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Dossier : 2022-1463(IT)I

ENTRE :

JEAN-LUC GAUTHIER,

appelant,

et

SA MAJESTÉ LE ROI,

intimé.

 

Appel entendu le 23 mai 2023, à Montréal (Québec)

Devant : L'honorable juge Gaston Jorré, juge suppléant


Comparutions :

Représentant de l'appelant :

Yves Chartrand

Avocat de l'intimé :

Me Anne Elizabeth Morin

 

JUGEMENT

Selon les motifs ci-joints, l’appel interjeté en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu concernant l’année d’imposition 2017 est accueilli, sans frais, et le tout est déféré au ministre pour nouvel examen et nouvelle cotisation en tenant pour acquis que l’appelant pouvait faire le choix de reporter le gain en capital selon le paragraphe 45(3) de la Loi de l’impôt sur le revenu.

Signé à Ottawa, Canada, ce 20e jour de février 2024.

« G. Jorré »

Juge suppléant Jorré


Référence : 2024 CCI 22

Date : 20240220

Dossier : 2022-1463(IT)I

ENTRE :

JEAN-LUC GAUTHIER,

appelant,

et

SA MAJESTÉ LE ROI,

intimé.


MOTIFS DU JUGEMENT

Le juge suppléant Jorré

I. Introduction

[1] Il n’y a pas de désaccord quant aux faits. Il n’y a pas de désaccord quant aux chiffres.

[2] En 2008, l’appelant achète un duplex à Montréal.

[3] Il a occupé le bas du logement à titre de résidence principale et il a mis en location à des tiers le haut du logement.

[4] En 2017, l’appelant a cessé de louer le logement du haut. Il a effectué des rénovations afin de transformer le duplex en résidence unifamiliale.

[5] Suite à ces modifications, l’appelant utilisait la résidence unifamiliale à titre de résidence principale. Il y’a donc eu un changement d’usage en 2017.

[6] Cette transformation en 2017 a provoqué une disposition réputée suite au changement d’usage partiel et, en conséquence, un gain en capital et un gain en capital imposable.

[7] En juin 2018, l’appelant produit sa déclaration de revenus pour l’année d’imposition 2017 ; dans cette déclaration il déclare un gain en capital relatif au changement d’usage et il ne fait pas de demande de reporter le gain en capital selon le paragraphe 45(3) de la Loi de l’impôt sur le revenu.

[8] La cotisation initiale du ministre accepte la déclaration de revenus de l’appelant telle que produite.

[9] Le 13 novembre 2018, l’appelant signifie un avis d’opposition afin d’exercer son choix selon le paragraphe 45(3) de la Loi de l’impôt sur le revenu.

[10] Le ministre a confirmé la cotisation initiale.

[11] L’appelant prétend que selon le paragraphe 45(3) de la Loi de l’impôt sur le revenu, il pouvait faire le choix de reporter le gain en capital.

[12] L’intimé prétend le contraire. Selon l’intimé, le choix n’était disponible que s’il y avait un changement d’usage de la totalité du bien, le duplex.

[13] Il y a eu des amendements au paragraphe 45(3) de la Loi de l’impôt sur le revenu qui sont entrés en vigueur après le 18 mars 2019.

[14] À la fin de 2017 le texte du paragraphe 45(3) était :

(3) Malgré le paragraphe (1), le contribuable qui cesse à un moment donné d’utiliser en vue de gagner un revenu un bien qu’il a acquis à cette fin n’est pas réputé en avoir disposé à ce moment et l’avoir acquis de nouveau aussitôt après si le bien devient la résidence principale du contribuable et si le contribuable en fait le choix par avis écrit au ministre au plus tard au premier en date des jours suivants :

a) le 90e jour suivant l’envoi au contribuable d’une demande formelle du ministre de produire ce choix;

b) la date d’échéance de production qui est applicable au contribuable pour l’année d’imposition où il a effectivement disposé du bien.

(Je souligne.)

[15] Actuellement, le texte du paragraphe 45(3) est :

(3) Malgré les alinéas (1)a) et c), si un contribuable cesse totalement ou partiellement à un moment donné d’utiliser en vue de gagner un revenu un bien qu’il a acquis à cette fin, ou en partie à cette fin, il n’est pas réputé en avoir disposé à ce moment et l’avoir acquis de nouveau aussitôt après si le bien devient, en tout ou en partie, la résidence principale du contribuable et si le contribuable en fait le choix par avis écrit au ministre au plus tard au premier en date des jours suivants :

a) le 90e jour suivant l’envoi au contribuable d’une demande formelle du ministre de produire ce choix ;

b) la date d’échéance de production qui est applicable au contribuable pour l’année d’imposition où il a effectivement disposé du bien.

(Je souligne.)

[16] Si le changement d’usage avait eu lieu après le 18 mars 2019, il n’y aurait aucun doute que l’appelant aurait pu reporter le gain en capital dont il est question.

[17] Une conséquence de l’interprétation de l’Agence de Revenu du Canada est que le contribuable doit payer de l’impôt malgré le fait qu’il n’a fait aucune vente. Ce qui, selon ses circonstances financières, pourrait lui poser des problèmes de liquidités. Cela dit, un problème de liquidité peut arriver dans diverses situations où la Loi crée une disposition réputée.

[18] C’est un résultat un peu surprenant vu qu’un individu qui loue une maison dont il est propriétaire et qui change d’usage de la maison pour en faire sa résidence principale peut faire le choix et éviter que cela provoque une disposition réputée.[1]

II. Analyse[2]

[19] Le fait que la Loi a été amendée avec effet le 18 mars 2019 ne permet pas de tirer de conclusions quant aux droits antérieurs.[3]

[20] Il est accepté que l’interprétation des dispositions législatives doit être fondée sur une analyse textuelle, contextuelle et téléologique destinée à dégager un sens qui s’harmonise avec la Loi dans son ensemble.[4]

[21] En interprétant le paragraphe 45(3), il est important de considérer le texte de tout l’article 45 de la Loi de l’impôt sur le revenu tel qu’il se lisait à la fin de 2017 :

Bien affecté à plus d’un usage

45 (1) Les règles suivantes s’appliquent dans le cadre de la présente sous-section :

a) un contribuable :

(i) soit qui a acquis un bien à une autre fin et qui commence, à un moment postérieur, à l’utiliser en vue de gagner un revenu

(ii) soit qui a acquis un bien en vue de gagner un revenu et qui commence, à un moment postérieur, à l’utiliser à une autre fin,

est réputé :

(iii) avoir disposé de ce bien à ce moment postérieur pour un produit égal à sa juste valeur marchande à ce moment

(iv) avoir, aussitôt après, acquis ce bien de nouveau à un coût égal à cette juste valeur marchande;

b) lorsqu’un bien est, vous vous en vue de gagner un revenu et en partie à une autre fin, le contribuable est réputé avoir acquis, à cette autre fin, la fraction de ce bien représentée par le rapport entre l’usage qui en est fait habituellement à cette autre fin et l’usage total habituel de ce bien, à un coût, pour lui, égal à la même fraction du coût, pour lui, du bien entier; si, dans ce cas, le bien a fait l’objet d’une disposition, le produit de disposition de la fraction du bien réputée avoir été acquise à cette autre fin est réputé égal à la même fraction du produit de disposition du bien entier;

c) lorsque, à un moment donné après l’acquisition d’un bien par un contribuable, le rapport entre l’usage que le contribuable fait habituellement de ce bien en vue de gagner un revenu et l’usage habituel du bien à une autre fin change :

(i) si l’usage habituellement fait du bien à cette autre fin a augmenté, le contribuable est réputé :

(A) avoir disposé du bien à ce moment pour un produit égal à la fraction de la juste valeur marchande du bien à ce moment, représentée par le rapport entre l’augmentation de l’usage que le contribuable fait habituellement du bien à cette autre fin et l’usage total habituel du bien,

(B) avoir acquis le bien de nouveau immédiatement après à un coût égal au produit visé à la division (A)

(ii) si l’usage habituellement fait du bien à cette autre fin a diminué, le contribuable est réputé :

(A) avoir disposé du bien à ce moment pour un produit égal à la fraction de la juste valeur marchande du bien à ce moment, représentée par le rapport entre la diminution de l’usage que le contribuable fait habituellement du bien à cette autre fin et l’usage total habituel du bien,

(B) avoir acquis le bien de nouveau immédiatement après à un coût égal au produit visé à la division (A);

d) pour l’application du présent paragraphe au contribuable ne résidant pas au Canada, la mention « en vue de gagner un revenu » vaut mention de « en vue de tirer un revenu d’une source au Canada ».

Choix en cas de changement d’usage

(2) Pour l’application de la présente sous-section et de l’article 13, lorsque le sous-alinéa (1)a)(i) ou l’alinéa 13(7)b) s’appliquerait par ailleurs au bien d’un contribuable pour une année d’imposition, le contribuable est réputé ne pas avoir commencé à utiliser le bien en vue de gagner un revenu, s’il fait un choix en ce sens relativement au bien dans la déclaration de revenu qu’il produit pour l’année en vertu de la présente partie; toutefois, s’il revient sur ce choix dans la déclaration de revenu qu’il produit pour une année d’imposition ultérieure en vertu de la présente partie, il est réputé avoir commencé à ainsi utiliser le bien le premier jour de cette année ultérieure.

Choix d’utiliser un bien comme résidence principale

(3) Malgré le paragraphe (1), le contribuable qui cesse à un moment donné d’utiliser en vue de gagner un revenu un bien qu’il a acquis à cette fin n’est pas réputé en avoir disposé à ce moment et l’avoir acquis de nouveau aussitôt après si le bien devient la résidence principale du contribuable et si le contribuable en fait le choix par avis écrit au ministre au plus tard au premier en date des jours suivants :

a) le 90e jour suivant l’envoi au contribuable d’une demande formelle du ministre de produire ce choix;

b) la date d’échéance de production qui est applicable au contribuable pour l’année d’imposition où il a effectivement disposé du bien.

Choix exclu

(4) Malgré le paragraphe (3), le choix qui y est prévu est réputé ne pas avoir été fait à l’égard d’un bien ayant fait l’objet d’un changement d’usage si un montant a été déduit à l’égard du bien, selon les dispositions réglementaires prises en application de l’alinéa 20(1)a), par le contribuable, par son époux ou conjoint de fait ou par une fiducie dont le contribuable ou son époux ou conjoint de fait est bénéficiaire, pour une année d’imposition se terminant après 1984 et au plus tard à la date du changement.

[22] Le paragraphe 45(1) contient des règles générales qui s’appliquent aux changements d’usage d’un bien entre l’utilisation en vue de gagner un revenu et l’utilisation pour une autre fin et vice versa.

[23] L’alinéa 45(1)a) s’applique quand un bien qui est acquis pour une seule fin est affecté uniquement à l’autre fin à une date postérieure. Le paragraphe répute une disposition.

[24] L’alinéa 45(1)b) s’applique quand, dès l’acquisition, le bien doit être utilisé aux deux fins. Ce paragraphe a pour effet de répartir le coût d’acquisition entre les deux fins.

[25] L’alinéa 45(1)c) répute une disposition quand il y a un changement relatif du pourcentage d’utilisation du bien pour chaque fin.[5]

[26] Les paragraphes 45(2) et (3) permettent au contribuable de choisir de remettre à plus tard des dispositions réputées dans certaines circonstances. Le paragraphe 45(2) n’a pas de pertinence pour cette instance.

[27] La question clé pourrait se résumer ainsi. Est-ce que la phrase :

« le contribuable qui cesse à un moment donné d’utiliser en vue de gagner un revenu un bien qu’il a acquis à cette fin »

doit être comprise comme si elle se lisait :

« le contribuable qui cesse à un moment donné d’utiliser en vue de gagner un revenu un bien qu’il a acquis exclusivement à cette fin » ?

[28] Je peux comprendre qu’à première vue on puisse lire la phrase « le contribuable qui cesse à un moment donné d’utiliser en vue de gagner un revenu un bien qu’il a acquis à cette fin » comme s’appliquant uniquement dans les circonstances où le bien a été acquis exclusivement dans le but de gagner un revenu, c’est-à-dire la situation décrite à l’alinéa 45(1)a)(ii).

[29] Entre autres, le fait que les alinéas 45(1)a) et c) traite séparément du changement d’une seule fin à l’autre seule fin et du changement de la proportion d’utilisation pour chacune des fins, respectivement, pourrait laisser croire que le législateur aurait prévu de parler séparément de ces deux situations à l’intérieur du paragraphe 45(3) si son intention était de permettre le choix au paragraphe 45(3) dans les deux situations.

[30] Quand on considère l’économie générale de l’article 45, pour les raisons suivantes, je suis satisfait que le paragraphe 45(3) de la Loi s’applique également dans la situation factuelle de cet appel.

[31] Premièrement, tandis qu’il était nécessaire de séparer les alinéas 45(1)a) et c), car les conséquences en termes des effets des deux types de dispositions réputées sont différentes, une telle séparation n’était pas nécessaire en rédigeant le paragraphe 45(3) parce que la conséquence est tout simplement de remettre à plus tard la disposition dans les deux cas.

[32] Je note que le paragraphe 45(3) n’est pas limité à l’alinéa 45(1)a); le texte du paragraphe commence avec les mots : « Malgré le paragraphe (1)… »

[33] Deuxièmement, l’objectif du paragraphe 45(3) quand il a été ajouté en 1985 était de permettre le report de dispositions réputées d’un bien résidentiel quand ce bien devenait une résidence principale et que le paragraphe 45(4) ne s’appliquait pas.[6]

[34] Bien que les notes techniques parlent en termes d’un bien immeuble résidentiel, il n’y a rien qui suggère que les amendements cherchaient à exclure la conversion d’une partie du bien, par exemple la moitié d’un duplex.

[35] Une interprétation qui exclut le changement d’usage partiel est contraire à l’objectif recherché quand le paragraphe 45(3) a été ajouté.[7]

[36] Troisièmement, une fois que le contribuable a cessé de louer le haut de l’immeuble je ne vois pas comment on pourrait dire qu’il n’a pas cessé d’utiliser le bien en vue de gagner un revenu l’immeuble en question. Le contribuable ne reçoit plus un sou de revenu.

[37] En conséquence, l’appel est accueilli, sans frais, et le tout est déféré au ministre pour nouvel examen et nouvelle cotisation en tenant pour acquis que l’appelant pouvait faire le choix de reporter le gain en capital selon le paragraphe 45(3) de la Loi de l’impôt sur le revenu.

Signé à Ottawa, Canada, ce 20e jour de février 2024.

« G. Jorré »

Juge suppléant Jorré


RÉFÉRENCE :

2024 CCI 22

Nº DU DOSSIER DE LA COUR :

2022-1463(IT)I

INTITULÉ DE LA CAUSE :

JEAN-LUC GAUTHIER ET SA MAJESTÉ LE ROI

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

le 23 mai 2023

MOTIFS DE JUGEMENT PAR :

L'honorable juge Gaston Jorré, juge suppléant

DATE DU JUGEMENT :

le 20 février 2024

COMPARUTIONS :

Représentant de l'appelant :

Yves Chartrand

Avocat de l'intimé :

Me Anne Elizabeth Morin

AVOCAT INSCRIT AU DOSSIER :

Pour l'appelant:

Nom :

 

Cabinet :

 

Pour l’intimé :

Shalene Curtis-Micallef

Sous-procureure générale du Canada

Ottawa, Canada

 



[1] Je note que si l’interprétation de l’ARC est la bonne, le propriétaire d’un duplex, qui louait les deux unités et qui aurait décidé de déménager dans une de ces unités et l’utiliser comme résidence principale, n’aurait pu éviter la disposition réputée.

[2] On a apporté à mon attention divers documents reliés aux positions administratives de l’Agence de Revenu du Canada et de l’Agence de Revenu du Québec. Les tribunaux peuvent considérer de ces positions administratives.

Le représentant de l’intimé a déposé divers documents au cours de ces soumissions ; bien qu’il ne s’agit pas de preuve, pour faciliter l’identification de ces documents ils ont été identifiés comme A-1 à A-14.

À une époque l’ARC avec comme position administrative que le choix pouvait être exercé dans des circonstances comme celle en cause ici. Toutefois, l’ARC a changé de position bien avant 2017. L’ARQ semble être d’avis contraire ; toutefois, l’ARQ semble avoir suivi ARC en vertu des dispositions relatif aux « choix liés ». Voir la dernière page de la pièce A-5.

[3] Voir l’article 45 de la Loi de l’interprétation et le paragraphe 86 de Canada c. Oxford Properties Group 2018 CAF 30 (CanLII).

[4] Voir, par exemple, Ministre du Revenu national c. Al Sauders Contracting & Consulting Inc. 2020 CAF 89 au paragraphe 20 ou Canada c. BCS Group Business Services Inc. 2020 CAF (CanLII) au paragraphe 21 où la Cour d’appel fédéral résume les principes d’interprétation de la façon suivante :

L’approche moderne d’interprétation législative est bien établie. Il faut lire les mots employés dans une loi dans leur contexte global, suivant leur sens ordinaire et grammatical, en harmonie avec l’économie générale de la loi, son objet et l’intention du législateur. Il faut donc interpréter le texte en tenant compte de l’objet de la loi et de la disposition en question, ainsi que de tout le contexte pertinent, y compris les principes de la Common Law et du droit civil, à moins qu’ils ne soient clairement écartés par la loi.

[5] L’alinéa 45(1)d) n’a aucune pertinence dans cette cause.

[6] Voir les notes techniques du Ministre des Finances du 9 septembre 1985. Il est accepté que la cour peut considérer les notes techniques : Silicon Graphics Ltd c. R., 2002, FCA 260.

[7] De plus, dans le contexte de l’article 45, le sens ordinaire d’un bien acquis « en vue de gagner un revenu » n’exclut pas un bien acquis en partie en vue de gagner un revenu.

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