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Dossier : 2020-2135(IT)I

ENTRE :

GREGORY A. GESSNER,

appelant,

et

SA MAJESTÉ LE ROI,

intimé.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

Appel entendu le 16 mai 2023, à Saskatoon (Saskatchewan)

Devant : L’honorable juge Bruce Russell


Comparutions :

Avocat de l’appelant :

Me Don Stewart

Avocat de l’intimé :

Me Candace Almightyvoice

 

JUGEMENT

L’appel interjeté à l’encontre de la nouvelle cotisation établie le 30 avril 2019 pour l’année d’imposition 2013 de l’appelante est rejeté sans dépens.

Signé à Hamilton (Ontario), ce 13e jour de juin 2023.

« B. Russell »

Le juge Russell

 


Référence : 2023 CCI 87

Date : Le 13 juin 2023

Dossier : 2020-2135(IT)I

ENTRE :

GREGORY A. GESSNER,

appelant,

et

SA MAJESTÉ LE ROI,

intimé.

 


[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

MOTIFS DU JUGEMENT

Le juge Russell

I. Introduction :

[1] L’appelant, Gregory A. Gessner, interjette appel de la nouvelle cotisation établie à son égard le 30 avril 2019 par le ministre du Revenu national (le « ministre »), pour l’année d’imposition 2013, aux termes de la Loi de l’impôt sur le revenu fédérale (la « Loi »). Il s’oppose à l’ajout de 36 000 $ de la nouvelle cotisation à son revenu imposable de 2013. Il affirme que cette somme est exclue du revenu en application du paragraphe 6(6) parce qu’elle se rapporte à son travail sur des « chantiers particuliers ».

II. Aperçu :

[2] En 2013, l’appelant, qui réside avec sa famille à Saskatoon, a accepté un emploi comme directeur du marketing pour Suretuf Containment Ltd. (« Suretuf »), une entreprise spécialisée dans la mise au point et la production de produits pour l’industrie pétrolière et gazière. Son frère Clayton était propriétaire et président de Suretuf. Le bureau et l’usine de Suretuf se trouvaient dans le comté de Vermilion River, en Alberta, à environ 30 kilomètres de Lloydminster, en Alberta. Lloydminster est une petite ville située à environ trois heures de route de Saskatoon. L’adresse postale de Suretuf était une boîte postale à Lloydminster.

[3] Les hypothèses que le ministre a fait valoir dans la réponse de l’intimé (au para 7) incluent le fait que Suretuf a versé les 36 000 $ à l’appelant en 2013, relativement à des frais de subsistance hebdomadaires formés de trois sommes : transport (9 000 $), logement (9 000 $) et pension (18 000 $). De plus, il a reçu un remboursement de 7 502 $ pour des repas, de l’essence et la réparation et l’entretien de son véhicule.

[4] À l’audience en l’espèce, l’appelant a soutenu un argument de « chantier particulier » différent de celui qui figurait aux actes de procédure, en ce sens qu’il visitait les locaux de nombreux clients et clients potentiels dans le cadre de son travail et que ces nombreux lieux où il se rendait constituaient chacun un « chantier particulier ».

[5] De plus, il reste à savoir si la nouvelle cotisation qui fait l’objet de l’appel est frappée de prescription à première vue étant donné qu’elle n’a pas été établie dans le délai normal applicable de trois ans à compter de la date de la cotisation initiale. L’appelant n’a pas soulevé cette question, mais elle a été mentionnée dans la réponse de l’intimé.

III. Questions en litige :

[6] Deux questions sont soulevées. La première consiste à décider si le paiement de 36 000 $ que l’appelant a reçu de son employeur, Suretuf, est exonéré de l’impôt en application du paragraphe 6(6). La deuxième consiste à déterminer si le sous-alinéa 152(4)a)(i) s’applique et rend la nouvelle cotisation visée par l’appel valide sur le plan procédural, bien qu’elle n’ait pas été établie dans le délai de trois ans à compter de la date de la cotisation initiale par le ministre à l’égard de l’année 2013 de l’appelant.

IV. Législation pertinente :

[7] Paragraphe 6(6) :

Emploi sur un chantier particulier ou en un endroit éloigné
(6) Malgré le paragraphe (1), un contribuable n’inclut, dans le calcul de son revenu tiré, pour une année d’imposition, d’une charge ou d’un emploi, aucun montant qu’il a reçu, ou dont il a joui, au titre, dans l’occupation ou en vertu de sa charge ou de son emploi et qui représente la valeur des frais — ou une allocation (n’excédant pas un montant raisonnable) se rapportant aux frais — qu’il a supportés pour :

a) sa pension et son logement, pendant une période donnée :

(i) soit sur un chantier particulier qui est un endroit où le travail accompli par lui était un travail de nature temporaire, alors qu’il tenait ailleurs et comme lieu principal de résidence, un établissement domestique autonome :

(A) d’une part, qui est resté à sa disposition pendant toute la période et qu’il n’a pas loué à une autre personne,

(B) d’autre part, où on ne pouvait raisonnablement s’attendre à ce qu’il retourne quotidiennement étant donné la distance entre l’établissement et le chantier,

(ii) soit à un endroit où on ne pouvait raisonnablement s’attendre à ce qu’il établisse et tienne un établissement domestique autonome, étant donné l’éloignement de cet endroit de toute agglomération,

si la période au cours de laquelle son travail l’a obligé à s’absenter de son lieu principal de résidence ou à être sur ce chantier ou à cet endroit était d’au moins 36 heures;

b) le transport, au titre d’une période visée à l’alinéa a) pendant laquelle il a reçu de son employeur la pension et le logement ou une allocation raisonnable au titre de la pension et du logement, entre :(i) soit son lieu principal de résidence et le chantier particulier visés au sous-alinéa a)(i),
(ii) soit l’endroit mentionné au sous-alinéa a)(ii) et un endroit au Canada ou un endroit dans un pays où le contribuable est employé.

Sousalinéa 152(4)a)(i) :

Cotisation et nouvelle cotisation [délai de prescription]
Le ministre peut établir une cotisation, une nouvelle cotisation ou une cotisation supplémentaire concernant l’impôt pour une année d’imposition, ainsi que les intérêts ou les pénalités, qui sont payables par un contribuable en vertu de la présente partie ou donner avis par écrit qu’aucun impôt n’est payable pour l’année à toute personne qui a produit une déclaration de revenus pour une année d’imposition. Pareille cotisation ne peut être établie après l’expiration de la période normale de nouvelle cotisation applicable au contribuable pour l’année que dans les cas suivants :

a) le contribuable ou la personne produisant la déclaration :

i) soit a fait une présentation erronée des faits, par négligence, inattention ou omission volontaire, ou a commis quelque fraude en produisant la déclaration ou en fournissant quelque renseignement sous le régime de la présente loi […]

V. Le paragraphe 6(6) s’applique-t-il pour exonérer d’impôt le paiement de 36 000 $ versé à l’appelant par Suretuf?

[8] Pour que le paragraphe 6(6) s’applique en l’espèce relativement aux « chantiers particuliers » décrits par l’appelant, le paiement de 36 000 $ doit être une somme « raisonnable » et doit avoir été versé pour la pension, le logement ou le transport relativement au travail effectué par l’appelant à un ou plusieurs chantiers particuliers pour des périodes d’au moins 36 heures pour chacun, ce qui comprend le temps de déplacement aller-retour entre le chantier et le domicile du contribuable à Saskatoon. Comme le prévoit le paragraphe 6(6), un chantier particulier est un emplacement où le travail accompli par le contribuable était un travail de nature temporaire.

[9] La nouvelle cotisation qui fait l’objet de l’appel tient compte de la conclusion du ministre que l’emplacement du bureau et de l’usine de Suretuf n’est pas un chantier particulier; c’est aussi ainsi que la question a été formulée à l’origine compte tenu du formulaire TD4 de l’ARC mentionné ci-dessous et signé par l’appelant.

[10] L’appelant était le seul témoin. Il a témoigné avoir travaillé pour Suretuf à partir du 2 janvier 2013 et jusqu’en 2016, soit pendant plus de trois ans. Il a quitté cet emploi de sa propre initiative à la fin de cette période. Il avait accepté un autre poste à Saskatoon, la ville dans laquelle il résidait.

[11] D’après les éléments de preuve, Suretuf fabrique des systèmes de confinement secondaire pour le secteur pétrolier et gazier. Comme je l’ai déjà mentionné, l’appelant avait été embauché comme directeur du marketing pour les produits de Suretuf destinés à l’industrie pétrolière et gazière. Le 2 janvier 2013, il a signé un formulaire TD4 de l’ARC intitulé « Déclaration d’exemption – Emploi sur un chantier particulier » (pièce R-1). Ce document a été produit par l’intimé. Le formulaire avait été rempli par le frère de l’appelant, propriétaire de Suretuf, mais n’avait pas été signé au nom de Suretuf. Le frère de l’appelant n’a pas été appelé à témoigner.

[12] Ce formulaire traite d’aspects de l’exemption concernant la somme de 36 000 $ dans le contexte de la présentation du bureau et de l’usine de Suretuf comme étant un « chantier particulier ». L’appelant a passé le formulaire en revue avant de le signer. Il a affirmé que le formulaire, tel qu’il a été rempli, puis signé par lui-même, témoignait d’une [traduction] « entente de principe » entre les deux frères. À l’audience, l’appelant semblait réticent à souscrire totalement aux détails du document qu’il avait signé plus de dix ans auparavant durant l’année d’imposition pertinente.

[13] Ce formulaire TD4 rempli indiquait l’« emplacement exact » du « chantier particulier » comme étant « LSD 5.5 NE4-48-LW4 », dans le comté de Vermilion River, Alberta. Cet emplacement correspond à l’endroit où se trouvent le bureau et l’usine de Suretuf. De plus, le formulaire donne la période d’un an allant du 2 janvier au 31 décembre 2013 comme étant la « période de travail sur le chantier particulier obligeant l’employé à s’absenter de son lieu de résidence principale pendant au moins 36 heures ».

[14] En outre, le formulaire précise les « avantages ou allocations » que l’appelant devait recevoir relativement au travail sur le chantier particulier : 18 000 $ pour la pension, 9 000 $ pour le logement et 9 000 $ pour le transport, pour un total de 36 000 $.

[15] L’« attestation de l’employeur » (que Suretuf n’a pas signée) sur le formulaire TD4 de l’ARC est formulée comme suit :

– Les fonctions de l’employé sur le chantier particulier ne sont que temporaires et, en raison de la distance qui sépare ce chantier du lieu principal de résidence de l’employé, on ne peut pas s’attendre à ce qu’il fasse la navette entre les deux tous les jours.

– Les allocations qui sont accordées à l’employé pour sa pension et son logement visent seulement une période de travail d’au moins 36 heures qu’il passe sur le chantier particulier, y compris le temps consacré aux déplacements entre le chantier particulier et le lieu principal de résidence.

– Les avantages ou allocations de transport accordés à l’employé se rapportent uniquement à la période pendant laquelle l’employé reçoit également la valeur de la pension et du logement ou des allocations de pension et de logement.

[16] De plus, une lettre du 11 mars 2013 adressée par Suretuf à l’appelant, également non signée (partie de la pièce R-1) par Suretuf, a été déposée en preuve. Dans cette lettre, on souhaite la bienvenue à l’appelant en tant que directeur du marketing pour Suretuf [traduction] « à notre bureau de Lloydminster », à compter du 1er janvier 2013. L’appelant a signé ce document le 11 mars 2013.

[17] La lettre énonce les [traduction] « détails du nouveau poste », notamment que le [traduction] « salaire de base » de l’appelant était de 84 000 $CA par année.

[18] On y trouve aussi d’autres [traduction] « détails » :

– Il avait une [traduction] « allocation pour emplacement de travail éloigné pour voyager entre Saskatoon et Lloydminster (Alberta) chaque semaine, afin de couvrir les frais de subsistance : 36 000 $CA par année ».

– [traduction] « Dépenses : l’entreprise vous remboursera les frais de voyage raisonnables engagés dans l’exécution de vos fonctions. Les dépenses doivent être soumises régulièrement. »

– [traduction] « Voyage : beaucoup de voyages dans votre région [Ouest canadien] avec séjour de nuit seront nécessaires. »

[19] L’appelant a témoigné qu’il ne voyageait pas toujours directement de Saskatoon au bureau de Suretuf ou vice-versa. Il lui arrivait souvent de partir de son domicile familial à Saskatoon au début d’une semaine pour se rendre directement à l’emplacement d’un client ou d’un client potentiel à qui il avait prévu de rendre visite.

[20] Il a reconnu que Suretuf lui remboursait ses frais de déplacement connexes. Rien n’indique que des dépenses réclamées n’ont pas été payées. En 2013, Suretuf a remboursé à l’appelant des dépenses de 7 502 $ pour des repas, de l’essence et les coûts de réparation et d’entretien du véhicule. Cette somme est distincte des 36 000 $ en cause.

[21] Il semble que l’appelant, lorsqu’il travaillait dans les locaux de Suretuf, était logé par son frère dans la résidence de ce dernier à Lloydminster ou aux environs, sans frais ni paiement pour ce logement. Cependant, l’appelant a témoigné avoir payé bon nombre des soupers qu’ils ont partagés. Il faut se rappeler que 9 000 $ sur les 36 000 $ en cause visaient le logement pendant que l’appelant travaillait au bureau et à l’usine de Suretuf, présumés constituer un « chantier particulier ».

[22] Étant donné les éléments de preuve qui précèdent, la question est de savoir s’il existe une situation de « chantier particulier » relativement aux lieux de travail de Suretuf dans le comté de Vermilion River, où l’appelant devait être basé en tant que directeur du marketing. Comme je l’ai noté, les lieux incluent un bureau et une usine situés à environ 30 kilomètres de la petite ville de Lloydminster, en Alberta. Puisqu’ils sont raisonnablement près de Lloydminster, les locaux de Suretuf ne constituent pas un endroit éloigné au sens du sous-alinéa 6(6)(ii) précité. Dans tous les cas, l’appelant n’a présenté en l’espèce aucune observation selon laquelle il s’agissait d’un emplacement éloigné (même si le mot « éloigné » figure une fois dans le formulaire TD4 rempli, voir plus haut).

[23] Quant au fait qu’il s’agirait d’un « chantier particulier », je suis d’accord avec mon collègue le juge Jorré qui a affirmé, dans la décision Bourget c. La Reine, 2009 CCI 533 (par. 18) qu’un « chantier particulier » n’équivaut pas à « n’importe quel lieu de travail ». Toujours dans cette décision, je note et j’accepte la conclusion de la cour (par. 21) :

Quelle que soit l’étendue du sens de l’expression « chantier particulier », cette expression ne comprend pas le siège social de l’employeur de l’appelant […]

[24] À mon avis, le bureau et l’usine de Suretuf dans le comté de Vermilion River constituaient effectivement le siège social de Suretuf. Je n’ai entendu aucune mention d’un autre emplacement de Suretuf.

[25] Dans tous les cas, le sous-alinéa 6(6)a)(i) indique qu’un « chantier particulier » est « un endroit où le travail accompli par lui était un travail de nature temporaire ». Ainsi, les fonctions de l’appelant en tant que directeur du marketing étaient-elles « de nature temporaire »?

[26] Même si le formulaire TD4 signé par l’appelant indiquait la « période de travail » comme étant d’un an, il a en fait conservé cet emploi pendant plus de trois ans, avant de le quitter de son propre chef, comme je l’ai indiqué plus haut. Le fait qu’il a travaillé pendant plus de trois ans avant de partir de son propre gré n’indique pas du tout que les fonctions de gestion du marketing qu’il a commencé à exercer au début de 2013 étaient de nature temporaire.

[27] Au contraire, le poste de directeur du marketing avec ses fonctions correspondantes semble être un poste permanent clé, surtout pour une entreprise comme Suretuf qui fabrique des produits destinés à des clients de l’industrie pétrolière gazière dans tout l’Ouest canadien et au-delà. En d’autres termes, on ne s'attend pas que les tâches d’un directeur du marketing soient terminées après une période déterminée, mais bien qu’elles se poursuivent indéfiniment.

[28] La pièce R-1 de l’intimé contient une liste à puces sur un papier à en-tête de Suretuf indiquant les [traduction] « Tâches générales » de l’appelant comme directeur du marketing. Les voici :

[traduction]

« Développement de produits. Cette tâche inclut des déplacements en voiture ou en avion pour se rendre à tous les sites et emplacements de clients afin de constater et de mieux comprendre les changements de conception au mur existant. »

« Formuler et établir des plans d’action de marché, des budgets, des objectifs et des quotas pour les opérations ».

« Participer à l’élaboration de stratégies de marché et à la planification à long terme. »

« Maintenir un contact fréquent avec le directeur des opérations, le personnel de l’usine et le personnel des ventes. »

« Évaluer la rapidité des services de traitement des commandes, de livraison, de garantie, des services techniques et de pièces détachées, ainsi que d’autres services à la clientèle. Recommander des changements. »

« Assister à des réunions et à de la formation au bureau et à l’usine au besoin. »

« Fournir des solutions techniques ainsi que des solutions de produits et d’applications aux clients dans l’ensemble du territoire assigné. »

« Préparer et effectuer des évaluations de produits au besoin. Cela peut être sur le terrain ou au bureau. »

« Évaluer continuellement les produits, les politiques et les procédures de l’entreprise par rapport à ceux des compétiteurs relativement à la conception, à la tarification, à la possibilité de mise en marché, etc. Recommander des changements au besoin. Recommander une stratégie de tarification et de marché. »

[29] Ces tâches ne peuvent pas être raisonnablement considérées comme étant « de nature temporaire ». Il s’agit de tâches continues, essentielles au travail de base de gestion du marketing des produits qu’une entreprise a fabriqués.

[30] Par contre, un exemple de tâche temporaire serait l’exécution et l’achèvement d’un projet défini (p. ex., un projet de construction) dans un chantier donné. Une fois le projet terminé, la tâche est finie. La fin du projet est envisagée dès le début.

[31] Par conséquent, je conclus que les emplacements de Suretuf ne constituaient pas pour l’appelant un « chantier particulier » donnant lieu à l’application du paragraphe 6(6) et permettant ainsi l’exonération d’impôt du paiement de 36 000 $ en cause.

[32] Comme je l’ai noté, à l’audience, l’appelant a abandonné l’argument dont je viens de traiter (que les emplacements de Suretuf constituaient un « chantier particulier »), comme l’indiquait le formulaire TD4 de l’ARC signé par l’appelant au début de 2013.

[33] L’appelant a plutôt, par l’entremise de son représentant au moment de l’audience, présenté en preuve une longue liste de clients et de clients potentiels de Suretuf et les emplacements de leurs divers locaux (pièce A-1) qu’il affirmait avoir visités au fil de la période où il a occupé le poste de directeur du marketing pour Suretuf. La liste de plusieurs pages imprimées par ordinateur comptait plusieurs centaines de noms de personnes-ressources pour des entreprises pétrolières et gazières à Calgary, à Edmonton, à Lloydminster, à Red Deer, à Taber, à Lethbridge et à d’autres endroits en Alberta, et comprenait des endroits en Saskatchewan, au Manitoba et dans le Nord du Dakota qu’il affirme avoir visités.

[34] Sa thèse à l’audience était que l’emplacement de chacune de ses visites alléguées de clients et de clients potentiels constituait un « chantier particulier ».

[35] S’agissait-il de « chantiers particuliers »? Dans l’affirmative, tous les vendeurs pourraient faire la même déclaration. Aucun document à l’appui n’a été produit confirmant le déroulement de ces visites (en personne, au téléphone ou par Internet). Aucun registre de kilométrage n’a été produit non plus. La somme totale de 7 502 $ que l’appelant a reçue à titre de remboursement de ses dépenses au cours de l’année en litige (2013) pourrait découler de ces visites. Il est impossible de le savoir. La liste est trop longue pour envisager que tous ces emplacements auraient pu être visités au cours de l’année d’imposition 2013 en question.

[36] L’appelant a affirmé à plusieurs reprises que la Loi ne l’obligeait pas à conserver des reçus – il exprimait sans doute son interprétation du paragraphe 6(6). Mais bien sûr, le paragraphe exige que les dépenses visées soient « raisonnables ». Sans reçus, il est impossible d’évaluer le caractère raisonnable des dépenses. L’autre question est de savoir comment il pouvait être en droit de demander les 36 000 $ en cause à titre d’indemnité pour frais en plus du remboursement de 7 502 $.

[37] En outre, en quoi des tâches liées à la conduite du processus de marketing relativement à un client donné sont-elles temporaires? Dans chaque cas, les tâches de marketing sont envisagées comme étant continues plutôt que temporaires. Les tâches de l’appelant visaient à établir et à maintenir des relations d’affaires de longue durée. Il ne s’agit pas de tâches temporaires. On peut s’attendre à un travail de nature continue. Ainsi, ces emplacements ne pouvaient pas être des « chantiers particuliers », car les fonctions qui s’y rattachent n’étaient en aucun cas de nature temporaire conformément au paragraphe 6(6).

[38] Ainsi, je conclus que les emplacements de chaque client que l’appelant aurait visités (visites qui ne sont aucunement appuyées par des registres de voyage quelconques), ne constituaient pas des « chantiers particuliers » pour justifier l’application du paragraphe 6(6), de sorte à rendre non imposable une partie ou la totalité des 36 000 $ en cause.

VI. La nouvelle cotisation est-elle frappée de prescription?

[39] Enfin, j’aborde la question de savoir si la nouvelle cotisation frappée de prescription à première vue qui fait l’objet de l’appel est bel et bien frappée de prescription, et donc non valable sur le plan de la procédure.

[40] L’intimé affirme, aux paragraphes 8 et 12 de sa réponse, que l’appelant a fait dans sa déclaration de 2013 des présentations erronées des faits par négligence, inattention ou omission volontaire, et que le sous-alinéa 152(4)a)(i) autorisait donc le ministre à établir le 30 avril 2019 la nouvelle cotisation portée en appel, c'est-à-dire bien après l’expiration de la période normale de nouvelle cotisation, le 5 mai 2017.

[41] L’intimé affirme que la présentation erronée des faits était l’omission par l’appelant d’inclure la somme de 36 000 $ dans sa déclaration pour l’année d’imposition 2013. J’ai dû premièrement déterminer si cette omission avait été faite à tort (ce qui en ferait une présentation erronée des faits). Comme je l’ai indiqué précédemment, j’ai conclu que les 36 000 $ auraient dû être déclarés, car les « chantiers particuliers » allégués n’existaient pas. Ainsi, la non-déclaration constitue une présentation erronée des faits.

[42] L’autre question conformément au sous-alinéa 152(4)a)(i) consiste à savoir si la présentation erronée des faits a été faite par « négligence, inattention ou omission volontaire ». Si c’est le cas, la nouvelle cotisation qui fait l’objet de l’appel n’est pas frappée de prescription.

[43] Même si l’appelant n’a pas soulevé cette question, elle a été invoquée correctement dans la réponse de l’intimé. Dans l’arrêt DiCosmo c. Canada, 2017 CAF 60, par. 9, la Cour d’appel fédérale a fait remarquer ce qui suit :

9. Selon nous, il ressort de la jurisprudence de notre Cour que la question de savoir si une cotisation est frappée de prescription doit être expressément plaidée. Il en est ainsi en raison de la nécessité d’assurer l’équité du processus et de saisir la Cour de toute la preuve pertinente.

[44] En l’espèce, la présentation erronée des faits alléguée par l’intimé (réponse, par. 8) est que le revenu déclaré était sous-estimé de 36 000 $. Le revenu salarial de l’appelant était de 84 000 $ et le ministre considère que la somme établie de 36 000 $ versée par son employeur aurait également dû être déclarée, cette somme représentant environ 34 % du total de 120 000 $ que représentent ces deux chiffres.

[45] Dans la décision Venne c. La Reine, une décision vénérable rendue en 1984 par la Cour fédérale, Section de première instance, le juge Strayer, tel était alors son titre, a considéré que les circonstances de « négligence, inattention ou omission volontaire » du sous-alinéa 152(4)a)(i) équivalaient à un défaut du contribuable de faire preuve de diligence raisonnable[1]. En outre, selon la décision Regina Shoppers Mall Ltd. v. Canada, la diligence raisonnable exige qu’un contribuable agisse comme une [traduction] « personne sage et prudente »[2].

[46] Par ailleurs, en 1989, la Cour fédérale, Section de première instance, a fait remarquer ce qui suit dans la décision 1056 Enterprises Ltd. v. R. :

Le paragraphe 152(4) protège ce genre de conduite et peut-être uniquement ce genre de conduite, dans les cas où le contribuable, après un examen réfléchi et attentif de la situation, évalue celle-ci comme étant un cas où la loi n’exige pas la déclaration d’un lien lorsque le contribuable croit de bonne foi que ce lien n’existe pas[3]. [Non souligné dans l’original.]

[47] Ces propos ont été approuvés par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Regina Shoppers Mall[4].

[48] L’intimé affirme que l’appelant a omis de faire preuve de diligence raisonnable en concluant que ces 36 000 $ avaient été payés relativement à son travail sur des « chantiers particuliers » conformément au paragraphe 6(6), en plus des dépenses de travail qui lui avaient été remboursées par l’employeur.

[49] À mon avis, l’appelant n’a pas fait preuve de diligence raisonnable. Il n’a pas mené d’« examen réfléchi et attentif de la situation » en choisissant de ne pas déclarer à titre de revenu cette somme importante de 36 000 $, malgré le fait qu’on lui avait déjà remboursé la somme non négligeable de 7 502 $ pour des dépenses réelles liées à des déplacements professionnels. L’appelant n’a pas précisé si cette dernière somme s’appliquait à des dépenses que les 36 000 $ visaient à rembourser.

[50] Et à mon avis, il ne semble pas non plus avoir mené un examen réfléchi et attentif pour déterminer si ses tâches de gestion du marketing étaient de nature temporaire (une caractéristique essentielle des « chantiers particuliers »). Cela est vrai que ce soit à l’égard des locaux du bureau et de l’usine de Suretuf ou des divers emplacements en Alberta et ailleurs où l’appelant a cherché à commercialiser les produits de Suretuf de 2013 à 2016 (faute d’éléments de preuve confirmant ces déplacements vers ces emplacements).

[51] L’affirmation de l’appelant selon laquelle il avait toujours eu l’intention de quitter rapidement le poste (même s’il ne l’a pas fait et y est resté pendant plus de trois ans) n’établit pas du tout la nature temporaire des tâches de marketing elles-mêmes. Cela aurait dû lui sembler évident lors de l’examen « réfléchi et attentif » de son poste.

[52] Il a aussi mentionné que 9 000 $ sur les 36 000 $ semblaient viser ses frais de logement dans la région du bureau et de l’usine de Suretuf; pourtant, il résidait gratuitement chez son frère dans cette région. Voilà une autre raison pour laquelle l’appelant n’aurait pas raisonnablement pu conclure qu’il ne devait pas déclarer les 36 000 $ ou une partie de cette somme.

[53] Je conclus donc que le sous-alinéa 152(4)a)(i) s’applique et fait en sorte que la nouvelle cotisation n’est pas frappée de prescription. L’appelant a omis de déclarer les 36 000 $ dans sa déclaration de 2013 par négligence, inattention ou omission volontaire. En d’autres termes, il n’a pas fait preuve de diligence raisonnable en décidant de ne pas déclarer le paiement de 36 000 $ dans sa déclaration de revenus.

VII. Conclusion :

[54] La nouvelle cotisation qui fait l’objet de l’appel est valable, à la fois sur le fond (le paragraphe 6(6) ne s’applique pas pour permettre la non-déclaration des 36 000 $) et sur le plan procédural (l’omission de déclarer a été faite par négligence, inattention ou omission volontaire, faisant en sorte que la nouvelle cotisation n’est pas frappée de prescription).

[55] Le présent appel est donc rejeté. Puisqu’il s’agit d’un appel instruit sous le régime de la procédure informelle, aucuns dépens ne sont adjugés.

Signé à Hamilton (Ontario), ce 13e jour de juin 2023.

« B. Russell »

Le juge Russell


RÉFÉRENCE :

2023 CCI 87

No DU DOSSIER DE LA COUR :

2020-2135(IT)I

INTITULÉ :

GREGORY A GESSNER ET SA MAJESTÉ LE ROI

LIEU DE L’AUDIENCE :

Saskatoon (Saskatchewan)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 16 mai 2023

MOTIFS DU JUGEMENT :

L’honorable juge Bruce Russell

DATE DU JUGEMENT :

Le 13 juin 2023

COMPARUTIONS :

Avocat de l’appelant :

Me Don Stewart

Avocat de l’intimé :

Me Candace Almightyvoice

AVOCAT INSCRIT AU DOSSIER :

Pour l’appelant :

Nom :

Me Don Stewart

 

Cabinet :

Stewart, Gee & Murray CPA LLP.

Pour l’intimé :

Shalene Curtis-Micallef

Sous-procureure générale du Canada

Ottawa, Canada

 



[1] Venne c. La Reine [1984] CTC 223 (CF 1re inst.), par. 16.

[2] Regina Shoppers Mall Ltd. v. Canada, [1990] 2 C.T.C. 183 (CF 1re inst.), p. 186, conf. par [1991] 1 C.T.C. 297 (CAF).

[3] 1056 Enterprises Ltd. v. R. [1989] 2 C.T.C. 1 (CF 1re inst.), par. 28.

[4] Regina Shoppers Mall Ltd. v. Canada [1991] 1 C.T.C. 297 (CAF), p. 299.

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