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Dossier : 2011-3056(GST)G

ENTRE :

Kosma-Kare Canada inc.,

appelante,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 

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Appel entendu les 26 et 27 septembre 2013, à Montréal (Québec).

 

Devant : L'honorable juge Lucie Lamarre

 

Comparutions :

 

Avocat de l'appelante :

Me Louis-Frédérick Côté

Avocate de l'intimée :

Me Claudine Alcindor

 

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JUGEMENT

        L’appel de la cotisation établie en vertu de la Partie IX de la Loi sur la taxe d'accise, dont l'avis est daté du 3 mars 2011, pour les périodes d’imposition comprises entre le 1er avril 2006 et le 30 juin 2010, est rejeté, avec dépens.

 

Signé à Ottawa, Canada, ce 14e jour de janvier 2014.

 

 

 

« Lucie Lamarre »

Juge Lamarre

 

 


 

 

 

 

Référence : 2014 CCI 13

Date : 20140114

Dossier : 2011-3056(GST)G

 

ENTRE :

Kosma-Kare Canada inc.,

appelante,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

 

La juge Lamarre

 

 

[1]             L’appelante en appelle d’une cotisation établie par le ministre du Revenu du Québec (ministre) en date du 3 mars 2011 en vertu de la Partie IX de la Loi sur la taxe d’accise (LTA), par laquelle on lui refuse des crédits de taxe sur les intrants (CTI) demandés de 59 560,40 $ pour la période du 1er avril 2006 au 30 juin 2010.

 

[2]             Le ministre soutient que les CTI ainsi refusés sont liés à l’acquisition de prétendues fournitures de services auprès d’agences de placement de personnel que l’appelante n’aurait pas acquises et pour lesquelles elle aurait reçu de fausses factures ou des factures de complaisance. Plus particulièrement, l’appelante s’est vu refuser les CTI demandés sur les factures provenant de deux fournisseurs distincts, soit 9167-4523 Québec Inc. (9167), pour un montant de 29 886,46 $, et 9199-9201 Québec Inc. (9199), connue également sous le nom de Solutions Oxford, pour un montant de 29 673, 94 $ (voir paragraphe 15 f) de la Réponse à l’avis d’appel).

 

 

Faits

 

[3]             J’ai entendu plusieurs témoins et je vais résumer leurs témoignages ci-après.

 

 

Hassan Chaouki : Président et propriétaire de l’appelante

 

[4]             Il ressort du témoignage de monsieur Chaouki que l’appelante exploite son entreprise depuis 1989 comme fabricante de produits de premiers soins et de cotons à cosmétique. Ses clients sont des grandes pharmacies partout au Canada et un peu aux États-Unis. Selon les états financiers déposés en preuve sous la cote A-1, onglet 4, l’appelante faisait de bons profits jusqu’en 2008 (en moyenne environ un demi million de dollars par année). En 2009 et 2010, les ventes ont chuté de 3 ou 4 millions de dollars et l’appelante s’est retrouvée à perte. Le salaire de monsieur Chaouki a été réduit de plus de la moitié en 2009 et en 2010, s’établissant à un peu plus de 150 000 $ au cours de ces deux dernières années (pièce A-1, onglet 5), et ce, explique monsieur Chaouki, pour ne pas réduire le salaire des employés.

 

[5]             Au cours de la période en litige, l’appelante employait une cinquantaine d’employés réguliers, qui étaient payés aux deux semaines. Monsieur Chaouki s’occupait des ventes, mais n’était pas impliqué dans les activités quotidiennes. C’est lui qui choisissait les agences de placement avec lesquelles il acceptait de traiter pour engager la main-d’œuvre supplémentaire selon les besoins de l’entreprise. Ainsi, il a commencé à faire affaire, il y a une quinzaine d’années, avec un dénommé Enzo Chioda, qui détenait l’agence de placement Placement Inter Globe. Quand ce dernier est décédé en 2005, son fils Eric Chioda a pris la relève. Monsieur Chaouki a reconnu que le nom des agences avait changé à quelques reprises depuis, mais a dit que l’important pour lui était de trouver des travailleurs pour exécuter les commandes.

 

André Frenette : Vice-président, finances, de l’appelante

 

[6]             Monsieur Frenette a expliqué qu’il vérifiait si les agences de personnel qui facturaient les services à l’appelante étaient bien enregistrées auprès de l’Agence du revenu du Canada (ARC) et de l’Agence du revenu du Québec (ARQ). Ensuite, il approuvait le paiement par chèque des factures envoyées par l’agence chaque semaine. Il a dit que c’était le cousin de monsieur Chaouki, Ramez Chawky, qui originellement supervisait la production et qui évaluait les besoins en main-d’œuvre supplémentaire. Par la suite, cette tâche a été dévolue à madame Nancy Tremblay. Monsieur Frenette a soumis en preuve un document qu’il a préparé il y a un peu plus d’un an (pièce A-1, onglet 8). Dans ce document, il a comparé le taux horaire payé aux deux agences qui font l’objet du présent litige pour chaque travailleur (variant en moyenne entre 8,50 $ et 11,50 $, ou 13 $ pour quelques travailleurs) avec le taux horaire du salaire minimum dans la province de Québec (variant entre 7,75 $ et 9,50 $) au cours de la période en cause. Il y constate que le taux horaire payé aux deux agences en litige excède en moyenne le taux horaire du salaire minimum d’un écart variant à peu près entre 16 et 29 pour 100. Monsieur Frenette a également calculé cet écart pour une autre agence, Prohad Personnel (Prohad), avec laquelle l’appelante a également fait affaire pendant une période de huit mois, du mois de septembre 2008 au mois d’avril 2009, et qui ne fait l’objet d’aucune contestation de la part du ministre. On remarque que le taux horaire payé à cette agence pour chaque travailleur était de 14 $ versus le taux horaire de 8,50 $ pour le salaire minimum pour cette période, donnant un écart de 65 pour 100.

 

[7]             Monsieur Frenette a également déposé une entente de services entre l’appelante et Solutions Oxford (pièce A-1, onglet 10). Cette entente a été signée par lui pour le compte de l’appelante et par Eric Chioda pour Solutions Oxford, au moment où s’effectuait la vérification de l’ARQ au printemps 2010. Ils l’ont toutefois antidatée au 15 septembre 2008. Monsieur Frenette a dit que c’est par négligence qu’ils avaient omis de signer cette entente avant. Il l’aurait reçue de monsieur Chioda en 2008 et l’aurait fait vérifier par les avocats de l’appelante. En attendant, l’appelante avait besoin de main-d’œuvre et a fait appel aux services de Solutions Oxford même si rien n’avait encore été signé. Monsieur Frenette a dit que monsieur Chioda lui avait apporté un document provenant du Registraire des entreprises du Québec (REQ), et que tout semblait en règle. Lors d’une vérification précédente par Revenu Québec en 2005, on aurait demandé à l’appelante de fournir une description suffisante des travailleurs envoyés par les agences de placement (soit les fiches des travailleurs contenant leurs numéros d’assurance sociale (NAS) et leurs adresses). Monsieur Frenette a mentionné que les agences faisant l’objet du litige, ont refusé de divulguer ces informations sur leurs travailleurs. Monsieur Frenette dit avoir alors consulté les avocats de l’appelante, qui lui auraient répondu qu’elle ne pouvait pas légalement fournir la description requise par l’ARQ puisque ces travailleurs n’étaient pas ses employés, mais les employés des agences de placement, qui détenaient ces informations de façon privilégiée. Aucun tel avis juridique n’a toutefois été déposé en preuve et on ne sait pas sur la foi de quels renseignements exactement cet avis aurait été donné. Eric Chioda aurait fourni à monsieur Frenette un article écrit par le cabinet d’avocats Lavery, de Billy (déposé sous la cote A-1, à l’onglet 11 et qui se veut une analyse juridique générale sur la détermination du véritable employeur lorsqu’une entreprise fait appel à une agence de placement de personnel, mais non une analyse spécifique pour la situation de l’appelante), en lui disant que ses avocats lui avaient confirmé que l’entente de services était valide et légale.

 

[8]             En contre-interrogatoire, monsieur Frenette a reconnu que l’agence Prohad, avec laquelle il a également fait affaire (et qui ne fait l’objet d’aucune contestation par le ministre), fournissait les NAS et les adresses des travailleurs dans les fiches qui lui étaient transmises (pièce I-1, pages 9-16, 9-23 et suivantes). Il a toutefois dit que cette agence avait des problèmes à trouver des employés et qu’il a cessé après quelques mois de faire affaire avec elle. Il a également reconnu que l’agence Prohad, contrairement aux agences qui font l’objet du présent litige, envoyait ses factures par la poste sans recevoir préalablement le tableau Excel (compilant les heures de travail des travailleurs) préparé par les représentants de l’appelante. Prohad préparait elle-même ses factures selon les heures de travail des employés qu’elle sélectionnait pour travailler chez l’appelante. Monsieur Frenette payait Prohad par chèque dans les quinze jours suivant la réception de la facture. Pour ce qui est de 9199 et de 9167, c’est celui qui transportait les employés qui allait chercher le chèque de l’appelante dans la semaine même où la facture était reçue par télécopieur, laquelle facture reprenait les informations données par l’appelante sur son tableau Excel. Sur les feuilles de travail jointes aux factures de ces deux dernières agences, il n’y avait pas toujours le nom au complet du travailleur.

 

[9]             Monsieur Frenette a par ailleurs reconnu que les employés recrutés par ces agences étaient principalement des immigrants puisque, dit-il, les Québécois ne voulaient pas faire un tel travail au salaire qui était offert. Il ne savait pas si ces travailleurs étaient protégés par la Commission de la santé et de la sécurité du travail (CSST) en cas d’accident de travail. Ce n’était pas l’appelante qui couvrait ceci.

 

 

Eric Chioda : Celui qui a constitué 9199 en compagnie

 

[10]        De son côté, Eric Chioda, un autre témoin de l’appelante, a expliqué qu’il avait travaillé dans le passé pour son père Enzo Chioda, qui exploitait une agence de placement du nom de Placements Inter Globe. Ce dernier est décédé en janvier 2005. À ce moment, Eric Chioda a changé le nom de l’entreprise pour Placements Inter Montréal. Ceci a été de courte durée puisqu’il a fait faillite en avril 2006 par suite d’une vérification de son entreprise par Revenu Québec, qui s’est conclue par le refus des CTI sur des factures de complaisance. Il a donc décidé de travailler dans la construction jusqu’en 2008. Apparemment, c’est un dénommé Aimé Mokonda, qu’il dit ne pas connaître, qui aurait repris son agence en 2006. En 2008, monsieur Chioda a constitué 9199 en compagnie, sous la raison sociale Solutions Oxford, et est retourné voir ses anciens clients pour offrir à nouveau ses services, mais cette fois comme intermédiaire entre les clients et les agences de placement. Il ne voulait plus d’employés. Il voulait agir uniquement comme un courtier en ressources humaines en prenant un petit pourcentage pour lui permettre de gagner sa vie. Il est allé voir un avocat spécialisé dans le domaine (le cabinet d’avocats Lavery, de Billy), qui lui a préparé l’entente de services à laquelle il a été fait référence plus haut. Apparemment, monsieur Chioda travaillait avec deux secrétaires, l’une du nom de Patricia Martinez et l’autre du nom de Beatriz Jimenez. Les clients qu’il recrutait les appelaient et ce sont elles qui prenaient contact avec les agences de placement. Elles disaient aux agences l’endroit où les travailleurs devaient se présenter et Eric Chioda ne s’occupait pas de leur transport. Il remettait aux agences de placement le montant facturé à l’appelante moins un léger pourcentage de profit qu’il gardait pour lui. Il avait environ sept ou huit clients. Lorsque Revenu Québec a procédé à une autre vérification, on lui a refusé ses CTI et il a fait faillite de nouveau.

 

[11]        En contre-interrogatoire, il a dit avoir facturé des services à l’appelante au nom de Solutions Oxford (9199) pour un montant global d’environ 500 000 $. Pour lui, il ne s’agissait pas de son plus gros client. Son principal client était Pasta Romana, auquel il a facturé 2 millions de dollars au cours de sa première année d’exploitation. Il n’aurait fait aucune déclaration pour ce client au cours de sa deuxième année d’exploitation.

 

[12]        Eric Chioda aurait contracté avec deux agences de personnel, soit Entreprise SDE Inc. (SDE) et Agence Nafran Inc. (Nafran), pour les travailleurs envoyés chez l’appelante. Il dit ne pas être allé à leur établissement et ne pas avoir signé de contrat avec elles.

 

[13]        Il a mentionné qu’il s’organisait pour faire un profit pouvant varier de 15 ¢ et 50 ¢ de l’heure par employé. Ainsi, il explique qu’il facturait à l’appelante 14,00 $ de l’heure et versait à l’agence de placement 13,75 $.

 

[14]        Lui-même ne savait pas quels travailleurs étaient affectés chez l’appelante par les agences de placement avec lesquelles il faisait affaire, mais il en savait le nombre. Ainsi, il aurait remis plus de 2 millions de dollars à SDE et se serait vu refuser les CTI sur ces paiements, au motif qu’il s’agissait encore de factures de complaisance. Eric Chioda a dit qu’il vérifiait normalement au registre des entreprises du Québec si les agences de placement étaient validement enregistrées, mais il ne pouvait l’affirmer pour SDE, qui s’affichait comme exploitant un service de conciergerie et d’entreprise, et non pas un service de placement de personnel.

 

 

Nancy Tremblay : Ex-employée de l’appelante

 

[15]        Madame Nancy Tremblay, qui a également témoigné à la demande de l’appelante, était superviseure des employés à la production en 2006 et en 2007. Au cours des années suivantes et jusqu’en 2011, année où elle a cessé de travailler là, elle s’est aussi occupée de la planification. Elle commandait les matières premières pour la fabrication des produits demandés. Si elle réalisait qu’il n’y avait pas assez d’employés sur place pour exécuter les commandes, elle appelait les agences de placement sélectionnées par monsieur Chaouki afin qu’on leur envoie des travailleurs. Madame Tremblay nous a dit avoir parlé à une dénommée Patricia, puis à une autre dame du nom d’Andrea. Elle ne les a jamais vues. Elle a également rencontré un dénommé Aimé une ou deux fois, lequel faisait du transport ou venait chercher le chèque de paiement pour l’agence. Les travailleurs envoyés par les agences étaient des femmes pour le travail aux tables d’emballage des fournitures d’hygiène. Elles mettaient les pansements dans les boîtes. On engageait des hommes pour le transport. On décidait au jour le jour si on avait besoin de travailleurs supplémentaires. Si l’un d’eux n’avait pas la compétence nécessaire, madame Tremblay demandait tout simplement à l’agence de ne plus envoyer cette personne.

 

[16]        C’est madame Tremblay qui préparait, sur Excel, un sommaire des feuilles de temps des travailleurs envoyés par les agences. Elle indiquait le temps de travail de chacun à partir des cartes de pointage des hommes et, pour les femmes, elle remplissait elle-même les feuilles de temps en indiquant leurs noms (parfois on n’y voit que des prénoms) et leurs heures de présence. Les travailleuses y apposaient leurs initiales. Madame Tremblay a expliqué que le travail des femmes pour l’emballage et les cosmétiques requérait un nombre très variable de travailleuses et il était plus facile d’inscrire le temps de cette manière au lieu d’utiliser un trop grand nombre de cartes de pointage. Il y avait des travailleuses de jour et de nuit. Une fois le tableau Excel rempli avec toutes les heures de travail de chacun, Madame Tremblay l’envoyait par télécopie à l’agence. Celle-ci renvoyait une facture aussitôt, que l’on remettait à monsieur Frenette pour paiement à l’agence une fois que celui-ci avait donné son approbation. Ceci se faisait une fois par semaine. Elle-même ne connaissait pas le taux horaire versé aux travailleurs des agences.

 

[17]        En contre-interrogatoire, madame Tremblay a mentionné qu’elle n’avait appelé qu’une seule agence dans les faits. Il s’agissait de Solutions Oxford (9199), dont s’occupaient Eric Chioda et ladite Patricia.

 

 

Ramez Chawky : Employé de l’appelante

 

[18]        Monsieur Ramez Chawky a également témoigné à la demande de l’appelante. Il était directeur de production en 2005 et en 2006 et, de 2006 à 2008, il chapeautait les superviseurs de chaque division. C’est lui également qui prenait contact avec les agences pour l’embauche de main-d’œuvre supplémentaire. Il parlait à une dénommée Patricia ou à Eric Chioda pour obtenir du personnel pour le lendemain. Pendant les deux ans d’absence de monsieur Chioda, il appelait un dénommé Aimé (qu’il n’avait vu qu’une seule fois), mais parlait aussi à Patricia et à Beatriz, les secrétaires de monsieur Chioda. Monsieur Chawky a mentionné qu’il veillait à obtenir le nombre d’employés nécessaires pour finir les tâches à accomplir, mais que ce n’est pas lui qui négociait les prix. Il ne savait pas qui s’occupait du transport des travailleurs envoyés par les agences. Il a dit qu’il n’avait pas recours de façon régulière à un nombre précis de travailleurs supplémentaires chaque semaine, car cela dépendait de l’achalandage et du produit. Parfois, il faisait appel à autant d’employés de jour que de nuit; d’autres semaines, il n’avait besoin de personne. Apparemment, ce sont les employés réguliers de l’appelante qui manipulaient les machines en marche. La main-d’œuvre venant des agences « remplissait » ces machines à l’arrêt et avait pour tâche l’emballage des pansements. Au cours de ces années, monsieur Chawky travaillait avec son assistante, Nancy Tremblay, qui était son bras droit en son absence. Elle était superviseure d’atelier et lui faisait un rapport de production. Monsieur Chawky procédait de la même façon que celle décrite par madame Tremblay pour la facturation. Il a quitté ses fonctions en 2008 et travaille à nouveau pour l’appelante depuis près d’un an.

 

 

Maria Luisa Aguilar : Ex-employée de l’appelante

 

[19]        Madame Maria Luisa Aguilar, le dernier témoin pour l’appelante, travaillait pour les agences auparavant et est devenue une employée régulière de l’appelante en 2006. Elle a pris sa retraite en juillet 2012. Elle était superviseure dans la division des pansements. Elle devait s’assurer que les machines étaient en bon état de fonctionnement et qu’il y avait assez d’employés pour exécuter les commandes. Au cours des dernières années, on lui demandait d’appeler directement les agences pour recruter de la main-d’œuvre supplémentaire, car elle parlait espagnol. Elle parlait à une dénommée Andrea et ensuite à une autre du nom de Maria. Elle connaissait également Patricia. Elle a dit avoir toujours contacté l’agence Solutions Oxford, mais ne connaissait ni Eric Chioda ni Aimé Mokonda. Elle a également mentionné que son mari faisait parfois le transport des employés et qu’il pouvait prendre au retour le chèque payable à l’agence.

 

 

Annie Haché : Vérificatrice de l’ARQ dans le dossier de l’appelante

 

[20]        Le rapport de vérification de madame Haché a été déposé sous la cote I‑2. Elle a reconnu que les livres et déclarations de l’appelante étaient conformes aux états financiers. Le seul point litigieux pour elle concernait les agences de placement pour lesquelles elle a refusé les factures soumises aux fins d’obtenir un remboursement de CTI. Elle a comparé le mode de fonctionnement des deux agences en question ici avec celui de l’agence Prohad, qui serait une agence conforme selon l’ARQ. Ainsi, elle a comparé le taux horaire versé pour les travailleurs venant de 9167 et de 9199, qui s’établissait, selon son rapport d’enquête, à un montant variant entre 8,50 $ et 11 $ au cours de la période visée, alors que le taux horaire payé aux employés de Prohad au cours de la période qui nous concerne était de 14 $ (pièce I-2, page 5). Ensuite, elle a constaté que 9167 et 9199 facturaient leurs services à l’appelante par télécopieur à partir d’un tableau Excel rempli par l’appelante elle-même, que le chèque était émis le lendemain et encaissé deux jours plus tard. Dans le cas de Prohad, le chèque était émis 15 à 20 jours après la facturation, laquelle n’était pas établie à partir d’un tableau Excel préparé par l’appelante. Finalement, ni 9167 ni 9199 ne fournissaient des fiches permettant d’identifier les employés (NAS, adresse) alors que Prohad fournissait de telles fiches sur ses employés. Ni 9167 ni 9199 ne possédaient d’attestation de conformité de la CSST alors que Prohad détenait plusieurs de ces attestations pour ses employés. Lors d’une vérification antérieure, l’appelante avait été avisée qu’elle devait maintenir une fiche pour chacun des employés que les agences lui envoyaient, mais monsieur Frenette n’en a pas tenu compte parce que, selon lui, ce n’était pas à lui de faire le travail du gouvernement (pièce I-2, pages 5-6).

 

[21]        De plus, la masse salariale de 9167 et de 9199 (telle qu’elle a été déclarée à la CSST) était inférieure de beaucoup à la main-d’œuvre facturée à l’appelante. Ainsi, la masse salariale déclarée par 9167 de 2006 à 2008 totalisait environ 54 000 $ annuellement, alors qu’elle aurait facturé à l’appelante 238 328 $ en 2006, 160 152 $ en 2007 et 101 063 $ en 2008. Quant à 9199, elle a déclaré une masse salariale de 9 800 $ en 2008 et facturait à l’appelante pour cette même année 77 088 $; en 2009, 9199 a déclaré une masse salariale de 57 070 $ et a facturé 295 182 $ à l’appelante (voir le rapport de vérification, pièce I-2, pages 5 et 8). Par ailleurs, selon madame Haché, on retrouve la même Patricia Martinez au service de 9167 et de 9199 pour des années différentes. Sur les factures, elle a retracé un certain nombre de travailleurs qui venaient tant de 9167 que de 9199. Elle en a déduit que 9167 n’était « [qu’] une continuité des agences gérées par Enzo et Eric Chioda » (pièce I-2, page 6).

 

[22]        Par ailleurs, madame Haché a constaté à l’aide d’un tableau que le taux horaire facturé par 9167 et 9199 ne leur permettait pas de rémunérer les employés au salaire minimum et de couvrir leurs frais d’exploitation. Ainsi, selon ce tableau que l’on retrouve dans son rapport (pièce I-2, page 9 et pièce A-1, onglet 16), le coût horaire minimum pour l’employeur par employé (en tenant compte d’un taux de 4% pour les vacances, la part de l’employeur pour les différentes cotisations à l’assurance-emploi, à la Régie des rentes du Québec (RRQ), à la CSST, et autres cotisations) est soit plus élevé, soit à peine plus bas que le taux horaire facturé pour chaque employé. Tenant compte en plus du fait que la majorité des chèques tirés par l’appelante ont été encaissés dans un centre d’encaissement exigeant des frais de 3 pour 100, madame Haché en est venue à la conclusion que l’appelante devait savoir qu’elle payait un montant nettement insuffisant pour le salaire des travailleurs envoyés par les deux agences 9167 et 9199. D’ailleurs, une raison qu’avait donnée monsieur Frenette à madame Haché pour avoir cessé de faire affaire avec l’agence Prohad, c’était qu’il trouvait cela trop dispendieux (voir rapport de vérification, pièce I-2, page 6). Monsieur Chaouki aurait laissé entendre à madame Haché que, bien qu’il ait trouvé quelque chose d’étrange en ce qui concerne ces agences, il était obligé de faire appel à elles : il n’avait pas le choix, car il ne trouvait personne qui acceptait ce travail au salaire minimum, alors que les agences pouvaient fournir du personnel. Sans les agences, l’appelante n’aurait pas pu respecter ses contrats (pièce I‑2, page 9). Madame Haché a d’ailleurs établi à partir des comptes de dépenses au grand livre que l’appelante a augmenté le nombre d’employés provenant des agences entre 2007 et 2010 et diminué proportionnellement l’embauche de ses propres employés (pièce I-2, page 7).

 

[23]        Par ailleurs, l’ARQ avait également procédé à la vérification des sous-traitants avec lesquels aurait contracté 9199, soit SDE et Nafran. Comme je le résumerai un peu plus loin en parlant du témoignage de deux autres vérificateurs de l’ARQ, ceux-ci ont établi que ces deux sous-traitants n’étaient pas en mesure de fournir les services facturés à l’appelante. Madame Haché a donc conclu que, puisque 9199 agissait comme intermédiaire entre ces deux sous-traitants et l’appelante, elle ne pouvait avoir rendu les services pour lesquels elle réclamait un paiement de cette dernière. Des conversations qu’elle a eues avec les représentants de l’appelante, elle a déduit que les agences recrutaient principalement des immigrants illégaux ou des prestataires de l’aide sociale qui se faisaient rémunérer au comptant. Monsieur Frenette aurait reconnu qu’il se doutait que les travailleurs provenant de ces agences étaient des travailleurs illégaux travaillant au noir, mais a dit qu’il n’avait pas le choix : il devait faire affaire avec des agences plus ou moins en règle afin de diminuer les coûts (pièce I-2, page 9). Ainsi, selon madame Haché, en recevant des factures de complaisance des deux agences 9167 et 9199, l’appelante tentait de récupérer de l’ARQ des CTI sur des salaires versés au comptant illégalement et qu’elle n’aurait pu réclamer de toute façon si ces employés avaient été traités comme ses propres employés. Selon elle, il n’y avait pas de transaction commerciale réelle entre l’appelante et 9167 et 9199.  

 

[24]        En contre-interrogatoire, madame Haché a reconnu que, dans le calcul du coût d’un employé pour un employeur, on avait retenu le taux applicable pour la CSST pour la location de services de personnel d’entrepôt, d’atelier ou d’usine (pour l’année 2008, par exemple, le taux utilisé était de 7,45 pour 100 selon la pièce A-1, onglet 15 page 20 et onglet 16). Selon la table des taux de la CSST fournie à la pièce A-1, onglet 15, par exemple pour l’année 2008, l’avocat de l’appelante a suggéré à madame Haché qu’on aurait pu attribuer un taux plus bas, par exemple, celui applicable à la fabrication de produits de soins d’hygiène corporelle ou à la fabrication de médicaments (un taux de 1,30 pour 100, page 10) ou aux services d’entreposage, ou aux services d’emballage, d’empaquetage, de mise en boîte, d’étiquetage et de changement d’étiquettes de produits (un taux de 4,29 pour 100, page 18). Madame Haché a répondu qu’elle s’était fiée au taux retenu par son vérificateur sans vérifier elle-même si cela correspondait au travail des employés en question.

 

[25]        Par ailleurs, les trois employés à qui elle a pu parler lors de sa visite en mai 2010 (car il y a eu un manque de collaboration, selon son témoignage) n’avaient pas leur NAS ni de pièce d’identité et disaient prendre leur paie à l’agence qui les contactait. L’un d’eux a dit être payé 9 $ de l’heure, un autre a dit 7 $ et le troisième ne connaissait pas son taux horaire (ces taux étant en-dessous du salaire minimum, soit 9,50 $ de l’heure entre mai et juin 2010 selon le tableau fourni par l’appelante à la pièce A-1, onglet 8). Elle a parlé à un autre employé travaillant maintenant officiellement pour l’appelante comme employé régulier. Ce dernier a mentionné qu’il était payé comptant 7 $ de l’heure quand il était envoyé par l’agence et que, depuis qu’il était employé directement par l’appelante, il recevait 10,50 $ de l’heure pour 40 heures par semaine (pièce A-1, onglet 17 et pièce I-2, page 10). Madame Haché a toutefois mentionné en contre-interrogatoire qu’elle n’avait pu confirmer le nombre d’heures de travail de ces employés et le fait qu’ils prenaient leur paie à l’agence. Elle a aussi confirmé, malgré une insinuation contraire de l’avocat de l’appelante lors d’une question posée en contre-interrogatoire, que les employés envoyés par Prohad n’étaient pas nécessairement de la main-d’œuvre spécialisée. Un exemple d’une facture préparée par Prohad montre qu’on demande 14 $ de l’heure pour la sous-traitance de personnel, avec cartes de pointage et feuilles de temps à l’appui (pièce I-3). Les formulaires de demande d’emploi venant de Prohad montrent également que les travailleurs (qui pouvaient par ailleurs avoir obtenu un diplôme spécialisé dans leur pays) présentaient des demandes d’emploi très générales, qui ne correspondaient pas à leur diplôme s’ils en avaient un. Tous ces travailleurs indiquaient leur adresse et détenaient un NAS ou un permis de travail temporaire délivré par Immigration Canada (pièce I-1).

 

 

Etienne Marcoux : Vérificateur de l’ARQ dans le dossier de 9199

 

[26]        Monsieur Etienne Marcoux, vérificateur pour l’ARQ, a témoigné pour expliquer la vérification qu’il a faite dans le dossier de 9199 (Solutions Oxford) pour la période allant du mois d’août 2008 au mois de juillet 2010. Il a déposé son rapport sous la cote I-4. En fait, il travaillait dans le dossier d’une autre entreprise du nom de Pasta Romana, laquelle réclamait un montant important de CTI relativement à des factures payées à 9199. Celles-ci contenaient une description insuffisante des services fournis, n’étaient accompagnées d’aucune liste d’employés ni ne mentionnaient aucune période précise.

 

[27]        Monsieur Marcoux a donc décidé de procéder à la vérification de 9199. C’est dans ce contexte qu’il a rencontré Eric Chioda, son unique actionnaire, dans les locaux de Pasta Romana. Il lui a demandé de fournir une liste d’employés, car il avait constaté que 9199 facturait 20 000 $ aux deux semaines à Pasta Romana. Lorsque monsieur Chioda lui a répondu qu’il agissait simplement comme un intermédiaire, monsieur Marcoux lui a demandé la liste des sous-traitants qu’il contactait. Monsieur Chioda ne s’en souvenait pas. Il n’a pu donner non plus le nom d’aucun client à part Pasta Romana. Monsieur Marcoux a par la suite rencontré le comptable de 9199, lequel lui a remis les factures envoyées par les sous-traitants. Apparemment, 9199 n’avait aucune facture faisant état de dépenses courantes, tels le loyer, le téléphone, l’électricité. Monsieur Marcoux a constaté qu’il y avait cinq sous-traitants (dont SDE et Nafran, auxquelles il a été fait référence plus haut) qui ont facturé à 9199 un montant total de 3 millions de dollars au cours de la période de vérification. Monsieur Marcoux a donc vérifié si ces entreprises avaient la possibilité, la capacité matérielle, financière et humaine, de même que l’expertise pour fournir les services facturés.

 

[28]        Il ressort de son enquête que le premier sous-traitant de 9199 (Vêtements Just Pants Inc.) exploite une entreprise dans le domaine du textile, dans un établissement dont l’adresse diffère de celle indiquée sur les factures fournies par 9199. Le représentant de cette entreprise aurait affirmé à monsieur Marcoux ne jamais avoir fait affaire avec 9199 et lui aurait dit que ses ventes ne correspondaient aucunement au chiffre avancé par 9199 (pièce I-4, pages 9-10). D’ailleurs, les factures produites par 9199, qui provenaient supposément de cette entreprise, sont très peu détaillées compte tenu du montant élevé qu’elles représentent (près de 40 000 $ pour la période de vérification). Il n’y a pas de nom d’employé, pas de nombre d’heures, pas de taux horaire, pas de personne ressource. Monsieur Marcoux a conclu qu’il y avait eu usurpation d’identité et que les factures soumises par 9199 au nom de Just Pants étaient frauduleuses (pièce I-4, pages 12-13).

 

[29]        Quant au deuxième sous-traitant donné par 9199, la société 9124-8518 Québec Inc. (9124), il ressort de l’enquête que cette entreprise a déclaré une panoplie d’activités au REQ, mais aucune de ces activités ne touche le placement de personnel. De même, plusieurs activités indiquées sont les mêmes exactement que celles mentionnées par le troisième sous-traitant, International Plastiques & Polysac Inc./R.H.I Inc. (IPP), avec lequel 9199 a dit travailler.  De plus, 9124 n’est plus enregistrée aux fins de la TPS et de la TVQ, et ce, rétroactivement au 1er avril 2007 (aucune déclaration de taxe n’ayant été produite non plus après cette date), par suite d’activités frauduleuses. Elle n’a déclaré aucun employé ni produit de déclaration de revenus depuis 2006 (pièce I-4, pages 13-14). Or, pour la période de vérification, 9199 prétend avoir versé un montant total d’un peu plus de 490 000 $ à 9124 pour des services de location de personnel. Ici aussi, les factures sont incomplètes, ne donnant aucune description suffisante des services rendus, et l’adresse fournie n’existe pas. Les chèques émis pour payer 9124 auraient été encaissés dans un centre d’encaissement. De plus, 9124 était enregistrée aux fins de la CSST comme exploitant une entreprise dans la fabrication de produits électriques et elle n’a enregistré aucune activité depuis le 24 novembre 2006. Finalement, Eric Chioda avait affirmé avoir trouvé 9124 en consultant les Pages Jaunes, alors que cette entreprise n’y aurait jamais été inscrite. Monsieur Marcoux a conclu que les factures au nom de 9124 étaient fausses (pièce I-4, pages 15-16).

 

[30]        Le troisième sous-traitant, IPP, avait inscrit, parmi une panoplie d’activités déclarées au REQ, le placement de personnel. Toutefois, IPP n’a déclaré aucune taxe perçue ni aucun employé pour la période où elle aurait facturé à 9199 un montant total de près de 180 000 $ avant taxes en 2009. Les factures étaient incomplètes, comme dans le cas des deux premiers sous-traitants et l’adresse inscrite sur ces factures correspond à l’adresse d’une clinique dentaire. Tous les chèques qui auraient servi à payer IPP ont été encaissés dans un centre d’encaissement. La CSST n’a aucun dossier relativement à IPP. Monsieur Marcoux a conclu que les factures au nom de cette entité étaient fausses (pièce I-4, pages 17, 21-23).

 

[31]        Le quatrième sous-traitant, SDE, est celui qui aurait envoyé des employés à l’appelante pour le compte de 9199. L’activité économique déclarée par SDE aux fins de la taxe de vente était celui de rendre des services de conciergerie et d’entretien et non pas la location de personnel. De plus, il ressort de l’enquête que SDE et 9199 ont été constituées à peu près en même temps et qu’elles ont la même année financière. Lors d’une visite surprise au petit local situé à l’adresse indiquée sur une carte professionnelle de SDE que lui a remise Eric Chioda, monsieur Marcoux (qui n’était pas seul lors de cette visite) a rencontré Beatriz Jimenez, qui avait également été employée de 9199 antérieurement. Celle-ci disait être occupée à faire remplir des demandes d’emploi et à répondre au téléphone. Elle n’avait ni le nom ni le numéro de téléphone de son patron. Après la visite de monsieur Marcoux, le local est devenu inoccupé et il n’y avait plus de service au numéro de téléphone indiqué sur la carte professionnelle. Ce dernier, accompagné d’un collègue, aurait ensuite rencontré l’administrateur déclaré de SDE à sa résidence. Ce dernier aurait affirmé que SDE n’était plus en exploitation et leur a remis la carte d’un syndic de faillite. L’administrateur n’a pu répondre à aucune question relativement à la gestion de SDE. Monsieur Marcoux en a conclu que cet administrateur agissait simplement comme un prête-nom. Par ailleurs, SDE a déclaré à la CSST une masse salariale négligeable (1 800 $ pour le mois de décembre 2009 et 35 514 $ pour l’année 2010) en comparaison des montants facturés à 9199, totalisant plus de 2 millions de dollars au cours de la période de vérification, pour des services de location de personnel, alors que les activités déclarées ne mentionnent aucunement ce genre de services. Monsieur Marcoux a donc conclu que les factures établies au nom de SDE étaient fausses et les CTI réclamés par 9199 sur ces factures ont été refusés (pièce I-4, pages 23-25, 26-28).

 

[32]        Quant au cinquième et dernier sous-traitant, Nafran, laquelle agence aurait également été retenue par 9199 pour des services à rendre à l’appelante, l’enquête a révélé qu’elle n’avait aucun employé enregistré auprès de la CSST. Les adresses données pour cette agence étaient fausses et les numéros de TPS et de TVQ qui lui avaient été attribués auraient été révoqués par suite d’activités frauduleuses. Elle n’avait aucune comptabilité et n’a produit aucune déclaration de taxes. Compte tenu de tout ceci, monsieur Marcoux a conclu que les factures émanant de Nafran étaient fausses également (pièce I-4, pages 28-31).

 

[33]        Quant à 9199 elle-même, elle aurait eu sept clients, dont l’appelante, durant la période de vérification. Monsieur Marcoux a constaté, sans toutefois faire une enquête approfondie sur la relation entre 9199 et l’appelante, qu’elle n’avait pas de contrat avec l’appelante au moment de son enquête en 2010. Le taux horaire exigé par 9199 et le nombre d’heures que l’on facturait à l’appelante n’étaient pas inscrits sur les factures. Après le 16 février 2009, les périodes de prestation de services n’étaient plus indiquées. Il a reconnu en contre-interrogatoire qu’il n’avait pas vu les documents accompagnant les factures déposées sous la cote A-1, onglet 13 et sur lesquels on retrouve ces informations, car on ne les lui avait pas montrés. Monsieur Marcoux a trouvé que les factures établies par 9199 à l’intention de l’appelante ne comportaient pas une description suffisante pour permettre de dire que des services avaient été réellement rendus (pièce I-4, page 37).

 

[34]        En conclusion générale, monsieur Marcoux a jugé que ni 9199 ni ses sous-traitants n’avaient la capacité matérielle, financière et humaine pour rendre les services de location de personnel qu’elle avait facturés à ses clients, dont l’appelante. Il termine son rapport en disant que 9199 a participé à un stratagème en fournissant, entre autres, des factures de complaisance et qu’elle n’a pas réalisé de transaction commerciale véritable, que ce soit avec ses présumés sous-traitants ou avec ses clients (pièce I-4, page 44).

 

 

Denis Therrien : Vérificateur de l’ARC dans le dossier 9167

 

[35]        Monsieur Therrien a déposé son rapport sous la cote I-5. Celui‑ci procédait à la vérification de l’entreprise Aliments Da Vinci, qui disait faire affaire avec 9167 pour la fourniture de personnel. Il a donc parlé en juillet 2008 au président et actionnaire unique de 9167, monsieur Aimé Mokonda. Il a rencontré ce dernier dans un sous-sol commercial qui tenait lieu, apparemment, d’établissement pour 9167, car il n’y avait aucune enseigne identifiant cet endroit comme un établissement commercial. Aimé Mokonda a donné différentes versions quant aux activités commerciales de 9167. Par ailleurs, les revenus déclarés aux états financiers de cette entreprise étaient nettement inférieurs aux dépôts bancaires et aux sommes provenant des centres d’encaissement.

 

[36]        De plus, monsieur Therrien a calculé le nombre de jours-personnes requis de 9167 pour combler les besoins de l’ensemble des clients facturés. Ce nombre s’obtient en divisant la masse salariale déclarée de 9167 (excluant le salaire de l’administrateur) par les salaires qui seraient versés, au taux du salaire minimum en vigueur, pour une journée de huit heures. Ainsi, selon ce calcul, 9167 était en mesure de fournir à l’ensemble de ses clients 637 jours-personnes pour l’année 2006 et 428 jours-personnes pour l’année 2007. Or, ce nombre est nettement insuffisant pour combler les besoins en main-d’œuvre de l’ensemble de ses clients. En 2007, par exemple, 9167 devait offrir 26,065 jours-personnes pour répondre à la demande, puisque 9167 aurait facturé 1 853 525 $ dans cette même année. Ce nombre est bien plus élevé que le nombre de 428 jours-personnes disponibles selon les salaires déclarés par 9167 en 2007. En fait, 9167 n’a déclaré que 6 employés en 2007 et 13 en 2006. Il n’y aurait eu aucun employé en 2008. Par ailleurs, selon l’information obtenue, 9167 n’aurait pas réellement retenu les services de sous-traitants. En effet, les sous-traitants auxquels a fait référence Aimé Mokonda n’avaient pas de numéros de taxes valides et n’avaient aucune activité commerciale (pièce I-5, page 10).

 

[37]        Monsieur Frenette aurait par ailleurs mentionné à monsieur Therrien que 9167 lui fournissait trois ou quatre employés. Or, les feuilles de temps préparées par l’appelante pour les services de 9167 montrent 26 personnes en moyenne par semaine provenant de cette entreprise. De plus, tous les encaissements de chèques provenant de l’appelante ont été faits dans un centre d’encaissement (pièce I-5, page 6).

 

[38]        Monsieur Therrien a donc conclu, compte tenu de toutes les incohérences relevées lors de son enquête (incluant les informations contradictoires données par Aimé Mokonda et monsieur Frenette), que 9167 était une société qui faisait des fausses factures dans le but d’aider plusieurs sociétés, dont l’appelante (pièce I-5, page 11). En cour, il a terminé son témoignage en disant que l’avantage pour une société de procéder au moyen de factures de complaisance était la possibilité d’engager ainsi du personnel en deçà du salaire minimum sans effectuer de retenues à la source.

 

 

Arguments des parties

 

[39]        L’appelante soutient en premier lieu que la période du 1er avril 2006 à février 2007 est prescrite et qu’il revient à l’intimée de démontrer que l’appelante a fait une présentation erronée des faits par négligence, inattention ou omission volontaire aux termes des paragraphes 298(1) et 298(4) de la LTA, ce que ne conteste pas l’intimée.

 

[40]        L’appelante soutient qu’elle faisait de très gros profits jusqu’en 2008 et que ce n’est pas pour épargner de l’argent qu’elle recrutait de la main-d’œuvre supplémentaire auprès des agences, mais bien parce qu’il n’était pas facile de trouver des gens désireux de travailler dans le secteur manufacturier. Quant aux montants payés aux agences pour les travailleurs, ces montants étaient généralement un peu plus élevés que le coût minimum, calculé par l’ARQ à la pièce I-2, page 9, pour un employeur vis-à-vis d’un employé. De plus, le coût minimum a été calculé en prenant un taux très élevé pour les cotisations à la CSST (qui comptent pour 45 pour 100 dans le calcul du coût à l’employeur), alors qu’un taux moindre aurait pu très bien être retenu. Tel qu’on peut le remarquer à la table des taux s’appliquant à la CSST, à la pièce A-1, onglet 15, les taux varient largement selon l’activité choisie. Ceci fait dire à l’appelante qu’elle n’avait pas l’impression de payer un montant déraisonnable aux agences pour les travailleurs qu’on lui envoyait. Elle ne considère pas qu’elle ait abusé de ces personnes et agi avec aveuglement volontaire.

 

[41]        Quant à la diligence raisonnable au moment de contracter avec les deux agences en question, monsieur Frenette a dit avoir fait vérifier par les avocats le contrat que l’appelante a ultimement signé en 2010, rétroactivement à 2008, avec Solutions Oxford (9199). Pour ce qui est de 9167, l’appelante a demandé la documentation nécessaire pour la TPS et la TVQ et en aurait été satisfaite.

 

[42]        Pour ce qui est de la comparaison avec l’agence Prohad, l’appelante soutient que cette preuve est non pertinente. Selon elle, le fait qu’elle n’ait contracté avec l’agence Prohad que durant une période de neuf mois sur une période de vérification de quatre ans et que l’agence Prohad engageât de la main-d’œuvre un peu plus spécialisée, faisant en sorte qu’elle ne pouvait combler la demande d’employés de l’appelante, démontre que la situation n’est pas comparable.

 

[43]        Quant à l’avertissement donné par l’ARQ à l’appelante en 2005, suite à une première vérification, de demander les NAS et les adresses des employés aux agences afin de pouvoir donner une description suffisante relativement aux CTI réclamés, l’appelante soutient qu’elle a reçu l’avis d’avocats que ces informations ne pouvaient être exigées des agences puisqu’il s’agissait de leurs employés et non de ceux de l’appelante et que cette dernière ne les contrôlait pas. Ceci est ressorti aussi de la preuve, qui a démontré que les travailleurs n’étaient pas les employés de l’appelante.

 

[44]        L’appelante considère qu’elle a apporté une preuve probante non contredite qu’elle a réellement retenu les services des deux agences pour la fourniture de personnel, pour laquelle elle a rémunéré en toute bonne foi ces agences. D’ailleurs, elle soutient que les vérificateurs de l’ARQ ont confirmé avoir rencontré les représentants de ces agences, ce qui, selon l’appelante, corrobore sa version des faits. De plus, ni monsieur Marcoux ni monsieur Therrien n’ont fait une vérification approfondie des relations entre l’appelante et 9199 d’une part et 9167 d’autre part.

 

[45]        L’appelant se réfère au Règlement sur les renseignements nécessaires à une demande de crédit de taxe sur les intrants (TPS/TVH) (Règlement), et considère que tous les documents internes produits sous la cote A-1, onglet 13, soit, les feuilles de temps, les cartes de pointage et les factures constituent une description suffisante. Les copies de chèques et d’états bancaires démontrent également, selon l’appelante, qu’elle a effectué réellement un paiement aux agences par suite de la fourniture de personnel. Le fait que 9167 ou 9199 aient pu être complices d’une fraude ne change rien au fait qu’elles ont réellement rendu des services à l’appelante pour lesquels cette dernière a payé une contrepartie adéquate. L’appelante soutient qu’il n’y a aucune preuve probante voulant qu’elle ait été complice de quelque fraude que ce soit ou impliquée dans une fraude.

 

[46]        De son côté, l’intimée reprend essentiellement les témoignages des vérificateurs de l’ARQ pour soutenir que ni 9199 ni 9167 ne pouvaient offrir les services en question sans l’apport de sous-traitants. Or, ajoute-t-elle, la preuve est abondante pour démontrer que les sous-traitants soit n’existaient pas, soit n’étaient pas en mesure de rendre lesdits services. De plus, l’intimée met en doute la bonne foi de l’appelante, qui reconnaît elle-même avoir signé un contrat rétroactivement alors qu’elle était sous vérification. De plus, l’intimée ajoute que le changement de nom des agences alors que ce sont les mêmes personnes qui contrôlent ces agences auraient dû mettre la puce à l’oreille à l’appelante qui, par son silence, s’est en quelque sorte rendue complice des malversations de ces agences. L’intimée est d’avis que l’appelante devait être au courant du fait qu’elle sous-payait les employés, et qu’elle a collaboré (entre autres, en préparant elle-même les feuilles de temps pour soutenir la facturation par les agences) à l’élaboration des factures de complaisance.  Elle considère que l’appelante n’a pas fait la preuve de l’existence d’une transaction commerciale véritable. Elle n’est pas d’accord avec la prétention de l’appelante que la comparaison avec Prohad n’est pas pertinente. Elle se fonde sur les pièces I-1 et I-3, qui tendent à démontrer que c’est faux de prétendre que cette agence ne fournissait que de la main-d’œuvre spécialisée.

 

 

Dispositions législatives

 

Loi sur la taxe d’accise

 

Sous-section b — Crédit de taxe sur les intrants

169. (4) Documents — L’inscrit peut demander un crédit de taxe sur les intrants pour une période de déclaration si, avant de produire la déclaration à cette fin :

a) il obtient les renseignements suffisants pour établir le montant du crédit, y compris les renseignements visés par règlement;

[…]

285. Faux énoncés ou omissions — Toute personne qui, sciemment ou dans des circonstances équivalant à faute lourde, fait un faux énoncé ou une omission dans une déclaration, une demande, un formulaire, un certificat, un état, une facture ou une réponse — appelés « déclaration » au présent article — établi pour une période de déclaration ou une opération, ou y participe, y consent ou y acquiesce, est passible d’une pénalité de 250 $ ou, s’il est plus élevé, d’un montant égal à 25 % de la somme des montants suivants :

a) si le faux énoncé ou l’omission a trait au calcul de la taxe nette de la personne pour une période de déclaration, le montant obtenu par la formule suivante :

A - B

où :

A   représente la taxe nette de la personne pour la période,

B   le montant qui correspondrait à la taxe nette de la personne pour la période si elle était déterminée d’après les renseignements indiqués dans la déclaration;

b) si le faux énoncé ou l’omission a trait au calcul de la taxe payable par la personne, l’excédent éventuel de cette taxe sur le montant qui correspondrait à cette taxe si elle était déterminée d’après les renseignements indiqués dans la déclaration;

c) si le faux énoncé ou l’omission a trait au calcul d’un remboursement prévu par la présente partie, l’excédent éventuel du remboursement qui serait payable à la personne s’il était déterminé d’après les renseignements indiqués dans la déclaration sur le remboursement payable à la personne.

[…]

298. (1) Période de cotisation — Sous réserve des paragraphes (3) à (6.1), une cotisation ne peut être établie à l’égard d’une personne en application de l’article 296 après l’expiration des délais suivants :

a) s’agissant d’une cotisation visant l’un des montants suivants, quatre ans après le dernier en date du jour où la personne était tenue par l’article 238 de produire une déclaration pour la période et du jour de la production de la déclaration :

(i) la taxe nette de la personne pour sa période de déclaration,

[…]

 

298. (4) Exception en cas de négligence, fraude ou renonciation — Une cotisation peut être établie à tout moment si la personne visée a :

a) fait une présentation erronée des faits, par négligence, inattention ou omission volontaire;

b) commis quelque fraude en faisant ou en produisant une déclaration selon la présente partie ou une demande de remboursement selon la section VI ou en donnant, ou en ne donnant pas, quelque renseignement selon la présente partie;

c) produit une renonciation en application du paragraphe (7) qui est en vigueur au moment de l’établissement de la cotisation.

 

Règlement sur les renseignements nécessaires à une demande de crédit de taxe sur les intrants (TPS/TVH)

 

2. Définitions — Les définitions qui suivent s’appliquent au présent règlement.

[…]

« intermédiaire » Inscrit qui, agissant à titre de mandataire d’une personne ou aux termes d’une convention conclue avec la personne, permet à cette dernière d’effectuer une fourniture ou en facilite la réalisation. (intermediary)

[…]

« pièce justificative » Document qui contient les renseignements exigés à l’article 3, notamment :

a) une facture;

b) un reçu;

c) un bordereau de carte de crédit;

d) une note de débit;

e) un livre ou registre de comptabilité;

f) une convention ou un contrat écrits;

g) tout registre faisant partie d’un système de recherche documentaire informatisé ou électronique ou d’une banque de données;

h) tout autre document signé ou délivré en bonne et due forme par un inscrit pour une fourniture qu’il a effectuée et à l’égard de laquelle il y a une taxe payée ou payable. (supporting documentation)

3. Renseignements — Les renseignements visés à l’alinéa 169(4)a) de la Loi, sont les suivants :

[...]

b) lorsque le montant total payé ou payable, selon la pièce justificative, à l’égard d’une ou de plusieurs fournitures est de 30 $ ou plus et de moins de 150 $ :

(i) le nom ou le nom commercial du fournisseur ou de l’intermédiaire et le numéro d’inscription attribué, conformément au paragraphe 241(1) de la Loi, au fournisseur ou à l’intermédiaire, selon le cas,

(ii) les renseignements visés aux sous-alinéas a)(ii) à (iv),

[...]

c) lorsque le montant total payé ou payable, selon la pièce justificative, à l’égard d’une ou de plusieurs fournitures est de 150 $ ou plus :

(i) les renseignements visés aux alinéas a) et b),

(ii) soit le nom de l’acquéreur ou son nom commercial, soit le nom de son mandataire ou de son représentant autorisé,

(iii) les modalités de paiement,

(iv) une description suffisante pour identifier chaque fourniture.

 

 

Analyse

 

[47]        La période en cause s’étale du 1er avril 2006 au 30 juin 2010. Pour la première partie de cette période, soit du 1er avril 2006 au mois de février 2007, il revient à l’intimée de faire la preuve que l’appelante a fait une présentation erronée des faits, par négligence, inattention ou omission volontaire, afin de justifier le droit du ministre d’établir une cotisation après l’expiration de la période normale de cotisation (298(4) LTA). J’y reviendrai plus loin.

 

[48]        Pour la deuxième partie de la période en litige, du mois de mars 2007 au 30 juin 2010, l’appelante doit faire la preuve que la cotisation est erronée. Pour ce faire, elle doit présenter une preuve prima facie démontrant l’inexactitude des présomptions retenues par le ministre pour établir la cotisation. Une telle preuve est étayée par des éléments de preuve qui créent un tel degré de probabilité en sa faveur que la Cour doit l’accepter si elle y ajoute foi, à moins qu’elle ne soit contredite ou que le contraire ne soit prouvé (Stewart c. Canada, [2000] A.C.I. no 53 (QL). Si l’appelante fait une telle preuve prima facie, le ministre doit alors réfuter cette preuve prima facie faite par l’appelante et prouver les hypothèses qu’il a retenues (Hickman Motors Ltd. c. Canada, [1997] 2 R.C.S. 336). Toutefois, le fardeau de la preuve initial imposé au contribuable ne doit pas être renversé à la légère ou arbitrairement, puisqu’il possède des renseignements qui sont à sa portée et sur lesquels il exerce un contrôle (Voitures Orly Inc. c. Canada, 2005 CAF 425, [2005] G.S.T.C. 200).

 

[49]        En l’instance, les hypothèses du ministre sont que l’appelante n’a pas acquis les services qu’elle dit avoir acquis de 9167 et de 9199, soit la fourniture de personnel, dans le cadre de véritables transactions commerciales, que les travailleurs en question sont en fait les employés de l’appelante et que les pièces justificatives sont des factures de complaisance lui permettant de réclamer des CTI auxquels elle n’a pas droit (rapport de vérification , pièce I-2, pages 3 et 10).

 

[50]        De la preuve, je retiens qu’il y a eu des services rendus par des travailleurs au profit de l’appelante et pour lesquels cette dernière a versé une rémunération. Cette rémunération aurait en apparence été versée par l’entremise de 9167 et de 9199 (selon les états bancaires et chèques à l’appui).

 

[51]        Toutefois, j’estime que l’intimée a fait la démonstration que ces travailleurs ne pouvaient être les employés ni de 9167, ni de 9199, ni des sous-traitants (SDE et Nafran) avec lesquels 9199 aurait prétendument fait affaire. Ainsi, l’appelante ne m’a pas convaincue prima facie qu’elle a acquis des services de location de personnel de ces agences, puisqu’il ressort clairement de la preuve que 9167 et 9199 n’agissaient elles-mêmes ni comme agences de placement de personnel ni comme intermédiaires auprès de sous-traitants dans le domaine. En effet, la preuve est solide pour démontrer que les sous-traitants avec lesquels ces agences auraient fait affaire pour fournir les travailleurs à l’appelante n’avaient pas la capacité de fournir cette main-d’œuvre. Par ailleurs, la preuve est également forte pour établir que 9199 et son représentant, Eric Chioda, de même que 9167 et son représentant, Aimé Mokonda, ont agi frauduleusement, suivant un historique de factures de complaisance. Monsieur Chioda aurait fait faillite à deux reprises suite à des vérifications de l’ARQ sur cette base, et Aimé Mokonda aurait menti dans ses déclarations, aurait encaissé la presque totalité des revenus dans des centres d’encaissement, n’avait aucune expérience dans le placement de personnel et n’a pas déclaré une masse salariale correspondant aux factures établies pour la fourniture de personnel (voir rapport de vérification, pièce I-5, page 11). Il a disparu du radar dès que la vérification par l’ARQ a commencé.

 

[52]        Ceci ne semble pas réellement contesté par l’appelante. La question qui se pose dès lors est celle de déterminer si l’appelante doit en assumer la responsabilité, puisque, dit-elle, elle n’était aucunement partie à ce stratagème frauduleux.

 

[53]        En effet, l’on pourrait dire que cet état de fait n’était pas un problème qui relevait de la responsabilité de l’appelante puisque 9167 et 9199 auraient pu agir comme intermédiaires entre l’appelante et les travailleurs directement, sans que ceux-ci soient nécessairement leurs employés et sans faire appel aux agences de placement frauduleuses. L’appelante pourrait prétendre, et c’est ce qu’elle soutient, qu’elle a fait appel à 9167 et à 9199 pour trouver de la main-d’œuvre supplémentaire en toute bonne foi sans savoir qu’elle participait à un stratagème illégal.

 

[54]        La preuve toutefois ne me permet pas de conclure comme le veut l’appelante. Monsieur Chaouki et monsieur Frenette font affaire avec Eric Chioda depuis 2005. Monsieur Mokonda, personnage mystérieux que tous les témoins de l’appelante ont dit ne pas connaître vraiment et qui a disparu tout aussi mystérieusement, est intervenu entre 2006 et 2008 pour reprendre l’agence laissée par monsieur Chioda en 2006. Il aurait gardé les mêmes secrétaires et aurait recruté en partie les mêmes travailleurs.

 

[55]        Or, d’un côté, je considère que monsieur Eric Chioda n’a aucune crédibilité. Les deux agents de l’ARQ en ont fait la démonstration dans leurs rapports et devant moi, lors de leurs témoignages. Je note pour ma part que certains propos du témoignage de monsieur Chioda sont contredits par la preuve documentaire. Ainsi, il a dit qu’il pouvait facturer à l’appelante 14 $ de l’heure pour verser 13,75 $ aux agences de placement. Les factures déposées en preuve pour 9199, société qu’il représentait, montrent plutôt qu’on réclamait tout au plus 11 $ de l’heure pour la majorité des travailleurs de l’appelante au cours de la période en litige (pièce A-1, onglet 13A).

 

[56]        De plus, monsieur Chioda a admis qu’il avait fait l’objet de deux vérifications depuis 2005 et qu’à chaque fois on lui avait refusé les CTI qu’il réclamait au motif que les factures qu’il avait présentées étaient des factures de complaisance.

 

[57]        De l’autre côté, monsieur Chaouki a dit qu’il faisait affaire avec Eric Chioda depuis 2005, et auparavant avec son père pendant des années. Il était au courant que le nom des agences changeait, mais peu lui importait, dans la mesure où il recrutait des travailleurs. Quant à son explication que ce n’était pas pour une question d’argent mais bien parce qu’il était quasi impossible de trouver des employés pour faire ce travail au salaire minimum, cette affirmation est ébranlée par les renseignements obtenus par madame Haché lors de sa vérification. De fait, les propos recueillis de monsieur Frenette par madame Haché laissent clairement entendre qu’il était au courant, ou du moins qu’il se doutait bien, que la main‑d’œuvre que l’on recrutait était constituée de travailleurs illégaux travaillant au noir, mais qu’il n’avait pas le choix; il devait faire affaire avec des agences plus ou moins en règle afin de diminuer les coûts pour faire face à la concurrence. Monsieur Chaouki lui, aurait mentionné qu’il y avait quelque chose d’étrange en ce qui concernait ces agences (rapport de madame Haché, pièce I-2, page 9). De plus, selon le rapport de monsieur Therrien et son témoignage, monsieur Frenette aurait donné de fausses informations quant au nombre de travailleurs facturés à 9167, en minimisant de façon importante ce nombre (voir pièce I-5, page 6). Ces propos, faisant partie de la preuve documentaire, n’ont pas été contredits lors de l’audition, où tous les acteurs concernés étaient présents.

 

[58]        Je comprends de ceci que les travailleurs en question n’avaient fort probablement pas le statut légal pour recevoir officiellement une rémunération. Si l’on ajoute à cela le calcul fait par madame Haché (et à mon avis peu ébranlé par la preuve de l’appelante) que l’appelante ne versait probablement même pas le salaire minimum à ces travailleurs (pièce A-1, onglet 16), en plus du fait qu’elle a diminué le nombre de ses propres employés pour recourir de plus en plus à cette main-d’œuvre peu coûteuse (pièce I-2, page 7), tout ceci me porte à croire que l’appelante ne peut prétendre qu’elle ignorait les activités illégales de 9167 et de 9199 et qu’elle n’a pas tiré de bénéfices illégaux du fait d’avoir traité avec ces entreprises (contrairement à la conclusion à laquelle en arrive le tribunal dans l’affaire Système Intérieur GPBR inc. c. ARQ, décision rendue par la Cour du Québec le 15 octobre 2013, et envoyée par l’avocat de l’appelante postérieurement à l’audience en l’espèce). Je tire cette conclusion même si monsieur Chaouki dit n’avoir reçu aucune ristourne. Le seul fait pour l’appelante de sous-payer des travailleurs illégaux afin d’en tirer profit est un bénéfice illégal en soi.

 

[59]        Compte tenu du peu de crédibilité de monsieur Eric Chioda, qui était celui avec qui l’on faisait affaire en 2005-2006 et par la suite à compter de 2008, et compte tenu du fait que ce dernier a fait l’objet d’une vérification par l’ARQ en 2005-2006 alors que l’appelante était l’une de ses clientes et que monsieur Chioda s’est vu refuser ses CTI puisqu’il a dû reconnaître avoir participé à un stratagème de factures de complaisance, il est difficile de croire que monsieur Chaouki et monsieur Frenette pouvaient lui faire confiance aveuglément. De fait, l’appelante a également fait l’objet d’une première vérification par l’ARQ en 2005, et elle a été avisée d’agir avec prudence en s’assurant de recevoir certaines informations minimales sur les travailleurs. Or, ils n’ont pas cru bon de le faire. La raison invoquée par monsieur Frenette à madame Haché pour ne pas s’être conformé à cette demande de l’ARQ était que ce n’était pas à lui de faire le travail du gouvernement (pièce I-2, pages 5-6). En cour, l’appelante a donné comme raison qu’elle avait reçu un avis juridique, lequel n’a pas été déposé ou élaboré en preuve, et qui donc ne peut être évalué quant aux renseignements précis fournis aux conseillers juridiques. Monsieur Chaouki et monsieur Frenette n’ont pas cherché non plus à savoir qui était exactement monsieur Mokonda, qui agissait pour 9167 et concernant qui on a souligné qu’il avait repris les affaires de monsieur Chioda en agissant selon les mêmes normes douteuses. Ils n’ont pas fait non plus de vérifications lors du retour d’Eric Chioda en 2008. Bien que ce dernier ait fourni un contrat, celui-ci n’a pas été signé avant 2010, au moment de la nouvelle vérification de l’ARQ, et ils ont travaillé ensemble sans avoir attendu l’avis juridique de leurs avocats à ce sujet.

 

[60]        Quant aux témoignages de Nancy Tremblay, de Ramez Chawky et de Maria Luisa Aguilar, je n’ai aucune raison de douter de la véracité de leurs propos. Je considère plutôt, du fait qu’ils confirment qu’ils préparaient eux-mêmes les factures pour les deux agences litigieuses (contrairement à l’agence Prohad, qui s’occupait elle-même de sa facturation), qu’ils fonctionnaient tous les trois selon un plan établi, approuvé par les dirigeants de l’appelante. À mon avis, cela ne fait que rajouter du poids à la thèse de l’intimée que l’appelante participait indirectement à un stratagème illégal.

 

[61]        Pour se justifier, monsieur Chaouki et monsieur Frenette ont reconnu auprès de madame Haché, l’agente de l’ARC, qu’ils n’avaient pas le choix, qu’il fallait qu’ils fassent appel à ces gens s’ils voulaient exécuter leurs commandes. De l’aveu même de monsieur Frenette, il était impossible de recruter des Québécois qui accepteraient les mêmes conditions.

 

[62]        Ceci s’explique facilement lorsqu’on réalise que le prix payé par l’appelante devait nécessairement être en deçà ou à la limite du salaire minimum, si l’on tient compte des coûts associés à l’embauche d’un employé. Il est dès lors peu probable que l’appelante ait pu embaucher des personnes au tarif payé en toute légalité.

 

[63]        Par ailleurs, le fait que l’appelante ait cessé de faire affaire avec l’agence Prohad, laquelle demandait dans son contrat 14 $ de l’heure, « soit une addition de 40 % d’un salaire versé de 10 $ /hre, plus les taxes TPS et TVQ » (pièce I-1, page 9-16), est éloquent. On réalise qu’en ne demandant que 10 $ ou 11 $ de l’heure, 9167 et 9199 pouvaient difficilement verser le salaire minimum aux travailleurs. Or, les représentants de l’appelante ont laissé entendre à madame Haché, que le prix demandé par Prohad n’était pas compétitif, et beaucoup trop élevé.

 

[64]        La question soulevée par l’avocat de l’appelante quant aux taux utilisés pour la CSST par madame Haché pour établir le coût minimum par employé pour un employeur n’a pas fait l’objet d’une preuve spécifique par l’appelante me permettant d’y accorder un poids suffisant pour conclure, prima facie et compte tenu des autres éléments en preuve, que les présomptions du ministre quant au salaire payé aux travailleurs en deçà du salaire minimum étaient erronées.

 

[65]        Dans l’arrêt Voitures Orly, cité plus haut, au paragraphe 26, la Cour d’appel fédérale soulignait que la LTA et son règlement ont été conçus pour les opérations de bonne foi entre commerçants de bonne foi. Ainsi, une entreprise sera en droit de réclamer des CTI lorsque les renseignements requis aux termes du paragraphe 169(4) de la LTA sont présents et que ces CTI découlent d’une transaction à laquelle elle a participé de bonne foi (voir également la décision Système Intérieur GPBR, citée plus haut, au paragraphe 88).

 

[66]        Par ailleurs, dans l’affaire Comtronic Computer Inc. c. La Reine, 2010 CCI 55, [2010] G.S.T.C. 13, au paragraphe 29, le juge Boyle ajoutait que même les entreprises de bonne foi doivent supporter le risque lié à la fraude et aux actes illicites et que l’approche stricte de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Systematix Technology Consultants Inc. c. Canada, 2007 CAF 226, [2007] G.S.T.C. 74, les oblige à mettre en place des mesures de gestion du risque dans leurs relations avec leurs fournisseurs de manière à déterminer quels renseignements fournis par ces derniers peuvent nécessiter qu’elles fassent des recherches plus approfondies.

 

[67]        Sans vouloir me prononcer sur les mesures à prendre par les entreprises agissant de bonne foi, je crois que l’approche stricte à laquelle on réfère ci-haut, s’applique certainement lorsque la preuve tend à démontrer que les deux parties n’agissaient pas justement en toute bonne foi.

 

[68]        En l’espèce, il ressort de la preuve que les deux agences 9167 et 9199 et les deux sous-traitants de cette dernière (SDE et Nafran) n’avaient pas la capacité et les attributs légaux pour agir comme agence de placement de personnel ou comme intermédiaire de telles agences et que l’appelante ne l’ignorait pas tout à fait. Ce n’est pas un cas comme dans l’affaire Système Intérieur GPBR, citée plus haut, où la contribuable avait été tenue dans l’ignorance par le ministre quant au dossier fiscal de son fournisseur. Au contraire, lors d’une première vérification en 2005, l’appelante a été mise en garde par l’ARQ. On ne lui demandait pas de recueillir une multitude de renseignements, mais simplement les NAS et les adresses des travailleurs, et ce, dans un contexte où les travailleurs rémunérés par le biais des agences ne déclaraient aucun revenu et ne figuraient pas dans les déclarations produites par ces agences (pièce I-2, page 11).

 

[69]        Cet avertissement de l’ARQ, combiné à tous les autres éléments présentés en preuve par l’intimée, me porte à croire avec une très forte probabilité que l’appelante avait connaissance que les services étaient rendus par des travailleurs illégaux au cours des années en litige. Ainsi, à mon avis, il s’agit bien d’un cas où l’appelante aurait dû mettre en place des mesures de gestion du risque. Or, cela n’a pas été fait. Même le contrat supposément approuvé par les avocats de monsieur Chioda n’a pas été signé en 2008. Tout ceci jette un doute très sérieux, au-delà de simples soupçons, sur la bonne foi de l’appelante et l’existence d’une transaction commerciale légitime entre les parties. À mon avis, l’appelante a tiré un avantage illégal de ce stratagème.

 

[70]        Compte tenu de la preuve, je ne peux conclure que 9167 et 9199 exploitaient légalement une entreprise de placement de personnel ou agissaient comme intermédiaires auprès d’agences de placement de personnel de manière à pouvoir acquérir légalement un numéro d’inscrit aux termes de la LTA.

 

[71]        Tel que le disaient la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Systematix Technology Consultants Inc. cité plus haut au paragraphe 4, et le juge Boyle de notre Cour dans l’affaire Comtronic, également cité plus haut, au paragraphe 26, la LTA exige que les personnes ayant versé la TPS veillent à fournir des numéros d’inscription des fournisseurs valides lorsqu’elles demandent des CTI, ce qui veut dire que les numéros d’inscription aux fins de la TPS doivent avoir été valablement attribués à ces fournisseurs.

 

[72]        Le juge Paris de notre Cour adhérait également à ces propos en soulignant que le numéro de TPS qui apparaît sur une facture doit avoir été valablement attribué au fournisseur afin de donner droit à un CTI (9088-2945 Québec Inc. c. La Reine, 2013 CCI 58, [2013] G.S.T.C. 28. paragraphe 16).

 

[73]        Dans les circonstances et compte tenu de la preuve soumise devant moi, je considère que l’appelante n’a pas fait la preuve prima facie que les présomptions du ministre — soit 1) que l’appelante n’a pas acquis les services qu’elle dit avoir acquis de 9167 et de 9199, c.-à-d. la fourniture de personnel dans le cadre de véritables transactions commerciales, 2) que les travailleurs en question sont en fait les employés de l’appelante, et 3) que les pièces justificatives soumises constituent des factures de complaisance permettant à l’appelante de réclamer des CTI auxquels elle n’a pas droit — sont erronées. C’est donc l’appelante qui doit assumer la responsabilité de la perte du droit à ses CTI pour les montants versés à ces deux agences.

 

[74]        Quant à la période prescrite, l’intimée doit prouver que l’appelante a fait une présentation erronée des faits par négligence, inattention ou omission volontaire aux termes du paragraphe 298(4) de la LTA. Il y aura négligence si l’appelante n’a pas agi avec attention et diligence raisonnable (Venne c. Canada (ministre du Revenu national), [1984] A.C.F. no 314 (QL), 1984 CarswellNat 210, 84 DTC 6247). Pour la pénalité imposée aux termes de l’article 285 de la LTA, l’intimée doit prouver que l’appelante a, sciemment ou dans des circonstances équivalant à faute lourde, fait un faux énoncé ou une omission dans une déclaration (ceci implique négligence plus grande qu’un manque d’attention et de diligence raisonnable).

 

[75]        À mon avis, l’intimée a démontré que l’appelante n’a pas agi avec attention et diligence raisonnable. L’intimée m’a convaincue que monsieur Chaouki et monsieur Frenette n’ont pas agi en toute innocence. Tel qu’il a été relaté plus haut, ils ont laissé entendre aux agents de l’ARQ qu’ils réalisaient que les travailleurs pouvaient bien être des illégaux ou des gens ne désirant pas déclarer leurs revenus officiellement. Ils ont même dit qu’ils n’avaient pas réellement le choix s’ils voulaient exécuter leurs commandes dans les délais.

 

[76]        Malgré l’alerte donnée par l’ARQ à l’appelante en 2005 relativement aux travailleurs provenant soi-disant des agences en cause ici, ils ont accepté de travailler avec des gens sans s’inquiéter de savoir si ces personnes avaient un permis de travail du ministère de l’Immigration, ou un NAS, ou une adresse officielle, en pensant que le blâme serait porté par les agences avec lesquelles ils avaient fait affaire. L’avis légal qu’ils auraient obtenu n’a pas été déposé ou n’a pas été expliqué clairement quant aux informations précises sur lesquelles cet avis aurait été donné. À mes yeux, l’intimée a démontré que l’appelante n’a pas agi avec attention et un minimum de diligence raisonnable et a ainsi fait preuve d’aveuglement volontaire. À mon avis, il s’agit là de la démonstration d’une indifférence au respect de la LTA qui peut se définir comme négligence équivalant à faute lourde (Venne, précité, au paragraphe 37 CarswellNat, page 6256 DTC). Je considère que l’appelante doit assumer les conséquences lourdes découlant de ses actes.

 

[77]        La demande de CTI de l’appelante doit donc être rejetée pour les motifs énumérés ci-haut. Mentionnons toutefois que dans le cas où l’appelante n’aurait pas eu connaissance du stratagème illégal et n’avait pas été avisée par l’ARQ, l’issue de ce litige aurait pu être différente. Je n’ai toutefois pas à me prononcer sur cette question.

 

[78]        Je suis d’avis de rejeter l’appel avec dépens.

 

 

 

Signé à Ottawa, Canada, ce 14e jour de janvier 2014.

 

 

« Lucie Lamarre »

Juge Lamarre


RÉFÉRENCE :                                 2014 CCI 13

 

Nº DU DOSSIER DE LA COUR :    2011-3056(GST)G

 

INTITULÉ DE LA CAUSE :            Kosma-Kare Canada inc. c. SA MAJESTÉ LA REINE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Les 26 et 27 septembre 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT PAR :     L'honorable juge Lucie Lamarre

 

DATE DU JUGEMENT :                 Le 14 janvier 2014

 

COMPARUTIONS :

 

Avocat de l'appelante :

Me Louis-Frédérick Côté

Avocate de l'intimée :

Me Claudine Alcindor

 

AVOCAT INSCRIT AU DOSSIER :

 

       Pour l'appelante:

 

                     Nom :                           Me Louis-Frédérick Côté

 

                 Cabinet :                          Spiegel Sohmer inc.

 

       Pour l’intimée :                          William F. Pentney

                                                          Sous-procureur général du Canada

                                                          Ottawa, Canada

 

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