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Dossier : 2021-1352(GST)G

ENTRE :

ENTREPÔT FRIGORIFIQUE INTERNATIONAL INC.,

appelante,

et

SA MAJESTÉ LE ROI,

intimé.

 

Appel entendu les 18, 19 et 20 septembre et le 29 novembre 2023, à Montréal (Québec).

Devant : L'honorable juge Patrick Boyle


Comparutions :

 

Avocats de l'appelante :

Me Serge Fournier

Anaïs Versailles (stagiaire)

 

Avocates de l'intimé :

Me Josée Fournier

Me Stéphanie Douville

 

JUGEMENT

L'appel interjeté à l'encontre de la cotisation établie en vertu de la Loi sur la taxe d'accise le 10 avril 2018 pour les périodes du 1ᵉʳ octobre 2010 au 31 décembre 2014 est accueilli et la nouvelle cotisation est annulée, avec dépens.

Signé à Ottawa, Canada, ce 27e jour de mai 2024.

« Patrick Boyle »

Juge Boyle


Référence : 2024 CCI 78

Date : 20240527

Dossier : 2021-1352(GST)G

ENTRE :

ENTREPÔT FRIGORIFIQUE INTERNATIONAL INC.,

appelante,

et

SA MAJESTÉ LE ROI,

intimé.


MOTIFS DU JUGEMENT

Le juge Boyle

I. Résumé

[1] La société Entrepôt Frigorifique International Inc. (« Frigo ») exploite une entreprise de transport et d'entreposage frigorifiques dans la région de Montréal depuis 1995, quand elle a été constituée par son président et unique actionnaire, Benoît Bergeron. Frigo s'est vu refuser des crédits de taxe sur les intrants (les « CTI ») pour la TPS qu'elle a versée à certaines agences de placement qui lui avaient fourni des travailleurs occasionnels pour charger et décharger des conteneurs à son entrepôt au cours de ses périodes de déclaration du 1ᵉʳ octobre 2010 au 31 décembre 2014. Frigo s'est également vu imposer ce qu'on appelle des pénalités pour faute lourde pour avoir demandé ces CTI.

[2] La nouvelle cotisation refusant les CTI a été établie en avril 2018, après la période normale de nouvelle cotisation. Aux termes du paragraphe 298(4) de la Loi sur la taxe d'accise (la « LTA »), il incombe donc à l'intimé de prouver que Frigo a fait une présentation erronée des faits, par négligence, inattention ou omission volontaire, ou qu'elle a commis quelque fraude en produisant sa demande de CTI. L'intimé estime que les factures des agences de placement sont des factures fausses, des factures d'accommodation ou des factures de complaisance, et qu'il y a eu un stratagème pour ne pas verser la TPS perçue. L'intimé estime également que les fournisseurs étaient des pseudo-agences de placement et n'étaient pas les véritables fournisseurs des travailleurs en cause, car elles ne disposaient pas des ressources humaines, financières et matérielles nécessaires pour effectuer ces fournitures, n'étaient pas inscrites pour le versement des retenues à la source, et n'étaient pas inscrites à la Commission de la santé et de la sécurité du travail du Québec. L'intimé estime que Frigo a participé à ce stratagème ou qu'elle en a été complice, ou qu'elle aurait dû savoir qu'il y avait un stratagème, et il soutient que Frigo a commis une fraude en présentant les demandes de CTI.

[3] Le procès a duré cinq jours, et 14 témoins ont été entendus. Cinq de ces témoins étaient des vérificateurs de l'Agence du revenu du Québec (l'« ARQ »), sept étaient des employés de Frigo, et trois étaient des employés de différentes agences de placement. Les témoins de Frigo comprenaient son président et seul actionnaire, son directeur des opérations, sa gestionnaire et directrice de l'administration et finances, son directeur des transports (dont les services ont été fournis à Frigo par son entreprise de prestation de services personnels), son comptable, un superviseur et contremaître, et un travailleur dont les services ont été fournis par une agence de placement.

[4] Pour les motifs qui suivent, l'appel est accueilli et la nouvelle cotisation en cause est annulée, étant donné que la Cour n'a pas reçu suffisamment d'éléments de preuve fiables, crédibles et cohérents, directs ou circonstanciels, corroborés ou non, pour conclure, selon la prépondérance des probabilités, que Frigo ou l'un de ses employés avait participé à un stratagème selon lequel Frigo obtenait ces travailleurs occasionnels d'agences de placement et payait les factures de ces agences de placement, y compris la TPS perçue de Frigo pour le compte de l'intimé, sans que ces fournisseurs ne versent ensuite la TPS comme l'exige la loi, ou que Frigo en avait connaissance ou avait fait preuve d'aveuglement volontaire. La preuve ne permet pas non plus de mettre en cause Frigo dans ces manquements ou de montrer que Frigo disposait de renseignements suffisants sur les agences de placement pour avoir l'obligation de procéder à des enquêtes supplémentaires avant de payer la TPS selon les factures pour les services des travailleurs qui lui avaient été fournis par les agences de placement. Les soupçons de l'ARQ quant au rôle et à la connaissance de Frigo au sujet de ces agences de placement peuvent avoir été raisonnables et suffisants pour justifier la vérification approfondie décrite en détail dans la preuve; cependant, les faits mis en preuve n'établissent pas, selon la prépondérance des probabilités, qu'on pouvait établir, en 2018, une nouvelle cotisation pour ces périodes de déclaration de 2010 à 2014. L'intimé n'a pas réussi à soulever des préoccupations importantes quant à la crédibilité du témoignage du président de Frigo ou de ses autres employés.

[5] Si la nouvelle cotisation avait été établie dans le délai prescrit, les faits présentés en preuve établiraient, selon la prépondérance des probabilités, que l'appelante aurait droit aux CTI demandés pour la TPS payée à ses fournisseurs conformément à la LTA, même si ces fournisseurs n'avaient pas versé au fisc la TPS qu'ils ont perçue. Il n'y a pas de preuve suffisante pour justifier les pénalités prévues à l'article 285.

II. Le droit et la jurisprudence

[6] Les dispositions applicables de la LTA et du Règlement sur les renseignements nécessaires à une demande de crédit de taxe sur les intrants (le « Règlement ») sont les suivantes :

Loi sur la taxe d'accise

Crédit de taxe sur les intrants

[...]

Documents

169(4) L'inscrit peut demander un crédit de taxe sur les intrants pour une période de déclaration si, avant de produire la déclaration à cette fin :

a) il obtient les renseignements suffisants pour établir le montant du crédit, y compris les renseignements visés par règlement;

b) dans le cas où le crédit se rapporte à un bien ou un service qui lui est fourni dans des circonstances où il est tenu d'indiquer la taxe payable relativement à la fourniture dans une déclaration présentée au ministre aux termes de la présente partie, il indique la taxe dans une déclaration produite aux termes de la présente partie.

Excise Tax Act

Input Tax Credits

[...]

Required documentation

169(4) A registrant may not claim an input tax credit for a reporting period unless, before filing the return in which the credit is claimed,

(a) the registrant has obtained sufficient evidence in such form containing such information as will enable the amount of the input tax credit to be determined, including any such information as may be prescribed; and

(b) where the credit is in respect of property or a service supplied to the registrant in circumstances in which the registrant is required to report the tax payable in respect of the supply in a return filed with the Minister under this Part, the registrant has so reported the tax in a return filed under this Part.

 

Règlement sur les renseignements nécessaires à une demande de crédit de taxe sur les intrants

2 Les définitions qui suivent s'appliquent au présent règlement.

[...]

« intermédiaire » Inscrit qui, agissant à titre de mandataire d'une personne ou aux termes d'une convention conclue avec la personne, permet à cette dernière d'effectuer une fourniture ou en facilite la réalisation. (intermediary)

[...]

Input Tax Credit Information (GST/HST) Regulations

2 In these Regulations,

. . .

‟intermediary” of a person, means, in respect of a supply, a registrant who, acting as agent of the person or under an agreement with the person, causes or facilitates the making of the supply by the person; (intermédiaire)

. . .

3 Les renseignements visés à l'alinéa 169(4)a) de la Loi, sont les suivants :

a) lorsque le montant total payé ou payable, selon la pièce justificative, à l'égard d'une ou de plusieurs fournitures est de moins de 30 $ :

(i) le nom ou le nom commercial du fournisseur ou de l'intermédiaire,

(ii) si une facture a été remise pour la ou les fournitures, la date de cette facture,

(iii) si aucune facture n'a été remise pour la ou les fournitures, la date à laquelle il y a un montant de taxe payée ou payable sur celles-ci,

(iv) le montant total payé ou payable pour la ou les fournitures;

b) lorsque le montant total payé ou payable, selon la pièce justificative, à l'égard d'une ou de plusieurs fournitures est de 30 $ ou plus et de moins de 150 $ :

(i) le nom ou le nom commercial du fournisseur ou de l'intermédiaire et le numéro d'inscription attribué, conformément à l'article 241 de la Loi, au fournisseur ou à l'intermédiaire, selon le cas,

(ii) les renseignements visés aux sous-alinéas a)(ii) à (iv),

[...]

c) lorsque le montant total payé ou payable, selon la pièce justificative, à l'égard d'une ou de plusieurs fournitures est de 150 $ ou plus :

(i) les renseignements visés aux alinéas a) et b),

(ii) soit le nom de l'acquéreur ou son nom commercial, soit le nom de son mandataire ou de son représentant autorisé,

(iii) les modalités de paiement,

(iv) une description suffisante pour identifier chaque fourniture.

3 For the purposes of paragraph 169(4)(a) of the Act, the following information is prescribed information:

(a) where the total amount paid or payable shown on the supporting documentation in respect of the supply or, if the supporting documentation is in respect of more than one supply, the supplies, is less than $30,

(i) the name of the supplier or the intermediary in respect of the supply, or the name under which the supplier or the intermediary does business,

(ii) where an invoice is issued in respect of the supply or the supplies, the date of the invoice,

(iii) where an invoice is not issued in respect of the supply or the supplies, the date on which there is tax paid or payable in respect thereof, and

(iv) the total amount paid or payable for all of the supplies;

(b) where the total amount paid or payable shown on the supporting documentation in respect of the supply or, if the supporting documentation is in respect of more than one supply, the supplies, is $30 or more and less than $150,

(i) the name of the supplier or the intermediary in respect of the supply, or the name under which the supplier or the intermediary does business, and the registration number assigned under section 241 of the Act to the supplier or the intermediary, as the case may be,

(ii) the information set out in subparagraphs (a)(ii) to (iv),

. . .

(c) where the total amount paid or payable shown on the supporting documentation in respect of the supply or, if the supporting documentation is in respect of more than one supply, the supplies, is $150 or more,

(i) the information set out in paragraphs (a) and (b),

(ii) the recipient's name, the name under which the recipient does business or the name of the recipient's duly authorized agent or representative,

(iii) the terms of payment, and

(iv) a description of each supply sufficient to identify it.

[7] La Cour d'appel fédérale (la « CAF ») a déclaré très clairement dans l'arrêt Systematix Technology Consultants Inc. c. La Reine, 2007 CAF 226, aux paragraphes 4 à 6, que l'acheteur doit se conformer strictement aux exigences obligatoires du paragraphe 169(4) de la LTA et de l'article 3 du Règlement, selon lesquelles la facture ou la pièce justificative pour la fourniture doit comprendre le nom ou le nom commercial du fournisseur ou de l'intermédiaire de cette fourniture et le numéro d'inscription à la TPS valable de cette personne. Si l'acheteur ne le fait pas, il n'a pas droit au CTI pour la fourniture. (Voir également le commentaire de notre Cour aux paragraphes 24 à 30 et 33 de la décision Comtronic Computer Inc. c. La Reine, 2010 CCI 55, selon lequel le numéro d'inscription à la TPS fourni doit avoir été valablement attribué au fournisseur ou à l'intermédiaire en cause, c'est à dire que la personne qui effectue la fourniture doit être l'inscrit à la TPS.)

[8] L'arrêt R. c. Salaison Lévesque Inc., 2014 CAF 296, portait sur une situation de fait assez semblable : plusieurs agences de placement avaient fourni les services de travailleurs. Le fisc a refusé les CTI au motif notamment que les agences de placement n'avaient pas fourni les services, qu'elles n'avaient pas les ressources commerciales pour les fournir, et que l'acheteur, Salaison Lévesque, n'agissait pas de bonne foi, mais participait plutôt à un stratagème portant sur de fausses factures ou des factures de complaisance. Le juge Tardif de notre Cour a conclu en faveur de Salaison Lévesque. Lorsqu'elle a rejeté l'appel, la juge Gauthier de la CAF a écrit ce qui suit, au nom de cette Cour :

[13] Pour qu'une facture en soit une dite d'accommodation ou de complaisance, il faut que la partie qui la reçoit soit impliquée dans un stratagème quelconque, puisque c'est présumément pour se conformer aux demandes ou attentes de celle‑ci que l'émetteur de la facture l'a confectionnée (voir un exemple type dans Pro‑Poseurs Inc. c. Canada, 2012 CAF 200).

[14] Devant nous, l'appelante a fait une distinction entre une « fausse facture » et une « facture d'accommodation ou de complaisance ». Selon moi, l'expression « fausse facture » peut effectivement couvrir plusieurs types de situations en plus des factures d'accommodation ou de complaisance. C'est une expression plus large puisqu'elle peut englober des cas où le récipiendaire de la facture n'est pas partie à un stratagème, mais la facture reste inexacte à la connaissance de l'émetteur pour diverses raisons, par exemple, le nom du fournisseur qui y apparaît ne correspond pas à celui à qui le numéro d'inscription a été attribué ou la compagnie qui l'émet n'existe pas dans les faits. Il n'est pas opportun d'en dire plus à ce sujet ici puisque souvent la réalité dépasse la fiction et je ne pourrais que donner une liste incomplète de scénarios possibles.

[15] Je comprends toutefois de l'argument de l'appelante qu'elle ne prétend plus devant nous que les factures étaient effectivement des factures d'accommodation ou de complaisance, telles que définies ci-dessus.

[...]

[17] Le juge ajoute aussi en obiter plusieurs commentaires sur des questions apparemment soulevées par l'appelante dans son argumentation ou dans les rapports des vérificateurs (par exemple que Salaison aurait pu vérifier auprès de la CSST si les agences se conformaient à ses exigences). Ces observations assez générales semblent avoir créé de la confusion sur ce qu'il avait à décider dans la présente affaire et surtout sur ce qui est pertinent pour satisfaire aux exigences strictes de la Loi et du Règlement au sens où l'entendait notre Cour dans Systematix Technology Consultants Inc. c. Canada, 2007 CAF 226. Le Règlement est clair et la seule véritable question devant le juge dans le présent dossier était de déterminer si Salaison avait présenté des factures décrivant le nom du fournisseur du service ou de l'intermédiaire tel que requis par le Règlement. Ceci est une question de fait.

[...]

[23] Néanmoins, le juge indique aussi clairement au paragraphe 8 de ses motifs que « [m]algré certaines incohérences, il incombe à l'appelante de démontrer que les factures en lien avec les CTI réclamés respectent les conditions obligatoires prescrites par le [Règlement] et plus précisément, qu'il y a bel et bien eu de véritables transactions commerciales entre elle et les Agences ». C'est sur cette base que le juge examine ensuite la preuve.

[...]

[26] Il ne fait aucun doute qu'une fois les présomptions ou hypothèses du ministre démolies, c'est l'appelante qui devait prouver par prépondérance de preuve le bien‑fondé de sa position selon laquelle les noms des fournisseurs ou les intermédiaires sur les factures n'étaient pas les bons pour que l'appel de Salaison soit rejeté (Hickman, paragraphe 94). Le juge dit bien au paragraphe 54 que la preuve de l'appelante était insuffisante — elle « ne passe pas le test de la prépondérance ».

[...]

[34] Salaison n'a pas contesté que les motifs contenaient certaines erreurs, elle s'est contenté de dire, à bon droit selon moi, que ces erreurs ne sont pas dominantes puisque de nombreux éléments de preuve permettaient au juge de conclure que Salaison s'était déchargée de son fardeau de démolir les présomptions du ministre en présentant une preuve prima facie et que l'appelante n'avait pas réussi à établir par prépondérance de preuve que ces services n'avaient pas été rendus par les fournisseurs dont les noms apparaissaient sur les factures. Je suis d'accord.

III. Faits et preuve

[9] Frigo exploite un important entrepôt de produits alimentaires surgelés. Ses recettes brutes pour les années en question étaient d'environ sept millions de dollars par année. À l'époque, Frigo comptait environ 50 employés qui occupaient des postes d'administration, de logistique, d'exploitation et de supervision, ainsi que des conducteurs de chariots élévateur. Des employés travaillaient à son entrepôt 24 heures sur 24, cinq jours par semaine. Frigo avait 25 remorques qu'elle utilisait pour transporter les produits de ses clients en provenance et à destination de son entrepôt selon les besoins.

[10] En plus de ses employés, depuis ses débuts, Frigo embauchait des employés occasionnels elle‑même ou par l'entremise d'agences de placement. Ces travailleurs devaient charger et décharger les conteneurs qui arrivaient à l'entrepôt et qui en partaient, selon les besoins. Au cours des années en question, tous ces employés d'entrepôt ont été fournis à Frigo par des agences de placement. Au fil des ans, Frigo a eu recours à un grand nombre d'agences de placement de travailleurs occasionnels ou temporaires; seuls les services des cinq agences en cause lui ont causé des préoccupations.

[11] Le président de Frigo, M. Bergeron, ne s'occupait pas beaucoup de l'opération de l'entrepôt, sauf pour répondre aux commentaires et aux préoccupations des clients. Au cours des années en question, le directeur des transports de Frigo, Alain Bussière, fournissait ses services au moyen de son entreprise de prestation de services personnels[1]. M. Bussière était responsable de la logistique des transports de l'entrepôt, organisait l'horaire et l'ordre de chargement et de déchargement des remorques par les travailleurs, et coordonnait ce travail et cet horaire avec le directeur des opérations et le contremaître ou le superviseur de l'entrepôt. Le directeur des opérations et le contremaître devaient prévoir le nombre de conteneurs à charger et à décharger chaque jour et informaient M. Bussière du nombre de travailleurs requis chaque jour. M. Bussière prenait des dispositions avec des agences de placement pour avoir le nombre nécessaire de travailleurs.

[12] Rien n'indique que les travailleurs ne se sont pas présentés et n'ont pas fait le travail nécessaire pour Frigo. Le travail accompli par ces travailleurs était manifestement essentiel et vital pour l'entreprise de Frigo, chaque jour et sans interruption. Frigo ne s'est pas vu refuser de déduction pour ce travail ou pour ces services dans le calcul de son revenu imposable.

[13] L'intimé n'a pu désigner aucune personne autre que ces agences qui aurait embauché ou payé ces travailleurs. Il n'y a absolument aucune preuve qui laisse penser que Frigo ou toute autre société a embauché ou payé ces travailleurs, ou que ces derniers étaient des entrepreneurs indépendants travaillant à leur propre compte.

[14] Je n'ai pas besoin de décider de façon concluante qui était propriétaire et exploitant de ces agences de placement, même si cela serait utile. Il me suffit de déterminer l'étendue des rôles, de la participation et des connaissances de Frigo, de son président et des autres employés. Je ne peux le faire qu'en me fondant sur la preuve qui m'a été présentée. La preuve permet de conclure qu'il est plus probable qu'improbable que ces agences de placement ont fourni ces travailleurs à Frigo et que M. Bussière dirigeait ces agences à titre personnel.

[15] M. Bergeron, le président, et Sherry Hay, la directrice de l'administration et des finances de Frigo, ont témoigné que la société avait mis en place une procédure pour vérifier que les nouveaux fournisseurs figuraient au registre provincial des entreprises et avaient des numéros d'inscription valides pour la TPS et l'impôt provincial. Mme Hay était responsable de la comptabilité et de la tenue de livres, des comptes créditeurs et débiteurs, des employés et de la paie. Au cours des années en question, ces vérifications étaient effectuées pour les agences de placement comme pour tous les autres fournisseurs. Elle a dit que son rôle était en fait d'être le bras droit de M. Bergeron et que la procédure de vérification avait été mise en place à la demande de ce dernier. Mme Hay recevait les factures des agences de placement directement de M. Bussière. Elle décrivait ces agences comme les agences de M. Bussière. Elle a confirmé que M. Bussière ne figurait pas sur la feuille de paie de Frigo. Elle a dit que M. Bergeron n'était sur place que trois jours par semaine en moyenne. Mme Hay a été contre‑interrogée sur ces questions. Je n'ai aucune raison de douter de sa fiabilité ou de sa crédibilité.

[16] M. Bergeron a témoigné que M. Bussière a été congédié sur le champ en 2018 le jour même où Frigo a appris du fisc la situation fiscale des agences de placement. Il a dit que cela avait été fait selon sa directive expresse. Il a affirmé qu'il n'avait jamais parlé à M. Bussière de l'une ou l'autre de ces agences. Le fisc avait fait une vérification approfondie. M. Bergeron a été contre‑interrogé. La Cour n'a été saisie d'aucun élément de fond mettant en doute sa crédibilité.

[17] Luc Cléroux était le directeur des opérations de Frigo en 2013, après avoir travaillé avec M. Bergeron pendant de nombreuses années. Il croyait comprendre que les liens avec les agences avaient été établis par M. Bussière. Il a expliqué que lui‑même et le contremaître de l'entrepôt planifiaient le transport quotidien en provenance et à destination de l'entrepôt et que M. Bussière était informé du nombre de travailleurs nécessaires chaque jour. Cela a également été confirmé par Pierre Liboiron, le superviseur ou contremaître, qui a affirmé dire ces renseignements à M. Bussière en personne ou par texto. M. Cléroux a confirmé avoir congédié M. Bussière selon les directives de M. Bergeron le jour même où Frigo a pris connaissance des problèmes fiscaux des agences de placement.

[18] M. Cléroux a reconnu en contre-interrogatoire qu'il ne se souvenait pas des réponses à des questions précises au sujet de rencontres, de conversations ou de demandes de documents. Vu les circonstances, ces oublis n'ont pas d'effet sur mon évaluation de sa crédibilité. Ces événements se sont produits il y a dix ans ou plus. Le manque de souvenirs clairs des participants est justement l’une des raisons pour lesquelles il y a des périodes de prescription.

[19] L'intimé n'a obtenu aucune preuve utile de MM. Bergeron, Cléroux ou Liboiron ou de Mme Hay pour établir, selon la prépondérance des probabilités, que Frigo avait fait une présentation erronée des faits, par négligence, inattention ou omission volontaire, ou qu'elle avait commis quelque fraude, de sorte qu'on pouvait établir une nouvelle cotisation. L'intimé n'a pas non plus réussi à mettre en doute la crédibilité de ces témoins. Leurs souvenirs limités des détails des arrangements et des transactions correspondaient à leur rôle précis dans cette entreprise précise de 2011 à 2014. Cela est compréhensible, étant donné que l'ARQ avait posé certaines questions à Frigo, mais qu'elle n'avait soulevé des problèmes qu'en 2018. C'est l'une des raisons pour lesquelles nos systèmes gouvernementaux et judiciaires prévoient des délais de prescription. Les connaissances de ces témoins quant aux différents aspects importants de l'entreprise de Frigo correspondaient clairement au poste et aux tâches de chacun.

[20] M. Bussière a témoigné. Il a confirmé que MM. Cléroux et Liboiron lui indiquaient chaque jour combien de travailleurs étaient nécessaires le lendemain. Il a confirmé avoir trouvé des agences de placement pour des travailleurs auprès de ses contacts et de personnes qui travaillaient pour Frigo. Une des agences lui avait remis des chèques qui lui étaient payables, mais il ne savait pas pourquoi ni à quelle fin, et il a dit qu'il a dû avoir fait des achats pour elle. Il y avait aussi d'autres chèques payables à M. Bussière qu'il n'a pu expliquer convenablement.

[21] M. Bussière a reconnu que M. Cléroux l'avait congédié et que cela aurait pu être en 2018. Il a dit qu'il n'avait pas vraiment obtenu de raison et, lorsque la question lui a été posée de nouveau, il a dit qu'il n'avait pas eu d'explication.

[22] Le seul travailleur qui a témoigné a dit que M. Bussière :

  • l'avait embauché;

  • établissait son horaire de travail;

  • le payait;

  • était celui avec qui il communiquait lorsqu'il était incapable de travailler.

Il n'a pas pu dire quelle était l'agence de placement pour laquelle il travaillait ou qui le payait, mais simplement que c'était M. Bussière. Il ne parlait pas de M. Bussière comme représentant de Frigo, mais simplement de M. Bussière lui‑même. Il ne connaissait ni ne reconnaissait le nom des agences de placement, ni celui des personnes qui représentaient ces agences selon leurs dossiers commerciaux déposés en preuve.

[23] Le beau-frère de M. Bussière a témoigné qu'il avait auparavant participé à l'une des agences de placement de M. Bussière. Ils étaient des associés égaux, mais le beau-frère était l'associé déclaré, alors que M. Bussière était l'associé non déclaré, bien qu'il dirigeât en fait les activités. Le témoin a trouvé que l'entreprise fonctionnait dans le brouillard, que rien n'était clair, qu'il n'y avait pas de dossiers et que M. Bussière lui avait raconté différentes choses à différents moments. Il a décidé que c'était trop beau pour être vrai; il a cessé d'y prendre part et a retiré son investissement de 15 000 $.

[24] L'intimé a assigné le comptable de l'une des agences de placement et lui a demandé d'apporter tous les documents pertinents. Il a témoigné qu'après 11 ans et demi, il n'a pu trouver aucun document. Encore une fois, la Cour souligne que la perte de dossiers est une autre raison pour laquelle il existe des délais de prescription. Ce témoin a dit n'avoir rien à faire avec Frigo et ne connaître ni M. Bergeron ni Pierre Liboiron. Il a dit qu'il n'avait aucun lien avec M. Bussière et qu'il n'était ni son commis-comptable ni son comptable. Il a reconnu avoir rencontré M. Bussière à quelques reprises, puisque son père était conducteur pour Frigo alors que M. Bussière était répartiteur. En contre-interrogatoire, il a reconnu avoir rencontré M. Bussière chez Frigo quatre ou cinq fois.

[25] La Cour a également entendu d'autres témoins liés aux agences de placement, du moins selon leurs dossiers. Vu les circonstances, j'ai d'importantes préoccupations quant à la fiabilité et la crédibilité de ces témoins et de M. Bussière. Compte tenu de mon évaluation selon laquelle M. Bussière dirigeait personnellement les agences de placement, ces autres personnes soit ont été dupées par M. Bussière pour participer au stratagème des agences de placement, soit étaient des participants volontaires. Quoi qu'il en soit, aucun d'eux n'a indiqué que Frigo, M. Bergeron ou tout autre employé de Frigo participait aux activités des agences de placement.

[26] L'un des vérificateurs de l'ARQ a témoigné qu'on lui avait confié le dossier de Frigo en 2013 afin qu'il vérifie ses fournitures et ses CTI. Il a reconnu en contre‑interrogatoire qu'il avait des doutes et qu'il croyait qu'il s'agissait peut-être de factures fausses et que sa vérification n'avait pas dissipé ses doutes. L'une des agences de placement avait fait l'objet d'une vérification de l'ARQ à partir de 2010, et le rapport de vérification avait été terminé en 2012. Encore une fois, on n'a donné à la Cour aucune explication quant à la raison pour laquelle les manquements fiscaux de l'agence de placement n'avaient pas été portés à l'attention de Frigo d'une façon quelconque et quant à la raison pour laquelle son inscription n'avait pas été suspendue. Cependant, quatre ans plus tard, l'intimé a décidé en fait de percevoir de Frigo la somme non remise en refusant ses CTI pour la TPS payée selon les factures de ces agences de placement, bien qu'on ne conteste pas que les agences de placement demeuraient inscrites à la TPS et avaient les noms et les numéros d'inscription figurant sur les factures remises à Frigo et payées par celle‑ci.

IV. Analyse et conclusion

[27] Je ne suis pas en mesure d'établir comment ces agences trouvaient leurs travailleurs, ou si elles ont sous-traité leurs fournitures de travailleurs pour Frigo à une autre personne ou entité. Frigo commandait des travailleurs de ces agences. Ces agences étaient inscrites à la TPS, elles envoyaient des factures à Frigo et elles étaient payées par celle‑ci pour les services des travailleurs et la TPS. Je conclus, à la lumière de la preuve présentée, que la seule possibilité, si ces agences n'étaient pas les fournisseurs réels de Frigo, est que les agences étaient des intermédiaires pour un ou plusieurs autres fournisseurs.

[28] Je ne suis pas aveugle au sujet de ce qui peut s'être passé. Toutefois, l'intimé n'a pas fourni d'éléments de preuve qui démontrent, selon la prépondérance des probabilités, que l'appelante, son président ou un autre employé était au courant des manquements fiscaux de ses fournisseurs inscrits, y participait ou en était complice. Il ne suffit pas qu'il semble s'agir d'un stratagème auquel M. Bussière aurait participé ou dont il aurait été au courant ou aurait dû être au courant, sans que cela fasse partie de ses tâches chez Frigo, bien que Frigo recourait à ces agences de placement. M. Bussière n'a jamais porté cette question à l'attention de Frigo.

[29] Il n'y a aucune preuve de paiements entre M. Bussière et Frigo ou M. Bergeron.

[30] Frigo a reçu des services, a payé les services et la TPS appropriée facturée par le fournisseur, qui était inscrit à la TPS, selon une facture conforme au Règlement, et a consigné le tout dans ses documents comptables et ses déclarations fiscales. Frigo avait vérifié convenablement les enregistrements fiscaux et commerciaux des agences de placement, comme elle le faisait pour tous ses nouveaux fournisseurs et comme l'exige la loi, ce qui comprend l'utilisation des bases de données que le fisc offre justement à ces fins. Rien n'indique que Frigo n'ait pas agi de bonne foi ou qu'elle n'ait pas suivi des pratiques commerciales raisonnables.

[31] Non seulement Frigo n'a pas été prévenue des lacunes relatives à la TPS des fournisseurs par M. Bussière ou par toute autre personne en cause, mais en plus le fisc savait parfaitement que les fournisseurs inscrits n'avaient pas versé la TPS perçue et n'a pas posé de question à l'appelante ou ne l'a pas alertée. L'intimé a autorisé et même obligé ces inscrits en défaut à continuer de percevoir la TPS en son nom. Le fisc a annulé à deux reprises l'inscription d'une agence de placement au cours des périodes en question, et deux fois son inscription a été rétablie. De plus, le fisc n'a aucunement empêché ces inscrits non conformes de continuer à utiliser leurs numéros d'inscription à la TPS, ni n'a affiché de mise en garde aux futurs clients éventuels sur les systèmes accessibles au public que les entreprises doivent utiliser pour vérifier la validité des inscriptions des fournisseurs.

[32] De toute évidence, l'ARC et son mandataire, l'ARQ, disposent de solutions systématiques pour lutter contre les stratagèmes frauduleux relatifs à la TPS. Le législateur peut modifier la loi pour y remédier. D'autres obligations précises ont été imposées et des systèmes d'information ont été mis en place pour contrer les stratagèmes de fausses factures.

[33] Je ne peux interpréter la LTA et le Règlement comme imposant une obligation non déclarée à chaque entreprise canadienne qui achète des fournitures commerciales de faire preuve d'une diligence raisonnable supplémentaire à l'égard de chacun de ses fournisseurs dûment inscrit, qui comprendrait, comme le prétend l'intimé en l'espèce, l'examen de l'établissement physique du nouveau fournisseur, de ses ententes avec son personnel, de son intention de faire appel à des sous-traitants pour effectuer la fourniture, et plus encore — le tout sans même pouvoir savoir si le fournisseur dûment inscrit et vérifié a des arriérés dans le versement de la TPS perçue, des retenues à la source des employés ou de la taxe de vente provinciale, ou ne respecte pas par ailleurs ses obligations fiscales. Si le législateur avait voulu que ces obligations de vérification ou des obligations semblables, ainsi que les risques financiers et les pénalités connexes, soient imposées à chaque entreprise canadienne qui achète quoi que ce soit d'une autre entreprise canadienne, je m'attendrais à ce que cela soit clairement énoncé dans la loi fédérale, que ce soit en termes généraux ou dans des dispositions précises détaillées. Le législateur ne l'a pas fait. La Cour ne sait pas non plus si le législateur a envisagé d'autres moyens de permettre au fisc de s'attaquer à ce genre de stratagèmes d'une manière qui lui permet de percevoir autant que possible la TPS que paient les consommateurs canadiens, tout en réduisant au minimum le fardeau imposé à toutes les entreprises canadiennes, que les consommateurs canadiens assumeraient également.

[34] S'il faut des mesures de vérification plus exigeantes quant aux CTI demandés au titre de la TPS ou de la TVH perçue par les fournisseurs inscrits pour le compte du fisc et selon les exigences de celui-ci, cela revient à l'ARC et à l'ARQ, et non aux Canadiens qui exercent des activités commerciales. S'il faut imposer aux demandeurs de CTI des obligations juridiques plus strictes à l'égard des taxes non versées par leurs fournisseurs, il appartient au législateur, et non à notre Cour, d'en décider.

[35] La Cour ne peut faire ce que lui demande l'intimé en se fondant sur les faits mis en preuve en l'espèce.

[36] L'appel est accueilli et la cotisation est annulée, avec dépens.

Signé à Ottawa, Canada, ce 27e jour de mai 2024.

« Patrick Boyle »

Juge Boyle


RÉFÉRENCE :

2024 CCI 78

NO DU DOSSIER DE LA COUR :

2021-1352(GST)G

INTITULÉ :

ENTREPÔT FRIGORIFIQUE INTERNATIONAL INC. ET SA MAJESTÉ LE ROI

LIEU DE L'AUDIENCE :

Montréal (Québec)

DATES DE L'AUDIENCE :

Les 18, 19 et 20 septembre et le 29 novembre 2023

MOTIFS DU JUGEMENT :

L'honorable juge Patrick Boyle

DATE DU JUGEMENT :

Le 27 mai 2024

 

COMPARUTIONS :

 

Avocats de l'appelante :

Me Serge Fournier

Anaïs Versailles (stagiaire)

 

Avocates de l'intimé :

Me Josée Fournier

Me Stéphanie Douville

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Pour l'appelante :

Nom :

Me Serge Fournier

Anaïs Versailles (stagiaire)

 

Cabinet :

 

Pour l'intimé :

Shalene Curtis-Micallef

Sous-procureure générale du Canada

Ottawa, Canada

 

 



[1] M. Bussière possédait et exploitait une ou plusieurs agences de placement de travailleurs, mais les agences dont on savait qu'il les possédait et les exploitait ne sont pas en cause dans le présent appel.

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