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Dossier : 2023-344(EI)

ENTRE :

VICTOR UBARTAS,

appelant,

et

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL,

intimé.

 

 

Appel entendu le 26 avril 2024 à Trois-Rivières (Québec).

Devant : l’honorable juge Patrick Boyle


Comparutions :

 

Avocate de l’appelant :

 

Me Gaby Gélinas

Avocate de l’intimé :

Me Samantha Jackmino

 

JUGEMENT

L’appel interjeté en vertu de la Loi sur l’assurance-emploi est accueilli et la décision du ministre du Revenu national est modifiée pour tenir compte du fait que l’appelant occupait un emploi assurable.

Signé à Ottawa, Canada, ce 10e jour de juin 2024.

« Patrick Boyle »

Juge Boyle

 


Référence : 2024 CCI 85

Date : 20240610

Dossier : 2023-344(EI)

ENTRE :

VICTOR UBARTAS,

appelant,

et

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL,

intimé.

 

 


MOTIFS DU JUGEMENT

Juge Boyle

[1] Il s’agit d’un appel interjeté par Victor Ubartas en vertu de la Loi sur l’assurance‑emploi et que la Cour a entendu pendant deux jours à Trois-Rivières et à Shawinigan en vertu de sa procédure informelle. La Cour doit déterminer si M. Ubartas a occupé un emploi assurable en 2020 et en 2021. Plus précisément, il s’agit de déterminer si M. Ubartas était un employé aux termes d’un contrat de louage de services ou, un entrepreneur indépendant ou travailleur autonome ayant conclu un contrat d’entreprise avec la société pour laquelle il travaillait.

I. Précis

[2] M. Ubartas était un bûcheron, plus précisément un abatteur manuel et un débusqueur ou opérateur de débusqueuse, travaillant pour le Groupement forestier de Portneuf (« GFP ») depuis 2015. Il a effectué ce genre de travail pendant de nombreuses années ailleurs avant de commencer à travailler pour le GFP. Il ressort clairement de la preuve que, lorsqu’il a commencé à travailler pour le GFP, il était un employé et que son employeur le traitait constamment comme tel. La question se limite donc en grande partie à décider s’il y a eu un changement important dans les conditions en vertu desquelles M. Ubartas a travaillé pour le GFP en 2020 et/ou en 2021.

[3] Dans une décision datée du 23 novembre 2022, le ministre du Revenu national a déterminé que la relation de M. Ubartas avec le GFP n’en était pas une d’employeur-employé et qu’il n’occupait donc pas un emploi assurable. M. Ubartas interjette appel de cette décision selon laquelle il n’y avait pas de lien de subordination entre le GFP et M. Ubartas.

II. Norme de contrôle

[4] La norme de contrôle applicable dans le cas qui nous occupe est celle de savoir si la conclusion du ministre a été tirée à bon droit et si elle est raisonnable compte tenu de la preuve dont il disposait et dont a été saisie la Cour. Voir, par exemple, les arrêts de la Cour d’appel fédérale intitulés Légaré c. Canada, (1999) no A-392-98 et Pérusse c. Canada, (2000) A-722-97, [2000] ACF no 310, ainsi que la décision de notre Cour Birkland c. M.R.N., 2005 CCI 291 (le juge Bowie).

[5] Pour les motifs qui suivent, l’appel est accueilli et la décision du ministre selon laquelle M. Ubartas n’occupait pas un emploi assurable auprès du GFP en sa qualité d’employeur est modifiée afin de tenir compte du fait que M. Ubartas occupait un emploi assurable auprès du GFP.

III. Le droit applicable

Loi sur l’assurance-emploi

[6] L’expression « emploi assurable » au sens de la Loi sur l’assurance-emploi (Loi sur l’AE) est définie comme suit à l’alinéa 5(1)a) de cette loi :

EMPLOI ASSURABLE

5. (1) Sens de « emploi assurable » — Sous réserve du paragraphe (2), est un emploi assurable :

a) l’emploi exercé au Canada pour un ou plusieurs employeurs, aux termes d’un contrat de louage de services ou d’apprentissage exprès ou tacite, écrit ou verbal, que l’employé reçoive sa rémunération de l’employeur ou d’une autre personne et que la rémunération soit calculée soit au temps ou aux pièces, soit en partie au temps et en partie aux pièces, soit de toute autre manière;

INSURABLE EMPLOYMENT

5. (1) Type of insurance employment — Subject to subsection (2), insurable employment is

(a) employment in Canada by one or more employers, under any express or implied contract of service or apprenticeship, written or oral, whether the earnings of the employed person are received from the employer or some other person and whether the earnings are calculated by time or by the piece, or partly by time and partly by the piece, or otherwise;

[7] L’article 2085 du Code civil du Québec (le « Code civil ») définit l’expression « contrat de travail » comme suit :

Code civil du Québec

CHAPITRE SEPTIÈME

DU CONTRAT DE TRAVAIL

Art. 2085. Le contrat de travail est celui par lequel une personne, le salarié, s’oblige, pour un temps limité et moyennant rémunération, à effectuer un travail sous la direction ou le contrôle d’une autre personne, l’employeur.

CHAPTER VII

CONTRACT OF EMPLOYMENT

Art. 2085. A contract of employment is a contract by which a person, the employee, undertakes, for a limited time and for remuneration, to do work under the direction or control of another person, the employer.

[8] De son côté, l’article 2098 définit un contrat d’entreprise ou de service comme suit :

CHAPITRE HUITIÈME

DU CONTRAT D’ENTREPRISE OU DE SERVICE

SECTION I

DE LA NATURE ET DE L’ÉTENDUE DU CONTRAT

Art. 2098. Le contrat d’entreprise ou de service est celui par lequel une personne, selon le cas l’entrepreneur ou le prestataire de services, s’engage envers une autre personne, le client, à réaliser un ouvrage matériel ou intellectuel ou à fournir un service moyennant un prix que le client s’oblige а lui payer.

Art. 2099. L’entrepreneur ou le prestataire de services a le libre choix des moyens d’exécution du contrat et il n’existe entre lui et le client aucun lien de subordination quant à son exécution.

 

CHAPTER VIII

CONTRACT OF ENTERPRISE OR FOR SERVICES

SECTION I

NATURE AND SCOPE OF THE CONTRACT

Art. 2098. A contract of enterprise or for services is a contract by which a person, the contractor or the provider of services, as the case may be, undertakes to carry out physical or intellectual work for another person, the client or to provide a service, for a price which the client binds himself to pay.

Art. 2099. The contractor or the provider of services is free to choose the means of performing the contract and no relationship of subordination exists between the contractor or the provider of services and the client in respect of such performance.

Art. 2098. Le contrat d’entreprise ou de service est celui par lequel une personne, selon le cas l’entrepreneur ou le prestataire de services, s’engage envers une autre personne, le client, à réaliser un ouvrage matériel ou intellectuel ou à fournir un service moyennant un prix que le client s’oblige а lui payer.

[9] L’article 1425 s’applique à l’interprétation du contrat et prévoit ce qui suit :

Art. 1425. Dans l’interprétation du contrat, on doit rechercher quelle a été la commune intention des parties plutôt que de s’arrêter au sens littéral des termes utilisés.

Art. 1425. The common intention of the parties rather than adherence to the literal meaning of the words shall be sought in interpreting a contract.

[10] J’ai déclaré précédemment dans les décisions Romanza soins capillaires et corporels inc. c. M.R.N., 2015 CCI 328 (et Hendricks c. La Reine, 2008 CCI 497) que le droit applicable dans des affaires comme celle-ci est le suivant :

[23] Il ressort de plusieurs arrêts de la Cour d’appel fédérale, et notamment de l’arrêt Le Livreur Plus inc. c. Canada (Ministre du Revenu national), 2004 CAF 68, que les lignes directrices ou les critères traditionnels de la common law mentionnés dans l’arrêt Wiebe Door Services Ltd. c. M.R.N, 1986 CanLII 6775 (CAF), [1986] 3 C.F. 553, 87 DTC 5025, sont des points de repère lorsqu’il s’agit de décider s’il existe entre les parties un lien de subordination qui est caractéristique d’un contrat de travail ou s’il existe plutôt un degré d’indépendance qui indique l’existence d’un contrat d’entreprise aux termes du Code civil. De plus, l’intention mutuelle ou la stipulation des parties quant à la nature de leurs relations contractuelles doivent être prises en considération et peuvent être un instrument utile d’interprétation de la nature du contrat aux fins de sa qualification en vertu du Code civil. Voir, par exemple, les arrêts de la Cour d’appel fédérale dans les affaires D & J Driveway Inc. c. Canada (Ministre du Revenu national), 2003 CAF 453, et Grimard c. Canada, 2009 CAF 47, [2009] 4 R.C.F. 592, lesquels enseignent que l’intention des parties constitue un facteur important à prendre en considération pour qualifier un contrat en vertu du Code civil. Les observations formulées par la Cour d’appel fédérale au sujet de l’intention des parties dans ces arrêts ayant trait au Québec sont conformes à ses observations plus récentes formulées à l’égard de l’importance de l’intention en common law dans l’arrêt 1392644 Ontario Inc. (Connor Homes) c. Canada (M.R.N.), 2013 CAF 85.

[24] Les lignes directrices ou critères traditionnels de la common law relatifs au contrat de louage de services ou au contrat de travail par opposition à un contrat d’entreprise ou d’entrepreneur indépendant sont bien établis. On établit l’emploi assurable en recherchant si l’intéressé exploite vraiment une entreprise à son compte. Voir les décisions Market Investigations, Ltd. v. Minister of Social Security, [1968] 3 All E.R. 732 (Q.B.D.), 671122 Ontario Ltd. c. Sagaz Industries Canada Inc., 2001 CSC 59, [2001] 2 R.C.S. 983, et Wiebe Door Services Ltd. c. M.R.N., 1986 CanLII 6775 (CAF), précité.

[25] Pour trancher la question, il faut tenir compte de toutes les circonstances pertinentes ainsi que d’un certain nombre de critères ou de lignes directrices utiles, notamment : 1) l’intention des parties; 2) le contrôle exercé sur les activités; 3) la propriété des instruments de travail; 4) la possibilité de profit ou le risque de perte. Il n’existe aucune manière préétablie d’appliquer les facteurs pertinents; leur importance relative et leur pertinence dépendent des faits et des circonstances propres à chaque affaire.

[26] Aux paragraphes 27 à 46 de l’arrêt Grimard, et en particulier au paragraphe 43, la Cour d’appel fédérale expose en détail les différences en matière d’emploi assurable, pour les besoins de l’assurance‑emploi, entre le droit civil et la common law :

33 Pour importante qu’elle soit, l’intention des parties n’est pas à elle seule déterminante de la qualification du contrat : voir D&J Driveway Inc. c. M.R.N., 2003 CAF 453; Dynamex Canada Inc. c. Mamona, 2003 CAF 248. De fait, le comportement des parties dans l’exécution du contrat doit refléter et actualiser cette intention commune, sinon la qualification du contrat se fera en fonction de ce que révèle la réalité factuelle et non de ce que prétendent les parties.

[…]

36 Dans l’affaire Wolf c. Canada, 2002 CAF 96 (CanLII), [2002] 4 C.F. 396, notre collègue, le juge Décary, citait l’extrait suivant de feu Robert P. Gagnon tiré de son volume Le droit du travail au Québec, 5e éd., Cowansville : Yvon Blais, 2003, aux pages 66 et 67 et précisant le contenu de la notion de subordination en droit civil québécois :

Historiquement, le droit civil a d’abord élaboré une notion de subordination juridique dite stricte ou classique qui a servi de critère d’application du principe de la responsabilité civile du commettant pour le dommage causé par son préposé dans l’exécution de ses fonctions (art. 1054 C.c.B.‑C.; art. 1463 C.c.Q). Cette subordination juridique classique était caractérisée par le contrôle immédiat exercé par l’employeur sur l’exécution du travail de l’employé quant à sa nature et à ses modalités. Elle s’est progressivement assouplie pour donner naissance à la notion de subordination juridique au sens large. La diversification et la spécialisation des occupations et des techniques de travail ont, en effet, rendu souvent irréaliste que l’employeur soit en mesure de dicter ou même de surveiller de façon immédiate l’exécution du travail. On en est ainsi venu à assimiler la subordination à la faculté, laissée à celui qu’on reconnaîtra alors comme l’employeur, de déterminer le travail à exécuter, d’encadrer cette exécution et de la contrôler. En renversant la perspective, le salarié sera celui qui accepte de s’intégrer dans le cadre de fonctionnement d’une entreprise pour la faire bénéficier de son travail. En pratique, on recherchera la présence d’un certain nombre d’indices d’encadrement, d’ailleurs susceptibles de varier selon les contextes : présence obligatoire à un lieu de travail, assignation plus ou moins régulière du travail, imposition de règles de conduite ou de comportement, exigence de rapports d’activité, contrôle de la quantité ou de la qualité de la prestation, etc. Le travail à domicile n’exclut pas une telle intégration à l’entreprise.

37 On retrouve dans cet extrait la notion de contrôle sur l’exécution du travail aussi présente dans les critères de la common law, à cette différence que la notion de contrôle est, en vertu du droit civil québécois, plus qu’un simple critère comme en common law. Elle est une caractéristique essentielle du contrat de travail : voir D&J Driveway, au paragraphe 16 de cette décision; et 9041‑6868 Québec Inc. c. M.R.N., 2005 CAF 334.

38 Mais on peut également noter dans l’extrait de Me Gagnon que le concept juridique de subordination ou contrôle, pour que l’on puisse conclure à sa présence dans une relation de travail, fait aussi appel en pratique à ce que l’auteur appelle des indices d’encadrement, que notre Cour a qualifiés de points de repère dans l’affaire Livreur Plus Inc. c. M.R.N., 2004 CAF 68, au paragraphe 18; et dans l’affaire Canada (Procureur général c. Charbonneau, [1996] A.C.F. no 1337 (C.A.) (QL), au paragraphe 3.

39 Par exemple, l’intégration du travailleur dans l’entreprise apparaît en droit civil québécois comme un indice d’encadrement qu’il importe ou qu’il est utile de rechercher en pratique pour déterminer l’existence d’un lien de subordination juridique. N’est‑ce pas là également un critère ou un facteur recherché en common law pour définir la nature juridique de la relation de travail existante?

40 De même, en règle générale, un employeur, et non l’employé, encaisse les profits et subit les pertes de l’entreprise. En outre, l’employeur est responsable des faits et gestes de son employé. Ne sont‑ce pas là des indices pratiques d’encadrement, révélateurs d’une subordination juridique aussi bien en droit civil québécois qu’en common law?

41 Enfin, le critère de la propriété des instruments de travail, mis de l’avant par la common law, n’est‑il pas aussi un indice d’encadrement qu’il convient d’examiner? Car, selon les circonstances, il peut révéler une intégration du travailleur à l’entreprise et son assujettissement ou sa dépendance à celle‑ci. Il peut contribuer à établir l’existence d’un lien de subordination juridique. Plus souvent qu’autrement dans un contrat de travail, l’employeur fournit à l’employé les instruments nécessaires à l’exécution de son travail. Par contre, il m’apparaît beaucoup plus difficile de conclure à une intégration dans l’entreprise lorsque la personne qui exécute le travail possède son propre camion, par exemple, arborant de la publicité à son nom et quelque 200 000 $ d’outils pour accomplir les fonctions qu’il exerce et qu’il commercialise.

42 Il va de soi, aussi bien en droit civil québécois qu’en common law, que ces indices d’encadrement (critères ou points de repère), lorsque chacun est pris isolément, ne sont pas nécessairement déterminants. Ainsi, par exemple, dans l’arrêt Vulcain Alarme Inc. c. Canada M.R.N., [1999] A.C.F. No 749 (C.A.) (QL), le fait que l’entrepreneur devait se servir d’un coûteux appareil spécial de détection fourni par le donneur d’ouvrage pour vérifier et calibrer des détecteurs de substances toxiques ne fut pas jugé suffisant en soi pour transformer ce qui était un contrat d’entreprise en un contrat de travail.

43 En somme, il n’y a pas, à mon avis, d’antinomie entre les principes du droit civil québécois et les soi‑disant critères de common law utilisés pour qualifier la nature juridique de la relation de travail entre deux parties. Dans la recherche d’un lien de subordination juridique, c’est‑à‑dire de ce contrôle du travail, exigé par le droit civil du Québec pour l’existence d’un contrat de travail, aucune erreur ne résulte du fait que le tribunal prenne en compte, comme indices d’encadrement, les autres critères mis de l’avant par la common law, soit la propriété des outils, l’expectative de profits et les risques de pertes, ainsi que l’intégration dans l’entreprise.

[27] De même, la Cour d’appel fédérale s’est exprimée sur la question, aux paragraphes 18 à 20 de l’arrêt Le Livreur Plus Inc. :

18 Dans ce contexte, les éléments du critère énoncé dans l’arrêt Wiebe Door Services Ltd. c. M.R.N., 1986 CanLII 6775 (CAF) 87 D.T.C. 5025, à savoir le degré de contrôle, la propriété des instruments de travail, les chances de bénéfices et les risques de pertes et enfin l’intégration, ne sont que des points de repère : Charbonneau c. Canada (ministre du Revenu national – M.R.N.) (1996), 207 N.R. 299, paragraphe 3. En présence d’un véritable contrat, il s’agit de déterminer si, entre les parties, existe un lien de subordination, caractéristique du contrat de travail, ou s’il n’y a pas, plutôt, un degré d’autonomie révélateur d’un contrat d’entreprise : ibidem.

19 Ceci dit, il ne faut pas, au plan du contrôle, confondre le contrôle du résultat ou de la qualité des travaux avec le contrôle de leur exécution par l’ouvrier chargé de les réaliser : Vulcain Alarme Inc. c. Le ministre du Revenu national, A‑376‑98, 11 mai 1999, paragraphe 10, (C.A.F.); D & J Driveway Inc. c. Le ministre du Revenu national, précité, au paragraphe 9. Comme le disait notre collègue le juge Décary dans l’affaire Charbonneau c. Canada (ministre du Revenu national - M.R.N), précitée, suivie dans l’arrêt Jaillet c. Canada (ministre du Revenu national – M.R.N.), 2002 CAF 394, « rares sont les donneurs d’ouvrage qui ne s’assurent pas que le travail est exécuté en conformité avec leurs exigences et aux lieux convenus. Le contrôle du résultat ne doit pas être confondu avec le contrôle du travailleur ».

20 Je suis d’accord avec les prétentions de la demanderesse. Un sous‑entrepreneur n’est pas une personne libre de toute contrainte qui travaille à son gré, selon ses inclinations et sans la moindre préoccupation pour ses collègues co‑contractants et les tiers. Ce n’est pas un dilettante à l’attitude cavalière, voire irrespectueuse, capricieuse ou irresponsable. Il œuvre dans un cadre défini, mais il le fait avec autonomie et à l’extérieur de celui de l’entreprise de l’entrepreneur général. Le contrat de sous‑traitance revêt souvent un caractère léonin dicté par les obligations de l’entrepreneur général : il est à prendre ou à laisser. Mais sa nature n’en est pas altérée pour autant. Et l’entrepreneur général ne perd pas son droit de regard sur le résultat et la qualité des travaux puisqu’il en assume la seule et entière responsabilité vis‑à‑vis ses clients.

[28] De plus, la Cour d’appel fédérale a fait les observations suivantes dans l’arrêt D & J Driveway Inc. :

2 Nous reconnaissons d’emblée que la stipulation des parties quant à la nature de leurs relations contractuelles n’est pas nécessairement déterminante et que la cour chargée d’examiner cette question peut en arriver à une détermination contraire sur la foi de la preuve qui lui est soumise : Dynamex Canada inc. c. Canada, 2003 CAF 248 (CanLII) [2003] 305 N.R. 295 (C.A.F.). Mais cette stipulation ou l’interrogatoire des parties sur la question peuvent s’avérer un instrument utile d’interprétation de la nature du contrat intervenu entre les participants.

[29] Dans l’arrêt D & J Driveway Inc., la Cour d’appel a ensuite reconnu, au paragraphe 4, qu’il est possible de se référer aux critères de l’arrêt Wiebe Door Services pour apprécier l’existence d’un lien de subordination au titre du Code civil.

[11] Il convient de noter que la définition d’emploi assurable dans la Loi n’est pas limitée aux personnes qui gagnent un salaire à l’heure, à la semaine, au mois ou à l’année et qu’elle s’applique expressément « que la rémunération soit calculée soit au temps ou aux pièces, soit en partie au temps et en partie aux pièces, soit de toute autre manière ». Cette définition est importante parce que, comme nous le verrons plus loin, la rémunération de M. Ubartas provenant du GFP était fonction de la quantité de bois qu’il avait récupérée dans les secteurs qui lui avaient été attribués par le GFP.

[12] Le Tribunal administratif du travail du Québec (le « Tribunal ») a tenu une audience sur la question de savoir si M. Ubartas était ou n’était pas engagé par le GFP en vertu d’un contrat de louage de services en 2020 et 2021. Il s’agit en substance de la même question de fond concernant un contrat de louage de services par rapport à un contrat d’entreprise. Le Tribunal a tenu compte des mêmes années et s’est penché sur la plupart des mêmes éléments de preuve à l’audience. Le Tribunal a décidé en 2023 que M. Ubartas travaillait aux termes d’un contrat de louage de services avec son employeur, le GFP. Il convient de souligner que le Tribunal est arrivé en gros à la même décision que celle que j’indique ci‑dessous pour essentiellement les mêmes motifs. Cela dit, le Tribunal est un tribunal administratif et non une cour de justice et, par conséquent, je ne suis pas lié par cette décision en vertu de la doctrine du stare decisis ou de la courtoisie judiciaire.

IV. Intention des parties

[13] M. Ubartas a été embauché comme employé lorsqu’il a commencé à travailler pour le GFP en 2015. M. Ubartas maintient cette position, et le GFP n’est pas en désaccord. J’estime que les deux parties voulaient que leur relation soit une relation d’emploi et elles l’ont traitée comme tel. Le GFP a versé des retenues salariales pendant toute la période où M. Ubartas travaillait pour lui, lui a délivré des feuillets T4, lui a versé des indemnités de vacances, a payé ses congés de maladie et l’a payé lorsqu’il ne pouvait pas travailler parce que l’équipement était en panne, qu’il pleuvait et parce qu’il s’était blessé au travail. Cela s’est poursuivi au cours de la période de 2020‑2021 en question.

[14] Selon le directeur général du GFP, il y a plusieurs années, aux environs de la période en question, le GFP a converti en entrepreneurs indépendants tous ses employés qui étaient abatteurs manuels. Toutefois, d’après le directeur général, le GFP aurait offert aux abatteurs de continuer à leur fournir des services de paie comprenant des retenues d’impôt comme s’ils étaient des employés. Le GFP devait faire une telle offre pour conserver un nombre suffisant d’abatteurs dans ses rangs. Certains abatteurs ont accepté cette option, et M. Ubartas a dû être l’un d’eux. Le directeur général a reconnu qu’il n’exerçait pas encore ses fonctions auprès de GFP à ce moment-là et qu’il ne sait pas ce qui a été offert aux abatteurs. Il comprend maintenant que c’est ce qu’a fait le GFP. J’estime que cette explication n’est ni fiable, ni crédible, ni étayée par la preuve. Comme je le décris plus loin, le témoignage de l’appelant et l’ensemble de la preuve montrent clairement que rien n’a changé pour ces abatteurs à ce moment-là. Je conclus que, si une telle chose s’est produite dans le cas de l’emploi des abatteurs à ce moment-là, c’est qu’on leur a offert la possibilité de devenir des entrepreneurs indépendants s’ils le voulaient, et je conclus que M. Ubartas et au moins quelques autres n’ont pas fait ce choix. Compte tenu de ces conclusions, M. Ubartas et le GFP avaient l’intention de conserver leur relation employeur-employé pendant la période en question.

[15] M. Ubartas a déclaré que l’intention mutuelle à cet égard n’a changé qu’après son accident de travail de septembre 2021, lorsque le GFP l’a informé qu’il était un entrepreneur indépendant. M. Ubartas n’est pas retourné au travail après cet accident. J’accepte le témoignage de M. Ubartas compte tenu du peu de fiabilité de la version du directeur général, y compris le fait qu’il s’agit de ouï-dire. Je souligne également que le témoignage de M. Ubartas concorde avec le fait que le GFP a contesté son statut d’employé dans le cadre de l’instance devant le tribunal provincial, qui est le premier élément de preuve documentaire produit par l’une ou l’autre des parties qui ne cadre pas avec la thèse que M. Ubartas était l’employé du GFP.

V. Subordination et contrôle

[16] Le contremaître du GFP donnait à M. Ubartas des instructions sur les zones qu’il devait récolter et sur la question de savoir s’il devait effectuer une coupe complète ou partielle. C’est le GFP qui obtenait les droits et les contrats de coupe, et c’est le GFP qui établissait le prix du bois d’œuvre avec ses clients.

[17] L’appelant n’a jamais refusé d’effectuer le travail qui lui a été confié. Il travaillait 8,5 heures par jour du lundi au vendredi pendant la saison annuelle de neuf à dix mois.

[18] Aucun élément de preuve ne donne à penser que M. Ubartas pouvait donner son travail en sous-traitance ou confier son travail à un remplaçant. Rien dans la preuve n’indique qu’il pouvait embaucher un assistant pour accomplir quelque aspect que ce soit de son travail avec lui. M. Ubartas n’a jamais travaillé pour quelqu’un d’autre pendant toute cette période, il n’a travaillé que pour le GFP.

[19] Alors que M. Ubartas était chargé de faire une coupe complète ou partielle du bois dans les secteurs assignés conformément aux directives reçues, le contremaître donnait des instructions sur l’endroit où conduire sa débusqueuse dans les secteurs qui lui étaient assignés et sur la façon de gérer les eaux usées etc., c’est-à-dire que le GFP l’obligeait à suivre ses directives sur les meilleures pratiques d’exploitation forestière et d’autres pratiques forestières, y compris quant au moment et à l’endroit où le bois du secteur désigné devrait être récolté.

[20] Indépendamment de son travail d’abattage, lorsque de nouveaux sentiers et de nouvelles routes devaient être aménagés, M. Ubartas était informé de leur tracé et du moment où ils devaient être construits.

[21] Le contremaître se présentait au moins une fois par semaine et parfois plusieurs fois par semaine, en fonction de la vaste expérience de M. Ubartas comme homme de métier dans cette tâche, et ce domaine en particulier. Le contremaître vérifiait que le bois avait été coupé à la bonne longueur et conformément aux autres normes de l’industrie forestière.

[22] M. Ubartas devait informer le GFP de sa présence sur le chantier, de son départ du chantier, de ses absences pour cause de maladie ou de ses demandes de congé pour se rendre à un rendez-vous, ainsi que des pannes de sa débusqueuse. Le GFP faisait le suivi de ces heures. M. Ubartas devait également rendre compte au GFP de l’utilisation de ses jours de congé.

[23] Les facteurs de la subordination et du contrôle font pencher la balance fortement en faveur de la thèse de l’emploi et non celle du statut d’entrepreneur indépendant.

VI. Possibilités de profit et risques de perte

[24] M. Ubartas recevait un salaire hebdomadaire de 800 $. Toutes les retenues appropriées étaient effectuées aux fins fédérales et provinciales. Aucune TPS n’était facturée ni payée par le GFP lorsqu’il versait à M. Ubartas son salaire.

[25] Le salaire de M. Ubartas était versé sous forme d’avances hebdomadaires de 800 $ et faisait l’objet d’un rapprochement des comptes à la fin de la saison sur la base du volume final de bois coupé et livré au bord de la route[1]. Il n’est pas clair s’il s’agissait d’un emploi à la pièce assorti d’avances ou d’un salaire majoré d’une prime de rendement pour les employés. Quoi qu’il en soit, tous les montants, sauf les paiements de location de la débusqueuse de 1000 $ par semaine, constituaient un revenu supplémentaire provenant du travail de M. Ubartas. Cela avait pour but de les encourager, lui et les autres abatteurs, à être plus efficaces.

[26] Bien qu’il puisse augmenter sa rémunération horaire de cette façon, il ne pouvait couper que du bois provenant des secteurs qui lui étaient assignés et il n’avait aucun contrôle sur les contrats de bois acquis par le GFP ou sur les secteurs qui lui étaient assignés par le GFP, ni sur la décision d’effectuer une coupe complète ou partielle.

[27] M. Ubartas a également effectué de nombreux autres travaux pour le GFP rémunérés sur la base d’un salaire horaire, comme le traçage de sentiers et de chemins, entre autres, pendant les années en question.

[28] M. Ubartas recevait également un montant fixe de 1 000 $ par semaine pendant toute la saison pour l’utilisation de sa débusqueuse. Cette somme était versée séparément à la société de M. Ubartas[2].

[29] Ces facteurs financiers font fortement pencher la balance en faveur de l’emploi et non du statut d’entrepreneur indépendant.

VII. Outils, fournitures, conformité réglementaire

[30] Le GFP a fourni toute la formation réglementaire ainsi que la formation sur la sécurité requises par la loi ou par ses pratiques forestières et ses politiques de conformité. M. Ubartas a assisté à tous les modules de formation annuels du GFP.

[31] M. Ubartas a été remboursé par le GFP pour tout l’achat de tout le matériel de sécurité, y compris un GPS portatif, un casque de sécurité, des lunettes de sécurité, des bottes de sécurité, des gants de sécurité et des accessoires de sécurité pour sa scie à chaîne.

[32] La société de M. Ubartas était propriétaire de la débusqueuse qu’il utilisait au travail. Le directeur général a confirmé que le GFP ne possédait pas de débusqueuses, qu’elles appartenaient toutes à leurs abatteurs, même lorsque ces derniers étaient des employés. Ce n’est pas toujours le cas dans l’industrie. Cependant, M. Ubartas a dit qu’il était propriétaire d’une débusqueuse lorsqu’il a travaillé pour Abitibi Bowater pendant de nombreuses années et qu’il accomplissait la même tâche. L’appelant n’a utilisé sa débusqueuse que pour son travail au sein du GFP.

[33] Ce facteur fait pencher quelque peu la balance en faveur du statut d’employé.

VIII. Autres facteurs

[34] Après 2019, M. Ubartas a continué d’être invité à la fête de Noël du personnel du GFP, etc. M. Ubartas a également été invité par écrit à cotiser au REER collectif du GFP dans une lettre indiquant que la cotisation réduirait ses retenues d’employé. Ces facteurs font également pencher la balance en faveur du statut d’employé.

IX. Conclusion

[35] Après avoir pris en considération et soupesé les facteurs applicables, je conclus que M. Ubartas occupait un emploi assurable au sein du GFP en 2020 et en 2021.

[36] Je reconnais que le GFP a pu réorganiser sa main-d’œuvre d’abatteurs, lesquels sont passés du statut d’employés au statut d’entrepreneurs indépendants, puisque le directeur général a déclaré qu’il avait cru comprendre, d’après d’autres personnes, que cela avait été fait. Il est clair qu’en l’espèce, cela n’a pas été fait. Rien n’a été consigné ou adopté pour tenir compte d’une telle réorganisation. En fait, aucun changement important n’a été apporté. Le GFP délivrait systématiquement des feuillets T4 chaque année à M. Ubartas, indiquant qu’il était son employé et qu’il était assujetti aux retenues salariales. Leurs dossiers en témoignent, tout comme leurs déclarations de revenus.

Signé à Ottawa, Canada, ce 10e jour de juin 2024.

« Patrick Boyle »

Juge Boyle


RÉFÉRENCE :

2024 CCI 85

NO DU DOSSIER DE LA COUR :

2023-344(EI)

INTITULÉ :

VICTOR UBARTAS ET M.R.N.

LIEU DE L’AUDIENCE :

Trois-Rivières (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 26 avril 2024

MOTIFS DU JUGEMENT :

L’honorable juge Patrick Boyle

DATE DU JUGEMENT :

Le 10 juin 2024

 

COMPARUTIONS :

 

Avocate de l’appelant :

Me Gaby Gélinas

Avocate de l’intimé :

Me Samantha Jackmino

 

AVOCAT INSCRIT AU DOSSIER :

Pour l’appelant :

Nom :

Me Gaby Gélinas

 

Cabinet :

 

Pour l’intimé :

Me Shalene Curtis-Micallef
Sous-procureure générale du Canada
Ottawa, Canada

 

 

 



[1] Il n’est pas clair si M. Ubartas a reçu un prix fixe par tonnage, ou si ce prix dépendait également du prix auquel le GFP vendait le bois.

[2] Les parties et les deux avocates ont fait référence à l’entreprise de M. Ubartas comme étant constituée en société, tout comme le Tribunal, mais la seule preuve documentaire laisse entendre qu’il pourrait s’agir d’un nom commercial enregistré, et non d’une société constituée distincte. Je n’accorde aucun poids à cette question dans les circonstances.

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