production en mode industriel avec l’usage de moules.

[4] Pour l’année en cause, l’appelante a réclamé les dépenses de RS&DE en lien avec les projets suivants :

  1. 2015-01 – Améliorations et développement des opérations secondaires;

  2. 2015-02 – Développement des outils et conception des moules.

II. Les questions en litige

[5] Les activités réalisées dans le cadre de ces deux projets constituent-elles des activités de RS&DE au sens de la définition prévue au paragraphe 248(1) de la Loi? Si la Cour conclut qu’il ne s’agissait pas de RS&DE, l’appel doit être rejeté.

[6] Si la Cour conclut dans l’affirmative, elle doit ensuite déterminer si les dépenses engagées par l’appelante sont déductibles en vertu de l’article 37 et admissibles pour le calcul du CII en vertu du paragraphe 127(5) de la Loi.

III. Les hypothèses de faits

[7] Pour établir la cotisation dont il est ici question, la ministre a tenu pour acquis certains faits au paragraphe 16 de la réponse à l’avis d’appel.

[8] Sans reprendre l’ensemble de ces hypothèses de faits, il suffit de dire que le premier projet intitulé « Améliorations et développement des opérations secondaires » était un regroupement de quatre sous-projets qui visaient à améliorer les procédures de finition de polissage, de finition manuelle et de l’impression 3D pour les composantes des bijoux en étain et à améliorer l’aménagement de l’atelier.

[9] La ministre a conclu, et je résume, que les résultats étaient de nature qualitative, qu’ils n’avançaient pas les connaissances scientifiques ou technologiques de l’appelante et, de façon générale, que l’appelante n’avait pas été confrontée par une incertitude scientifique ou technologique.

[10] Toujours selon les hypothèses de faits, le deuxième projet intitulé « Développement des outils et conception des moules » était un regroupement de dix sous-projets qui visaient à créer ou optimiser des composantes de bijoux et des moules et à créer ou à améliorer des outils. La ministre a encore conclu que les résultats étaient qualitatifs et qu’il n’y avait pas d’incertitude scientifique ou technologique ou d’avancement technologique.

IV. Le droit applicable

[11] Le paragraphe 248(1) de la Loi prévoit ce qui suit :

activités de recherche scientifique et de développement expérimental Investigation ou recherche systématique d’ordre scientifique ou technologique, effectuée par voie d’expérimentation ou d’analyse, c’est-à-dire :

a) la recherche pure, à savoir les travaux entrepris pour l’avancement de la science sans aucune application pratique en vue;

b) la recherche appliquée, à savoir les travaux entrepris pour l’avancement de la science avec application pratique en vue;

c) le développement expérimental, à savoir les travaux entrepris dans l’intérêt du progrès technologique en vue de la création de nouveaux matériaux, dispositifs, produits ou procédés ou de l’amélioration, même légère, de ceux qui existent.

Pour l’application de la présente définition à un contribuable, sont compris parmi les activités de recherche scientifique et de développement expérimental :

d) les travaux entrepris par le contribuable ou pour son compte relativement aux travaux de génie, à la conception, à la recherche opérationnelle, à l’analyse mathématique, à la programmation informatique, à la collecte de données, aux essais et à la recherche psychologique, lorsque ces travaux sont proportionnels aux besoins des travaux visés aux alinéas a), b) ou c) qui sont entrepris au Canada par le contribuable ou pour son compte et servent à les appuyer directement.

Ne constituent pas des activités de recherche scientifique et de développement expérimental les travaux relatifs aux activités suivantes :

e) l’étude du marché et la promotion des ventes;

f) le contrôle de la qualité ou la mise à l’essai normale des matériaux, dispositifs, produits ou procédés;

g) la recherche dans les sciences sociales ou humaines;

h) la prospection, l’exploration et le forage fait en vue de la découverte de minéraux, de pétrole ou de gaz naturel et leur production;

i) la production commerciale d’un matériau, d’un dispositif ou d’un produit nouveau ou amélioré, et l’utilisation commerciale d’un procédé nouveau ou amélioré;

j) les modifications de style;

k) la collecte normale de données. (scientific research and experimental development).

[12] Comme l’a indiqué le juge Hogan dans la décision 1726437 Ontario Inc. (AirMax Technologies) c. La Reine, 2012 CCI 376, la définition prévue par la Loi est fondée sur un concept « d’inclusion et d’exclusion » puisqu’elle inclut d’abord un large éventail d’activités de développement aux alinéas a) à d), suivis d’éléments qui sont exclus aux alinéas e) à k) (par. 13).

[13] Il est bien établi que la décision maitresse est Northwest Hydraulic Consultants Ltd. c. La Reine, [1998] 3 CTC 2520 (« Northwest Hydraulic ») où le juge Bowman, tel était alors son titre, a établi les cinq critères suivants pour déterminer si des travaux constituaient des activités de RS&DE :

Q1 : Existait-il une incertitude scientifique ou technologique qui ne pouvait pas être éliminée par des procédures habituelles ou des études techniques courantes?

Q2 : Des hypothèses visant expressément à réduire ou à éliminer cette incertitude ont-elles été formulées?

Q3 : L’approche globale adoptée était-elle conforme à une investigation ou recherche systématique, incluant la formulation et la vérification des hypothèses par voie d’expérimentation ou d’analyse?

Q4 : L’approche globale adoptée visait-elle à réaliser un avancement scientifique ou technologique?

Q5 : Un registre ou un compte rendu détaillé des hypothèses vérifiées et des résultats a-t-il été maintenu au cours des travaux?

[14] Le cadre analytique ainsi établi par le juge Bowman a été adopté dans les arrêts R I S - Christie Ltd. c. Canada, [1999] 1 CTC 132, CW Agencies Inc. c. Canada, 2001 CAF 393 (« CW Agencies »), Kam-Press Metal Products Ltd. c. Canada, 2021 CAF 88 (« Kam-Press ») et plus récemment dans National R&D Inc. c. Canada, 2022 CAF 72 (« National R&D »), tous de la Cour d’appel fédérale.

[15] Dans l’arrêt Kam-Press, la Cour a indiqué que même s’il n’y a aucune mention de l’expression « méthode scientifique » dans la définition de RS&DE, le rôle du tribunal n'est pas simplement de réciter les mots exacts qui sont utilisés par le législateur, mais d'interpréter les dispositions de la Loi ou du Règlement en se fondant sur une analyse textuelle, contextuelle et téléologique. La Cour a ajouté que le juge Bowman interprétait la définition de la RS&DE (par. 6).

[16] « Afin d’être admissible à titre d’activités de RS&DE, on doit répondre par l’affirmative à chacun des questions du critère à cinq volets » Lehigh Hanson Materials Limited c. La Reine, 2017 CCI 205, par. 37. Dans la décision CRL Engineering Ltd. c. La Reine, 2019 CCI 65, j’ai fait l’analyse suivante que l’appelante a reprise aux paragraphes 10 à 15 de sa plaidoirie écrite :

[7] (...) En ce qui concerne le premier critère, le juge Bowman a précisé que l’expression « risque ou incertitude technologique » exigeait une incertitude qui « ne peut pas être éliminée par les études techniques courantes ou par les procédures habituelles » et que si « la résolution du problème est raisonnablement prévisible à l’aide de la procédure habituelle ou des études techniques courantes, il n’y a pas d’incertitude technologique ». L’expression « études techniques courantes » ferait référence « aux techniques, aux procédures et aux données qui sont généralement accessibles aux spécialistes compétents dans le domaine » (au paragraphe 16).

[8] En ce qui concerne le deuxième critère, le juge Bowman a indiqué (au paragraphe 16) qu’il comportait un processus en cinq étapes : i) l’observation de l’objet du problème; ii) la formulation d’un objectif clair; iii) la détermination et la formulation de l’incertitude technologique; iv) la formulation d’une hypothèse ou d’hypothèses destinées à réduire ou à éliminer l’incertitude; v) la vérification méthodique et systématique des hypothèses. Bien qu’il soit important de préciser l’« incertitude technologique » dès le début du projet, la détermination de nouvelles incertitudes technologiques au fur et à mesure que les recherches avancent, en ayant recours à une « méthode scientifique », fait partie intégrante du processus.

[9] En ce qui concerne le troisième critère, le juge Bowman a précisé que « la créativité intuitive et même l’ingéniosité peuvent avoir un rôle crucial dans le processus », à condition que ces éléments existent dans le cadre de la méthode scientifique dans son ensemble, et que « [c]e qui peut sembler habituel et évident après coup ne l’était peut-être pas au début des travaux ». Ce qui est important, c’est « l’adoption de la méthode scientifique [...] dans son ensemble », en vue d’éliminer « une incertitude technologique au moyen de la formulation et de la vérification d’hypothèses innovatrices non vérifiées » (au paragraphe 16).

[10] En ce qui concerne le quatrième critère, le juge Bowman a indiqué (au paragraphe 16) qu’il faisait référence à « un progrès en ce qui concerne la compréhension générale [...] pour les personnes qui s’y connaissent dans le domaine » et que « [l]e rejet, après l’essai d’une hypothèse, constitue néanmoins un progrès en ce sens qu’il élimine une hypothèse jusque-là non vérifiée », ajoutant qu’il est possible que l’échec même renforce « le degré d’incertitude technologique ».

[11] Le cinquième critère est inclus dans la notion de « méthode scientifique ». Une fois de plus, le juge Bowman a précisé qu’« un compte rendu détaillé des hypothèses, des essais et des résultats, doi[t] être fait, et ce, au fur et à mesure de l’avancement des travaux » (au paragraphe 16), même si la Loi et son règlement d’application ne le prévoient pas expressément. Cela semble évident, puisque l’expression « investigation systématique » apparaît au début de la définition.

[12] Le juge Bowman a indiqué (au paragraphe 11) qu’en général « la recherche scientifique comporte des progrès graduels et, de fait, infimes. Les réussites spectaculaires sont rares et ne constituent qu’une partie infime des résultats de la RS & DE au Canada », avant de conclure que « [l]es stimulants fiscaux accordés à ceux qui se livrent à la RS & DE visent à encourager la recherche scientifique au Canada » et que la législation concernant pareils stimulants « s’interprète de la manière la plus équitable et la plus large qui soit compatible avec la réalisation de son objet », conformément à l’article 12 de la Loi d’interprétation, L.R.C., 1985, c. I- 21.

[Mon soulignement]

[17] Selon une jurisprudence bien établie, il appartient à l’appelante de démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que les hypothèses de faits sont erronées. L’appelante doit satisfaire la Cour que ses activités de recherche répondent à la définition d’activités de RS&DE et que les dépenses qu’elle a engagées sont des dépenses déductibles pour des activités de RS&DE selon l’article 37 de la Loi et des dépenses admissibles pour le calcul du CII.

V. Les éléments de preuve

[18] Avant le début de l’audience, l’intimé s’est opposé à l’admissibilité du rapport d’expert produit par l’appelante, et ce au motif qu’il ne satisfaisait pas aux critères établis par la jurisprudence, soit la pertinence, la nécessité et la qualification suffisante de l’expert. Après la tenue d’un voir-dire, la Cour a conclu qu’elle devait déclarer inadmissible le rapport. Les motifs ont été rendus oralement.

[19] M. Denis Chagnon et Mme Dulce Gutierrez ont témoigné pour l’appelante et Mme Julie Bernier et Mme Heather Filiatrault ont témoigné pour l’intimé.

M. Denis Chagnon

[20] M. Denis Chagnon (« M. Chagnon ») est directeur général de l’appelante et le frère de l’artiste, Anne-Marie Chagnon (« Mme Chagnon »).

[21] Il décrit d’abord la démarche artistique de Mme Chagnon menant à la création des bijoux, mais reconnait qu’il s’agit là de la phase « artisanale » ou de « design » des bijoux qui feront partie de la collection de l’appelante pour l’année, mais dont il n’est pas question dans cette instance.

[22] Il explique que Mme Chagnon débute par des croquis faits à la main et passe ensuite à la sculpture d’un certain nombre de pièces en cire. Par un processus de « cire perdue », ces pièces sont reproduites et la cire est remplacée par « un métal en fusion », soit en étain ou en bronze pour former une pièce maitresse. Il peut y avoir plusieurs pièces maitresses formant un même bijou. La pièce maitresse est ensuite remise à l’atelier de la fonderie d’étain qui doit être en mesure de la reproduire « sur une base de dizaines de milliers d’exemplaires » avant de passer à l’équipe d’assemblage. Pour ce faire, il y a deux étapes dont la première est la fabrication des moules et la deuxième, consiste à établir le type de finition pour les pièces.

[23] Selon M. Chagnon, certaines pièces sont difficiles à reproduire et c’est dans la fabrication des moules dans lesquels est versé l’étain pour la reproduction desdites pièces qu’ils rencontrent des difficultés. Chaque « collection » de bijoux contient « des pièces inédites » d’où le besoin de fabriquer plusieurs moules. Ces moules sont fabriqués en caoutchouc organique et doivent avoir la capacité de reproduire une pièce identique à la pièce maitresse et de « répondre à un certain nombre de facteurs déterminés par Mme Chagnon dans la partie moule ». Ils doivent notamment être reproductibles et capables de supporter la chaleur à une température élevée et une rotation à haute vitesse pour permettre à l’étain de remplir les cavités.

[24] En contre-interrogatoire, M. Chagnon reconnait que la fabrication des pièces maitresses en étain était confiée en sous-traitance à une fonderie d’étain jusqu’en 2013 et que, par la suite, l’appelante a fait des investissements pour pouvoir le faire à l’interne. Cependant, ils ont rencontré des défis étant donné le manque d’expertise.

[25] M. Chagnon admet que toutes les étapes de la fabrication des bijoux sont effectuées dans la même usine, que l’appelante a « un seul atelier de fabrication des pièces de moulage » incluant le polissage ou la finition des bijoux et que les mêmes employés travaillent sur toutes les étapes de la production de l’usine, dont « les activités réclamées » dans cette instance. M. Chagnon explique que pour déterminer quels travaux peuvent être réclamés comme RS&DE, c’est seulement à la fin d’une période donnée qu’ils revoient leurs notes pour identifier tout ce qui est « en apparence R&D », notamment avec « le consultant ».

[26] En réinterrogatoire, M. Chagnon explique que dans le grand domaine des bijoux, il y a « les bijoux de joaillerie » qui font l’objet de plusieurs programmes d’étude au secondaire ou au cégep et qui ne sont pas sujets à la reproduction à grande échelle. Cependant, pour l’appelante, il s’agit de « bijoux de fantaisie » qui sont « faits en milliers d’exemplaires, à la chaine, de façon industrielle (...) » et donc les techniciens qui ont étudié la bijouterie n’ont pas nécessairement appris « comment fonctionnent les machines de production (...) ou de fabrication des moules ». Il explique qu’il y a eu « un transfert de connaissances d’artisan en artisan », mais que « l’industrie de la fabrication des pièces d’étain est morte aujourd’hui » puisqu’elle a été transférée en Asie, ce qui fait que l’expertise locale n’existe plus ou « est difficile à acquérir ».

Mme Dulce Gutierrez

[27] Mme Gutierrez s’est jointe à l’appelante en 2013 et est cheffe d’atelier depuis 2014. Elle a une formation universitaire comme ingénieure en électronique et a travaillé pendant environ douze ans pour une compagnie chimique.

[28] Son rôle est de gérer la production des pièces, l’équipe de production, de recevoir les commandes et de gérer le développement des moules en collaboration avec la créatrice pour les collections courantes. Elle lui donne ses observations sur les aspects techniques qui pourraient avoir un impact sur la production. Elle identifie notamment les pièces qui pourraient créer « des problèmes ou des défis ».

[29] Mme Gutierrez relate sa collaboration avec le travail créatif de Mme Chagnon en précisant que la reproduction de la sculpture en cire par le processus de cire perdue est accomplie par un fournisseur externe. Ils reçoivent « un seul prototype en bronze ou en argent » et il s’agit là de la pièce maitresse ou « master ».

[30] Elle doit ensuite veiller à la reproduction de la pièce maitresse, sans l’endommager, par un processus de « spin casting » en créant « un moule de master ». Elle doit produire une pièce identique en tenant compte de la forme, de la texture, de l’apparence et du poids. Une fois réussie, elle doit créer « un moule de production » qui est remis à l’atelier de production pour la reproduction en masse de la pièce en question. Le moule de production est composé de caoutchouc qui doit être vulcanisé pour qu’il durcisse. Dans tout ce processus, elle doit notamment tenir compte de la force centrifuge et centripète, de la gravité, de la chaleur, du temps, de la vitesse de rotation, de l’écoulement de l’étain en forme liquide et du durcissement en métal. Elle explique qu’elle doit faire cette analyse au début et c’est à ce moment-là qu’elle formule ses hypothèses.

[31] Mme Gutierrez aborde ensuite la question de la finition des bijoux. Elle explique qu’en 2016, ils avaient un fournisseur externe qui apportait « les pièces déjà oxydées pour créer un look ancien ». Ce travail a été repris à l’interne. Cependant, après plusieurs tentatives, ils n’avaient pas réussi à ralentir le processus d’oxydation des bijoux. Mme Chagnon a donc opté pour une finition plus brillante en argent ou en bronze. Ils ont dû faire des essais avec « différents types de médias » et un polisseur rotatif ou vibratoire pour arriver à une finition acceptable, « selon le goût de Mme Chagnon ». En fonction de la finition recherchée, elle devait développer « une recette » qui servirait à l’équipe de production.

[32] Elle explique qu’elle utilise un calepin dans lequel elle note lesdites « recettes » et le temps requis pour compléter chaque étape et chaque type de finition. Elle prend aussi note de ses rencontres et discussions avec Mme Chagnon.

[33] Elle ajoute qu’elle doit satisfaire « aux attentes de la créatrice », notamment « ses besoins, ses envies, ce qu’elle veut projeter ». Si Mme Chagnon n’est pas satisfaite, elle doit recommencer le processus, refaire des essais et « formuler de nouvelles hypothèses » tant au niveau de la pièce qu’au niveau de la finition.

[34] En contre-interrogatoire, Mme Gutierrez reconnait qu’elle n’avait aucune « formation ou expérience en moulage » et peu de formation en conception 3D avant de rejoindre l’appelante. Lorsqu’on lui demande d’identifier « l’incertitude technologique » reliée « aux procédures de finition des pièces », elle explique qu’il fallait « ralentir le processus d’oxydation des pièces ». Il s’agissait là de l’incertitude qui découlait de la décision d’effectuer ce travail à l’interne plutôt que de le laisser à l’ancien fournisseur. Ensuite, il y avait une incertitude reliée à la façon d’atteindre une finition brillante, selon les désirs de la créatrice.

[35] Mme Gutierrez explique aussi qu’elle avait préparé un tableau Excel pour noter la « problématique technologique à résoudre », « l’objectif technologique », « l’hypothèse reliée à l’activité », le « résultat de l’activité réalisée » et les heures consacrées par employé suivi des dépenses applicables. Selon elle, il y avait des « incertitudes technologiques », mais certaines relevaient plutôt d’un « défi, une chose qu’on n’avait pas faite avant » pour lesquelles elle n’avait « aucune connaissance » ou encore lorsqu’il y avait eu un manque au niveau du « transfert de connaissances ».

Mme Julie Bernier

[36] Mme Bernier est conseillère en recherche et technologie avec l’Agence du revenu du Canada (« ARC »). Elle a une formation d’ingénieure chimique, une maitrise en gestion manufacturière et de l’expérience pratique dans la recherche et le développement, la fabrication de pièces moulées et le dessin de moules.

[37] Elle a visité les locaux de l’appelante « pour bien comprendre leurs opérations » et ensuite a achevé le rapport d’examen de la RS&DE. Elle a fait une analyse globale des opérations et a conclu qu’il n’y avait pas d’incertitude scientifique ou technologique ou d’avancement technologique. Elle a tenté de revoir les activités en sous-projet, mais en est arrivée à la même conclusion.

[38] Mme Bernier a conclu qu’il y avait « un mélange d’activités » sans « investigation systématique » effectuées « par essai/erreur pour constater si ça fonctionnait ou non » et donc il n’y avait pas d’investigation systématique ». De plus, elle a conclu que l’appelante « utilisait des techniques connues dans l’industrie du moulage » où il faut souvent « faire quelques itérations puis des fois recommencer le moule » et donc qu’il n’y avait pas d’incertitude scientifique ou technologique. En fin de compte, elle ne voyait pas de liens entre la recherche et le développement et la production en masse des bijoux où l’objectif principal était l’aspect esthétique ou visuel de la pièce.

[39] En contre-interrogatoire, Mme Bernier a reconnu qu’elle effectuait une vingtaine de vérifications de RS&DE par année dont environ cinq dans le domaine des moules, mais aucune dans le domaine des bijoux. Elle a reconnu que selon le contexte de l’entreprise, il était possible que des éléments « qualitatifs » soient importants dans la RS&DE, mais que c’était plus au niveau de la précision.

Mme Heather Filiatrault

[40] Mme Filiatrault est titulaire d’un baccalauréat en chimie, d’un doctorat en électronique et a effectué un postdoctorat dans un laboratoire d’électrochimie. Elle est avec l’ARC depuis 2016 et est conseillère en recherche et développement depuis 2020. Son travail a porté notamment sur la métallurgie et la bijouterie.

[41] Pour la vérification en question, elle a revu le rapport d’examen préparé par Mme Bernier et complété un addendum à son rapport d’examen suite à la réception des représentations de l’appelante. Puisque son analyse constitue la base de la cotisation, il n’y a pas lieu de revoir son témoignage plus en détail.

[42] En contre-interrogatoire, elle a indiqué que dans son travail avec l’ARC, elle avait effectué seulement une autre vérification dans le domaine des bijoux, mais avec une production commerciale et non artisanale.

[43] Elle a réitéré sa compréhension selon laquelle Mme Bernier avait pris une approche globale pour déterminer s’il y avait une incertitude technologique et ensuite qu’elle avait revu les divers sous-projets. Elle est arrivée à la même conclusion.

VI. Analyse et conclusion

[44] Dans un premier temps, la Cour est d’accord avec l’intimé que nonobstant les guides sur l’admissibilité des projets de RS&DE publiés par l’Agence, le droit applicable est toujours celui de la décision Northwest Hydraulic qui a été repris et confirmé dans maintes décisions de la Cour d’appel fédérale.

[45] Existait-il une incertitude scientifique ou technologique qui ne pouvait pas être éliminée par les procédures habituelles ou les études techniques courantes ?

[46] Dans Northwest Hydraulic, le juge Bowman explique qu’il y a « risque ou incertitude technologique » lorsqu’une problématique ne peut être « éliminée par les études techniques courantes ou par les procédures habituelles (...) généralement accessibles aux spécialistes compétents dans le domaine », sinon il n’y a pas d’incertitude technologique (par. 16). Ces connaissances doivent être « réellement inexistantes dans la base de connaissances scientifiques ou technologiques et non uniquement inconnues du demandeur » : Formadrain Inc. c. La Reine, 2017 CCI 42 (par. 93). Autrement dit, « la création d’un nouveau produit par l’application de techniques, de procédures et de données généralement accessibles aux spécialistes compétents dans le domaine ne constituera pas une activité de RS&DE, même s’il existe un doute quant à la façon dont l’objectif sera atteint » : Béton Mobile du Québec Inc. c. La Reine, 2019 CCI 278, par. 43. L’intimé résume ceci dans ses plaidoiries écrites en indiquant qu’il n’y a « pas de résolution d’incertitude technologique si les spécialistes compétents dans le domaine peuvent régler les problèmes de façon prévisible en utilisant des techniques courantes et établies ».

[47] Dans cette instance, M. Chagnon parle de défis suite à la décision de l’appelante de produire les pièces maitresses à l’interne en indiquant « qu’on n’était pas capable d’être aussi bon que notre fournisseur ». Il y aurait eu un problème au niveau du « transfert de connaissances », mais ces connaissances existaient déjà puisqu’il a admis qu’elles étaient transmises d’artisan en artisan. La Cour est d’avis qu’il est logique de conclure que ce fournisseur aurait aussi eu les connaissances nécessaires pour fabriquer les moules de productions.

[48] De même, Mme Gutierrez a parlé d’incertitude technologique tout en précisant qu’il s’agissait souvent de « problème » ou de « défis » dus à son « manque de connaissances ». La Cour note de plus que les défis au niveau de la finition des pièces sont survenus lorsque l’appelante a également décidé d’effectuer ce travail à l’interne. De plus, Mme Gutierrez a admis qu’elle n’avait aucune connaissance dans le domaine du moulage avant de se joindre à l’appelante. Elle était donc au stade d’apprentissage. Il en est de même pour la finition des pièces.

[49] La Cour est d’avis que l’appelante aurait pu résoudre les problèmes reliés à la fabrication des moules et à la finition des pièces par des « études techniques courantes » ou des « procédures habituelles » connues par « des spécialistes compétents dans ce domaine » et que l’ensemble de la preuve démontre qu’il n’y avait pas d’incertitude technologique ou scientifique. Il en est de même pour les autres sous-projets, dont l’impression 3D et l’amélioration de l’atelier.

[50] En fin de compte, la Cour est d’avis que l’appelante n’a pas rencontré son fardeau et n’a pas démontré, selon la prépondérance des probabilités, qu’il y avait une incertitude technologique ou que ses activités constituaient des activités de RS&DE. Il n’y a donc pas lieu de revoir la question des dépenses admissibles.

[51] La Cour conclut donc que les activités de l’appelante ne constituaient pas des activités de RS&DE au sens de la définition à l’alinéa 248(1) de la Loi.

[52] L’appel est rejeté, sans frais.

Signé à Ottawa, Canada, ce 24e jour de mars 2023.

« Guy Smith »

Juge Smith


RÉFÉRENCE :

2023 CCI 35

No DU DOSSIER DE LA COUR :

2020-1663(IT)I

INTITULÉ DE LA CAUSE :

ANNE-MARIE CHAGNON INC. ET SA MAJESTÉ LE ROI

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

les 24 et 25 mai 2022

MOTIFS DE JUGEMENT PAR :

L'honorable juge Guy R. Smith

DATE DU JUGEMENT :

le 24 Mars 2023

COMPARUTIONS :

Représentant de l’appelante :

Yves Hamelin

Avocates de l'intimé :

Me Anna Kirk

 

Me Anne Poirier

AVOCAT INSCRIT AU DOSSIER :

Pour l’appelante:

Nom :

 

Cabinet :

 

Pour l’intimé :

Shalene Curtis-Micallef

Sous-procureure générale du Canada

Ottawa, Canada

 

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