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Dossier : 2013-1349(CPP)

ENTRE :

LIPPERT MUSIC CENTRE INC.,

appelante,

et

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL,

intimé.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

Appel entendu sur preuve commune avec l’appel

de Lippert Music Centre Inc. 2013-1350(EI)

le 6 décembre 2013 et les 22 et 23 avril 2014, à Toronto (Ontario).

Devant : L’honorable juge David E. Graham


Comparutions :

Représentants de l’appelante :

Me David W. Chodikoff

M. Simon Robertson (stagiaire en droit)

Avocates de l’intimé :

Me Alisa Apostle

Me Lindsay Beelen

 

JUGEMENT

          L’appel interjeté à l’égard de la décision datée du 4 avril 2012 rendue au titre du Régime de pensions du Canada et de la cotisation datée du 30 mai 2012 établie au titre de ce même régime est rejeté. Zoë Henderson et Paula Wickberg occupaient un emploi ouvrant droit à pension auprès de l’appelante pendant la période allant du 1er janvier 2008 au 30 mars 2012.

Signé à Calgary (Alberta), ce 27e jour de mai 2014.

« David E. Graham »

Juge Graham

 

Traduction certifiée conforme

ce 18e jour de juin 2014.

 

Alya Kaddour‑Lord, traductrice

 


Dossier : 2013-1350(EI)

ENTRE :

LIPPERT MUSIC CENTRE INC.,

appelante,

et

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL,

intimé.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

Appel entendu sur preuve commune avec l’appel

de Lippert Music Centre Inc. 2013-1349(CPP)

le 6 décembre 2013 et les 22 et 23 avril 2014, à Toronto (Ontario).

Devant : L’honorable juge David E. Graham


Comparutions :

Représentants de l’appelante :

Me David W. Chodikoff

M. Simon Robertson (stagiaire en droit)

Avocates de l’intimé :

Me Alisa Apostle

Me Lindsay Beelen

 

JUGEMENT

          L’appel interjeté à l’égard de la décision datée du 4 avril 2012 rendue au titre de la Loi sur l’assurance‑emploi et de la cotisation datée du 30 mai 2012 établie en vertu de cette même loi est rejeté. Zoë Henderson et Paula Wickberg occupaient un emploi assurable auprès de l’appelante pendant la période allant du 1er janvier 2008 au 30 mars 2012.

Signé à Calgary (Alberta), ce 27e jour de mai 2014.

« David E. Graham »

Juge Graham

 

Traduction certifiée conforme

ce 18e jour de juin 2014.

 

Alya Kaddour‑Lord, traductrice


Référence : 2014 CCI 170

Date : 20140527

Dossiers : 2013-1349(CPP)

2013-1350(EI)

 

ENTRE :

LIPPERT MUSIC CENTRE INC.,

appelante,

et

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL,

intimé.

 

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

Le juge Graham

[1]             Lippert Music Centre Inc. (« Lippert ») est une école de musique établie à Toronto. L’école est ouverte depuis plus de 50 ans. Elle compte quelque 400 élèves. Une trentaine de professeurs y enseignent. Deux de ces professeurs étaient Zoë Henderson et Paula Wickberg. Lippert considérait Mme Henderson et Mme Wickberg (les « travailleuses ») comme des entrepreneures indépendantes. Le ministre du Revenu national (le « ministre ») a examiné les conditions de travail des travailleuses et a conclu qu’elles étaient des employées. Par suite de cet examen, le ministre a rendu une décision selon laquelle les travailleuses occupaient un emploi assurable au sens de la Loi sur l’assurance-emploi (la « Loi ») et un emploi ouvrant droit à pension au sens du Régime de pensions du Canada (le « Régime ») pendant la période allant du 1er janvier 2008 au 30 mars 2012. Le ministre a également établi une cotisation à l’égard de Lippert au titre de la Loi et du Régime pour la période allant du 1er janvier 2008 au 31 décembre 2010. Lippert a interjeté appel tant de la décision que de la cotisation.

Les témoins

[2]             Lippert a cité à comparaître sa directrice, Charleen Beard. J’ai trouvé que Mme Beard était un témoin crédible, bien qu’elle ait eu tendance à embellir son témoignage de façon à mieux appuyer sa thèse. L’intimé a cité les travailleuses à comparaître. Je les ai trouvées crédibles. En dépit de l’animosité qu’elles ont manifestée à l’égard de Mme Beard relativement à la résiliation de leur contrat, elles ont témoigné avec franchise, même lorsque cela aurait pu aller à l’encontre de la thèse de l’intimé. À plusieurs égards, les témoignages de Mme Beard et des travailleuses se sont avérés contradictoires, mais les contradictions n’étaient pas significatives. Lippert a cité deux autres professeurs à comparaître. J’ai trouvé leur témoignage crédible. Leur témoignage n’a rien apporté de nouveau en matière de preuve, mais ils ont corroboré les déclarations des travailleuses sur un grand nombre de points clés, ce qui m’a davantage conforté dans l’idée que les travailleuses avaient fait preuve d’objectivité.

Le droit applicable

[3]             Dans l’arrêt relativement récent qu’elle a rendu, 1392644 Ontario Inc. (Connor Homes) c. Canada (Revenu National), 2013 CAF 85 (« Connor Homes »), la Cour d’appel fédérale a donné des éclaircissements à l’égard du critère qu’il convenait d’appliquer pour établir si un travailleur était un employé ou un entrepreneur indépendant. Aux paragraphes 39 à 42 de l’arrêt Connor Homes, la Cour d’appel fédérale a déclaré que le critère qu’il convenait d’appliquer était un critère à deux étapes :

[39] La première étape consiste à établir l’intention subjective de chacune des parties à la relation. On peut le faire soit d’après le contrat écrit qu’elles ont passé, soit d’après le comportement effectif de chacune d’elles, par exemple en examinant les factures des services rendus, et les points de savoir si la personne physique intéressée s’est enregistrée aux fins de la TPS et produit des déclarations d’impôt en tant que travailleur autonome.

[40] La seconde étape consiste à établir si la réalité objective confirme l’intention subjective des parties. Comme le rappelait la juge Sharlow au paragraphe 9 de l’arrêt TBT Personnel Services Inc. c. Canada, 2011 CAF 256, 422 N.R. 366, « il est également nécessaire d’examiner les facteurs exposés dans Wiebe Door afin de déterminer si les faits concordent avec l’intention déclarée des parties ». Autrement dit, l’intention subjective des parties ne peut l’emporter sur la réalité de la relation telle qu’établie par les faits objectifs. À cette seconde étape, on peut aussi prendre en considération l’intention des parties, ainsi que les modalités du contrat, puisqu’elles influent sur leurs rapports. Ainsi qu’il est expliqué au paragraphe 64 de l’arrêt Royal Winnipeg Ballet, les facteurs applicables doivent être examinés « à la lumière de » l’intention des parties. Cela dit, cependant, la seconde étape est une analyse des faits pertinents aux fins d’établir si le critère des arrêts Wiebe Door et Sagaz est, ou non, rempli, c’est‑à‑dire si la relation qu’ont nouée les parties est, sur le plan juridique, une relation de client à entrepreneur indépendant ou d’employeur à employé.

[41] La question centrale à trancher reste celle de savoir si la personne recrutée pour assurer les services le fait, concrètement, en tant que personne travaillant à son compte. Comme l’expliquent aussi bien les arrêts Wiebe Door que Sagaz, aucun facteur particulier ne joue de rôle dominant, et il n’y a pas de formule fixe qu’on puisse appliquer, dans l’examen qui permet de répondre à cette question. Les facteurs à prendre en considération varient donc selon les faits de l’espèce. Néanmoins, les facteurs que spécifient les arrêts Wiebe Door et Sagaz  sont habituellement pertinents, ces facteurs étant le degré de contrôle exercé sur les activités du travailleur, ainsi que les points de savoir si ce dernier fournit lui‑même son outillage, engage ses assistants, gère et assume des risques financiers, et peut escompter un profit de l’exécution de ses tâches.

L’application du critère

[42] […] La première étape de l’analyse doit toujours être de déterminer l’intention des parties puis, en deuxième lieu, d’examiner sous le prisme de cette intention la question de savoir si leurs rapports, concrètement, révèle des rapports d’employeur à employé ou de client à entrepreneur indépendant. […]

[…]

[4]             Il convient de souligner que Lippert et l’intimé ont tous deux insisté pour que je prenne mes distances par rapport au critère que la Cour d’appel fédérale a établi dans l’arrêt Connor Homes. Lippert a fait valoir que, si je devais conclure que les parties avaient l’intention d’être liées par une relation de cliente à entrepreneures indépendantes, c’est cette intention qui devait alors prévaloir. Essentiellement, Lippert m’a demandé de ne pas tenir compte de la seconde étape du critère établi dans l’arrêt Connor Homes. Pour sa part, l’intimé s’est efforcé d’accepter ce critère, mais il a néanmoins essayé de le renverser en me demander de tenir compte de la nature générale de la relation qui liait les travailleuses à Lippert dans le contexte de mon examen de l’intention des parties. Par exemple, l’intimé aurait souhaité que j’examine la nature du contrôle exercé par Lippert sur les travailleuses pour établir si les parties auraient vraiment pu avoir l’intention d’être liées par une relation de cliente à entrepreneures indépendantes. Je ne suis prêt à adopter aucune des approches avancées par les parties. Je pense que cette question a été clairement réglée dans l’arrêt Connor Homes et que je suis lié par cet arrêt.

Les questions en litige

[5]             Lippert a conclu un contrat écrit avec chacune des travailleuses, dans lequel il était précisé que l’intention des parties était d’être liées par une relation de cliente à entrepreneure indépendante. L’intimé n’est pas d’accord avec cette qualification. En se fondant sur le critère qui a été établi dans l’arrêt Connor Homes, la première question en litige en l’espèce est par conséquent de savoir si l’intention qui a été énoncée dans le contrat traduit bien l’intention commune des parties. Le cas échéant, la seconde question en litige est alors de savoir si l’ensemble de la relation entre Lippert et les travailleuses confirme cette intention commune ou si les travailleuses étaient, en fait, des employées. Si les parties n’avaient pas l’intention commune que leur relation soit une relation de cliente à entrepreneures indépendantes, alors la seconde question en litige est de savoir si les travailleuses étaient des entrepreneures indépendantes ou des employées.

L’intention

[6]             Il ne fait aucun doute que Lippert avait l’intention que les travailleuses soient des entrepreneures indépendantes. La seule question est de savoir si les travailleuses avaient la même intention.

[7]             Chaque année, en septembre, Lippert faisait signer à ses professeurs des contrats d’une période de 10 mois allant de septembre à juin. La clause 6 de ces contrats était ainsi libellée :

[traduction]

L’École et le professeur conviennent par la présente du fait que le professeur a un statut d’entrepreneur indépendant et qu’il incombe par conséquent à ce dernier de déclarer tous les revenus tirés de son activité auprès de l’École. Les parties conviennent du fait que l’École n’assume aucune obligation à l’égard de Revenu Canada relativement aux retenues et aux versements en matière d’impôt sur le revenu ou en ce qui concerne toute autre forme de déduction, y compris au titre du Régime de pensions du Canada ou de la Loi sur l’assurance-emploi.

[8]             Après que les travailleuses ont eu leur première entrevue avec Mme Beard, on leur a présenté leur contrat. Elles devaient le signer et le remettre avant de commencer à enseigner. Lippert demandait aux travailleuses de signer un nouveau contrat au début de chaque année scolaire[1]. Les contrats présentés aux travailleuses comportaient des parties laissées en blanc. Les jours de la semaine où les travailleuses allaient travailler, le type de cours qu’elles allaient donner et le salaire horaire qu’elles allaient recevoir n’y étaient pas précisés. On a dit aux travailleuses de signer les contrats en blanc et de les renvoyer à Lippert. Lippert inscrivait alors les renseignements manquants et informait les travailleuses de ce que serait leur salaire horaire. Il y a eu quelques discussions au sujet de la question de savoir si Lippert avait jamais signé les contrats des travailleuses. Lippert n’avait pas signé les copies des contrats qui ont été produites comme pièces. Mme Beard a déclaré qu’elle avait signé les contrats. Mme Wickberg a affirmé qu’elle n’avait jamais reçu de copie signée du contrat. Je trouve qu’il est difficile de comprendre comment, si les contrats ont bel et bien été signés, Lippert aurait pu avoir en sa possession des copies non signées des contrats et pas de copies signées. J’en conclus que Lippert n’a pas signé les contrats. Vu la façon dont ces prétendus contrats étaient préparés chaque année, je ne considère pas qu’ils constituent des preuves de l’intention des travailleuses. Cela ne signifie cependant pas que je ne peux pas accepter le témoignage oral que les travailleuses ont donné au sujet de ce qu’était leur intention au début de chaque année scolaire.

[9]             Les travailleuses ont déclaré que, quand elles signaient leur contrat chaque année, elles le faisaient avec l’intention d’être des entrepreneures indépendantes. Elles ont expliqué que Mme Beard leur avait dit qu’elles seraient des entrepreneures indépendantes et qu’elles l’ont accepté.

[10]        Aucun élément de preuve n’a été produit pour étayer les intentions des travailleuses. Lippert reconnaît que, bien qu’elle ait tenté de mettre en place un système de facturation, les travailleuses ne produisaient pas de factures. Aucune des travailleuses n’était inscrite aux fins de la taxe sur les produits et services (la « TPS ») et aucune d’elles ne facturait la TPS à Lippert sur les services qu’elle fournissait, mais je ne tire aucune conclusion de ces faits, vu qu’il n’y a aucun élément de preuve donnant à penser que les travailleuses étaient tenues de s’inscrire aux fins de la TPS.

[11]        L’intimé a formulé un certain nombre d’observations par lesquelles il me demandait, en fait, d’examiner ce qui se cachait derrière l’intention des travailleuses d’être des entrepreneures indépendantes. Ces observations avaient trait à ce que l’intimé percevait comme une inégalité de pouvoir de négociation entre les travailleuses et Lippert, à la compréhension que les travailleuses avaient personnellement de ce que le fait d’être des entrepreneures indépendantes avait comme répercussions, tant d’un point de vue légal que pratique, et à l’intention des travailleuses d’exploiter une entreprise pour leur propre compte par opposition au fait d’avoir simplement l’intention d’être des entrepreneures indépendantes. Ces questions soulèvent la question sous‑jacente de savoir si la Cour devrait jouer un rôle paternaliste consistant à protéger les travailleurs du statut d’entrepreneur indépendant qu’ils ont eux‑mêmes accepté ou adopter une attitude de laisser-faire permettant aux payeurs de s’appuyer avec certitude sur un contrat. Cette question n’a pas encore fait l’objet d’un examen en bonne et due forme dans la jurisprudence. Il ne me semble pas que la présente affaire soit une bonne occasion de procéder à un tel examen. Comme il est expliqué en détail ci‑dessous, je trouve que la réalité objective de la relation que les travailleuses avaient avec Lippert n’étaye pas leur intention d’être des entrepreneures indépendantes. Ainsi, il n’est pas nécessaire d’étudier si les questions que l’intimé a soulevées me permettraient de regarder ce qui se cache derrière les intentions déclarées des travailleuses. En tirant cette conclusion, je veux affirmer très clairement que je ne cherche pas à inverser les étapes du critère énoncé dans l’arrêt Connor Homes en me servant de l’intention pour départager les parties. Je dis simplement que, même en donnant au critère de l’intention l’interprétation la plus favorable à Lippert qui soit, celle‑ci n’aurait toujours pas gain de cause dans l’appel, de telle sorte qu’il n’est pas nécessaire de considérer une interprétation moins favorable.

[12]        Compte tenu de tout ce qui précède, je conclus que, au moment où les travailleuses commençaient à travailler en septembre de chaque année, leur intention était d’être des entrepreneures indépendantes. Compte tenu de cette conclusion, je dois maintenant me pencher sur la question de savoir si la réalité objective de la relation confirme cette intention.

Le contrôle

[13]        Les travailleuses bénéficiaient d’une grande souplesse en ce qui avait trait à leurs heures d’enseignement. Elles devaient demander l’autorisation de s’absenter du travail, mais il semble que, à partir du moment où elles donnaient un avis d’absence suffisant, la permission leur était accordée si la raison de leur absence avait trait à une activité musicale extérieure, comme une représentation. Mme Wickberg en particulier bénéficiait d’une grande liberté. Elle était membre de la Canadian Opera Company (« compagnie d’opéra du Canada ») (la « COC »). La COC avait des règles très rigoureuses en matière de présence aux répétitions et aux représentations. Par conséquent, Mme Wickberg s’absentait du travail environ deux mois et demi chaque printemps. L’intimé a fait valoir que ce degré de liberté n’était pas inhabituel pour les employés à temps partiel. Je n’accepte pas cet argument. Selon moi, cette liberté va au‑delà de ce qu’on pourrait normalement attendre d’un employeur. Je reconnais, toutefois, que la force de cet argument en faveur de Lippert se trouve quelque peu amoindrie par le fait qu’il fallait d’abord obtenir une permission et qu’il appartenait à Lippert, et non aux travailleuses, de prendre des dispositions pour engager des professeurs remplaçants.

[14]        Les travailleuses étaient autorisées à exploiter leur propre entreprise d’enseignement en dehors des cours qu’elles donnaient pour Lippert et elles étaient autorisées à enseigner pour des concurrents de Lippert. Ces faits militent en faveur d’une conclusion selon laquelle on était en présence d’une relation de cliente à entrepreneures indépendantes. La seule restriction relative à la question de la concurrence était que les travailleuses ne pouvaient pas faire de démarches auprès d’élèves ou d’anciens élèves. Lippert avait établi un certain nombre de règles pour appuyer cette clause de non‑démarchage (p. ex. : les travailleuses ne pouvaient pas donner à leurs élèves leur numéro de téléphone ou leur adresse de courriel personnels). L’intimée a fait valoir que la clause de non‑démarchage et ces règles afférentes montraient qu’on exerçait un degré de contrôle élevé sur les travailleuses. Selon moi, dans le cas où un payeur autorise un travailleur à lui faire concurrence, il n’est pas déraisonnable que ce payeur se protège en limitant la capacité du travailleur à lui voler des clients. Cela reste vrai indépendamment du fait que la travailleuse ait été une employée ou une entrepreneure indépendante. L’intimé a également soutenu que le fait que les travailleuses aient dû enseigner à l’école (par opposition à un lieu de leur choix) montrait qu’on exerçait sur elle un degré de contrôle. Je n’accepte pas non plus cet argument. Il y a un grand nombre de raisons pour lesquelles Lippert pourrait vouloir que ses élèves reçoivent leurs cours dans ses écoles, l’une d’entre elles et non la moindre étant que Lippert prendrait un risque important de voir ses professeurs lui voler ses élèves si les professeurs rencontraient les élèves dans des lieux de leur choix.

[15]        Lippert a établi de nombreuses règles à l’égard des travailleuses. Il était fait état de certaines de ces règles dans les contrats que les travailleuses ont signés. D’autres règles étaient décrites dans le manuel du professeur détaillé que Lippert avait rédigé. D’autres règles encore étaient communiquées par courriel ou lors de réunions du personnel. Bien qu’il ne soit pas déraisonnable pour un payeur d’établir des règles à l’égard d’entrepreneurs indépendants en vue de s’assurer que les services qu’il reçoit sont à la hauteur de ses attentes ou en vue d’assurer la bonne marche de son entreprise, les règles établies par Lippert allaient bien au‑delà de cela. Les travailleuses n’étaient pas autorisées à dire aux élèves si elles s’absentaient pendant l’été. Les travailleuses devaient faire un compte rendu de chaque cours dans un livre tenu par Lippert, et pour cela, elles devaient utiliser un stylo et non un crayon. Les travailleuses devaient s’en tenir à un scénario écrit lorsqu’elles appelaient des parents pour les prévenir qu’un élève était arrivé en retard à une classe. À la fin de chaque journée, les travailleuses devaient fermer les fenêtres de chaque classe et de chaque salle de toilette, s’assurer que tout le matériel électrique était éteint et éteindre les lumières. Les travailleuses n’avaient pas le droit d’inscrire une note inférieure à « B » sur le bulletin d’un élève sans l’autorisation de Mme Beard. Les travailleuses étaient tenues de répondre aux courriels de Lippert pour signaler qu’elles avaient reçu et lu ces courriels. Les travailleuses ne pouvaient pas discuter de la qualité de l’instrument d’un de leurs élèves, du temps que l’élève passait à pratiquer ou du choix d’instrument de l’élève avec ce dernier sans l’autorisation de Mme Beard. Je peux voir de nombreuses raisons valables et raisonnables pour lesquelles Lippert exerçait ce type de contrôle, mais, à un certain point, si une entreprise a besoin d’exercer un degré de contrôle si élevé sur ses travailleurs afin de prospérer, alors cette entreprise a besoin d’engager des employés.

[16]        Lippert tenait des réunions du personnel au moins deux fois par an. Les réunions étaient prévues de manière à avoir lieu pendant la demi-heure de pause que l’école donnait aux professeurs pour manger le soir. Les réunions avaient lieu quatre soirs de suite pour s’assurer que, peu importe leur horaire, tous les professeurs pouvaient y assister. Bien que les travailleuses aient convenu du fait qu’il n’était pas obligatoire d’assister à ces réunions, on exerçait clairement de la pression sur elle pour qu’elles y assistent. Que ces réunions aient été obligatoires ou non, le simple fait qu’elles avaient lieu cadre beaucoup plus avec l’existence d’une relation d’employeuse à employées que de cliente à entrepreneures indépendantes. En outre, le fait que Lippert exigeait que les travailleuses assistent à la première réunion de la semaine à laquelle leur horaire de travail leur permettait d’assister plutôt que de leur laisser choisir à quelle réunion elles souhaitaient assister démontre l’existence d’un degré de contrôle encore plus élevé.

[17]        On peut voir un autre exemple de contrôle exercé par Lippert dans l’exigence de cette dernière selon laquelle les travailleuses devaient se conformer à ce qu’elle qualifiait de système de facturation[2]. Lippert a préparé un document intitulé [traduction] « Facture pour cours de musique ». Le document était constitué d’une seule page. Chaque travailleuse avait son propre document. Chaque année, on disait aux travailleuses d’écrire leur nom, leur adresse et leurs coordonnées en haut du formulaire comme si on voulait indiquer par là que la prétendue facture avait été établie par le professeur. Une mention y apparaissait selon laquelle les services en question étaient [traduction] « facturés » à Lippert. Il y avait aussi un tableau. Chaque ligne du tableau correspondait à un mois de l’année. À côté de chaque case correspondant au mois, on avait laissé des cases vides pour le [traduction] « Montant (total du chèque) », la [traduction] « Date de réception », et la [traduction] « Signature ». Quand les travailleuses étaient payées à la fin de chaque mois, elles recevaient une enveloppe de Lippert dans leur casier de professeur qui se trouvait dans les locaux de Lippert. L’enveloppe contenait un chèque de paie pour le mois, la prétendue facture et un document distinct faisant état du nombre d’heures travaillées par le professeur au cours du mois. On disait aux travailleuses de reporter le montant du chèque dans la case [traduction] « Montant (total du chèque) », d’indiquer la date à laquelle elles avaient reçu le chèque et de signer. Elles laissaient alors dans l’enveloppe la présumée facture qui devait être remplie tous les mois. Le fait de se conformer à ce système de facturation était une condition à remplir pour être payé.

[18]        Les attentes que Lippert et les travailleuses avaient à l’égard des règles énoncées ci‑dessus étaient parlantes. Bien qu’il y ait eu certaines discussions au sujet de la question de savoir si certaines règles étaient obligatoires ou s’il ne s’agissait que de simples suggestions, il est clair que toutes les personnes concernées croyaient que, à un certain point, Lippert avait l’autorité voulue pour appliquer les règles. Le fait que Lippert ait pu choisir de ne pas exercer cette autorité très souvent n’enlève rien au fait qu’elle conservait ce droit (Gagnon c. Canada (Revenu national), 2007 CAF 33).

[19]        Lippert exerçait également un contrôle sur l’horaire des cours. Au début de l’année scolaire, les travailleuses faisaient part à Lippert de leurs jours et heures de disponibilité. Si Lippert les jugeait acceptables, elle fixait les cours des travailleuses à ces mêmes jours et heures. Une fois que les horaires des cours étaient établis, Lippert trouvait des élèves pour y assister. Les travailleuses n’avaient aucun contrôle sur la plage horaire attribuée à chaque élève, ou sauf circonstances inhabituelles, sur les élèves qu’on leur confiait.

[20]        Chaque printemps, Lippert tenait des récitals pour ses élèves. Les récitals étaient un grand évènement pour l’école. Un certain nombre de représentations différentes étaient données sur un certain nombre de jours. On encourageait fortement les travailleuses à y assister. Mme Wickberg avait l’impression que sa présence était obligatoire alors que Mme Henderson avait l’impression que c’était facultatif. Quoi qu’il en soit, elles assistaient toutes deux aux récitals. Lippert avait établi des lignes directrices à l’intention des travailleuses dans lesquelles on précisait le nombre de représentations auxquelles elles devraient assister en fonction du nombre de jours de cours qu’elles donnaient chaque semaine. Le nombre de récitals était égal au nombre de jours plus un. Les travailleuses ne se contentaient pas de monter sur scène pour accompagner les élèves. Elles devaient effectuer des tâches telles que l’organisation des élèves en coulisse ou la collecte de tickets. Les travailleuses n’étaient pas payées en échange de leur présence aux récitals. Peu importe que la présence aux récitals des travailleuses ait été obligatoire ou seulement fortement encouragée, il n’en demeure pas moins que Lippert et les travailleuses croyaient toutes que Lippert était en position d’avoir au moins un certain degré d’influence sur les activités des travailleuses en dehors de leurs heures de travail normales, sans que les travailleuses soient payées pour cela. Cela ne traduit pas l’existence d’une relation de cliente à entrepreneures indépendantes.

[21]        L’avocate de l’intimé a déclaré qu’il était difficile d’imaginer comment Lippert aurait pu exercer plus de contrôle sur les travailleuses qu’elle ne le faisait. Elle a reconnu que n’importe quel élément du contrôle que Lippert exerçait aurait pu s’expliquer de manière à ne pas être incompatible avec l’existence d’une relation de cliente à entrepreneures indépendantes, mais elle a affirmé que pris collectivement, ces éléments étaient trop nombreux. L’avocate de l’intimé n’était pas très loin de la vérité. Il est clair, compte tenu de tout ce qui précède, que la réalité objective du contrôle que Lippert exerçait sur les travailleuses n’étaye pas leur intention subjective d’être liées par une relation de cliente à entrepreneures indépendantes.

[22]        Je souligne le fait que, pour tirer la conclusion énoncée ci‑dessus, je n’ai accordé aucun poids à ce qui se passait vraiment dans les salles de classe pendant les cours. Il n’est nullement contesté que les travailleuses établissaient la manière dont elles donnaient leurs cours, et ce, sans interférence de la part de Lippert. Toutefois, il n’est pas rare qu’un payeur trouve qu’il est difficile de gérer un professionnel ayant des talents bien particuliers. De même, il est clair que Lippert dictait au moins une partie du contenu des cours. Notamment, Lippert exigeait que le solfège soit enseigné à tous les élèves. Je ne trouve pas que cela traduise le fait que Lippert contrôlait les travailleuses. Lippert exploite une entreprise de vente de leçons de musique. En partie, Lippert vend la promesse que tous ses élèves recevront une formation en solfège. Par conséquent, exiger que le solfège soit enseigné en classe ne revient à rien de plus que de dire aux travailleuses que Lippert vend un produit et qu’elles doivent livrer ce produit.

Les outils

[23]        En ce qui a trait aux outils, le critère ne consiste pas à savoir si les travailleuses fournissaient les outils nécessaires à l’exploitation d’une école de musique, mais plutôt de savoir si elles fournissaient les outils nécessaires pour fournir des services d’enseignement de la musique à une école. Très peu d’outils étaient nécessaires à cette fin. Les cours de chant de Mme Wickberg n’exigeaient pas qu’elle apporte un instrument. Il aurait été aussi peu pratique qu’inutile que les travailleuses apportent leur propre piano dans les locaux de Lippert pour donner leurs cours de piano, et je ne tire aucune conclusion du fait qu’elles ne le faisaient pas. Mme Henderson donnait un petit nombre de cours de ukulélé et elle devait fournir son propre ukulélé pour ces cours. Les travailleuses devaient fournir leurs propres copies du plan de cours du Royal Conservatory of Music. Lippert fournissait les outils de base requis pour faire le compte rendu des progrès des élèves et décider de leur horaire de cours. Si les travailleuses souhaitaient avoir leurs propres copies de partitions sur lesquelles les élèves travaillaient, elles devaient fournir ces copies elles‑mêmes.

[24]        Dans l’ensemble, je conclus que la réalité objective du facteur des outils n’est pas incompatible avec l’intention des travailleuses d’être des entrepreneures indépendantes. Cela étant dit, compte tenu du nombre minime d’outils requis, je n’accorde que très peu de poids à ce facteur.

Les chances de profit

[25]        Les travailleuses ne pouvaient pas gagner plus d’argent en donnant leurs tâches d’enseignement en sous‑traitance. La seule possibilité qu’elles avaient d’augmenter leurs revenus était de travailler plus d’heures. La Cour d’appel fédérale a clairement établi que la possibilité de gagner plus d’argent en travaillant plus d’heures ne constituait pas une possibilité de réaliser un profit (City Water International Inc. c. Canada, 2006 CAF 350).

[26]        Lippert a soutenu que la capacité qu’avait Mme Wickberg d’attirer plus d’élèves en nouant des contacts avec un grand nombre d’élèves et de parents grâce à son travail à la réception de l’école constituait une possibilité de réaliser un profit. Mme Wickberg avait certainement l’esprit d’entreprise et il ne fait aucun doute qu’elle s’efforçait d’accroître ses revenus en se faisant de la promotion, mais cela n’équivaut pas à une chance de profit.

[27]        Pour résumer, je conclus que l’absence de chances de profit qu’avaient les travailleuses n’appuie pas leur intention subjective d’être des entrepreneures indépendantes.

Les risques de perte

[28]        Les travailleuses ne couraient pas de vrais risques d’essuyer des pertes financières. Il n’y a aucune preuve du fait que les travailleuses ont effectué des dépenses en capital. Les seules dépenses courantes qui ont été mentionnées avaient trait aux coûts relatifs à l’achat de partitions.

[29]        Il y avait eu un certain nombre de cas, comme les récitals et les réunions du personnel, dans lesquels on s’attendait à ce que les travailleuses fournissent leurs services et ne soient pas payées en échange. Toutefois, ce type de travail non rémunéré ne traduit l’existence ni d’une relation d’employeuse à employées ni  d’une relation de cliente à entrepreneures indépendantes. Dans le contexte de ces deux types de relations, il n’est pas rare qu’un travailleur payé à l’heure travaille gratuitement.

[30]        Mme Wickberg a déclaré qu’elle devait préparer les bulletins pendant son temps libre parce qu’elle ne souhaitait pas interrompre ses cours à cette fin. Ce travail non payé semble davantage avoir été le fruit d’un choix personnel que d’une nécessité. Je crois que cela témoigne davantage du professionnalisme de Mme Wickberg que de l’existence d’une relation de cliente à entrepreneure indépendante.

[31]        Pour résumer, je conclus que le fait que les travailleuses ne couraient pas de risques de perte n’appuie pas leur intention subjective d’être des entrepreneures indépendantes.

Les autres tâches

[32]        Les travailleuses effectuaient d’autres tâches pour le compte de Lippert en plus de l’enseignement. Mme Henderson a nettoyé les locaux de Lippert pendant quelques mois. Elle recevait pour cela un salaire horaire inférieur à son salaire de professeur. Mme Wickberg a travaillé à la réception pendant une partie des périodes en cause. Elle recevait elle aussi un salaire horaire inférieur pour ce travail. Aucune des parties n’a laissé croire que je devrais examiner ces tâches de manière distincte des activités d’enseignement des travailleuses. Compte tenu des faits, et vu qu’il y a très peu d’éléments de preuve montrant comment les facteurs qui ont été définis dans l’arrêt Wiebe Door s’appliquaient à l’une ou l’autre de ces tâches, je les ai ignorées dans le contexte de mon analyse.

Résumé

[33]        Pour résumer, les facteurs du contrôle, des chances de profit et des risques de perte ne vont pas dans le sens de l’intention subjective des travailleuses d’être considérées comme des entrepreneures indépendantes. Le facteur des outils appuie l’intention subjective des travailleuses, mais il ne convient pas de lui accorder beaucoup de poids dans les circonstances. Parmi tous les facteurs, je considère que le contrôle est le plus important en l’espèce. Par conséquent, dans l’ensemble, je dois conclure que les travailleuses étaient des employées.

[34]        Par conséquent, les appels sont rejetés. Les travailleuses occupaient des emplois assurables et ouvrant droit à pension pendant la période allant du 1er janvier 2008 au 30 mars 2012.

 

Signé à Calgary (Alberta), ce 27e jour de mai 2014.

 

 

« David E. Graham »

Juge Graham

 

 

Traduction certifiée conforme

ce 18e jour de juin 2014.

 

Alya Kaddour‑Lord, traductrice

 

 


RÉFÉRENCE :

2014 CCI 170

NOS DES DOSSIERS DE LA COUR :

 

2013-1349(CPP) et 2013-1350(EI)

INTITULÉ :

Lippert Music Centre Inc. c. Le ministre du Revenu national

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATES DE L’AUDIENCE :

Le 6 décembre 2013 et les 22 et 23 avril 2014

MOTIFS DU JUGEMENT :

L’honorable juge David E. Graham

DATE DU JUGEMENT :

Le 27 mai 2014

COMPARUTIONS :

Représentants de l’appelante :

Me David W. Chodikoff

M. Simon Robertson (stagiaire en droit)

Avocates de l’intimé :

Me Alisa Apostle

Me Lindsay Beelen

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Pour l’appelante :

                 Nom :

David W. Chodikoff

Simon Robertson (stagiaire en droit)

 

                 Cabinet :

Miller Thomson LLP

Pour l’intimé :

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Ottawa, Canada

 

 



[1]           Les contrats ont été produits comme pièces; pour Mme Wickberg, ils portaient sur la période allant du 1er septembre 2007 au 30 juin 2011, et pour Mme Henderson sur la période allant du 1er septembre 2007 au 30 juin 2012. En me fondant sur les éléments de preuve oraux, je n’ai aucun doute au sujet du fait que Mme Wickberg a également signé un contrat pour la période allant du 1er septembre 2011 au 30 juin 2012.

[2]           Comme il a été noté ci‑dessus, l’avocat de Lippert a reconnu lors de son argumentation qu’on ne pouvait pas vraiment qualifier le document en question de facture.

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