Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 

 

 

 

                                                 T-2473-93

 

 

Entre :

 

 

             RON ARCHIBALD, EDWIN CAWKWELL,

             WILLIAM COOPER, RICK DOBRANSKI,

DARREL ENGER, TIM HARVIE, MIKE JACKSON, CONRAD JOHNSON,

GORDON KELLER, WAYNE A. KRIZ, DOUG MILLER, ART McELROY,

BRIAN OLSEN, PAUL S. ORSAK, BRIAN OTTO, JAMES M. PALLISTER,

KELLY S. PATRICK, DOUGLAS ROBERTSON, GREG ROCKAFELLOW,

                BUCK SPENCER, WAYNE TUCK,

             LA ALBERTA BARLEY COMMISSION et

         LA WESTERN BARLEY GROWERS ASSOCIATION,

 

                                               demandeurs,

 

 

                         - et -

 

 

        SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA et

            la COMMISSION CANADIENNE DU BLÉ,

 

                                            défenderesses.

 

 

 

                   MOTIFS DU JUGEMENT

 

 

Le juge Muldoon

 

 

          Les demandeurs sollicitent une mesure de redressement déclaratoire portant que certains éléments de la Loi sur la Commission canadienne du blé, L.R.C. (1985), ch. C-24 (la Loi sur la CCB, ou la Loi sur la Commission du blé) mènent à des violations d'un ou plusieurs droits et libertés garantis à chacun d'eux en vertu de la Charte canadienne des droits et libertés, soit la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982 (la Constitution), annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, (R.-U.) (1982), chap. 11 - (la Charte).

 

                                                 La région désignée

                      La Commission canadienne du blé (la CCB) jouit de ce qui est connu, au sein du marché des grains et chez les producteurs de grains, y compris plusieurs témoins à l'instruction de la présente action, sous le nom de « monopole de la Commission », de « monopole de la Commission du blé » ou d'« organisme [d'achat et] de vente à comptoir unique ». Aux termes des paragraphes 2(1) et (3) de la Loi sur la CCB, le monopole de la Commission s'exerce dans la région désignée, soit :

2(1) La région formée des provinces du Manitoba, de la Saskatchewan et de l'Alberta, des parties de la * * * Colombie-Britannique connues sous les noms de district de Peace River et de régions Creston-Wyndell, ainsi que des régions éventuellement incluses dans cette région en application du paragraphe (3).

2(3)  La Commission peut, par ordonnance, inclure dans la région désignée des parties de la * * * Colombie-Britannique - à l'exception du district de Peace River et des régions Creston-Wyndel - et des parties de * * * [l']Ontario comprises dans la région de l'Ouest.

 

 

 

                      Il peut être noté, comme beaucoup le savent, que la région désignée est la partie du Canada où l'on cultive du blé et de l'orge de la manière la plus efficace et économique - agronomique aussi - qui soit. En fait, en moyenne, 41 502 000 acres ont été consacrées à ces produits agricoles entre 1985 et 1995 (rapport annuel de la CCB, 199-94, pièce 10, p. 54).

 

                                               Les sociétés en cause

                      L'Alberta Barley Commission, partie demanderesse, est une personne morale établie à titre de « commission », au sens où ce terme est défini à la Marketing of Agricultural Products Act, S.A. (1987), chap. M-5.1; ses bureaux sont situés à Calgary (Alberta) (cet organisme est appelé parfois ci-après l'« ABC »). L'ABC a été établie par le lieutenant-gouverneur en conseil en application des paragraphes 15(1) et 18(1), à l'instigation d'un [TRADUCTION] « groupe de producteurs » ayant soumis [TRADUCTION] « un projet de plan d'établissement * * * d) d'un régime qui sera administré par une commission » * * * [TRADUCTION] « lorsqu'un vote est en faveur de l'établissement d'un plan mentionné au paragraphe 15(1) * * * d), ou d'un régime visé à l'alinéa 15(1)d) est dispensé de l'exigence d'être soumis à un plébiscite * * * ». Bien que les avocats des demandeurs aient indiqué qu'ils financent le présent litige par l'entremise de l'ABC, les fonds dont dispose la commission, leurs sources et les fins pour lesquelles ils peuvent être dépensés semblent régis en grande partie par l'article 26 de la loi provinciale susmentionnée.

 

                      La Western Barley Growers Association (la WBGA), partie demanderesse, est une société constituée en vertu des lois de l'Alberta, qui a pour principale mission de favoriser la culture d'orge destiné à l'alimentation humaine et à celle du bétail au sein de cette province, ainsi que les ventes d'orge provenant des quatre provinces de l'Ouest : le Manitoba, la Saskatchewan, l'Alberta et la Colombie-Britannique. Le bureau de l'Association est situé à Calgary.

 

                      La CCB, partie défenderesse :

                      a)  est une personne morale établie en vertu de la partie I de la Loi sur la Commission canadienne du blé, paragraphe 4(1),

                      b)  est mandataire de Sa Majesté du chef du Canada, selon le paragraphe 4(2) de la Loi sur la Commission canadienne du blé

                      (c)  a son siège à Winnipeg.

 

La Loi sur la Commission canadienne du blé

                      Aux termes de la Loi sur la CCB et, plus particulièrement, en vertu de la partie II, alinéa 28f), la CCB est habilitée à fixer, et fixe en fait, au besoin, pour une ou plusieurs périodes, généralement ou par régions, pour tels points de livraison ou selon d'autres critères, les « contingents » de chaque type, grade ou qualité de grains que peuvent livrer les producteurs à des silos ou à des wagons.

 

                      La partie II de la Loi sur la Commission canadienne du blé ne s'applique qu'aux grains produits dans la région désignée, mais les dispositions de cette Loi et du règlement qui se rapportent au marché interprovincial et de l'exportation s'appliquent également sur l'ensemble du territoire canadien. En ce qui concerne la livraison de grains à des silos situés dans la région désignée, l'article 24 de la Loi est pertinent. Son texte est le suivant :

   24.(1)  Malgré la Loi sur les grains du Canada, les conditions applicables à la livraison des grains à un silo et à leur réception par le directeur ou l'exploitant de celui-ci sont, sauf autorisation contraire de la Commission, les suivantes :

 

a)  seuls le producteur-exploitant ou le producteur ayant droit aux grains peuvent les livrer;

 

b)  celui qui livre les grains doit, au moment de la livraison, présenter au directeur ou à l'exploitant le carnet de livraison qui lui permet de livrer les grains pour la campagne agricole en cours;

 

c)  si les grains ont été produits pendant la campagne agricole en cours, ils doivent provenir des terres désignées dans le carnet de livraison - sinon, ils peuvent provenir de n'importe quelle terre;

 

d)  les grains doivent être livrés au point de livraison mentionné dans le carnet de livraison;

 

e)  le total de la quantité de grains livrée - que la livraison ait pour objet la vente ou le stockage - et de celle des grains de même type ou de même grade déjà livrée au titre du carnet de livraison durant la campagne agricole en cours ne peut dépasser le contingent fixé par la Commission pour ce point de livraison et ce type ou ce grade de grains au moment de sa livraison.

 

   (2)  Dès la livraison terminée, le directeur inscrit fidèlement et correctement dans le carnet de livraison qui permet la livraison le poids net en tonnes, après extraction des impuretés, du grain livré, et il paraphe l'inscription.

 

 

 

 

L'article 25 comporte des dispositions similaires qui régissent la livraison de grains à un wagon.

 

                      À l'heure actuelle, seuls le blé (y compris le blé dur) et l'orge, par application de l'article 47 de la Loi, sont soumis au monopole. Ces produits sont connus sous le nom de grains « Commission ». D'autres produits, comme le canola et l'avoine, sont souvent appelés grains « hors-Commission ».

 

                      Le « carnet de livraison » dont il est question aux articles 24 et 25 est défini à l'article 2 de la Loi sur la Commission canadienne du blé; il s'agit d'« un carnet de livraison délivré par la Commission pour une campagne agricole, conformément à la présente loi ». Le droit qu'a un producteur d'obliger la CCB à lui délivrer un carnet de livraison et l'utilisation de ce dernier sont prévus dans la Loi sur la Commission canadienne du blé :

 

   26.(1)  Sous réserve des autres dispositions de la présente loi, tout producteur peut demander à la Commission la délivrance d'un carnet de livraison l'autorisant à livrer du grain produit sur les terres de son exploitation agricole.

 

     (2)  Le producteur-exploitant du grain cultivé sur les terres mentionnées au carnet de livraison a un droit prioritaire à la possession de celui-ci, mais il est tenu, sur demande, de le mettre à la disposition de tout autre producteur ayant droit de livrer du grain au titre du carnet.

 

      (3)  Il n'est délivré qu'un seul carnet de livraison pour toutes les terres d'une même exploitation agricole ou de plusieurs exploitations agricoles mises en valeur comme une seule unité.

 

      (4)  Les carnets de livraison ne sont délivrés qu'aux producteurs.

 

 

 

 

L'article 27 dispose, au paragraphe (1), que les producteurs ne peuvent livrer que leurs fractions du contingent et, au paragraphe (2), qu'un débiteur hypothécaire ou un acheteur, aux termes d'une convention de vente, a droit de livrer sa part du grain qui lui revient et par préférence aux autres producteurs.

 

                      Les pouvoirs d'administration de la Commission comprennent les suivants :

   28.  Malgré la Loi sur les grains du Canada, mais sous réserve des instructions figurant dans les décrets du gouverneur en conseil, la Commission peut, par ordonnance :

 

a)  fixer la forme des demandes de carnets de livraison et des carnets eux-mêmes, la manière de les remplir, ainsi que les autres imprimés qui peuvent être nécessaires à l'application de la présente loi;

 

b)  fixer les modalités de présentation des demandes de carnets de livraison et de délivrance de ceux-ci;

 

c)  fixer les modalités d'inscription aux carnets de livraison des livraisons de grains effectuées au titre de ceux-ci ou de toute autre mention à y faire;

 

d)  déterminer le lieu qui, le long d'une ligne de chemin de fer, sert de point de livraison du grain visé par un carnet de livraison;

 

e)  prévoir les cas où, pour l'application de la présente loi, plusieurs exploitations agricoles sont mises en valeur comme une seule unité;

 

f)  fixer, au besoin, pour une ou plusieurs périodes, généralement ou par régions, pour tels points de livraison ou selon d'autres critères, les contingents de chaque type, grade ou qualité de grains que peuvent livrer les producteurs à des silos ou à des wagons;

 

g)  par dérogation aux autres dispositions de la présente partie, interdire, généralement ou non, la livraison à un silo, ou la réception par celui-ci, de tout type, grade ou qualité de grains;

 

h)  exempter tout type, grade ou qualité de grains de l'application de la présente partie, totalement ou partiellement, de façon générale, ou pour une période déterminée ou d'une autre façon;

 

i)  exiger que tel type ou grade ou telle qualité de grains provenant de tels silos soient livrés dans des wagons, ou des navires naviguant sur les Grands Lacs;

 

j)  interdire la livraison de tel type ou grade ou de telle qualité de grains provenant de tels silos aux wagons, ou aux navires naviguant sur les Grands Lacs;

 

k)  prévoir l'attribution à des silos, quais de chargement ou personnes se trouvant à un point de livraison des wagons disponibles pour l'expédition du grain qui s'y trouve;

 

l)  obliger toute personne s'occupant de livraison, de réception, de stockage, de transport ou de manutention de grains à présenter à la Commission des déclarations sur son activité ou les installations qui s'y rapportent et dont elle est propriétaire ou dont elle a la possession ou la responsabilité.

 

                                                                 ***          ***          ***

 

   30.  Le gouverneur en conseil peut, par règlement, appliquer la présente partie au grain produit dans une région du Canada qui se trouve à l'extérieur de la région désignée et aux producteurs de ce grain. Le cas échéant et tant que s'applique le règlement, « grain » s'entend, dans le cadre de la présente partie, du grain produit dans la région désignée et dans la région mentionnée dans le règlement et « producteur » s'entend du producteur de ce grain.

 

   31.  Sous réserve de l'article 40, « période de mise en commun » s'entend, pour l'application de la présente partie, d'une campagne agricole.

 

 

 

                      Une « campagne agricole » est une expression bien connue, définie à l'article 2 de la Loi sur les grains du Canada, L.R.C. (1985), chap. G-10 :

 

* * * sous réserve de tout décret contraire pris par le gouverneur en conseil en application de l'article 115, la période commençant le 1er août d'une année et se terminant le 31 juillet de l'année suivante.

 

 

 

La Loi sur la Commission canadienne du blé et la Loi sur les grains du Canada sont, à cet égard, des lois dites en pareille matière.

 

                      Les articles 5 et 6 de la Loi sur la CCB exposent la mission et les pouvoirs de la CCB. Selon l'article 5, la mission de cette dernière est d'organiser « dans le cadre du marché interprovincial et de l'exportation, la commercialisation du grain cultivé au Canada ». Les pouvoirs énoncés à l'article 6 permettent à la Commission du blé d'exécuter le mandat que le législateur lui confie.

 

                      Le Règlement sur la Commission canadienne du blé, C.R.C. (1978), ch. 397, décrit, aux articles 3 à 8, comment un producteur peut demander un livret de permis (« carnet de livraison » dans la Loi).

 

                      Les articles 23 et 24 du Règlement sur la Commission canadienne du blé prescrivent que la Commission doit préciser le nombre d'acres contingentées pour lesquelles chaque céréale, produite sur la terre décrite dans la demande d'un agriculteur, peut être livrée à un silo.

 

                      Le pivot de la Commission canadienne du blé est son « système de mise en commun », décrit à la Partie III de la Loi sur la CCB. L'agriculteur qui livre des grains à un silo touche un acompte, qui variera selon le type (blé, blé dur, orge) et le grade de ses grains. L'acompte est prévu aux paragraphes 32(1) et (2), dont le texte est le suivant :

 

32.(1)  Il incombe à la Commission de commercialiser, dans le cadre du commerce interprovincial et de l'exportation, le blé produit dans la région désignée. À cette fin, elle :

 

a)  achète tout le blé produit dans la région désignée et que les producteurs offrent de lui vendre et de lui livrer à un silo ou à un wagon conformément à la présente loi, aux règlements et à ses ordonnances;

 

b)  paie à ces producteurs, au moment de la livraison ou à une date ultérieure convenue, la somme déterminée par tonne, en magasin à un point de mise en commun, fixée :

 

(i)  par règlement du gouverneur en conseil, pour ce qui est du blé du grade de base déterminé par le règlement,

 

(ii)  par elle, avec l'approbation du gouverneur en conseil, pour ce qui est des autres grades,

 

b.1)  retient sur la somme visée à l'alinéa b) le montant par tonne déterminé en application du paragraphe (2.1) pour le point de livraison du blé;

 

c)  fait bénéficier les producteurs, à compter du début de la période de mise en commun, de toute augmentation de prix survenue au cours de la période et applicable au grade de blé qu'ils ont vendu et livré;

 

d)  délivre à chaque producteur qui lui vend et livre du blé produit dans la région désignée un certificat indiquant le nombre de tonnes achetées et livrées et le grade du blé, le certificat donnant droit à son titulaire de participer à la distribution équitable de l'éventuel excédent résultant des opérations qu'elle fait sur le blé produit dans la région désignée et qui lui est vendu et livré au cours de la même période de mise en commun.

 

      (2)  La Commission fixe les prix visés à l'alinéa (1)b) pour un grade de blé donné de façon à garder un juste rapport entre le prix de celui-ci et celui qui est fixé pour le grade de base.

 

                                                                 ***          ***          ***

 

 

                      L'article 33 porte sur les versements intérimaires et définitifs qui sont faits aux agriculteurs. À la fin d'une année de mise en commun, tous les producteurs qui ont vendu des grains en commun reçoivent le même prix à la tonne, indépendamment des prix du marché qui étaient en vigueur au moment de la livraison des grains. L'article 33 vaut la peine d'être noté, mais il est trop long pour être cité ici.

 

                      Les articles 34 et 35 de la Loi permettent à la Commission de verser une prime à un producteur s'il est possible de déterminer que le blé « possède une caractéristique intrinsèque, en termes de qualité, qui le distingue du reste » [alinéa  35a)].

 

                      Si la CCB accuse une perte, le prix initial est quand même garanti à l'agriculteur. Le paragraphe 7(3) garantit à la Commission une indemnisation de la part du Parlement.

 

                      Les grades par rapport auxquels la CCB établit les mises en commun sont fixés par la Commission canadienne des grains qui, en application du paragraphe 16(1) de la Loi sur les grains du Canada, peut, par règlement, établir des grades et des noms de grade pour n'importe quel type de grain de l'Ouest et de l'Est, et fixer les prescriptions relatives à ces grades, et prévoir une ou plusieurs méthodes, visuelles ou autres, qui permettent de déterminer les caractéristiques des grains dans le but de satisfaire aux exigences de qualité des acheteurs.

 

                      La partie IV de la Loi sur la Commission canadienne du blé donne à la Commission une partie des « dents » dont elle a besoin pour exercer son monopole. Le texte de l'article 45 est le suivant :

 

   45.  Sauf autorisation contraire des règlements, seule la Commission peut :

 

a)  exporter du blé ou des produits du blé appartenant à d'autres personnes;

 

b)  transporter ou faire transporter d'une province à une autre du blé ou des produits du blé appartenant à d'autres personnes;

 

c)  vendre ou consentir à vendre du blé ou des produits du blé se trouvant dans une province pour livraison dans une autre province ou à l'étranger;

 

d)  acheter ou consentir à acheter du blé ou des produits du blé se trouvant dans une province pour livraison dans une autre province ou à l'étranger.

 

 

 

                      C'est cet article et les dispositions d'établissement de règlements en vue de l'octroi de permis d'exportation [alinéas 46c), d) et e)] qui empêchent les demandeurs et d'autres producteurs animés des mêmes intentions d'avoir directement accès à des marchés extraprovinciaux censément lucratifs sans passer par la CCB. Pour plus de « mordant », la Loi prévoit, à la partie VII, diverses infractions et peines.

 

                      Les pouvoirs d'octroi de licence dont jouit la Commission canadienne du blé sont prévus aux articles 14 et 14.1 du Règlement :

 

   14.  La Commission peut octroyer des licences pour l'exportation ou pour la vente ou l'achat en vue de la livraison à l'étranger de blé, de produits du blé, d'orge ou de produits de l'orge si les conditions suivantes sont réunies :

 

a)  l'exportation, la vente ou l'achat des grains ou des produits pour lesquels une licence est demandée ne nuit pas, dans le cadre du commerce interprovincial ou de l'exportation, à la commercialisation par la Commission du grain cultivé au Canada;

 

b)  le demandeur verse à la Commission une somme qui, de l'avis de celle-ci, correspond à l'avantage pécuniaire que représente la licence, lequel avantage découle uniquement, d'une part, du fait que sans cette licence l'exportation serait interdite et, d'autre part, des différences existant à ce moment, entre les prix intérieurs et extérieurs, des grains ou des produits en question.

 

   14.1  La Commission peut octroyer des licences pour le transport d'une province à une autre autre ou pour la vente ou la livraison en quelque lieu du Canada de blé, de produits du blé, d'orge ou de produits de l'orge, ces licences étant octroyées à titre gratuit.

 

 

 

                      Comme cela ne ressort peut-être pas de façon évidente de l'extrait qui précède, les soi-disant « trois piliers » de la Commission canadienne du blé valent la peine d'être mentionnés. Le premier est que cette dernière est un négociant à comptoir unique (en raison du monopole qu'elle exerce sur le blé et l'orge de l'Ouest canadien). Le deuxième pilier est la mise en commun des prix. Le troisième est que le gouvernement fédéral assure le versement initial (l'acompte) et garantit les emprunts de la CCB (pièce 10, p. 4).

 

Les parties demanderesses

                      La défenderesse reconnaît que chacun des demandeurs est : un citoyen ou résident permanent du Canada; un producteur de grains sur des terres indiquées à la pièce 1 - une carte des provinces des Prairies - où il réside, dans l'une de ces provinces; un « producteur » et un « producteur-exploitant » de « blé » et/ou d'« orge » au sens où ces deux mots (l'orge et le blé sont désignés ci-après par le mot « grain ») sont définis dans la Loi sur la Commission canadienne du blé; et résidant ordinairement dans la région désignée au Manitoba, en Saskatchewan ou en Alberta.

 

                      Les demandeurs sont tous des producteurs de grains qui résident dans la région désignée. Six des 19 demandeurs ont été appelés comme témoins. Leurs témoignages illustrent un point bien simple : si chaque exploitation est unique et comporte ses propres difficultés particulières, il est, pour chacune, seulement plus ou moins pratique (« nécessaire » dans certains cas) d'entrer en contact avec la Commission canadienne du blé.

 

                      M. Brian Otto cultive ses terres juste à côté de Warner (Alberta). Il est enseignant de formation et agriculteur par choix (notes sténographiques : vol. I, p. 163); il possède 2 200 acres de terres et cultive du blé, de l'orge et des produits agricoles spéciaux (pièce 2; notes sténographiques : vol. I, p. 77). Le blé et l'orge font partie de la rotation culturale - la pierre angulaire de l'assolement continu que pratique M. Otto - qui assure une couverture végétale et enraye certaines des maladies auxquelles sont sensibles les produits agricoles spéciaux (notes sténographiques : vol. I, p. 77). M. Otto cultive à l'heure actuelle du blé de printemps et d'hiver des Prairies canadiennes, deux types de blé qui conviennent particulièrement bien aux caractéristiques géographiques et agronomiques de son exploitation (notes sténographiques : vol. I, p. 90-94). L'orge - Harrington - est cultivé pour les mêmes raisons. M. Otto le destine au marché brassicole. L'orge qui ne convient pas à ce marché est vendu sur le marché fourrager à moindre prix. Le printemps et l'automne sont les deux périodes de l'année où les mouvements de fonds sont les plus importants, et il faut faire preuve d'une gestion avisée pour s'assurer que les obligations sont remplies (notes sténographiques : vol. I, p. 128).

 

                      M. Otto estime que le monopole qu'exerce la Commission entrave son exploitation, car il lui est impossible de vendre directement son grain aux États-Unis quand les prix américains sont supérieurs, à moins de participer à un « rachat » (notes sténographiques : vol. I, p. 123-124). Les producteurs sont autorisés à exporter du grain dit « Commission » s'ils obtiennent une licence d'exportation en vendant d'abord leur grain à la CCB et en le rachetant par la suite (article 14 du Règlement). La même chose se produit lorsque M. Otto désire vendre du grain fourrager à l'extérieur de l'Alberta (notes sténographiques : vol. I, p. 156).

 

                      M. Otto a expliqué comment fonctionne, selon lui, le système de contrats et de carnets de livraison. Le système des carnets de livraison lui permet, considère-t-il, de livrer chaque année à la CCB un certain nombre de boisseaux pour une superficie désignée. C'est la CCB qui fixe le contingent (boisseaux/acre) (notes sténographiques : vol. I, p. 149). À l'heure actuelle, elle doit accepter 1,7 boisseau/acre s'il y a de la place dans le réseau de silos. Étant donné que la production caractéristique est de 25 à 30 boisseaux de grains l'acre, la CCB doit prendre de 3 à 5 p. 100 de la production. Il est nécessaire de détenir un carnet de livraison pour vendre à l'exportation du grain « Commission » (notes sténographiques : vol. I, p. 150). Les programmes de contrats comportent quatre offres : A, B, C, et D. L'offre « A » a lieu au mois d'octobre de la campagne de récolte. L'agriculteur peut faire une offre à la CCB, et celle-ci peut accepter qu'on lui livre une quantité qui excède le contingent (notes sténographiques : vol. I, p. 152). Le vendeur ne peut livrer le grain immédiatement. La livraison ne peut se faire qu'au moment où la Commission canadienne du blé procède à un appel dans le cadre du contrat. La Commission peut appeler la totalité ou une partie de la quantité visée par le contrat. Si un appel n'est pas fait, l'agriculteur doit stocker sa récolte. M. Otto le fait sur sa ferme. Il n'a de la place que pour une seule récolte complète. Il a peu de place pour l'excédent (notes sténographiques, vol.I, p. 153-155).

 

                      M. Tim Harvie vit et pratique l'agriculture juste à côté de Cochrane (Alberta), à l'ouest de Calgary. Sur ses 907 acres de terres, il cultive de l'orge, de l'avoine et du canola (pièce 5; notes sténographiques : vol. I, p. 191). La majeure partie de ses grains sont destinés au marché fourrager. Ce qu'il peut cultiver est limité par les conditions climatiques qu'impose l'altitude à laquelle se trouve son exploitation agricole, laquelle est située dans les contreforts des Rocheuses. M. Harvie a également lancé une entreprise de concassage de grains fourragers. Ces derniers sont concassés, et ensuite livrés directement à l'acheteur. Il dispose, essentiellement, d'une valeur ajoutée « sur place ». Le reste des grains fourragers est vendu directement à des parcs d'engraissement locaux (notes sténographiques : vol. I, p. 179-180).

 

                      M. Harvie est le président de l'Alberta Barley Commission, la société demanderesse (notes sténographiques : vol. I, p. 191). C'est cet organisme qui a financé le présent litige (notes sténographiques : vol. II, p. 225).  M. Harvie est d'avis que l'aspect « mise en commun » du monopole de la Commission ne récompense pas les producteurs pour leurs produits de première qualité. Il ne veut pas partager la valeur de son effort de production supplémentaire avec le syndicat (notes sténographiques : vol. II, p. 255).

 

                      M. Harvie a décrit comment la CCB lui paye son orge brassicole. Le processus est le même pour tous les grains « Commission ». Lorsque l'orge est livré, la Commission lui paie le prix initial en vigueur à ce moment-là. Sont défalqués du versement initial les frais de transport et de manutention, d'ensilage, de nettoyage et, dans le cas de l'orge, un « prélèvement » volontaire pour la commission de l'orge. Ce qui reste est le prix à la production de M. Harvie (notes sténographiques : vol. II, p. 243). Quant au versement final, la CCB prévoit le rendement du syndicat en se fondant sur son analyse du marché mondial. Les versements intérimaires sont effectués lorsque la CCB peut le faire sans mettre en danger le syndicat. Le versement définitif est habituellement payé au mois de janvier qui suit la récolte (notes sténographiques : vol. II, p. 244).

 

                      M. Harvie commercialise lui-même son canola, un produit « hors-Commission ». En général, il ne tient pas à vendre son canola aux prix en vigueur au moment de la récolte, car la valeur du canola est souvent inférieure, vu l'ampleur de l'approvisionnement à cette époque-là. M. Harvie est chanceux, car il vit près d'une grosse installation terminale à Calgary, où il peut stocker l'ensemble de sa récolte. Habituellement, il conclut un contrat de base (appelé ci‑après le « contrat de base de novembre ») avec une société céréalière - Cargill, en l'occurence - l'hiver précédent (de novembre à janvier). Le contrat de novembre lui garantit de la place dans des silos, et il est fondé sur son estimation de la récolte de l'automne. Après avoir examiné les prix du marché, dont il prend connaissance tous les jours, M. Harvie signe le contrat lorsque la base (le chiffre en dollars déduit du contrat) est étroite parce qu'un montant moindre sera déduit du contrat futur pour son prix. Après avoir signé le contrat, M. Harvie est tenu de livrer le montant indiqué (notes sténographiques : vol. II, p. 264).

 

                      En ce qui concerne la gestion des risques, M. Harvie pratique essentiellement lui-même la mise en commun. Il réserve divers pourcentages de sa production prévue, en lots de 20 tonnes, pour se prémunir des baisses soudaines de prix et pour tirer parti de toute augmentation (notes sténographiques : vol. II, p. 266-267). Les options font partie des autres instruments qu'il utilise. Il paie une prime lorsqu'il achète une option d'achat, mais il fixe un prix plancher. Si les prix du marché diminuent, l'option expirera, sans aucune valeur. Seule la prime est retenue. Si le marché est en hausse, la valeur des options d'achats augmente, et il peut les vendre ultérieurement, à quelque moment que ce soit, à la valeur supérieure. M. Harvie achète aussi parfois des options de vente, qui fixent un prix maximal et offrent une protection contre les marchés en baisse (notes sténographiques : vol. II, p. 268-269).

 

                      Le demandeur Paul Orsak cultive du blé, du canola et des pois, près de Binscarth (Manitoba). Le blé représente environ 50 p. 100, le canola 30 p. 100 et les pois 20 p. 100 des terres qu'il exploite (notes sténographiques : vol. III, p. 379). M. Orsak et son père possèdent une exploitation étroitement intégrée, dont ils partagent le matériel et la main-d'oeuvre (notes sténographiques : vol. III, p. 375).  La superficie totale des terres appartenant à M. Orsak et son père est d'environ 3 800 acres, et le demandeur exploite une superficie d'un peu plus de 2 000 acres (pièce 8). Les céréales « à cycle court » sont les produits qui conviennent le mieux aux terres de M. Orsak, lesquelles sont situées juste à l'ouest de l'escarpement du Mont Riding. L'altitude limite le nombre de jours sans gelées, et les pluies de septembre compliquent le travail de récolte (notes sténographiques : vol. III, p. 380-382). À cause du rôle qu'il joue sur le plan de la prévention des maladies, le blé constitue un élément important du cycle de rotation culturale qu'applique M. Orsak. Le blé ne peut être remplacé par des pois et des lentilles.

 

                      Pour M. Orsak, les périodes de sorties de fonds les plus importantes sont les mois de juin-juillet et d'octobre-novembre. Les entrées de fonds sont difficiles à gérer, car elles sont subordonnées aux conditions du marché, à l'espace disponible au sein du réseau de silos, aux prix, ainsi qu'aux contingents et aux appels de contrat de la Commission canadienne du blé (notes sténographiques : vol. III, p. 404-405). M. Orsak a envisagé de se prévaloir du régime de rachat, mais la somme d'argent que voulait la CCB pour effectuer la transaction annulait tout avantage de prix qu'il aurait été possible de réaliser au moyen d'exportations privées (notes sténographiques : vol. III, p. 412).

 

                      M. Orsak entre dans la chaîne de commercialisation en livrant son grain à un silo de collecte ou en le chargeant lui-même dans des wagons. Après cela, le grain se trouve dans le système et certains aspects, comme les silos d'expédition, sont inévitables. Lorsque M. Orsak charge lui-même le grain dans des wagons, les frais de stockage primaire sont quand même payés parce qu'ils sont mis en commun et défalqués des versements définitifs (notes sténographiques : vol. IV, p. 432-33).

 

                      L'un des problèmes que la CCB cause à M. Orsak, se plaint-il, est que celle-ci limite le contrôle qu'il exerce sur les liquidités, le moment où les ventes ont lieu par rapport au cours du marché ainsi que l'effet qu'a cette situation sur les cultures dites hors-Commission (notes sténographiques : vol. IV, p. 470). Pour répondre à ses besoins de liquidités, M. Orsak est parfois obligé de vendre des céréales hors-Commission à prix moindre pour joindre les deux bouts. Par exemple, à l'automne les possibilités de livrer des céréales à la CCB ont été rares. Pour payer les taxes, les frais de récolte à façon et d'autres éléments, il doit se fier au revenu qu'il tire du canola et des pois. D'autres producteurs doivent recourir à des mesures analogues, ce qui exerce des pressions sur le cours du marché (notes sténographiques : vol. IV, p. 471). M. Orsak s'est prévalu de la Loi sur les paiements anticipés pour le grain des Prairies, L.R.C. (1985), chap. P-18, qui lui procure à l'automne un certain soulagement, en termes de prix (notes sténographiques : vol. IV, p. 496-500). Les versements anticipés s'appliquent à tous les grains, même vendus sur les marchés hors-Commission (notes sténographiques : vol. IV, p. 505). Le problème, dit M. Orsak, est qu'il a besoin d'un carnet de livraison pour demander les avances. En outre, les intérêts courent jusqu'au jour où l'acompte est remboursé (notes sténographiques : vol. V, p. 518).

 

                      M. Orsak a pu vendre, sans carnet de livraison, tout le blé qu'il avait produit en 1995, car les conditions du marché étaient suffisamment favorables pour qu'il vende la totalité de ses céréales sur le marché canadien de l'alimentation animale (notes sténographiques : vol. III, p. 410). Cela n'est pas toujours possible d'un point de vue économique. Comme il l'a indiqué [TRADUCTION] : « Je ne tiens pas à agir contre mon propre intérêt par dépit » (notes sténographiques : vol. III, p. 410).

 

                      Le demandeur, Conrad Johnson, est un immigrant admis. Avant de s'installer en 1975 sur la ferme qu'il exploite près de Bracken (Saskatchewan), il vivait au Montana (notes sténographiques : vol. V, p. 525). Son exploitation, essentiellement familiale, s'étend sur 37 quarts de section (5 920 acres) (notes sténographiques : vol. V, p. 530-532). Le sol, qui se compose d'une terre grasse et brune, est très fertile, mais c'est l'humidité qui limite les possibilités d'exploitation de la ferme. La région reçoit fort peu d'humidité durant la saison de croissance. Les pluies de l'automne sont celles qui procurent la majeure partie de l'humidité requise (notes sténographiques : vol. V, p. 528). Les produits qui poussent le mieux sur la ferme de M. Johnson sont le blé et l'orge : dans la campagne de récolte de 1996, ce dernier a semé du blé, du blé dur, de l'orge, des lentilles, de la graine à canaris et de l'avoine (notes sténographiques : vol. V, p. 530-534). Pour réduire les frais de manutention, M. Johnson et quelques amis ont construit un « silo d'expédition intérieur » (notes sténographiques : vol. VII, p. 702) afin de recouvrer les frais qu'engagerait habituellement le négociant en grains (notes sténographiques : vol. VII, p. 707).

 

                      M. Johnson a pu obtenir dans son blé de la meilleure qualité (Canada Western Red Spring n° 1) une teneur en protéines atteignant jusqu'à 17 p. 100. La CCB ne reconnaît pas les pourcentages qui excèdent 14,5 p. 100 (notes sténographiques : vol. V, p. 556). M. Johnson n'a jamais procédé avec succès à un rachat. La Commission canadienne du blé n'autorise pas les rachats qui excèdent le contingent imposé à un agriculteur (notes sténographiques : vol. V, p. 600; vol. VI, p. 649). D'après lui, le problème que pose le fait d'organiser un rachat est qu'il fallait expédier de grosses quantités de grains afin de préserver leur identité. Le contingent était un facteur de limitation important dans la tentative de rachat (notes sténographiques : vol. VI, p. 648.)

 

                      M. Edwin Cawkwell exploite sa ferme juste au nord-est du Mont- Nutt (Saskatchewan). Son exploitation couvre environ 6 000 acres. En 1996, il a cultivé du blé sur un millier d'acres environ, de l'orge sur 2 000, de l'avoine sur 800, des pois sur 850 et du canola sur une superficie de 900 à 1 000 acres (notes sténographiques : vol. VII, p. 733). L'orge, brassicole surtout, convient bien aux conditions géographiques de la région. Ce demandeur applique un programme rotatif quadriennal, qui consiste, notamment, à tenir compte de divers facteurs, dont les arrière-effets de résidus chimiques (notes sténographiques : vol. VII, p. 740). Cet homme a une grande expérience de l'orge brassicole. Pour vendre ce dernier par l'entremise de la CCB, M. Cawkwell - à l'instar de tous les vendeurs éventuels d'orge brassicole - envoie un échantillon au silo. Celui-ci transmet l'échantillon à la compagnie acheteuse. Au moment où l'échantillon est envoyé, le producteur signe avec la Commission canadienne du blé un contrat par lequel celle-ci s'engage à acheter l'orge si ce grain satisfait aux prescriptions du malteur. Comme c'est le cas pour tous les grains, un versement initial et un versement définitif sont prévus (notes sténographiques : vol. VII, p. 746).

 

                      M. Cawkwell a déclaré que l'un des effets qu'ont les activités de la CCB sur lui et sur d'autres producteurs est lié à l'attribution des wagons à marchandises. S'il désire vendre du grain « Commission » et qu'il dispose d'un contingent ou d'un contrat suffisant, les wagons sont garantis. Pour ce qui est des grains « hors-Commission », les wagons sont attribués dans le cadre d'une loterie (notes sténographiques : vol. VII, p. 800).

 

                      Un autre demandeur, M. Richard Dobranski, exploite 3 520 acres de terres à proximité de Robin (Manitoba), à huit ou dix milles de distance au nord du parc national du Mont-Riding. En plus de cultiver du blé, de l'orge et divers produits agricoles spéciaux, M. Dobranski possède aussi 110 bovins et 75 bisons. La région est fort propice à de nombreux types de cultures, car elle est soumise à des pluies régulières et à environ 95 jours sans gelées (pièce 35). M. Dobranski a aussi pris part à l'exploitation de nombreux syndicats volontaires de grains « hors-Commission », à l'époque où il était au service de la All State Grain (notes sténographiques : vol. XI et XII, p. 1180-1234).

 

                      M. Dobranski a effectué avec succès une opération de « rachat » en vue de vendre du grain aux États-Unis. Il l'a fait à deux occasions, lorsque les prix du marché aux États-Unis étaient suffisamment lucratifs pour justifier le coût du rachat (notes sténographiques : vol. XII, p. 1253). Le coût du rachat est la différence qu'il y a entre le prix initial que la CCB paye au producteur et le prix auquel celle-ci vend le grain au sein du marché particulier qui l'intéresse (notes sténographiques : vol. XII, p. 1289).  Pour procéder à un rachat, le producteur doit organiser une vente avec la Commission canadienne du blé et un client, ce qui se fait habituellement par l'intermédiaire d'un représentant (notes sténographiques : vol. XII, p. 1254). Un mot résume la description qu'a faite M. Dobranski de ses opérations de rachat : désespérant. Dans les deux années où il a procédé à un rachat, la CCB a perçu des frais de stockage et d'intérêt pour le grain qu'il a racheté, et ce, même si le grain n'a jamais quitté sa ferme. La Cour n'a aucune raison de ne pas ajouter foi à ce que déclare M. Dobransky à ce sujet. Après négociation, les frais en question ont été supprimés (notes sténographiques : vol. XII, p. 1281-1282). Lors de sa dernière tentative de rachat - infructueuse - en 1994, la CCCB a refusé de supprimer ces frais oppressifs et artificiels (notes sténographiques : vol. XII, p. 1287). Les autres doléances de M. Dobransky à l'égard de la CCB sont que les restrictions que cette dernière impose limitent ses liquidités et que les contrats d'approvisionnement en grains ne sont pas négociables.

 

                      Un fait commun ressort des témoignages des demandeurs producteurs : pour pouvoir vivre avec succès de l'agriculture, ils doivent cultiver des produits qui sont visés par le mandat de la CCB. La géographie, le climat, l'agronomie et la rentabilité sont certains des facteurs qui font que les grains en question font partie intégrante de leurs activités agricoles. Ils n'ont pas le choix. Cette absence de choix, soit dit en passant, n'est pas imputable uniquement aux dispositions de la Loi sur la Commission canadienne du blé, mais aussi aux caractéristiques agronomiques et économiques de la production de grains de chaque demandeur. Le monopole exercé par la Commission n'est pas la cause déterminante de l'absence de choix. C'est la nature qui l'est. C'est l'imposition de ce monopole qui est au coeur des points liés à la Charte, des points qui soulèvent, par ricochet, les questions constitutionnelles qui se posent dans le présent litige. L'autre fait commun est que tous sont capables de cultiver avec succès, c'est-à-dire avec profit, les produits dits « hors-Commission ». Tous les demandeurs ont facilement accès à des renseignements quotidiens sur l'état du marché (témoignage de M. Harvie, notes sténographiques : vol. II, p. 265; témoignage de M. Orsak, notes sténographiques : vol. IV, p. 456; et témoignage de M. Cawkwell, notes sténographiques : vol. VII, p. 738), ainsi qu'à d'éventuels acheteurs. Un autre dénominateur commun est que ces personnes sont souvent capables d'obtenir un produit de haute qualité, que le système de mise en commun de la CCB ne reconnaît pas toujours. Tous ces témoins considèrent que la Commission canadienne du blé entrave, à divers degrés, leur aptitude à exploiter au maximum leurs activités. La CCB, jugent-ils, est inflexible et insensible. Dans certains cas, comme la mise en commun des frais, les demandeurs trouvent le système injuste. Ces doléances montrent pourquoi les producteurs demandeurs n'apprécient pas le monopole de la Commission. Il ne fait aucun doute que les demandeurs ont raison de critiquer dans une certaine mesure la façon dont fonctionne la CCB, mais même si les activités de cette dernière étaient un fouillis sans nom, ce qui est une exagération des problèmes, les questions de nature constitutionnelle qui sont liées à la Charte seraient quand même présumées vraies.

 

                      Chacun des demandeurs, selon ce qui a été déclaré à la Cour, aimerait se libérer du monopole de la Commission, être autorisé à vendre le grain qu'il cultive sur ses terres quand et à qui il le veut, au Canada ou à l'étranger. Chacun est confiant qu'il pourrait faire mieux - obtenir un meilleur prix et un bénéfice plus avantageux - en agissant seul, tout en s'adonnant au [TRADUCTION] « plaisir d'être un homme d'affaires » (notes sténographiques : vol. 11-12-96, p. 3664) à titre d'entrepreneur privé indépendant, ou de participant à une coalition de son propre choix. Les demandeurs n'apprécient pas l'idée d'avoir à écouler leur grain, et d'être payés pour ce dernier, par l'entremise des activités de vente à comptoir unique de la CCB. La quasi-totalité des demandeurs s'opposent, d'un point de vue philosophique, au fait que la commercialisation du grain produit dans la région désignée soit organisée par l'État.

 

                      Si les demandeurs obtiennent gain de cause dans leur opposition au monopole exercé par la Commission canadienne du blé en invoquant les dispositions de la Charte, cela veut dire que l'État canadien sera déclaré incapable de créer de nouveau un tel instrument de commercialisation, peu importe à qui la population confie une majorité parlementaire, peu importe quelle sera la volonté du Parlement. Le pouvoir qu'exerce le gouvernement fédéral sur les échanges et le commerce sera gravement amoindri, sinon victime d'un coup fatal.

 

Un témoin producteur dissident

                      Nul ne peut présumer que tous les producteurs de grains de la région désignée s'estiment lésés par le monopole qu'exerce la Commission canadienne du blé. L'une des nombreuses personnes à ne pas être d'accord avec les opinions des demandeurs, ainsi qu'avec leurs doléances, est Mme Nettie Wiebe. Son témoignage n'a pas été moins intéressant ou moins éclairant que celui des demandeurs.

 

                      Mme Wiebe est productrice, au même titre que les témoins producteurs des demandeurs. Contrairement à ces derniers, toutefois, Mme Wiebe soutient énergiquement la CCB. Mme Wiebe, en compagnie de son époux et de ses enfants, exploite une ferme au sud de Laura (Saskatchewan), un village situé à 70 kilomètres environ au sud-ouest de Saskatoon. Elle cultive la terre par choix et détient un doctorat de l'Université de Calgary (sujet de thèse : la justification philosophique des droits de la personne). La ferme des Wiebe est décrite à juste titre comme une exploitation familiale (notes sténographiques : vol. XXI, p. 2130). La famille possède environ 2 400 acres de terres, dont 1 113 ont été semées l'an dernier au blé, à la moutarde et aux pois. Le reste se compose de prairies et de pâturages (notes sténographiques : vol. XXI, p. 2132). Habituellement, le blé et l'orge forment la moitié de la superficie semée, et le reste se compose de légumineuses à grain, comme des lentilles ou des pois, et d'une plante oléagineuse, de la moutarde en général. Ils cultivent aussi de l'avoine, pour leurs chevaux - et ceux de leur voisin) (notes sténographiques : vol. XXI, p. 2133). Selon Mme Wiebe, leurs terres [TRADUCTION] « sont, dans l'ensemble, un endroit très productif, étant entendu, bien sûr, que nous sommes toujours vulnérables aux conditions atmosphériques » (notes sténographiques : vol. XXI, p. 2134). L'orge que cultivent les Wiebe est souvent sélectionné à des fins brassicoles.

 

                      Mme Wiebe déclare que la Commission canadienne du blé procure à son exploitation familiale des [TRADUCTION] « avantages énormes » (notes sténographiques : vol. XXI, p. 2136). Elle croit que la CCB leur offre un avantage pécuniaire, surtout en ce qui a trait aux primes touchées pour l'orge brassicole. Un facteur qui a aussi son importance, selon Mme Wiebe, est qu'ils ne s'occupent pas de la commercialisation de leur grain « Commission » (notes sténographiques : vol. XXI, p. 2136, 2154 et 2171). La clientèle est déjà établie (notes sténographiques : vol. XXI, p. 2165). Elle a déclaré que [TRADUCTION] « nous avons une collectivité à la vie de laquelle nous prenons une part active. Nous avons de nombreuses choses à faire, et c'est pour nous un net avantage que d'avoir à notre disposition cette expertise dans le domaine de la commercialisation que nous offre la Commission canadienne du blé » (notes sténographiques : vol. XXI, p. 2136; et p. 2154 du même volume). Un avantage connexe est celui de connaître le prix initial (notes sténographiques : vol. XXI, p. 2154 et 2171). Un autre avantage, de l'avis de Mme Wiebe, est que la CCB est un instrument de gestion de risques prévisible. Cela est important à ses yeux, car la production de sa ferme est à la merci des conditions atmosphériques (notes sténographiques : vol. XXI, p. 2138).

 

                      Mme Wiebe n'apprécie pas l'incertitude et la vulnérabilité supplémentaires qui sont associées aux fluctuations de prix au sein du marché libre (notes sténographiques : vol. XXI, p. 2147). Elle croit que le monopole de la Commission canadienne du blé offre aux producturs un moyen équitable et méthodique de transporter du grain (notes sténographiques : vol. XXI, p. 2154). Elle n'a subi, pense-t-elle, aucun désavantage vérifiable en choisissant de résider dans la région désignée (notes sténographiques : vol. XXI, p. 2162), énonçant ainsi les droits que lui confère le paragraphe 6(2) de la Charte. Le fait d'être obligée de vendre des grains contrôlés par la Commission n'entrave pas sa capacité de commercialiser ses denrées (notes sténographiques : vol. XXI, p. 2165), et elle ne se plaint pas d'être privée de la liberté mentionnée à l'alinéa 2d) de la Charte.

 

                      Mme Wiebe préside le Syndicat national des cultivateurs, qui compte 10 000 membres environ (notes sténographiques : vol. XXI, p. 2160). La Cour signale que ces personnes font partie des 867 000 agriculteurs (de tous genres) que l'on a recensés au Canada en 1991 (pièce 16). Selon Mme Wiebe, [TRADUCTION] « le syndicat des cultivateurs a toujours été fortement en faveur d'une commercialisation méthodique, d'une gestion de l'approvisionnement, ainsi que de l'aspect « vente à comptoir unique » du mandat de la Commission canadienne du blé » (notes sténographiques : vol. XXI, p. 2161). Les membres du syndicat [TRADUCTION] « apprécient » le statut de comptoir unique de la CCB. Ils expriment sans aucun doute la liberté d'association que leur confère l'alinéa 2d) (comme le font les demandeurs au sein de la Western Barley Growers Association). 

 

                      Mme Wiebe est d'avis qu'elle, ainsi que tous les agriculteurs, les demandeurs compris, se trouveraient en meilleure situation si la CCB contrôlait la totalité des produits agricoles (notes sténographiques : vol. XXI, p. 2189, 2191-2192). En réponse à la question de l'avocat principal des demandeurs, Me Groves, sur la raison pour laquelle elle voudrait forcer M. Harvie à confier du canola à la Commission canadienne du blé, elle a indiqué [TRADUCTION] : « Je suppose qu'il s'agit d'une idée de ce qui constitue pour nous, agriculteurs, un avantage plus étendu » (notes sténographiques : vol. XXI, p. 2191). Cette observation permet de boucler la boucle. La question soumise à la Cour n'est pas de savoir ce qui est le mieux pour tous les agriculteurs. Pas plus que n'est pertinente la question de savoir, ainsi qu'il a été mentionné plus tôt, qui apprécie ou n'apprécie pas le monopole de la Commission canadienne du blé. Il est évident que les points de vue des agriculteurs au sujet de l'existence du monopole de la Commission canadienne du blé englobent toute la gamme des opinions possibles, du point de vue collectiviste au point de vue de la libre-entreprise. Le fait de savoir [TRADUCTION] « ce qui est le mieux » pour tous les agriculteurs et si [TRADUCTION] « ceux qui apprécient » sont supérieurs en nombre à [TRADUCTION] « ceux qui n'apprécient pas » le monopole relève du Parlement. La question de savoir si [TRADUCTION] « l'instrument choisi » par le Parlement viole les droits que la Charte confère aux demandeurs est la seule qui est soumise à la Cour. Il appartient au Parlement, pas à la Cour ni aux producteurs ni à la Charte, de prescrire ce qui, d'un point de vue économique, convient le mieux au Canada et aux Canadiens, aux électeurs comme aux non-électeurs.

 

                      En résumé, Mme Wiebe a été un témoin tout aussi crédible que les demandeurs particuliers qui ont témoigné. Si leurs points de vue différaient quant à la façon dont il fallait régler la présente affaire, tous les témoins producteurs ont témoigné de manière crédible.

 

                             Invocation de la Charte des droits et libertés

                      Les demandeurs invoquent les dispositions suivantes de la Charte :

2.  Chacun a les libertés fondamentales suivantes :

 

                                                                 ***          ***          ***

 

(d)  liberté d'association.

 

                                                                 ***          ***          ***

 

6.(2)  Tout citoyen canadien et toute personne ayant le statut de résident permanent au Canada ont le droit :

 

a)  de se déplacer dans tout le pays et d'établir leur résidence dans toute province;

 

b)  de gagner leur vie dans toute province.

 

                                                                 ***          ***          ***

 

15.(1)  La loi ne fait acception de personne et s'applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l'âge ou les déficiences mentales ou physiques.

 

 

 

À l'instar de tous les autres droits et libertés qui sont énoncés dans la Charte, les dispositions citées ci-dessus, d'après l'article premier de cette dernière, « ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique ».


                                            L'alinéa 2d) de la Charte

                      Les dispositions en litige selon ce volet de la cause des demandeurs sont l'article 45 et les effets combinés des parties III et V de la Loi.

 

                      La liberté d'association a tout à voir avec le sens du mot « association ». Dans le The Oxford English Dictionary, 2e éd. 1989, Clarendon Press, la définition première et la plus importante du mot « association » est la suivante [TRADUCTION] : « action d'unir en vue d'un objectif commun; l'état de cette union; groupement, ligue ». Cette définition fait manifestement référence à un groupement de personnes, et non de choses. Dans la version 1985 du Petit Robert, Dictionnaire de la langue française, Paris, la première et la troisième définitions comportent la même idée : « 1° Action d'associer qqn à qqch.  V. Participation, collaboration, coopération * * * 3° Groupement de personnes qui s'unissent en vue d'un but déterminé.  * * * " Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'homme ". ». Là encore, il est question de la réunion de personnes, et non de choses, en vue d'atteindre un objectif précis.

 

                      Dans les deux langues officielles, le mot « association » provient du latin : associare, [TRADUCTION] « se joindre (à) associer (avec) », et, plus fondamental encore : societas : [traduction] « 1. Le fait d'être associé en vue d'un but commun, partenariat * * *  2.  Un groupe de personnes associées en vue d'un but commun.  * * *  3. Association (entre peuples ou souverains) en temps de guerre, etc., alliances ». (Oxford Latin Dictionary, éd. combinée 1985, Oxford University Press.)  Des définitions larges et ancestrales peuvent mener à de nombreuses directions différentes, mais, en l'espèce, l'important est que le genre d'association dont la Charte garantit la liberté est une association de personnes, et non simplement de choses, d'effets ou de biens appartenant à des personnes. L'avocat principal des demandeurs a admis devant la Cour, sans l'ombre d'un doute, que le grain dont il est question dans le présent litige est un produit commercial (ce qui est fort évident, en tout état de cause), une chose, en fait, mais non une personne. C'est donc dire que l'alinéa 2d) de la Charte n'a rien à voir avec le fait que les grains de producteurs différents soient mélangés dans des wagons de marchandises, des silos et des caisses de toutes sortes. Étant une chose inanimée et non humaine, le grain est incapable d'« association » au sens de l'alinéa 2d) de la Charte. Le fait que leur grain soit mélangé n'entraîne donc pas les producteurs dans une sorte quelconque d'association de nature constitutionnelle.

                      Étant forcés par la loi de vendre leur grain par l'entremise d'un organisme de commercialisation de l'État, les demandeurs ne sont donc pas contraints de s'« associer » avec l'État, car leur grain est un produit commercial. Certes, la « liberté d'association » comporte en soi l'idée de la liberté de ne pas s'associer : Lavigne c. SEFPO, [1991] 2 R.C.S. 211. Le fait de livrer du grain, un produit commercial, en vue de le vendre à la CCB contre rémunération, n'a rien à voir du tout avec le fait de former un syndicat ou de participer à ce dernier, ou avec une combinaison d'employeurs ou une société commerciale.

 

                      Il ne fait aucun doute que la liberté d'association mentionée à l'alinéa 2d) de la Charte comporte le droit, dans certaines circonstances, de ne pas être obligé de s'associer. L'arrêt faisant autorité sur ce point est Lavigne c. SEFPO, cité ci-dessus. Si l'on prend cet arrêt comme point de départ, il est possible de considérer sous plusieurs angles l'alinéa 2d) de la Charte dans la présente affaire. En bref, ces angles sont les suivants :

1.  des individus sont forcés par la loi de s'associer;

2.  il est interdit aux individus en question de s'associer en vue d'exporter du blé et de l'orge parce qu'agir de la sorte serait contraire à la loi;

3.  les individus sont forcés par la loi de s'associer avec la Commission canadienne du blé.

 

Des trois énoncés qui précèdent, seul le troisième est pertinent, encore qu'il soit également erroné. S'il est possible d'invoquer un vague argument de violation pour ce qui est de la première catégorie, cet argument n'est pas valable, car la loi n'oblige pas des producteurs individuels à s'associer de quelque manière. Elle exige simplement que les producteurs fassent tous la même chose, c'est-à-dire vendre leur grain d'exportation à la CCB. Bien que les producteurs aient tous des intérêts dans le syndicat - des intérêts communs - l'association inexistante alléguée qui en résulte s'articule autour d'un intérêt de nature purement économique, que la Charte ne protège pas. [Malgré l'opinion contraire de la Cour d'appel des Territoires du Nord-Ouest dans CEMA v. Richardson, (1996), 132 D.L.R. (4th) 274 (autorisation d'interjeter appel accordée par la Cour suprême du Canada, 18 octobre 1996, Bulletin de la CSC, p. 1571), où il a été conclu que : a) il n'y a eu aucune opinion contraire de la part de la Cour suprême, b) dans cette affaire, le droit d'association était étroitement lié à la liberté de circulation et d'établissement, qui reconnaît (censément) certains droits économiques, aux termes de l'aliné 6(2)b). Il est question plus loin de cette affaire, à la section intitulée « Paragraphe 6(2) de la Charte »]. La deuxième catégorie, qui viole apparemment l'aspect positif du droit d'association, tel que formulé ci-dessus, ne trouve pas de justifiction dans les faits qui ont été soumis à la Cour. Quoi qu'il en soit, nul ne peut se plaindre d'avoir été empêché de conspirer en vue d'accomplir un acte illégal, à moins que la loi soit contraire à la Charte, une prémisse qui présume vraie ce qui est en question en l'espèce.

 

                      La troisième catégorie pourrait constituer une violation. Selon l'arrêt Lavigne, dans les affaires d'association forcée la question centrale qui se pose est de savoir s'il existe un « acte d'association ». C'est la raison pour laquelle les faits dont il est question dans l'arrêt Lavigne deviennent cruciaux. M. Lavigne était enseignant à la School of Mines d'Haileybury et membre de l'unité de négociation du personnel enseignant représentée par un syndicat, le SEFPO. Jamais il n'a été membre du SEFPO, ni n'a été tenu de l'être. Cependant, M. Lavigne était obligé de payer des cotisations au syndicat. Ce paiement obligatoire porte habituellement le nom de « précompte obligatoire ». Le SEFPO versait un certain pourcentage des cotisations à divers organismes, comme le Congrès du travail du Canada et le Nouveau Parti Démocratique. M. Lavigne ne voulait pas que ses cotisations soient orientées vers certains de ces organismes.

 

                      Compte tenu de ces faits, quelques remarques préliminaires s'imposent. L'arrêt Lavigne est le jugement le plus important qui ait été soumis à la Cour suprême au sujet de l'association obligatoire. Le juge La Forest, s'exprimant au nom des juges Sopinka et Gonthier, a conclu que l'association obligatoire était une facette distincte de la liberté d'association et qu'il y avait eu violation des droits de M. Lavigne, mais que la restriction imposée était justifiée en vertu de l'article premier. Le juge McLachlin, s'exprimant pour son propre compte seulement, a reconnu dans une remarque incidente suivant le paragraphe commençant au point g., à la  p. 342, ce qui équivaut à la liberté d'association, mais a conclu qu'au vu des faits, les paiements de M. Lavigne n'avaient pas pour effet d'associer ce dernier à des idées et à des valeurs auxquelles il ne souscrivait pas volontairement. Il n'y avait eu, selon ce juge, aucune violation. Le juge Wilson, s'exprimant en son propre nom et en celui de ses collègues L'Heureux-Dubé et Cory, a conclu qu'il n'existe pas de droit à la liberté de ne pas être forcé de s'associer. Compte tenu de cette distinction, non seulement l'opinion du juge La Forest est pertinente, mais tout autant, semble-t-il, celle du juge Wilson, lorsqu'une question d'association forcée est soumise à la Cour.

 

                      Dans l'arrêt Lavigne, le juge Wilson a exposé dans les passages suivants, essentiellement, son rejet de l'idée de la liberté de ne pas être forcé de s'associer :

* * * * Dès que la Cour est forcée de choisir entre des demandes constitutionnelles qu'on dit importantes et d'autres sans importance, surgit alors la possibilité de tracer une ligne de démarcation arbitraire. En revanche, la Cour renoncerait à sa responsabilité de garantir l'accès à la justice si elle fermait les yeux sur les problèmes qu'entraînerait la reconnaissance du droit de ne pas s'associer. Conscients de ces problèmes, des commentateurs ont proposé diverses solutions propres à mettre un frein aux excès constitutionnels. Aux États-Unis, par exemple, le professeur Cantor, dans son article intitulé « Forced Payments to Service Institutions and Constitutional Interests in Ideological Non-Association » (1983), 36 Rutgers L. Rev. 3, soutient, à la p. 25, que :

 

[TRADUCTION]. . . la vexation ou la mauvaise conscience de celui qui est utilisé comme instrument financier ne représente pas en soi un préjudice grave sur le plan constitutionnel. En effet, ce type de cas de conscience découlant de l'« appui » apporté malgré soi à des causes déplaisantes est un corollaire inévitable de la vie en société organisée. Certes, ce serait bien d'éviter toute vexation d'ordre spirituel ou idéologique aux personnes forcées par le gouvernement de verser des sommes, mais la question cruciale, dans l'optique du Premier amendement, est celle de savoir si le contribuable est obligé de s'associer ou de sembler souscrire de quelque manière à une cause déplaisante choisie par le gouvernement.[En italique, dans l'original]

 

             Au Canada, des restrictions semblables ont été proposées au sujet de l'al. 2d). Le professeur Etherington, par exemple, a soutenu dans son article « Freedom of Association and Compulsory Union Dues:  Towards a Purposive Conception of a Freedom to not Associate » (1987), 19 Ottawa L. Rev. 1, que ce qui est au coeur de la revendication du droit de ne pas s'associer, ce sont les intérêts de préserver le régime politique démocratique et de protéger la liberté individuelle. Le professeur Etherington envisage quatre façons dont ces intérêts pourraient être compromis par l'obligation de contribuer et contre lesquelles la liberté de ne pas s'associer pourrait assurer une protection : 1) la reconnnaissance institutionnelle par le gouvernement de causes politiques particulières ou le soutien qu'il y apporte, 2) l'atteinte à la liberté de l'individu de se joindre ou de s'associer à des causes de son choix, 3) l'imposition de la conformité à une idéologie, et 4) l'identification personnelle du contribuable à des causes qu'il ne soutient pas.

 

             À mon avis, les analyses des professeurs Etherington et Cantor contiennent toutes deux des restrictions nécessaires et souhaitables dont il faut assortir le droit de ne pas s'associer. Toutefois, je reste d'avis qu'il n'y a pas lieu d'élargir la portée de l'al. 2d) afin d'y inclure le droit de ne pas s'associer. Commme Me Nelson l'a affirmé, d'autres droits et libertés garantis par la Charte protègent suffisamment le type d'intérêts qui sous-tendent les demandes fondées sur le droit de ne pas s'associer. Il est apparu, tout au long de ce pourvoi, que le véritable préjudice causé par l'association obligatoire n'est pas le fait de l'association elle-même, mais bien l'obligation d'appuyer des points de vue, des opinions ou des actions que l'on ne partage ou que l'on n'approuve pas. Conclure que l'al. 2d) n'inclut pas le droit de ne pas s'associer ne prive pas ceux qui ne veulent pas s'associer de tout moyen d'obtenir une réparation pour ces préjudices. L'alinéa 2b) et l'art. 7 de la Charte, en particulier, me sembleraient susceptibles d'être invoqués dans les cas qui s'y prêtent.

 

             Après avoir conclu que l'al. 2d) n'inclut que la liberté positive de s'associer, je dois encore décider si la liberté d'association de M. Lavigne a été violée en l'espèce. L'appelant n'a pas été empêché de former une association ni d'adhérer à celle de son choix. J'estime donc qu'aucune atteinte n'a été portée au droit de l'appelant de s'associer librement. Ce moyen d'appel doit par conséquent être rejeté.

 

                                                                          (p. 262-263)

 

 

 

 

                      Ayant conclu que l'alinéa 2d de la Charte n'avait pas été violé, le juge McLachlin a ensuite analysé les intérêts que protège cette disposition :

             La question suivante consiste à déterminer si l'al. 2d) comprend le droit de ne pas s'associer. Bien qu'il ne soit pas nécessaire, à mon avis, de résoudre cete question, je suis portée à croire que le droit protégé par l'al. 2d) ne s'arrête pas à la protection contre l'isolement imposé par l'État, comme l'affirment les intervenants la FTO et le CTC. Dans certaines circonstances, on peut soutenir que l'association forcée est aussi incompatible avec l'épanouissement personnel au moyen de l'activité collective que l'est l'expression forcée. Par exemple, l'obligation d'adhérer au parti au pouvoir pour jouir de réelles possibilités d'avancement est la marque d'un État totalitaire. Cette contrainte peut fort bien équivaloir à l'imposition de la conformité idéologique, qui prive réellement l'individu de la liberté de s'associer avec d'autres groupes dont il pourrait préférer les valeurs. Comme le laisse entendre le juge La Forest, à la p. 318, « [l]'association forcée étouffera la possibilité pour l'individu de réaliser son épanouissement et son accompliseement personnels ausi sûrement que l'association volontaire la développera. »

 

             À mon sens, la liberté de ne pas être forcé de s'associer, quelle que soit sa portée, ne pourrait s'étendre aux versements contestés en l'espèce. La liberté de ne pas s'associer, tout comme la liberté d'association, doit se fonder sur la valeur de l'épanouissement individuel au moyen des relations avec autrui. La justification du droit de ne pas s'associer semble résider dans l'intérêt qu'a un individu d'être libre de ne pas être forcé de s'associer à des idées et à des valeurs auxquelles il ne souscrit pas volontairement. J'appellerai cela, aux fins de la présente affaire, l'intérêt de la liberté de ne pas se voir imposer la conformité idéologique.

 

             Il découle de cette définition que l'acte d'association négatif, qui relève de l'al. 2d), doit être déterminé non pas en fonction du type d'activité forcée contestée (en l'occurence, les versements obligatoires), mais en fonction de la question de savoir si l'activité a pour effet d'associer l'individu à des idées et à des valeurs auxquelles il ne souscrit pas volontairement. Ce point de vue est semblable à celui que l'on a adopté à l'égard du droit d'expression dans l'arrêt Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927, où l'on a statué que le critère applicable pour déterminer si une conduite relève de l'al. 2b) de la Charte réside non pas dans l'activité elle-même (c'est-à-dire les paroles ou la conduite), mais dans la question de savoir si l'activité est destinée à transmettre une signification.

 

             Si l'on reconnaît que l'intérêt protégé par le droit de ne pas s'associer est l'intérêt de la liberté de ne pas se voir imposer la conformité idéologique, on ne peut alors présumer que les versements relèvent de l'al. 2d) simplement parce qu'ils servent à appuyer la cause d'un groupe. Il faut aller plus loin et se demander si les versements sont de nature à associer un individu à des idées et à des valeurs auxquelles il ne souscrit pas volontairement. Si l'on applique une norme objective, le critère final est le suivant : les versements sont-ils de nature à pouvoir être raisonnablement considérés comme associant l'individu à des idées et à des valeurs auxquelles il ne souscrit pas volontairement? Cela ne revient pas à laisser entendre que l'identification aux yeux du public est une condition préalable essentielle à toute association involontaire, il reste plutôt que, pour que l'on puisse dire qu'il y a association involontaire, il doit y avoir une activité dont il est possible de décider à juste titre qu'elle a pour effet d'associer un individu à des idées ou à des valeurs auxquelles il ne souscrit pas volontairement.

 

                                                                          (p. 343-345)

 

 

 

Il est clair, dans l'arrêt Lavigne, que si le juge McLachlin favorise l'existence d'une liberté concomitante de ne pas être forcé de s'associer, elle a conclu dans les circonstances que cette liberté n'avait pas été violée parce que M. Lavigne était forcé de payer le précompte obligatoire du syndicat.

 

                      Après avoir déterminé qu'il existe un intérêt collectif dans le maintien de la démocratie, dont l'un des « éléments essentiels » est l'activité collective, le juge La Forest a ajouté ce qui suit :

La question est donc de savoir si la protection de cet intérêt collectif et de l'intérêt individuel préexistant exige que la liberté de ne pas être forcé de s'associer soit reconnue en vertu de l'al. 2d) de la Charte.

 

             À mon avis, la réponse est nettement affirmative. L'association forcée étouffera la possibilité pour l'individu de réaliser son épanouissement et son accomplissement personnels aussi sûrement que l'association volontaire la développera. De plus, la société ne saurait s'attendre à obtenir des contributions intéressantes de groupes ou d'associations qui ne représentent pas vraiment les convictions et le libre choix de leurs membres. (Lavigne, p. 317-318)

 

                                                                 ***          ***          ***

 

             Cette reconnaissance est de plus conforme à notre conception de la liberté garantie par la Charte. Dans l'arrêt R. v. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, le juge Dickson s'exprime ainsi, aux p. 336 et 337 : La liberté peut se caractériser essentiellement par l'absence de coercition ou de contrainte. Si une personne est astreinte par l'État ou par la volonté d'autrui à une conduite que, sans cela, elle n'aurait pas choisi d'adopter, cette personne n'agit pas de son propre gré et on ne peut pas dire qu'elle est vraiment libre. (p. 318).

 

                                                                 ***          ***          ***

 

 

[La Cour est obligée de faire remarquer que c'est « absolument libre » que le juge Dickson semble avoir voulu dire. Les humains sont vraiment libres dans une société démocratique, même s'ils sont contraints de se conformer au droit criminel, au droit qui régit la circulation routière, au droit qui régit la vente des spiritueux, à leur employeur, ainsi que de payer des impôts; mais, bien qu'ils soient vraiment libres, ils ne le sont pas d'une manière absolue selon ce qu'a écrit en fait le juge Dickson. Cela n'est guère surprenant, car les droits et les libertés ne sont pas absolus, mais limités par le fait qu'ils « frottent » les uns contre les autres : ainsi, un individu n'est pas absolument libre de s'associer lorsqu'il forme une conspiration pour faire du mal à d'autres. Un individu n'est pas libre de s'exprimer lorsqu'il incite ainsi à haïr et à assassiner d'autres personnes. L'épanouissement de soi perd de son importance et la coercition de l'État est la bienvenue, face à la cruauté et à l'horreur inhérentes de ces crimes.]

 

             Il est évident que la liberté d'association qui ne comporterait pas la liberté de ne pas être forcé de s'associer ne serait pas véritablement une « liberté » au sens de la Charte.  (p. 319)

 

             Cela nous amène à un point crucial : la liberté de ne pas être forcé de s'associer et la liberté de s'associer ne devraient pas être perçues comme opposées, l'une étant « négative » et l'autre « positive ». Ce ne sont pas des droits distincts, mais les deux revers d'une liberté bilatérale qui a pour objet unificateur de promouvoir les aspirations individuelles. (p. 319)

 

                                                                 ***          ***          ***

 

             La tyrannie gouvernementale peut se manifester non seulement dans les contraintes imposées à l'association, mais également dans l'association forcée. (p. 319)

 

 

 

                      Après avoir conclu que l'alinéa 2d) de la Charte comprenait la liberté de ne pas être forcé de s'associer, le juge La Forest a statué ensuite que l'association de M. Lavigne avec le SEFPO était un acte d'association au sens du droit en question. Le critère qui permet de conclure à l'existence d'un acte d'association est le suivant : « La manifestation extérieure d'un lien entre l'individu et l'association n'est pas une condition préalable pour invoquer le droit; il suffit qu'il y ait atteinte à la liberté de l'individu. » (Lavigne, p. 322-323). Dans cette affaire, la question en litige était de savoir si le paiement forcé fait au syndicat entravait la liberté de M. Lavigne. Pour trancher cette question, l'un des quatre aspects d'association énoncés dans l'arrêt Renvoi relatif à l'Alberta, [1987] 1 R.C.S. 313, doit être touché. Ces aspects sont le droit de constituer des organisations, d'y appartenir, de les maintenir et de participer à leurs activités. Le juge La Forest a fait remarquer que dans le contexte d'une association forcée, l'inverse s'applique : « il n'est pas nécessaire qu'il y ait obligation de constituer une association, d'y appartenir, de la maintenir et d'y participer pour que la liberté entre en jeu. L'obligation de faire l'une de ces choses suffit ». (Lavigne, p. 323). Le juge La Forest déclare que, contrairement aux États-Unis, où la liberté d'association fait partie de la liberté d'expression, au Canada « nous ne sommes pas contraints par le texte à définir l'association en termes d'activité expressive. Je ne crois pas non plus que l'objet et les valeurs qui sous-tendent la liberté nous y contraignent ». (Lavigne, p. 322).

 

                      Le juge La Forest a conclu que la contribution pécuniaire forcée de M. Lavigne violait le droit de ce dernier de ne pas s'associer. Dans son analyse, il concède toutefois que ce droit comporte des réserves et que « soutenir le contraire serait nier les réalités de la société moderne et ouvrirait la porte à des demandes frivoles » (Lavigne, p. 324). Le juge La Forest fait sienne l'opinion du juge Douglas dans la décision International Association of Machinists v. Street, 367 U.S. 740 (1961), selon laquelle, lorsque l'association d'une personne avec d'autres « découle des nécessités de la vie », l'État peut créer une association, dans certaines limites. Le juge Douglas donne deux exemples : les gens qui sont forcés d'utiliser les transports en commun ou ceux qui, par nécessité, vivent dans un logement public : « le législateur a une certaine latitude pour régler les problèmes qu'engendrent ces phénomènes modernes ». (Lavigne, p. 324, citant Douglas). De ce fait, lorsqu'il est question de déterminer s'il y a eu violation, il appartient à la Cour de décider quand il est permis que l'État intervienne. La Cour doit être convaincue que « la conjugaison forcée d'efforts dans la poursuite d'un objectif commun » est requise pour « favoriser le bien-être collectif et social ». (Lavigne, p. 328-329). D'après le juge La Forest, la question qui se pose est celle de savoir « s'il convient, dans un cas particulier, que le législateur oblige des personnes partageant des intérêts similaires dans un domaine donné à adhérer à un groupe unique afin de promouvoir ces intérêts » (Lavigne, p. 328).  Et, poursuit‑il :

 

Lorsqu'une telle conjugaison d'efforts est requise et que le gouvernement agit à l'égard d'individus dont l'association « découle » déjà « des nécessités de la vie », comme dans un lieu de travail, il n'y aura pas atteinte à la liberté individuelle d'association, sauf si l'un des quatre droits spécifiques à la liberté, cités précédemment par le professeur Etherington, est compromis. (p. 329)

 

 

 

Les intérêts dont fait état le professeur Etherington sont tous axés sur la liberté de l'individu de s'associer à des causes idéologiques ou politiques.

 

                      Ce qui ne veut pas dire que le juge La Forest ne limite le droit d'association que dans ces circonstances. En fait, il a évité de les adopter en bloc. En ce qui concerne l'intérêt du professeur Etherington, le juge La Forest a fait remarquer, dans l'arrêt Lavigne, que :

 

Cette façon d'aborder la liberté d'association présente beaucoup d'intérêt. Toutefois, l'on peut aussi soutenir que les valeurs qu'a identifiées le professeur Etherington ne sont que quelques-unes des valeurs fondamentales protégées par l'al. 2d), et que d'autres valeurs moins essentielles à cette liberté pourraient, dans un contexte approprié, mériter la protection de la Charte. Quoi qu'il en soit, je suis d'avis que cette analyse n'est applicable que si la question préliminaire, que j'ai déja identifiée, a été résolue, savoir s'il convient, dans un cas particulier, que le législateur oblige des personnes partageant des intérêts similaires dans un domaine donné à adhérer à un groupe unique afin de promouvoir ces intérêts. En d'autres termes, il faut, pour reprendre les propos du professeur Etherington, être d'abord convaincu que [TRADUCTION] « la conjugaison forcée d'efforts dans la poursuite d'un objectif commun » est requise pour « favoriser le bien-être collectif et social » (p. 328-29).

 

 

 

Ainsi qu'il a été dit plus tôt, le juge La Forest est d'avis qu'au Canada « [N]ous ne sommes pas contraints par le texte à définir l'association en termes d'activité expressive. Je ne crois pas non plus que l'objet et les valeurs qui sous-tendent la liberté nous y contraignent. (Lavigne, p. 322)

 

                      En ce qui concerne la portée du sens du droit d'association que renferme l'alinéa 2d), le juge La Forest a adopté le point de vue exposé par le juge Le Dain dans l'affaire Renvoi relatif à l'Alberta : « on ne peut donner un sens à l'al. 2d) de la Charte que dans le contexte de toute la gamme d'associations et d'activités auxquelles le droit doit s'appliquer. Ce droit doit s'interpréter " dans cette perspective plus large... " ». (Lavigne, p. 333).

 

                      L'arrêt Lavigne présente un cadre exhaustif qui permet d'analyser la liberté de ne pas être forcé de s'associer. Les éléments qu'il est possible d'extraire de cette décision sont les suivants :

1.  La liberté de ne pas être forcé de s'associer fait partie de la liberté d'association.

2.  L'analyse doit s'appliquer à une vaste gamme d'associations.

3.  Le critère relatif à un acte d'association est de se demander si une personne a été forcée de constituer l'association, d'y appartenir, de la maintenir ou de participer à ses activités : la liberté de cette personne a-t-elle été entravée?

4.  S'il existe une association, s'agit-il d'une association qui « découle des nécessités de la vie », d'une association qui permet à l'État d'intervenir?

5.  Si les critères sont satisfaits, la loi obligeant l'association satisfait-elle à l'article premier de la Charte?

 

                      La difficulté que pose l'arrêt Lavigne à la présente Cour est que le cadre tracé dans l'analyse du juge La Forest est fort vaste. Selon cette analyse, la première question - existe-t-il un acte d'association qui résulte en une entrave à la liberté? - semble englober la quasi-totalité de ce que la loi prescrit. Comme l'a reconnu le juge La Forest, cela serait absurde. Il a ajouté un seuil : est-ce que l'association « découle des nécessités de la vie »? La première question est forcément subordonnée à la seconde. Cela a pour effet de contraindre les tribunaux à statuer sur les politiques en jouant un rôle quasi législatif. L'interprétation de la Charte, et celle qui est faite en vertu de cette dernière, oblige à adopter cette position, comme le prédisaient les opposants avant 1982, et qu'ils le disent encore depuis cette date. Selon cette analyse, il appartient aux tribunaux de décider quelles associations découlent ou non des nécessités de la vie. Il s'agit là d'un terrain sur lequel la Cour doit se déplacer à pas prudents. En l'absence d'une cause bien nette, ce qui n'est pas le cas en l'espèce, la Cour se doit de se reporter aux politiques d'un gouvernement responsable réifiées dans une loi adoptée, notamment, par les membres élus de la Chambre des communes, envers laquelle le gouvernement au pouvoir est comptable, à tout le moins en matière d'échanges et de commerce et de politiques économiques.

 

                      En l'espèce, la loi oblige les agriculteurs qui vivent dans la région désignée à vendre leurs grains à la CCB s'ils désirent les écouler à l'extérieur de la province. Ce fait ne répond que d'un point de vue sémantique au critère d'un acte d'association qui est énoncé dans l'arrêt Lavigne, car, selon la preuve, l'agriculteur a été, à toutes fins pratiques, forcé de participer. Comme l'a dit le juge La Forest, il y a « atteinte à la liberté » de l'agriculteur. Cela est analogue d'un point de vue sémantique, verbal seulement, à la situation dont il est question dans l'arrêt Lavigne.  M. Lavigne était forcé de payer des cotisations syndicales. Il n'était pas membre du syndicat. Les agriculteurs sont forcés de vendre leurs grains par l'entremise du monopole à comptoir unique qu'exerce la CCB s'ils veulent obtenir, pour leur récolte, la valeur qui n'est pas disponible sur le marché fourrager national. Ils ne sont pas « membres » de la Commission canadienne du blé, pas plus qu'ils ne faut, pour les besoins d'une analyse de l'association forcée, qu'ils le soient. La seule chose requise est un « acte d'association », comportant une atteinte à la liberté, et, en l'espèce, la vente forcée des grains à la Commission, par l'entremise de son monopole, ne satisfait à cette exigence que si l'on interprète erronément l'arrêt Lavigne. Le fait que l'« association » alléguée soit de nature économique, n'est peut-être pas suffisant en soi pour conclure à une absence de violation, en raison de la remarque suivante du juge La Forest : « Je ne crois pas non plus que l'objet et les valeurs qui sous-tendent la liberté nous y contraignent » (Lavigne, p. 322) et peut-être de l'arrêt Renvoi relatif à l'Alberta. Il faut donc passer à une seconde étape avant de conclure à l'existence d'une violation.


                      Le second aspect est celui de savoir si l'association en question « découle des nécessités de la vie ». Comme il a été mentionné plus tôt, il est fondamentalement dangereux pour les tribunaux de dicter les politiques de l'État. En l'espèce, la question n'est pas difficile à trancher, car la Cour peut faire référence et, jusqu'à un certain point, se fier au principe général voulant que la Charte ne devrait pas protéger des droits économiques. Plus précisément, la Cour conclut que le monopole exercé par la CCB « découle des nécessités de la vie » : il oblige à conjuguer des efforts en vue d'atteindre une fin commune. S'il est incontestable que les agriculteurs ne sont pas juste des producteurs, mais aussi des négociants (tous les grains « hors-Commission » sont commercialisés par chaque agriculteur; le concept n'est pas nouveau, et remonte à l'avènement de l'agriculture entre le Tigre et l'Euphrate), le système de mise en commun qu'exploite la Commission canadienne du blé et le monopole que celle-ci exerce sur les exportations de grains font partie de la politique économique du gouvernement fédéral. La société canadienne a accepté le fait que le gouvernement fédéral détermine la politique économique. Dans la société canadienne moderne, il s'agit là d'une « nécessité de la vie » reconnue; à preuve, l'existence du système parlementaire canadien, qui comporte une Chambre des communes dont les membres sont élus démocratiquement, et envers laquelle le gouvernement au pouvoir est comptable. Si ce dernier favorise la libre entreprise pour ce qui est du commerce des grains, il lui est loisible de le faire. Les gouvernements ne devraient pas se heurter à des obstacles lorsqu'ils élaborent des politiques économiques, que ce soit en faveur de droits collectifs ou de droits individuels. Les politiques économiques devraient pouvoir changer, en théorie du moins, aux quatre ou cinq ans. Non seulement le contrôle qu'exerce le gouvernement sur l'économie est une nécessité de la vie reconnue, mais la Charte ne devrait pas - elle ne peut pas - servir de bouclier pour protéger un intérêt économique. Aucune philosophie économique, qu'elle soit de « droite » ou de « gauche », ne devrait être consacrée de manière constitutionnelle par l'entremise de la Charte. L'idée qui précède est ce qui explique l'absolue neutralité de la Charte en matière de politiques et de mesures économiques, ainsi que d'échanges et de commerce.

 

                      Dans Lavigne, le demandeur-appelant était forcé de payer l'équivalent de droits d'adhésion à une association de personnes parmi lesquelles, et leurs propos partisans, M. Lavigne semblait avoir été coopté à titre d'individu anonyme et sans voix et, ainsi, il était réputé avoir été personnellement associé de force au groupe. En l'espèce, il n'y a pas d'association forcée, mais plutôt un contrat légal, sans lien de dépendance, de vente de grain contre de l'argent. Les demandeurs ne sont pas associés à la Commission canadienne du blé à cause de leur produit, leur grain. Ils ne sont pas associés de force les uns aux autres, mais manifestement libres de former les associations qu'ils préfèrent. La loi et le règlement restreignent bel et bien leur liberté, mais il s'agit d'une liberté économique non protégée et non garantie, dont la Charte ne tient pas compte, mais que le législateur restreint en accord avec les politiques d'un gouvernement responsable en matière d'échanges et de commerce.

 

                      La position de la Cour suprême étaye entièrement cette interprétation de la Charte. À preuve, le point de vue souvent cité du juge McIntyre dans l 'arrêt Renvoi relatif à l'Alberta, précité, à la p. 412 :

 

On constatera aussi que la Charte, sauf peut-être l'al. 6(2)b) (le droit de gagner sa vie dans toute province) et le par. 6(4), ne s'intéresse pas aux droits économiques.

 

 

 

Comme nous le verrons ci-dessous, l'alinéa 6(2)b) se conforme aussi à cette règle, soit celle de ne pas se préoccuper des droits économiques, surtout dans les circonstances de l'espèce.

 

                      Une fois que le Canada a été libéré de l'influence funeste du Comité judiciaire du Conseil privé sur le pouvoir du gouvernement fédéral en matière d'échanges et de commerce, il est apparu un véritable équilibre constitutionnel qui, notamment, accordait au Parlement la liberté de pencher vers la « droite » ou vers la « gauche ». Plus particulièrement, le monopole d'État qu'exerçait la Commission canadienne du blé sur le plan de la commercialisation a été confirmé par la Cour suprême du Canada comme étant un exercice constitutionnellement légitime du pouvoir du gouvernement fédéral, dans l'arrêt Murphy v. C.P.R., [1958] R.C.S. 626, et, par refus d'autorisation d'interjeter appel [1959] R.C.S. ix, dans l'arrêt R. v. Klassen, (1959) 20 D.L.R. (2d) 406, 29 W.W.R. 369 (C.A. Man.).

 

                      Si le fait de livrer du grain en vue d'obtenir une rémunération du négociant à comptoir unique constitue une association avec l'État, il en va de même lorsque l'on s'engage dans n'importe quelle autre relation obligatoire avec l'État, comme le fait d'obtenir un permis de conduire, ou un avis de conformité en vertu de la Loi sur les aliments et drogues. Quiconque, de son plein gré, désire conduire un véhicule sur la voie publique, fabriquer un médicament destiné à la consommation humaine ou produire et vendre du grain destiné à la consommation humaine doit d'abord se conformer à la loi qui a été adoptée pour réglementer l'activité en question. Le fait de se conformer à une telle loi ne crée pas une « association ».

 

                 Droits économiques ou relatifs à la propriété non garantis

                      En fait, la Charte canadienne des droits et libertés n'a jamais été conçue pour être, et elle ne l'est pas non plus, un instrument destiné à protéger les droits commerciaux ou relatifs à la propriété.

 

                      Le droit relatif à la propriété et le droit à la liberté économique ne sont pas consacrés dans la Charte. En fait, ils en ont été exclus à dessein. Comme le fait remarquer Peter Hogg dans son ouvrage intitulé Constitutional Law of Canada, 3e éd., Toronto: Carswell, 1992, [TRADUCTION] « Les rédacteurs de la Charte canadienne des droits ont délibérément omis toute référence à la propriété à l'art. 7, ainsi que toute garantie relative au caractère obligatoire des contrats » (p. 44-48). Cela a été fait, ajoute-t-il, pour « exclure » du Canada Lochner v. New York (1905) 198 U.S. 45. Dans cette affaire, la Cour suprême des États-Unis a statué que les tentatives visant à imposer un salaire minimum, des normes de santé et de sécurité ainsi qu'un nombre maximal d'heures de travail constituaient une entrave à la liberté des propriétaires d'une usine. Voici le commentaire qu'a fait le professeur Hogg au sujet de l'arrêt Lochner :

 

[TRADUCTION]

Comme l'a fait remarquer avec brio Oliver Wendell Holmes dans ses opinions dissidentes, la Cour s'est servie de la Constitution pour appliquer une théorie de laisez-faire économique qu'avaient rejetée les législateurs élus. La Cour avait pris position dans un conflit politique que seuls les législateurs élus pouvaient résoudre. (p. 44-48)

 

 

 

                      Les droits économique sont toutefois protégés dans la Déclaration canadienne des droits (sous réserve de l'application régulière de la loi) ainsi que dans la première version de la Charte, déposée en 1978 sous la forme du projet de loi C-60. Dans son ouvrage intitulé The Charter of Rights and the Legalization of Politics in Canada, éd. révisée, Toronto : Thompson, 1994, le professeur Michael Mandel déclare ce qui suit, aux p. 308-309 :

 

[TRADUCTION]

[l]a propriété a été exclue de la version définitive de la Charte pour deux raisons au moins. Premièrement, les gouvernements des provinces et le NPD (plus pour le compte du gouvernement NPD de la Saskatchewan qu'en faveur du socialisme) ont insisté pour qu'il en soit ainsi. Les provinces exerçaient la compétence principale sur la propriété, et, naturellement, ils redoutaient l'ingérence judiciaire du gouvernement fédéral, surtout dans le domaine des ressources naturelles (Sheppard et Valpy, 1982 : 151)

 

* * *          ***          ***

 

Le second facteur était l'idéologie de la Charte elle-même, comme on a pu le constater, par exemple, dans le mémoire présenté par l'Association du Barreau canadien au Comité mixte. Anticipant la décision de la Cour suprême du Canada dans les affaires portant sur le droit de grève, les avocats ont fait valoir qu'« il ne sied pas de protéger les droits de nature économique dans une déclaration des droits, et cette question, elle aussi, relève fondamentalement du législateur » (Canada, 1980-81, numéro 44 : 27).

 

 

 

                      Au chapitre où il compare la Charte et la Déclaration des droits, dans l'ouvrage intitulé Charte canadienne des droits et libertés, (sous la dir. de) Beaudoin et Ratushny, Toronto : Carswell, 1989, le professeur Hogg fait une autre observation pertinente :

L'omission du droit à la propriété est certainement significative. Indépendamment de toute garantie que pourrait prévoir la Déclaration ou la Charte, le droit constitutionnel canadien n'exige aucunement que l'atteinte à la propriété soit assujettie à des règles équitables de procédure ou entraîne obligatoirement une juste compensation au propriétaire. [Note de bas de page omise] L'article 1a) de la Déclaration canadienne des droits impose certainement l'exigence d'une procédure équitable; il se peut que le même article ait imposé la nécessité d'une juste compensation. Le Quatorzième Amendement de la Constitution des États-Unis qui protège la « vie, la liberté ou la propriété », en soumettant toute atteinte à ces valeurs à l'application régulière de la loi, a fait l'objet de décisions qui ont conclu à la nécessité d'une juste compensation en matière d'expropriation. (p. 22-23)

 

 

 

                      Plusieurs points sont clairs. Jamais la Charte n'a protégé les droits à la liberté économique ou à la propriété. Il a été délibérément décidé de les exclure du document. Aucune forme d'économie, de laissez-faire ou d'autre nature, ne fait partie de la Constitution. Il appartient au gouvernement au pouvoir, démocratiquement élu, de décider dans quel régime économique les Canadiens mèneront leurs affaires commerciales.

 

                      Ceux qui soutiennent que la Charte garantit aux Canadiens la liberté de s'occuper comme ils l'entendent de leur propriété personnelle, de leurs biens personnels, battent en brèche la vérité toute simple que la Charte ne renferme même pas la liberté d'être protégé contre la confiscation, par l'État, de biens appartenant à des Canadiens. La common law peut exiger une compensation pour la prise forcée de biens, mais, sans la protection de la Charte, la common law pourrait-elle résister à une abolition législative directe? Même si l'on accordait une compensation, cette prise forcée est quand même assimilable à une expropriation. Où dans la Charte trouve-t-on le droit d'être libre de toute expropriation? La Déclaration canadienne des droits, L.R.C. (1985), annexe III, comportait des dispositions sensiblement différentes, comme les suivantes :

 

1.  * * * les droits de l'homme et les libertés fondamentales ci-après énoncés

 

a)  le droit de l'individu à la vie, à la liberté, à la sécurité de la personne ainsi qu'à la jouissance de ses biens, et le droit de ne s'en voir privé que par l'application régulière de la loi;

 

                                                                 ***          ***          ***

 

e)  la liberté de réunion et d'association

 

                                                                 ***          ***          ***

 

2.  Toute loi du Canada, à moins qu'une loi du Parlement du Canada ne déclare expressément qu'elle s'appliquera nonobstant la Déclaration canadienne des droits, doit s'interpréter et s'appliquer de manière à ne pas supprimer, restreindre ou enfreindre l'un quelconque des droits ou des libertés reconnus et déclarés aux présentes, ni à en autoriser la suppression, la diminution ou la transgression, et en particulier, nulle loi du Canada ne doit s'interpréter ni s'appliquer comme

 

                                                                 ***          ***          ***

 

e)  privant une personne du droit à une audition impartiale de sa cause, selon les principes de justice fondamentale, pour la définition de ses droits et obligations;

 

 

                      À première vue, si elle avait été invoquée, la Déclaration des droits aurait pu être pertinente, à condition d'avoir été en fin de compte applicable, mais l'accès libre des demandeurs à la Cour, la demande autorisée qu'ils font aux défenderesses pour qu'elles répondent à leur revendication, de même que l'instance qui en résulterait, constitueraient certainement une audience équitable selon les principes de justice naturelle et d'application régulière de la loi. Pour ce qui est de la Loi sur la CCB, son adoption ouverte et publique par une majorité des membres élus de la Chambre des communes (le principal organe du Parlement) dans le cours normal du processus législatif, assure le respect des dispositions susmentionnées de la Déclaration des droits. Bien que l'alinéa 2e) de la Déclaration des droits semble être d'une portée un peu plus large que celle de l'article 7 de la Charte, si les garanties procédurales qu'offre la Déclaration des droits sont respectées, aucune demande valide ne peut se fonder sur cette disposition.

 

                                      Le paragraphe 6(2) de la Charte

                      Les dispositions contestées en vertu de ce paragraphe sont les articles 445 et les parties III et V de la Loi sur la Commission canadienne du blé.

 

                      Il est à remarquer que l'alinéa 6(2)b) de la Charte garantit le droit de se déplacer dans tout le Canada et d'y gagner sa vie, et non le droit à des moyens d'existence en soi. Tel est manifestement l'opinion de la Cour suprême du Canada. Les deux arrêts de principe en matière de liberté de circulation sont Law Society of Upper Canada c. Skapinker, [1984] 1 R.C.S. 357, et Black c. Law Society of Alberta, [1989] 1 R.C.S. 591. Dans Skapinker, la Cour devait décider si l'on pouvait légalement interdire à un non-citoyen de devenir membre de la Law Society of Upper Canada du fait de sa citoyenneté. Dans Black, il était question d'un cabinet d'avocats de Calgary qui désirait s'associer avec un autre cabinet de l'Ontario en vue de créer un cabinet interprovincial. Cette situation aurait fait en sorte que des avocats de l'Ontario seraient devenus des membres non-résidents de la Law Society of Alberta. Celle-ci a donc pris deux règlements pour interdire ce genre de situation : les membres qui résidaient habituellement en Alberta ne pouvaient former une société avec une personne qui n'était pas un membre actif résidant habituellement en Alberta, et les membres du Barreau ne pouvaient appartenir à plus d'un cabinet. Dans les deux cas, il était allégué que les règles interdisant l'exercice de la profession dans ces circonstances violaient l'alinéa 6(2)b) de la Charte.

 

                      Dans Malartic Hygrade Gold Mines Ltd. c. La Reine du Chef du Québec, (1983) 142 D.L.R. (3d) 512 (C.S.Q.), p. 520-521, le juge en chef Deschênes, de la Cour supérieure, a résumé en termes succincts la raison d'être des droits conférés par l'article 6 :

 

Cette disposition vise sans doute à donner à la citoyenneté canadienne son sens véritable et à prévenir l'érection de murailles artificielles entre les provinces.

 

***

 

En principe, la Charte veut donc assurer la mobilité interprovinciale.

 

 

 

Ce passage a été approuvé par le juge Estey dans Skapinker (p. 381) et par le juge La Forest dans Black (p. 615-616). Ainsi que l'a souligné le juge La Forest (au nom de la majorité des juges de la Cour suprême) dans Black, p. 610-611, la Cour suprême avait déjà reconnu que la citoyenneté canadienne comportait la liberté de circulation inhérente à laquelle la loi provinciale ne pouvait porter atteinte, dans Winner s. S.M.T. (Eastern) Ltd., [1951] R.C.S. 887, qui était l'aboutissement d'une série d'affaires découlant de Union Colliery Company of British Columbia v. Bryden, [1889] A.C. 580.

 

                      Le juge La Forest a aussi conclu que l'une des principales raisons  d'être de ce droit dans la Charte était la préoccupation qu'avait le gouvernement provincial à l'égard de « l'effritement croissant de l'union économique canadienne » (Black, p. 612). Toutefois, la déclaration suivante revêt davantage d'importance : « Mais la citoyenneté et les droits et obligations qui lui sont inhérents ne sont pas seulement pertinents en ce qui concerne le souci de l'État de bien structurer l'économie. La citoyenneté définit les rapports des citoyens avec leur pays et les droits qui leur échoient à cet égard » (Black, p. 612).

 

                      L'alinéa 6(2)b) vise manifestement la liberté de circulation d'une personne physique (Skapinker, précité, p. 380) et la capacité de cette personne de gagner sa vie. Toutefois, cette liberté ne confère pas un droit distinct au travail. Dans Skapinker, le juge Estey, exprimant l'avis unanime de la Cour, a écrit à la p. 380 :

 

Les derniers mots de l'alinéa 6(3)a), que je viens tout juste de citer, étayent la conclusion que l'al. 6(2)b) vise la « liberté de circulation et d'établissement » et non pas à établir un droit distinct au travail. L'interprétation de l'al. 6(2)b) en fonction des exceptions énoncées à l'al. 6(3)a) permet également d'expliquer pourquoi les mots « dans toute province » sont utilisés : en vertu de l 'al. 6(2)b), les citoyens et les résidents permanents ont le droit de gagner leur vie dans toute province, mais ce droit est subordonné aux lois et usages « d'application générale » dans cette province qui n'établissent aucune distinction fondée principalement sur la province de résidence.

 

 

 

Même si le juge Estey ne l'a pas expressément déclaré, la Cour souligne que cette position est tout à fait conforme à l'exclusion, par la Charte, de la protection économique et de la propriété dont il a été question ci-dessus, dans l'analyse portant sur l'alinéa 2d), nonobstant l'opinion incidente du juge McIntyre à propos de l'aspect économique possible de l'alinéa 6(2)b) dans le Renvoi relatif à l'Alberta, précité.

 

                      Avec respect pour l'opinion contraire, la Cour est en désaccord avec le raisonnement, mais non la décision ultime, du juge Hunt, de la Cour d'appel des Territoires du Nord-Ouest, dans l'affaire CEMA, précitée, où l'on peut lire ce qui suit :

 

[TRADUCTION]

 

Le droit de « mobilité » prévu au paragraphe 6(2) a nécessairement un contenu économique. Il s'agit d'un droit auquel une protection d'ordre constitutionnel a été conférée. Lorsqu'un aspect de ce droit (qui est lui-même de nature économique) soulève le problème de la liberté d'association, en principe il ne serait pas juste d'interdire le droit d'association au motif qu'il s'agit d'un droit économique.

 

                                                                              (p. 297).

                                                              (en italique dans l'original)

 

 

 

 

Ceci étant dit avec égards, nous estimons qu'il n'y a aucune raison d'inclure dans ce droit un élément économique. Ainsi qu'il a été souligné ci-dessus, la présente Cour a rejeté la notion voulant que la Charte protège les droits économiques et relatifs à la propriété. Comme l'analyse suivante le démontrera, ce principe est valable pour ce qui est du droit prévu à l'alinéa 6(2)b).

                     

                      Dans CEMA, le juge Hunt semble avoir fondé son affirmation selon laquelle l'alinéa 6(2)b) a un contenu économique inhérent sur l'arrêt rendu par la Cour suprême du Canada dans Ford c. Canada, [1988] 2 R.C.S. 712. Dans cette affaire, qui concernait la Charte de la langue française, L.R.Q., ch. C-11 (l'une des affaires portant sur la loi sur l'affichage), la Cour suprême n'a trouvé aucun motif justifiant l'exclusion de l'expression commerciale de la portée de l'alinéa 6(2)b) de la Charte. À la page 767, à l'unanimité, la Cour a dit que :

 

Au-delà de sa valeur intrinsèque en tant que mode d'expression, l'expression commerciale qui, répétons-le, protège autant celui qui s'exprime que celui qui l'écoute, joue un rôle considérable en permettant aux individus de faire des choix économiques éclairés, ce qui représente un aspect important de l'épanouissement individuel et de l'autonomie personnelle. La Cour rejette donc l'opinion selon laquelle l'expression commerciale ne sert aucune valeur individuelle ou sociale dans une société libre et démocratique et, pour cette raison, ne mérite aucune protection constitutionnelle.

                                                                                    

 

                                                                 ***          ***          ***

 

Bien que l'expression considérée ait un aspect commercial, il faut souligner que l'accent est mis, en l'espèce, sur le choix de la langue et sur une loi qui interdit l'emploi d'une langue. On ne nous demande pas de traiter ici de la question distincte de savoir quelle portée acceptable pourrait avoir la réglementation de la publicité (pour protéger les consommateurs, par exemple) quand divers intérêts gouvernementaux entrent en jeu, surtout lorsqu'il s'agit d'évaluer le caractère raisonnable des restrictions apportées à une telle expression commerciale, selon l'article premier de la Charte canadienne et l'article 9.1 de la Charte québécoise.

 

 

 

 

Cette affirmation ne devrait être interprétée comme rien de plus que la reconnaissance du fait que l'aspect économique de la liberté d'expression est important et qu'un élément économique ne suffit pas en soi à faire échec à la liberté d'expression. Qui plus est, les questions fondamentales qui se posent lorsqu'un droit visé par l'alinéa 2b) est en jeu diffèrent grandement de celles qui sont soulevées à l'occasion d'une analyse faite dans le cadre de l'alinéa 6(2)b). La liberté d'expression et la liberté de circulation sont distinctes, et leurs fondements historiques nettement différents. Pour cette raison, même si l'on peut dire que la Cour suprême a décidé de garantir des droits économiques dans le contexte de la liberté d'expression, cet énoncé devrait se limiter à cet alinéa. L'affaire Cema, sur laquelle les demandeurs se fondent, est plutôt fort éloignée de l'espèce.

 

                      Les avocats des demandeurs s'appuient sur l'affirmation du juge Hunt, à la p. 293 de l'affaire CEMA, selon laquelle, malgré la réitération, par la Cour suprême, de l'énoncé voulant que la création d'une association soit une liberté protégée, ses activités ne le sont pas (Institut professionnel de la fonction publique du Canada c. Territoires du Nord-Ouest (Commissaire), [1990] 2 R.C.S. 367, p. 402), « même sans le droit de grève, l'« Association » (le « syndicat ») pourrait vraisemblablement exercer d'autres activités. Dans ce contexte, la distinction entre l'association et l'activité est logique; dans le contexte de l'espèce, elle ne l'est pas ». Cette conclusion manque de clarté. L'Association des commerçants pourrait tenter d'influencer l'opinion publique, faire du démarchage auprès des députés, faire valoir sa cause auprès du cabinet et faire légiférer, pour donner quelques exemples, à défaut de commercialiser ses oeufs dans la province. Les demandeurs font valoir que cet arrêt donne une interprétation de la Charte qui permet de protéger les droits économiques conférés par les alinéas 2d) et 6(2)b) ainsi que par le paragraphe 15(1). Avec respect pour l'opinion contraire, la présente Cour n'est pas liée par les décisions des cours d'appel provinciales ou territoriales, sauf si la Cour suprême du Canada a refusé d'accorder une demande d'autorisation de pourvoi, ce qui ajoute un poids considérable à la décision de la cour d'appel intermédiaire en cause.

 

                      Le droit de gagner sa vie est sans aucun doute étroitement lié au fait de gagner sa vie, ce qui est fondamentalement économique. Si l'alinéa 6(2)b) ne comporte pas un droit distinct au travail - ce qui est, à l'évidence, un aspect économique du droit - et, il s'agit là de l'opinion unanime de la Cour dans Skapinker, l'aspect économique du droit peut et devrait être séparé lorsque la Cour étudie une plainte fondée sur cet alinéa.

 

                      Alors, en quoi consiste un aspect économique séparable du droit conféré par l'alinéa 6(2)b)? Pour commencer, il est utile de dire un dernier mot au sujet de l'exposé qui précède sur l'alinéa 2d) : les droits de propriété ne sont pas protégés. Ensuite, comme Skapinker indique qu'il n'existe pas de droit distinct au travail, il s'agirait là d'un aspect économique séparable. Hormis ces deux exemples, il n'appartient pas à la présente Cour de prévoir toutes les possibilités imaginables. En fin de compte, cela dépendra des circonstances. Pour dire les choses simplement, l'alinéa 6(2)b) protège la capacité d'une personne de tenter de gagner sa vie. Le droit ne garantit pas que cette personne réussira (ou même qu'elle ne mourra pas de faim) ou qu'une loi régissant la façon dont une personne gagne sa vie ne peut être adoptée.

 

                      Les commentaires par lesquels le juge Estey définit le droit visé par l'alinéa 6(2)b) comme une liberté de circulation ont été repris et approuvés par le juge La Forest dans l'arrêt Black, p. 622. Le juge La Forest a aussi fait la remarque pertinente qui suit :

 

Une autre question ressort de la jurisprudence, celle de savoir si une demande particulière est protégée par l'expression « de gagner sa vie ». Le juge Arnup, dissident en Cour d'appel dans l'arrêt Skapinker, précité, fait allusion à cela, aux pp. 514 et 515. [TRADUCTION] « Le résident permanent qui se rend dans une autre province », dit-il, « a le droit d'y gagner sa vie qu'il soit avocat ou mécanicien de classe « A », mais il doit se conformer aux lois de cette province concernant les qualités requises de tous les avocats et les mécaniciens (à l'exception des lois qui établissent une distinction fondée sur la province de résidence actuelle ou antérieure) ». Je partage cet avis. À mon sens, l'al. 6(2)b) garantit non seulement le droit de gagner sa vie mais, plus précisément, le droit de gagner sa vie selon la profession ou le métier de son choix, tout en étant assujetti aux mêmes conditions que les résidents.(p. 617).

 

 

 

 

Et, poursuit-il, aux pages 620 et 621 :

 

Le paragraphe 6(2) était destiné à protéger le droit d'un citoyen (et par extension celui d'un résident permanent) de se déplacer à l'intérieur du pays, d'établir sa résidence à l'endroit de son choix et de gagner sa vie sans égard aux frontières provinciales. Les provinces peuvent évidemment réglementer ces droits (selon l'arrêt Skapinker). Cependant, sous réserve des exceptions contenues à l'article premier et à l'art. 6 de la Charte, elle ne peuvent le faire en fonction des frontières provinciales. Ce serait déroger aux droits que possède le citoyen, en sa qualité même de citoyen, d'être traité également partout au Canada.

 

                                                                 ***          ***          ***

 

Il ne fait cependant aucun doute qu'une personne peut gagner sa vie dans une province sans s'y trouver personnellement.

 

 

 

 

D'après Skapinker et Black, on peut considérer que l'opinion de la Cour suprême est la suivante. L'article 6 a été inclus dans la Charte pour conférer aux citoyens canadiens le droit général de se déplacer n'importe où au pays pour exercer le métier de leur choix. Une loi qui empêche une personne de tenter d'exercer son métier violera l'alinéa 6(2)b), à moins qu'elle ne soit sauvegardée par le paragraphe 6(3). Aussi, il n'est pas nécessaire de vivre personnellement dans une province pour y exercer son métier.

 

                      Dans l'affaire CEMA, le juge Hunt a statué que l'affaire Milk Board v. Clearview Dairy Farms Inc., [1987] 4 W.W.R. 279, 12 B.C.L.R. (2d) 116; demande d'autorisation de pourvoi refusée, [1989] 1 R.C.S. xi, 81 N.R. 24n, pourrait « à première vue » éclairer un peu la question, mais que ce jugement devait être distingué. Il a été [TRADUCTION] « rendu très tôt dans l'existence de la Charte, et ce qu'il dit à propos de cette dernière doit être considéré à la lumière de décisions ultérieures de la Cour suprême, particulièrement l'arrêt Renvoi relatif à la Public Service Employees Relations Act,« (cité sous le nom de Renvoi relatif à l'Alberta, précité). Cette « décision ultérieure » a été prononcée par la Cour suprême le 9 avril 1987 (R.C.S., p. 313), mais, d'après le recueil, la décision « antérieure » de refuser la demande d'autorisation de pourvoi dans l'affaire Milk Board a été rendue le 8 juin 1989. Ainsi, plus de deux ans avant le jugement rendu dans le Renvoi relatif à l'Alberta, la décision de la Cour d'appel de la Colombie-Britannique dans l'affaire Milk Board a été confirmée par le refus de la demande d'autorisation de pourvoi devant la Cour suprême.

                     

                      Le jugement rendu dans Milk Board donne en effet quelques conseils. S'exprimant au nom de la Cour, le juge Seaton a décrit en ces termes les questions soulevées ([1987] 4 W.W.R., p. 281), :

 

[TRADUCTION]

 

La première [instance] (n° A851874) a été intentée par la Commission du lait contre Clearview Dairy Farm Inc., le 6 août 1985. Dans cette instance, le juge Toy a ordonné :

 

* * * qu'il soit interdit en permanence à la défenderesse de commercialiser en Colombie-Britannique toute catégorie de lait admissible, au sens de la Milk Industry Act, R.S.B.C. (1979), ch. 258, et produit à la Clearview Dairy Farm, 8954-280e Rue, R.R. n° 6, Langley (Colombie-Britannique) ou ailleurs dans les régions de production, au sens de la Milk Industry Act , tant que la défenderesse ne possède pas un permis à jour délivré par la demanderesse.

 

             La deuxième [instance] (n° A851890) a été intentée par voie de requête le 7 août 1985 par Clearview, et désignait la Commission du lait comme intimée. Clearview sollicitait une déclaration portant que le système de réglementation du lait industriel violait la Charte canadienne des droits et libertés, une déclaration portant que la Commission du lait ne pouvait retirer le permis de producteur de la requérante ainsi qu'une ordonnance de mandamus exigeant que la Commission du lait délivre un permis de producteur à la requérante. Le juge Toy a rejeté la requête.

 

             Clearview a interjeté appel des deux décisions.

 

             Le procureur général de la Colombie-Britannique est intervenu en vertu de l'article 8 de la Constitutional Question Act, R.S.B.C. (1979), ch. 63.

 

                                                                              ( p. 281)

 

                                                                 ***          ***          ***

 

             Le ton de l'argumentation faite pour le compte de Clearview a été donné au début de l'audience :

 

                             Le présent appel déterminera si les résidents de la Colombie-Britannique ont le droit d'exercer leurs activités au sein de l'industrie laitière (en tant que producteurs ou fabricants de produits laitiers, comme le fromage) au-delà des limites qu'impose à cette industrie le Comité canadien de gestion des approvisionnements de lait (« CCGAL ») et la Commission du lait. Ces organismes ont établi un régime en vertu duquel la production des résidents de la Colombie-Britannique est limitée à 30 p.100 au plus des produits laitiers consommés en Colombie-Britannique. Si cette restriction est valide, le présent appel sera rejeté. Toutefois, si la présente Cour déclare que ladite restriction est invalide, une liberté fondamentale sera redonnée non seulement à l'appelante mais à de nombreuses autres personnes - de jeunes et dynamiques entrepreneurs pour la plupart - qui attendent de créer une industrie du traitement laitier nouvelle et stimulante au sein de la province de la Colombie-Britannique.

 

La Commission du lait tente, comme le roi Canut, de retenir une vague qui, selon nous, ne peut être retenue. Il s'agit de la vague de la libre entreprise et de la croissance économique de la Colombie-Britannique. Nous affirmons qu'elle ne peut être retenue parce qu'elle est constitutionnellement invalide en tant qu'empiètement du pouvoir fédéral et qu'elle est contraire à l'article 15 de la Charte, qui garantit l'égalité devant la loi à chaque citoyen, peu importe sa province de résidence. Nous affirmons que l'attribution par le CCGAL de 3,7 p. 100 seulement du quota laitier de l'industrie nationale en Colombie-Britannique est outrageusement injuste et discriminatoire, et qu'elle ne peut être sauvegardée par l'article premier de la Charte. Elle est contraire au fondement d'une société libre et démocratique dans laquelle les lois fédérales sont destinées à être appliquées uniformément dans tout le pays, sans distinction régionale.

 

             Cette attaque vigoureuse à l'endroit de la Commission du lait n'était pas étayée par la preuve admise par le juge du procès.

 

                                                                              (p. 184)

 

                                                                 ***          ***          ***

 

Cet article [l'article 95 de la Loi constitutionnelle de 1867] semble envisager le type de collaboration dont les gouvernements fédéral et provinciaux ont fait preuve. Mais les décisions du Conseil privé, particulièrement Lower Mainland Dairy Prod. Sales Adjustment Ctee. v. Crystal Dairy Ltd., [1933] A.C. 168, [1932] 3 W.W.R. 639, [1933] 1 D.L.R. 82 (C.-B.) A.G. for Sask. v. A.G. for Can., [1949] A.C. 110, [1949] 1 W.W.R. 742, [1949] 2 D.L.R. 145; et Can. Fed. of Agriculture v. A.G. Que., [1951] A.C. 179, [1950] 4 D.L.R. 689, ont grandement restreint la portée de cet article. Seule la Cour suprême du Canada peut le raviver.

 

                                                                              (p. 285)

 

                                                                 ***          ***          ***

 

* * * Nous ne devons pas réintroduire la rigueur des décisions antérieures du Conseil privé, ni ne pas tenir compte de l'approbation d'un régime similaire dans l'arrêt Ref re. Agricultural Prod. Marketing Act.

 

             La Commission du lait peut aussi se fonder sur des textes de loi provinciaux. Que la Commission fixe un volume total de lait industriel à la suite d'une entente conclue avec d'autres provinces dans le cadre d'un régime national ou qu'elle fixe un volume total en évaluant un marché non réglementé, elle a le pouvoir de diviser le résultat de la manière dont elle procède actuellement.

 

             Mon opinion provisoire est que la Commission du lait n'exerce une compétence provinciale que lorsqu'elle attribue le quota du régime du lait à des agriculteurs particuliers mais, si cela est erroné, l'effet des textes de lois fédéraux est d'ajouter sa compétence en vertu de ceux-ci au pouvoir conféré par la province à la Commission, et le résultat est le même.

 

             Je suis d'avis de rejeter cet argument.

 

             Pour le compte de Clearview, il est dit que le régime actuel viole le paragraphe 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés.

 

             Je suis d'accord avec le juge Toy pour dire qu'aucune atteinte n'a été portée au droit que protège le paragraphe 15(1). Je ne suis pas d'accord avec lui pour dire qu'une société est visée par le paragraphe 15(1) : premièrement, parce qu'une société n'est pas une personne physique; deuxièmement, parce qu'une société n'a pas de race, d'origine nationale ou ethnique, de couleur, de religion, de sexe, d'âge, de déficience  mentale ou physique ou d'autres caractéristiques comparables.

 

             Enfin, l'avocat de Clearview a réuni tous les arguments concernant la Charte et toutes les critiques du système de commercialisation dans une contestation de l'entrave à la liberté de Clearview de conclure les contrats de vente de lait qu'elle estime appropriés. Ensemble, ces arguments remettent en question la réglementation de l'industrie. S'ils sont retenus, ils mènent à la conclusion que la libre-entreprise non réglementée fait l'objet d'une protection constitutionnelle. Voilà où mènent les arguments relatifs à la Charte, et c'est pourquoi je les rejette.

 

             Je suis d'avis de rejeter l'appel.

 

                                                                              (p. 288)

 

 

 

                      La Cour suprême du Canada a manifestement été invitée à entendre un appel sur les questions que les demandeurs soulèvent en l'espèce, mais elle a refusé d'entendre l'appel, permettant ainsi au jugement de la Cour d'appel de la Colombie-Britannique de faire autorité.

 

                      Les faits soumis à la présente Cour sont les suivants : aucun des producteurs, favorables ou défavorables à la réglementation, qui ont témoigné ne se sont plaints d'avoir été empêchés d'exercer un métier. Les demandeurs ont chacun supposé qu'ils pouvaient mieux gagner leur vie si seulement ils étaient libérés du monopole exercé par la CCB. L'avocat des défendeurs a fait dire à chacun des témoins demandeurs que rien dans la loi contestée ou dans une autre loi ne les empêchait d'aller résider dans une autre province. Il se peut qu'il ne soit pas sage ou souhaitable pour eux de le faire, économiquement ou pour une autre raison, mais la Loi ne l'interdit pas. Si les demandeurs choisissent de résider dans une province incluse dans la région désignée, ils doivent se conformer aux règles applicables à cette région, car ils ont choisi l'agriculture comme gagne-pain, tant que ces règles ne nuisent pas, en fait, aux efforts qu'ils font pour gagner leur vie. Au vu de la preuve, la Cour estime que la Loi sur la Commission canadienne du blé n'empêche aucun des demandeurs de gagner sa vie dans une province du fait de sa résidence dans l'une des provinces incluses dans la région désignée.

 

                      Voici les principaux éléments de preuve qu'ont fournis les demandeurs dans leur témoignage. M. Brian Otto a admis qu'il ne voulait pas quitter l'Alberta pour des raisons sentimentales et parce qu'il ne voulait pas réapprendre toutes les subtilités de la culture dans une nouvelle région (notes sténographiques : vol. I, p. 65). M. Harvie a admis spontanément qu'il pouvait déménager (notes sténographiques : vol. III, p. 346).  M. Paul Orsak a témoigné que rien dans la Loi sur la Commission canadienne du blé  ne l'empêchait de déménager hors de la région désignée (notes sténographiques : vol. IV, p. 492). M. Conrad Johnson a en fait quitté les États-Unis pour s'établir dans la région désignée, et ce, même s'il ne savait pas à l'époque ce qu'était exactement la Commission canadienne du blé, parce qu'il y avait de bonnes possibilités (notes sténographiques : vol. VII, p. 727). Le demandeur Cawkwell a déclaré qu'il n'y avait aucune interdiction d'ordre juridique qui l'empêchait de déménager (notes sténographiques : vol. VII, p. 810). Finalement, M. Dobransky, après avoir travaillé comme négociant en grains à Surry (Colombie-Britannique), a choisi de revenir dans la région désignée parce que le prix des terres était moins élevé. Il était parfaitement au courant du monopole exercé par la CCB (notes sténographiques : vol. XIII, p. 1316-1317).

 

                      Il reste une question à aborder pour régler de manière satisfaisante l'argument relatif à la circulation. Les faits indiquent que la Loi sur la Commission canadienne du blé établit bel et bien la façon dont est commercialisé le grain de la Commission. Les demandeurs ont montré qu'individuellement, ils pouvaient faire mieux. Est-ce qu'un inconvénient constitue un empêchement de gagner sa vie? La question se pose en raison de l'affaire Re Mia and Medical Services of British Columbia, (1985) 17 D.L.R. (4th) 385, où il a été statué que le refus de la Medical Services Commission of British Columbia de délivrer un numéro de facturation à un médecin compétent pouvait violer l'alinéa 6(2)b) parce que l'exercice d'un métier a été interprété comme signifiant « le droit de pratiquer sur une base économique viable » (Mia, p. 408).

 

                      Dans l'affaire CEMA, le juge Hunt a laissé entendre que le juge La Forest avait souscrit à cette opinion dans Black. Au nombre des commentaires faits par le juge La Forest sur Mia figurent les suivants, à la p. 618 :

 

En ce qui concerne l'article 6, il a laissé entendre qu'il n'est pas nécessaire qu'une personne soit complètement privée d'un gagne-pain particulier pour qu'il y ait violation. Il suffit qu'elle soit défavorisée dans l'exercice de sa profession ou de son métier.

 

                                                                 ***          ***          ***

 

L'argument selon lequel le refus d'accorder un numéro de facturation n'avait pas défavorisé la requérante puisqu'elle pouvait exiger que les patients la paient directement a été rejeté rapidement et à juste titre selon moi. Il est irréaliste de s'attendre à ce que des patients qui bénéficient d'une assurance-maladie aillent consulter un médecin dont les services ne sont pas couverts par le régime médical. Le refus d'accorder un numéro de facturation à la requérante l'a effectivement empêchée de gagner sa vie à l'endroit de son choix. On a interprété l'expression « gagner leur vie » à l'alinéa 6(2)b) comme signifiant [TRADUCTION] « le droit de pratiquer sur une base économique viable » (p. 408 : voir également la décision Wilson v. Medical Services Commission of British Columbia, (1987), 9 B.C.L.R. (2d) 350.

 

Il est important que les tribunaux examinent le contenu de dispositions qui, à première vue, ne semblent pas nuire au droit de gagner sa vie et s'assurent qu'elles ne sont pas, à toutes fins pratiques, rendues inopérantes.

 

 

Il est important de ne pas perdre de vue le contexte dans lequel ces remarques ont été faites et le point que le juge La Forest faisait valoir. Ce dernier a fait précéder la déclaration susmentionnée de ce qui suit :

 

Aux fins de l'alinéa 6(2)b), on ne peut excuser le refus aux non-résidents de l'accès à certains domaines par le fait que certains emplois leur sont encore accessibles. Le droit de gagner sa vie selon la profession ou le métier de son choix doit demeurer un droit viable et les provinces ne peuvent le rendre pratiquement sans effet et essentiellement illusoire. Ce point peut être illustré par l'affaire Re Mia and Medical Services Commission of B.C., (1985), 17 D.L.R. (4th) 385 . . .

 

 

 

 

                      La présente Cour estime que le juge La Forest n'a pas interprété le droit visé à l'alinéa 6(2)b) comme incluant une évaluation de la viabilité économique d'un métier. Le juge La Forest se servait des faits dans le jugement Mia, dans lequel a été rejetée la position du gouvernement provincial selon laquelle les médecins qui déménageaient en Colombie-Britannique n'avaient pas besoin d'un numéro de facturation parce qu'ils pouvaient être payés directement, pour illustrer le point selon lequel les tentatives faites de mauvaise foi et pour sauver les apparences par un gouvernement en vue de se soustraire à l'application de la Charte seraient considérées comme une violation de celle-ci. Il s'agit d'une proposition à prendre ou à laisser : y a-t-il, à toutes fins pratiques, une atteinte à la liberté de circulation dans le but de gagner sa vie? Il ne peut s'agir de se demander « à quel point est-il désavantageux pour une personne d'exercer ce métier?». Cette question exposerait d'innombrables régimes provinciaux à un examen en vertu de la Charte sur une base exclusivement économique, ce que la présente Cour a déjà rejeté (ci-dessus) comme ne faisant pas partie du droit conféré par l'alinéa 6(2)b). Comment la Cour peut-elle déterminer ce qu'est un « désavantage économique »? Le droit de s'enrichir est-il garanti constitution- nellement à tous les Canadiens? Ou celui de réussir à gagner sa vie? Un « métier » n'est pas garanti constitutionnellement.

 

                      Même si cette démarche était erronée et qu'il faudrait évaluer le degré de désavantage économique, la preuve présentée devant la Cour n'a pas indiqué qu'il avait été porté atteinte au droit des défendeurs de commercialiser leurs produits d'une manière économiquement viable en procédant par l'intermédiaire de la CCB. Cette situation ne ressemble en rien à une confiscation et elle n'entrave assurément pas la circulation d'une personne à destination ou en provenance de la région désignée.

 

                      Les demandeurs ont tous produit du grain dans la région désignée parce que, même si certains types de blé et d'orge peuvent être, et sont, cultivés au Québec, peut-être aussi dans les provinces de l'Atlantique et même sur les versants ouest des Rocheuses et des chaînes côtières de l'ouest, c'est dans la région désignée qu'il est le plus naturel, efficace et économique de cultiver ce type de grains. Tous les producteurs de grains de la région désignée ont été traités de la même manière - d'une manière identique, plutôt - en vertu de la loi contestée. Pour commercialiser le grain à l'extérieur de la province, ils doivent simplement le faire par l'intermédiaire de la Commission, qui commercialise le grain pour le compte de tous les producteurs de la région désignée. Cette région désignée n'est pas une « grande muraille » et n'entrave la circulation de personne.

 

                      Il n'y a manifestement eu aucune violation prouvable des droits des demandeurs que garantit le paragraphe 6(2) de la Charte.

 

                      Pour ces raisons, la Cour estime que, faute de fondement, la requête des demandeurs en vue d'obtenir une mesure de redressement déclaratoire en vertu de l'alinéa 6(2)b) de la Charte doit être rejetée.


                                     Le paragraphe 15(1) de la Charte

                      Les demandeurs soutiennent qu'il y a eu une troisième violation des droits que leur confère la Charte, soit le droit protégé par le paragraphe 15(1). Ils ajoutent que la définition des mots « région désignée », au paragraphe 2(1), et les parties III et V de la Loi établissent une distinction entre eux et les agriculteurs ne résidant pas dans la région désignée. Le paragraphe 15(1) de la Charte guarantit aux individus l'égalité devant la loi ainsi que la protection et les avantages égaux de la loi sans discrimination :

 

15.(1)  La loi ne fait acception de personne et s'applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l'âge ou les déficiences mentales ou physiques.

 

 

 

 

                      La méthode d'analyse fondamentale du paragraphe 15(1) a été établie dans Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143, et précisée par le juge en chef Lamer dans La Reine c. Swain, [1991] 1 R.C.S. 933, p. 992 :

La Cour doit d'abord déterminer si le plaignant a démontré que l'un des quatre droits fondamentaux à l'égalité a été violé (i.e. l'égalité devant la loi, l'égalité dans la loi, la même protection de la loi et le même bénéfice de la loi). Cette analyse portera surtout sur la question de savoir si la loi fait (intentionnellement ou non) entre le plaignant et d'autres personnes une distinction fondée sur des caractéristiques personnelles. Ensuite, la cour doit établir si la violation du droit donne lieu à une « discrimination ». Cette seconde analyse portera en grande partie sur la question de savoir si le traitement différent a pour effet d'imposer des fardeaux, des obligations ou des désavantages non imposés à d'autres ou d'empêcher ou de restreindre l'accès aux possibilités, aux bénéfices ou aux avantages offerts à d'autres. De plus, pour déteminer s'il y a eu atteinte aux droits que le par. 15(1) reconnaît au plaignant, la cour doit considérer si la caractéristique personnelle en cause est visée par les motifs énumérés dans cette disposition ou un motif analogue, afin de s'assurer que la plainte correspond à l'objectif général de l'art. 15, c'est-à-dire corriger ou empêcher la discrimination contre des groupes victimes de stéréotypes, de désavantages historiques ou de préjugés politiques ou sociaux dans la société canadienne.

 

 

 

                      La première analyse formulée par le juge en chef Lamer est directe. A-t-il été porté atteinte au droit du demandeur à l'égalité devant la loi? La deuxième analyse a graduellement été mise au point par les tribunaux. À l'origine, dans Andrews, p. 175, le juge McIntyre a statué que les motifs énumérés au par. 15(1) « ne sont pas exclusifs et les restrictions, le cas échéant, que la jurisprudence pourra apporter aux motifs de discrimination ne sont pas encore précisées ». La règle qu'il a établi pour déterminer quand un nouveau motif serait admissible à titre de motif analogue consistait à se demander si la discrimination reposait sur des caractéristiques personnelles immuables (p. 175). Dans La Reine c. Turpin, [1989] 1 R.C.S. 1296, le juge Wilson, se fondant sur les motifs du juge McIntyre, p. 183 dans Andrews, s'est demandé si la personne qui alléguait la discrimination appartenait à une « minorité discrète et isolée » (p. 1332). Plus récemment, dans Eagan c. Canada [1995] 2 R.C.S. 513, le juge La Forest a conclu judiciairement, si ce n'est anthropologiquement, que l'homosexualité est une caractéristique immuable.

 

                      Dans l'affaire CEMA, le juge Hunt a choisi la démarche que la Cour suprême avait suivie antérieurement dans Turpin et Eagan pour conclure que les producteurs d'oeufs des Territoires du Nord-Ouest ne constituaient pas une minorité discrète et isolée et que leur résidence n'était pas une caractéristique immuable (p. 305). Elle a fondé sa conclusion sur le fait que les producteurs d'oeufs ne formaient pas un groupe qui subissait un stéréotype ou un préjudice social ou qui avait subi un désavantage ou un préjudice historique.

 

                      L'affaire Miron c. Trudel, [1995] 2 R.C.S. 418, a marqué un changement dans la démarche globale suivie à l'égard des motifs analogues aux fins du paragraphe 15(1). Le juge McLachlin a exprimé son insatisfaction vis-à-vis de ce qui devenait une démarche par trop catégorique, et elle est revenue à ce qu'elle a appelé le principe sous-jacent des indices de motifs analogues aux fins du paragraphe 15(1). Voici ce qu'elle écrit, à la page 497 du recueil :

 

[b]ien que des repères de groupe discriminatoires comportent souvent des caractéristiques immuables, ce n'est pas nécessairement toujours le cas. Par exemple, la religion, un motif énuméré, n'est pas un motif immuable, ni d'ailleurs la citoyenneté, reconnue dans l'arrêt Andrews, pas plus que la province de résidence, examinée dans l'arrêt Turpin. Ces éléments peuvent parmi d'autres constituer des indices de motifs analogues; cependant, le principe unificateur est plus général; il faut éviter les raisonnements stéréotypés et la création de distinctions juridiques qui violent la dignité et la liberté de la personne pour un motif fondé sur une idée préconçue des caractéristiques attribuées à un groupe plutôt que sur les capacités ou les mérites d'un individu ou sur les circonstances qui lui sont propres.

 

 

 

                      L'effet de Miron est que la Cour doit examiner la question de savoir si la distinction fait entrer en jeu le paragraphe 15(1) en empêchant « la violation de la dignité et de la liberté de la personne par l'imposition de restrictions, de désavantages ou de fardeaux fondés sur une application stéréotypée de présumées caractéristiques de groupe plutôt que sur les mérites ou capacités d'une personne ou encore sur les circonstances qui lui sont propres ». (p. 486‑487).

 

                      Les demandeurs soulèvent deux arguments fondés sur le paragraphe 15(1) de la Charte. Le premier est qu'ils font l'objet d'une discrimination du fait de leur résidence dans la région désignée, ce qui constitue un motif analogue aux fins du paragraphe 15(1). Le second argument est que [TRADUCTION] « les agriculteurs [les demandeurs] dont la culture la plus importante et la meilleure (ou la culture vers laquelle ils doivent se tourner pour des raisons agronomiques) est traitée en vertu de la loi différemment de celle des autres agriculteurs du Canada, dont la culture plus importante et la meilleure n'est pas le blé et l'orge » (exposé des faits et du droit postérieur à la preuve des demandeurs, p. 118). Autrement dit, ils affirment que la distinction régionale qui est faite entre les agriculteurs canadiens par la notion de région désignée en vertu de la Loi sur la Commission canadienne du blé équivaut à une discrimination de nature agronomique ou démographique, et qu'il s'agit d'un motif analogue aux fins du paragraphe 15(1).

 

                      Le premier argument des demandeurs vise la discrimination fondée sur l'emplacement géographique, qui a déjà été soumise aux tribunaux sous la forme plus précise de la « province de résidence ». La province de résidence a été reconnue par la Cour suprême comme un motif de discrimination analogue possible, encore qu'à ce jour, ce motif n'ait pas été retenu. Dans Turpin, précité, le juge Wilson a conclu qu'une disposition qui permettait à l'accusé dans un procès pour meurtre en Alberta d'opter pour un procès devant juge seul - une possibilité qui n'est pas offerte dans d'autres provinces, portait atteinte au droit de l'appelant à l'égalité devant la loi. Le juge Wilson a conclu que cette atteinte n'était pas discriminatoire et ne constituait pas un motif analogue parce que :

 

Ce serait tomber dans la fantaisie que de qualifier de « minorité discrète et isolée » les personnnes qui, dans toutes les provinces sauf l'Alberta, sont acusées de l'un des crimes énumérés à l'art. 427 du Code criminel.

 

                                                                 ***          ***          ***

 

Établir une distinction, pour les fins du mode de procès, entre les personnes accusées en Alberta d'infractions énumérées à l'art. 427 et celles qui sont accusées des mêmes infractions ailleurs au Canada ne favoriserait pas, à mon avis, les objets de l'art. 15 en remédiant à la discrimination dont sont victimes les groupes de personnes défavorisées sur les plans social, politique ou juridique dans notre société ou en les protégeant contre toute forme de discrimination. (page 1333)

 

Ensuite, elle a dit qu'elle « ne [voulait] pas dire que la province de résidence d'une personne ou le lieu du procès ne pourraient pas, dans des circonstances particulières, être une caractéristique personnelle d'un individu ou d'un groupe d'individus susceptible de constituer un motif de discrimination » (page 1333). Dans Turpin, les faits n'étaient simplement pas assez convaincants. L'arrêt R. c. Sheldon S., [1990] 2 R.C.S. 254, a aussi été souligné.

 

                      Dans Haig c. Canada, [1993] 2 R.C.S. 995, où il était question du référendum sur l'accord de Charlottetown, l'appelant contestait la loi électorale du Québec qui interdisait de voter aux personnes ne résidant pas au Québec six mois avant le référendum. L'appelant contestait la loi fédérale qui le privait de la possibilité de voter parce qu'il n'était pas un résident ordinaire d'une section de vote établie en vue du référendum fédéral à la date du recensement. L'appelant soutenait, notamment, que le lieu de résidence d'une personne est une caractéristique personnelle qui constitue un motif de discrimination analogue aux motifs du paragraphe 15(1) de la Charte. S'exprimant au nom de la majorité, le juge L'Heureux-Dubé a conclu qu'« il peut bien en être ainsi dans certaines circonstances, mais ces circonstances n'existent pas en l'espèce. Ce serait fantaisiste au plus haut degré de conclure que les personnes qui déménagent au Québec moins de six mois avant la date d'un référendum sont assimilables aux victimes d'une discrimination fondée sur la race, la religion ou le sexe » (p. 1044, en italique dans l'original).

 

                      Ainsi qu'il a été signalé ci-dessus, dans Miron l'analyse consistait essentiellement à savoir si le motif de discrimination invoqué par le demandeur était analogue et portait atteinte à sa liberté et à sa dignité humaine. À la connaissance de la Cour, Wong c. Canada, [1997] 1 C.F. 193, est la seule affaire postérieure à l'arrêt Miron où la « distinction géographique » a été étudiée. Dans cette affaire, il s'agissait de savoir si une disparité provinciale des échelles salariales prévues en vertu d'une convention collective violait le paragraphe 15(1) de la Charte. La province de résidence était le motif analogue invoqué. Dans Wong, le juge Rothstein a souligné la thèse du professeur Dale Gibson selon laquelle une province de résidence peut être immuable à un « coût inacceptable », mais il a conclu que cela ne réglait pas la question de la liberté et de la dignité humaine évoquée dans Miron. Appliquant cet arrêt, le juge Rothstein a conclu qu'il était « difficile de conclure qu'une contestation portant sur une disparité provinciale touchant les taux de salaire négociés puisse soulever, en l'absence d'autres éléments de preuve, une question de violation de la dignité ou de la liberté de la personne » (p. 202).

 

                      Ce qui est particulièrement intéressant par rapport à l'espèce, c'est que le juge Rothstein a conclu que « bien que l'argument soit formulé en termes de stéréotype arbitraire, le fondement de la réclamation des demandeurs est purement économique » (p. 203). Il écrit à la p. 202 :

 

Je suis saisi d'une revendication fondée sur le paragraphe 15(1) qui s'appuie sur une disparité économique mais qui n'est étayée d'aucun élément de preuve qui me permette de conclure qu'il y a eu discrimination. La Cour suprême a adopté une position très claire concernant les intérêts économiques. Comme le fait observer le juge McIntyre dans l'arrêt Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.),, [1987] 1 R.C.S. 313 . . .

 

 

 

                      En l'espèce, les demandeurs ont démontré que la « région désignée » au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur la Commission canadienne du blé ne s'applique qu'aux agriculteurs résidant au Manitoba, en Saskatchewan, en Alberta et dans les régions de Peace River et de Creston-Wyndell en Colombie-Britannique. Cela démontre que la disposition contestée viole l'égalité devant la loi parce que la partie III de la Loi ne s'applique qu'aux agriculteurs résidant dans la région désignée qui désirent commercialiser du blé et de l'orge non fourragers. Le premier critère établi dans Swain, précité, est satisfait.

 

                      Toutefois, le premier argument des demandeurs ne prouve pas que le fait qu'ils résident dans la zone désignée constitue un motif analogue qui porte atteinte à leur dignité ou à leur liberté humaine. Même si la Cour accepte que la « région désignée » est assez similaire à une « province de résidence » pour ce qui est de tenter d'établir un motif analogue sur la base d'une distinction géographique, les faits en l'espèce ne parviennent pas plus à fonder une prétention de discrimination du fait de l'emplacement géographique que dans Wong.  La définition que donne le législateur fédéral d'une région désignée ne vise aucunement les agriculteurs canadiens de l'Ouest d'une manière qui a une incidence négative sur leur dignité ou leur liberté humaine fondamentales. Il importe de mentionner que les demandeurs n'ont présenté aucune preuve pouvant établir une telle incidence.

 

                      Les demandeurs auraient peut-être eu plus de succès s'ils avaient soutenu que leur participation à une entreprise de libre marché mettait en jeu leur dignité humaine personnelle (ce qui est semblable à une croyance politique) ou que la liberté de commercialiser leur blé et leur orge comme ils l'entendaient constituait un motif analogue qui devait être protégé par le paragraphe 15(1). Laissant de côté l'aspect économique pour le moment, l'avocat principal des demandeurs a nié que tel était le cas. Me Groves a déclaré (notes sténographiques : vol. I, p. 33-34) :

 

[TRADUCTION]

Dans mon esprit, M. le juge, la description des demandeurs ou la tentative de les décrire comme des espèces de « libertaires absolutistes » est imagée. M. le juge, je vous demande de ne pas perdre de vue les deux questions relatives à cette description : est-ce pertinent? est-ce vrai?

 

Pour les motifs que soulèvent les défenderesses, je demande à la Cour, dans son examen de la preuve présentée par les demandeurs, de revenir aux racines de ceux-ci dans les collectivités où ils vivent. Et vous découvrirez qu'ils ont des opinions et des appartenances politiques très diverses, qu'ils sont des instructeurs de hockey, que certains d'entre eux votent pour le Parti libéral, d'autres pour le Parti progressiste-conservateur, d'autres pour le Parti réformiste, certains d'entre eux ne votent pas du tout, l'un d'eux ne vote pas au Canada, il est Américain - citoyen américain ayant obtenu le droit d'établissement. Ils sont très différents. Ils prennent part aux activités de la PTA. Ils exercent d'autres activités, comme l'enseignement.

 

 

 

 

Les demandeurs ont écarté ainsi ce motif analogue éventuel. Même s'ils ne l'avaient pas fait, leur prétention aurait toujours son origine dans les motifs économiques, une thèse rejetée dans Wong et par la présente Cour pour les raisons déjà soulignées. « Le plaisir d'être un homme d'affaires » (notes sténographiques : 11 décembre 1996, p. 3664) ne constitue pas une liberté ou une dignité humaine que protège le paragraphe 15(1) de la Charte.

 

                      Même d'après le critère antérieur à l'arrêt Miron, l'argument des demandeurs ne peut être retenu. Aucun élément de preuve n'a été présenté à la Cour pour établir que les demandeurs, à titre d'agriculteurs résidant dans la région désignée, formaient une minorité discrète et isolée faisant l'objet d'une discrimination fondée sur des caractéristiques personnelles non pertinentes. Ce raisonnement est conforme à la conclusion du juge Hunt dans l'affaire CEMA, selon laquelle la résidence des producteurs d'oeufs dans les Territoires du Nord-Ouest ne constituait pas une caractéristique immuable et que :

[TRADUCTION]

Il serait inutile de chercher des indices tels que le désavantage historique parce que ce que nous comparons, c'est la situation des producteurs d'oeufs dans les Territoires du Nord-Ouest à ceux des producteurs vivant ailleurs. Comme dans Turpin, je suis d'avis que le fait de reconnaître la prétention fondée sur l'article 15 en l'espèce irait au-delà de l'objectif véritable du droit ou de la liberté en cause (p. 305).

 

 

 

 

Au vu des faits de l'espèce, la Cour rejette l'argument selon lequel la distinction géographique constitue un motif analogue.

 

                      Le deuxième argument des demandeurs fondé sur la distinction agronomique ou démographique est sans précédent pour ce qui est de savoir s'il s'agit d'un motif analogue ou non, mais, ainsi que le juge McLachlin la souligné dans Miron, les catégories de motifs analogues en vertu du paragraphe 15(1) de la Charte ne sont pas exhaustives. La nuance dans leur position découle de l'établissement explicite (ou implicite) d'une distinction entre la discrimination censément fondée sur la géographie et la discrimination fondée sur la nature de leurs emplois, ou la nature agronomique de leurs terres. Bref, les demandeurs semblent affirmer que l'agriculture est homogène dans la mesure où il est contraire à la garantie d'égalité prévue au paragraphe 15(1) qu'un agriculteur soit traité différemment d'un autre à l'échelle nationale. Manifestement, cet argument ne peut qu'être fondé sur des motifs principalement économiques. Le bon sens indique que la région désignée est la principale zone céréalière du Canada. L'égalité économique n'est pas un droit protégé par la Charte.

 

                      Dans ce deuxième argument, il est peut-être plus difficile que dans le premier de voir comment les demandeurs peuvent faire un lien avec les principes énoncés dans Miron. Ils ont, là encore, omis de présenter des éléments de preuve qui indiquent que l'incidence de la Commission canadienne du blé sur eux a, d'une certaine façon, porté atteinte à la « dignité et de la liberté de [leur] personne par l'imposition de restrictions, de désavantages ou de fardeaux fondés sur une application stéréotypée de présumées caractéristiques de groupe plutôt que sur les mérites ou capacités d'une personne ou encore sur les circonstances qui [leur] sont propres » (Miron, précité, p. 487).  Le témoignage des demandeurs au sujet de leur attachement envers leurs terres agricoles respectives dans la région désignée, ainsi qu'il a été souligné plus tôt, contredit aussi cet argument. Ils n'ont perdu aucune dignité humaine, et ils limitent leur liberté de circulation en s'attachant à leurs terres et en refusant de déménager ailleurs.

 

                      Il est alors clair aux yeux de la Cour que le recours à l'article 15 de la Charte, qui garantit l'égalité devant la loi et en vertu de celle-ci, qui accorde l'égalité de bénéfice et la protection égale de la loi et qui rend illégale la discrimination, ne peut être invoqué avec succès ici. Quant aux motifs analogues concernant la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l'âge ou les déficiences mentales ou physiques, les demandeurs ne les ont même pas invoqués, sans aucun doute parce ces motifs ne s'appliquent pas à eux.

 

                                        L'article premier de la Charte

                      L'action des demandeurs doit donc être rejetée mais, s'il est jugé que la Cour a mal interprété la loi, il y a, subsidiairement, la possibilité de montrer que les limites imposées par la loi sont raisonnables et justifiées au sein de la société canadienne. Le grain est un important produit de consommation domestique au Canada et à l'étranger. L'histoire de l'économie du grain qui a été présentée en preuve devant la Cour démontre qu'un libre marché provoque des situations de surabondance et de famine, et de grandes variations de prix, et que des spéculateurs ont profité à l'excès des producteurs de grains. En outre, les forces du libre marché génèrent aussi une production défavorable au marché. Le Canada jouit d'une réputation mondiale pour ce qui est de la commercialisation fiable et exempte de corruption du grain, qui constitue un produit d'exportation renommé et important du Canada.

 

                      La présente analyse est menée à la lumière de l'article premier de la Charte, dont le texte est le suivant :

 

La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique.

 

 

 

                      Les directives classiques d'une analyse effectuée à la lumière de l'article premier ont été établies dans l'arrêt R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, p. 138 à 140, où le juge en chef Dickson a créé deux étapes. Le gouvernement doit établir selon la prépondérance des probabilités que l'objectif de la loi se rapporte à des « préoccupations urgentes et réelles dans une société libre et démocratique » (Oakes, p. 139). S'il respecte ce premier critère, le gouvernement doit ensuite établir que la loi est raisonnable et prouver qu'elle est justifiée. Ce deuxième volet a été appelé le critère de la « proportionnalité » et des deux volets, c'est celui qui a suscité un certain débat au sujet de la question de savoir exactement ce que le gouvernement doit prouver pour s'acquitter de son fardeau de justification. Ainsi que l'a énoncé initialement le juge en chef Dickson dans l'arrêt Oakes, à la p. 139 du recueil, le critère de la proportionnalité se divise en trois éléments rigoureux. La Cour doit décider si :

 

1.Il doit y avoir un lien rationnel entre l'objectif à atteindre et les mesures employées. Ces mesures « ne doivent être ni arbitraires, ni inéquitables, ni fondées sur des considérations irrationnelles ».

 

2.Même s'il existe un tel lien rationnel, le moyen doit porter le moins possible atteinte au droit.

 

3.Il y a une « proportionnalité entre les effets des mesures restreignant un droit ou une liberté garantis par la Charte et l'objectif reconnu comme suffisamment important ».

 

 

 

                      En appliquant le critère de la proportionnalité, la Cour suprême a, au fil des ans, remis en question l'opportunité de maintenir une norme stricte de justification. La déférence à la législature a été introduite dans les cas où le fardeau du gouvernement devient trop lourd parce que la raison d'être sous-jacente de la loi est, par exemple, indirectement politique ou ancrée dans des choix socio-économiques qui vont au-delà de la compétence classique de la Cour. Le motif sous-jacent de déférence en vertu de l'article premier a été énoncé succinctement par David Stratas dans The Charter of Rights in Litigation, Aurora, Canada Law Book, 1996, p. 6-3 :

 

[TRADUCTION]

Le danger que ce volet du critère impose un fardeau trop exigeant au gouvernement et le fait que ce critère mette la Cour dans la position inconfortable d'avoir à évaluer quelles solutions de rechange législatives sont offertes aux législateurs ont incité de nombreux juges à exiger que la loi porte atteinte aux droits ou à la liberté aussi peu que raisonnablement possible.  (en italique dans l'original)

 

 

 

                      Il semble que la déférence des tribunaux envers le gouvernement et leur application moins rigoureuse du critère de Oakes aient comme source R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713, où le juge en chef Dickson (s'exprimant au nom de trois juges) a dit ceci à la p. 772 :

 

en réglementant une industrie ou un commerce, il est loisible au législateur de limiter sa réforme législative à des secteurs où il semble y avoir des préoccupations particulièrement urgentes ou à des catégories où cela semble particulièrement nécessaire.

 

                                                                 ***         ***          ***

 

Les choix du législateur concernant d'autres formes de réglementation commerciale ne porte généralement pas atteinte aux valeurs et aux dispositions de la Charte, et la loi qui en résulte n'a pas à être parfaitement ajustée de manière à résister à un examen judiciaire. La simplicité et la commodité administrative sont des préoccupations légitimes des rédacteurs de ce genre de lois.

 

 

                      À partir de ce point de départ, le principe a été appliqué par la Cour suprême dans différents contextes. Dans AFPC c. Canada, [1987] 1 R.C.S. 424, le juge en chef Dickson, même s'il s'exprimait en son propre nom sur cette question (étant donné que la majorité de la Cour avait conclu que l'alinéa 2d) de la Charte ne comportait pas une garantie du droit de négocier collectivement et du droit de grève), a décrit en termes explicites la nécessité de faire preuve de déférence dans le contexte du domaine économique, à la p. 422 :

 

             À mon avis, les tribunaux doivent faire preuve de prudence considérable lorsqu'ils sont confrontés à des questions difficiles de politique économique. Il n'appartient pas à la magistrature d'évaluer l'efficacité ou la sagesse des diverses stratégies gouvernementales adoptées pour résoudre des problèmes économiques urgents. La question de la meilleure forme de lutte contre l'inflation embarrasse les économistes depuis plusieurs générations. Il ne serait guère souhaitable que les tribunaux tentent de se prononcer sur l'importance relative de ce qui, croit-on, cause l'inflation, comme l'expansion de la masse monétaire, les déficits fiscaux, l'inflation étrangère ou les perspectives inflationnistes inhérentes de divers acteurs économiques individuels. C'est à bon droit qu'une grande déférence doit être manifestée envers le choix par le gouvernement d'une stratégie pour combattre ce problème complexe. Il faut aussi dûment respecter le rôle symbolique de chef de file que joue le gouvernement. Bien des initiatives gouvernementales, spécialement dans le domaine économique, comportent nécessairement une importante composante psychologique ou incitative qu'on ne saurait sous-évaluer. Le rôle du pouvoir judiciaire dans de telles situations consiste premièrement à assurer que la stratégie législative choisie est équitablement mise en oeuvre et qu'elle porte atteinte aussi peu que raisonnablement possible aux droits et libertés garantis par la Charte.

 

 

 

                      Dams Irwin Toy Ltd. c. Québec (P.G.), [1989] 1 R.C.S. 927, la Cour suprême examinait le contexte d'une interdiction législative de la publicité commerciale orientée vers les enfants de moins de 13 ans. La majorité de la Cour a conclu que la législation violait l'alinéa 2b) de la Charte. Citant Edwards Books, la majorité a précisé, aux p. 993-994, que la Cour faisait preuve de déférence lorsqu'un choix législatif fondé sur une compétence scientifique et socio-économique était nécessaire entre les intérêts contradictoires de différents groupes :

 

Pour trouver le point d'équilibre entre des groupes concurrents, le choix des moyens, comme celui des fins, exige souvent l'évaluation de preuves scientifiques contradictoires et de demandes légitimes mais contraires quant à la répartition de ressources limitées. Les institutions démocratiques visent à ce que nous partagions tous la responsabilité de ces choix difficiles. Ainsi, lorsque les tribunaux sont appelés à contrôler les résultats des délibérations du législateur, surtout en matière de protection de groupes vulnérables, ils doivent garder à l'esprit la fonction représentative du pouvoir législatif. Par exemple, « en réglementant une industrie ou un commerce, il est loisible au législateur de limiter sa réforme législative à des secteurs où il semble y avoir des préoccupations particulièrement urgentes ou à des catégories où cela semble particulièrement nécessaire » (Edwards Books, précité, p. 772).

 

 

 

La Cour suprême a souscrit à cette démarche dans un contexte similaire mais avec un résultat différent dans Rocket c. Collège royal des chirurgiens-dentistes, [1990] 2 R.C.S. 232.

 

                      Dans McKinney c. University of Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229, le juge La Forest, au nom de la majorité, a réitéré la nécessité de faire preuve de déférence envers la compétence socio-économique de l'État à l'égard de la question de la retraite obligatoire des universitaires. En concluant que la politique était justifiée en vertu de l'article premier de la Charte, le juge La Forest a qualifié la question de « problème socio-économique complexe » (McKinney, p. 302). Bien que dans McKinney, le fait que l'université soit un système fermé disposant de ressources limitées qui devaient être allouées constitue un facteur important, le principe de la déférence législative dans les affaires à caractère socio-économique n'a pas changé. Comme l'a souligné le juge La Forest, aux p. 304-305 :

 

J'examine maintenant la question de savoir si la retraite obligatoire porte « le moins possible » atteinte au droit à l'égalité sans discrimination fondée sur l'âge. Pour entreprendre cet examen, il est important de rappeler encore une fois que les incidences de la retraite obligatoire sur l'organisation du milieu du travail et ses répercussions sur la société en général ne sont pas des questions susceptibles d'être évaluées précisément, et l'effet de sa suppression par autorisation judiciaire est encore moins certain. Dans ces domaines, les décisions découlent inévitablement de la combinaison d'hypothèses, de connaissances fragmentaires, de l'expérience générale et de la connaissance des besoins, des aspirations et des ressources de la société ainsi que d'autres éléments. Ce sont des décisions où ceux qui participent aux activités politiques et législatives de la démocratie canadienne possèdent des avantages manifestes sur les membres du pouvoir judiciaire, comme nous l'a rappelé l'arrêt Irwin Toy, précité, aux p. 993-994. Cela ne libère pas le pouvoir judiciaire de son obligation constitutionnelle d'examiner minutieusement les mesures législatives pour veiller à ce qu'elles se conforment raisonnablement aux normes constitutionnelles, mais cela entraîne une plus grande circonspection que dans des domaines comme le système de justice criminelle où le savoir et le discernement de la cour lui permettent de se prononcer de façon beaucoup plus sûre.

 

 

 

                      Cette attitude de déférence a été renforcée davantage et peut-être étendue par le juge en chef Lamer, s'exprimant au nom de la majorité, dans R. c. Chaulk, [1990] 3 R.C.S. 1303. Cette affaire mettait en cause le paragraphe 14(4), la défense d'aliénation mentale du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, qui avait pour effet de renverser le fardeau de preuve contrairement à l'alinéa 11d) de la  Charte. En concluant que la disposition constituait une limite raisonnable au droit en cause, le juge en chef a écrit, à la p. 1341, que :

 

Le législateur n'est pas tenu de rechercher et d'adopter le moyen le moins envahissant, dans l'absolu, en vue d'atteindre son objectif. De plus, lorsqu'on examine les solutions de rechange à la disposition du législateur, il importe de se demander si un moyen moins envahissant permettrait soit d'atteindre le « même » objectif, soit d'atteindre le même objectif de façon aussi efficace.

 

 

 

                      Dans RJR-Macdonald Inc. c. Canada (P.G.), [1995] 3 R.C.S. 199, la Cour suprême a réévalué le principe de déférence dans le cadre de l'application de l'article premier. Dans cet arrêt, le litige relatif à la Charte qui avait lieu parallèlement à un litige concernant le partage des pouvoirs, concernait une contestation en vertu de l'alinéa 2b) de certaines dispositions de la Loi réglementant les produits du tabac, L.C. (1988), ch. 20 qui, sous réserve de certaines exceptions, interdisait la publicité sur le tabac. Les dispositions contestées ont été jugées contraires à l'alinéa 2b). Étonnamment, par une majorité de cinq contre quatre, il a été jugé que les dispositions ne constituaient pas une limite raisonnable au droit des fabricants d'un produit cancérigène d'annoncer leurs produits funestes.

 

                      À l'unanimité, la Cour a indiqué que la déférence constituait un aspect essentiel d'une analyse fondée sur l'article premier. Toutefois, il semble y avoir eu divergence sur la façon précise dont le principe tempère le volet classique de la proportionnalité énoncé dans Oakes. Bref, la Cour a formulé une série d'avertissements distincts au sujet du principe de déférence, des limites qu'il comporte et de la façon dont elles guident les tribunaux dans le cadre d'une analyse de la proportionnalité.

 

                      Le juge La Forest, s'exprimant en dissidence au sujet de l'article premier, au nom des juges L'Heureux-Dubé, Gonthier et Cory, a indiqué que le tribunal inférieur avait commis une erreur en adoptant la démarche rigoureuse de Oakes. Bien que le juge La Forest n'ait pas rejeté catégoriquement cet arrêt, il privilégiait manifestement un retour au libellé proprement dit de l'article premier, disant à la p. 270 que les directives de l'arrêt Oakes « ne devraient pas être interprétées comme si elles remplaçaient l'article premier ». Il a poursuivi en souscrivant avec force au principe de la déférence, la principale raison d'être de ce qu'il croyait être fondé sur la séparation nécessaire entre le pouvoir judiciaire et le pouvoir législatif. Il a dit à la p. 277 :

 

Les tribunaux sont des spécialistes de la protection de la liberté et de l'interprétation des lois et sont, en conséquence, bien placés pour faire un examen approfondi des lois en matière de justice criminelle. Cependant, ils ne sont pas des spécialistes de l'élaboration des politiques et ils ne devraient pas l'être. Ce rôle est celui des représentants élus de la population, qui disposent des ressources institutionnelles nécessaires pour recueillir et examiner la documentation en matière de sciences humaines, arbitrer entre des intérêts sociaux opposés et assurer la protection des groupes vulnérables. Lorsqu'elle fait preuve d'une plus grande retenue à l'égard des lois à caractère social qu'à l'égard des lois en matière de justice criminelle, notre Cour reconnaît ces différences insitutionnelles importantes entre le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire.

 

 

 

                      S'appuyant sur cela, le juge La Forest a fait des commentaires au sujet de la déférence, et il l'a pleinement appliquée à l'élément du critère relatif au lien rationnel. À la p. 275, Il a fait preuve de déférence envers le choix du législateur fédéral d'adopter les dispositions relatives à la publicité sans être en mesure de prouver scientifiquement que la publicité était liée à une augmentation ou une diminution de l'usage de la cigarette :

 

Si l'on exigeait du Parlement qu'il attende les données concluantes des études dans le domaine des sciences humaines chaque fois qu'il désire adopter une politique sociale, on restreindrait de façon injustifiable la compétence législative en attribuant un degré de précision scientifique à l 'art de gouverner, ce qui, à mon avis, n'est tout simplement pas conforme à la réalité.

 

 

 

                      Le juge McLachlin,  au nom du juge Sopinka et du juge Major, et le juge en chef Lamer et le juge Iacobucci étant d'accord sur cette question, a souscrit à la remarque du juge La Forest selon laquelle le législateur fédéral ne devait pas être tenu à une norme de preuve scientifique (p. 333). Toutefois, elle a adopté une démarche moins réservée et a fait remarquer qu'« il faut prendre soin de ne pas pousser trop loin la notion du respect » (p. 332). Voici un extrait de ses motifs, à la p. 329 :

 

La démarche fondamentale est la suivante. Bien qu'ils doivent demeurer conscients du contexte socio-politique de la loi attaquée et reconnaître les difficultés qui y sont propres en matière de preuve, les tribunaux doivent néanmoins insister pour que, avant qu'il ne supprime un droit protégé par la Constitution, l'État fasse une démonstration raisonnée du bien visé par la loi par rapport à la gravité de la violation. Les tribunaux doivent respecter cette démarche fondamentale pour que les droits garantis par notre constitution soient opérants.

 

 

 

                      Le juge McLachlin a analysé en détail le rôle que la déférence devait jouer dans le cadre d'une analyse fondée sur l'article premier. À la page 332 du recueil, le juge a affirmé de manière plus précise la nécessité de limiter l'application de la déférence :

 

Le respect porté ne doit pas aller jusqu'au point de libérer le gouvernement de l'obligation que la Charte lui impose de démontrer que les restrictions qu'il apporte aux droits garantis sont raisonnables et justifiables. Le Parlement a son rôle : choisir la réponse qui convient aux problèmes sociaux dans les limites prévues par la Constitution. Cependant, les tribunaux ont aussi un rôle : déterminer de façon objective et impartiale si le choix du Parlement s'inscrit dans les limites prévues par la Constitution. Les tribunaux n'ont pas plus le droit que le Parlement d'abdiquer leur responsabilité. Les tribunaux se trouveraient à diminuer leur rôle à l'intérieur du processus constitutionnel et à affaiblir la structure des droits sur lesquels notre constitution et notre nation sont fondées, s'ils portaient le respect jusqu'au point d'accepter le point de vue du Parlement simplement pour le motif que le problème est sérieux et la solution difficile.

 

 

 

                      Ensuite, à la p. 333, elle a décrit le lien qu'il y a entre la déférence et la norme de preuve dans le cadre de l'application de l'article premier :

 

Dans le cadre de l'analyse fondée sur l'article premier, les concepts de contexte et de respect sont rattachés à un troisième : celui de la norme de preuve. À l'instar du juge La Forest, j'estime que la preuve n'a pas à satisfaire à la norme requise en matière scientifique. Il ne s'agit pas non plus d'une preuve hors de tout doute raisonnable comme en matière criminelle. Comme l'établit la jurisprudence relative à l'article premier, la norme de preuve qui convient, à toutes les étapes de l'analyse de la proportionnalité, est celle qui s'applique en matière civile, c'est-à-dire la preuve selon la prépondérance des probabilités : Oakes, précité, à la p. 137; Irwin Toy, précité, à la p. 992. Je ne suis donc pas d'accord avec la conclusion du juge La Forest ( au par. 82) qu'« il n'est pas nécessaire [...] que le gouvernement fasse la preuve d'un lien rationnel selon les règles de preuve en matière civile ».

 

 

 

                      Manifestement, le juge McLachlin a déclaré que la grande déférence à laquelle le juge La Forest souscrit ne convient pas au volet du lien rationnel. Par la suite, dans Ross c. District scolaire du Nouveau-Brunswick n° 15, (1996), 133 D.L.R. (4th) 385, s'exprimant au nom de la Cour, le juge La Forest s'est fondé sur cette démarche contextuelle et souple à laquelle souscrivait le juge McLachlin dans l'affaire RJR-Macdonald.

 

                      Il faut se demander quelle directive la Cour peut tirer de la jurisprudence pour effectuer une analyse en fonction de l'article premier des dispositions contestées de la Loi canadienne sur la Commission du blé? Il semble que la Cour doive « demeurer consciente du contexte socio-politique de la loi attaquée et reconnaître les difficultés qui y sont propres. » Par ailleurs, la Cour doit insister sur le fait que le législateur fédéral ne peut envelopper ses lois dans le brouillard de la socio-économie pour éviter de justifier celles qui portent atteinte aux droits garantis par la Charte.

 

                      En fait, la Cour estime qu'il n'est pas impossible de demeurer conscient des difficultés inhérentes à la tâche de l'État, qui consiste à établir la validité des lois dans un contexte imprégné de sociologie ou de macro-économie, tout en assumant pleinement la responsabilité de considérer le caractère raisonnable de la position du gouvernement. Naturellement, il appartient indubitablement au gouvernement, et non aux tribunaux, de diriger l'environnement économique national et d'appréhender les différentes perspectives disciplinaires complexes que ce rôle semble exiger. Le gouvernement doit accomplir cette tâche dans les limites prévues par la Constitution ou, s'il ne le fait pas, prouver à la Cour qu'il est justifié d'aller au-delà de ces limites. La Cour n'est pas un comité d'économistes ou de sociologues : elle est experte en droit. Pour dire les choses simplement, la Cour doit juger si l'explication que donne le gouvernement au sujet de la Loi sur la Commission canadienne du blé est justifiée, une tâche pour laquelle la Cour devrait avoir une certaine compétence.

 

                      Comme le contexte de la Loi sur la Commission canadienne du blé constitue un empiètement socio-économique sur un règlement de nature purement économique et commerciale, la Cour doit maintenant procéder à une analyse en fonction de l'article premier, comme l'a formulé le juge McLachlin dans RJR-Macdonald. Aux p. 330 eet 331 du recueil, elle a défini le critère comme suit :

 

Il n'est pas vraiment étonnant que l'analyse fondée sur l'article premier tienne compte du contexte dans lequel se situe la loi en question. L'examen fondé sur l'article premier est, de par sa nature même, un examen spécifique des faits. Pour déterminer si l'objectif de la loi est suffisamment important pour justifier la suppression d'un droit garanti, le tribunal doit examiner le véritable objectif de la loi. Dans l'examen de la proportionnalité, le tribunal doit déterminer quel est le lien qui existe entre l'objectif de la loi et ce que cette loi réussira effectivement à accomplir, dans quelle mesure la loi restreint le droit en question et, enfin, si l'avantage que la loi vise l'emporte sur la gravité de la restriction du droit. Bref, l'évaluation en vertu de l'article premier est un exercice fondé sur les faits de la loi en cause et sur la preuve de sa justification, et non sur des abstractions.

 

 

 

 

Ce critère, ainsi qu'il a été souligné, a été appliqué par la Cour dans Ross et CBC, précités. Le seul changement consiste en un « volet d'équilibre » du critère de la proportionnalité : les effets favorables l'emportent-ils sur les effets défavorables? (CBC, p. 407).

 

                                 Les préoccupations urgentes et réelles

                      L'objectif législatif de la Commission canadienne du blé est énoncé à l'article 5 de la Loi sur la Commission canadienne du blé : « La Commission a pour mission d'organiser, dans le cadre du marché interprovincial et de l'exportation, la commercialisation du grain cultivé au Canada ». Dans l'arrêt Murphy c. C.P.R., cité précédemment, la Cour suprême a décrété, essentiellement, que la CCB constituait un exercice valide de l'autorité du Parlement sur les échanges et le commerce (article 92, cat. 2) de la Loi constitutionnelle de 1867, R.-U. 30 et 31 Victoria, ch.3). Le juge Locke a décrit en ces termes l'objet de la Loi sur la Commission canadienne du blé : [TRADUCTION] « mettre en commun les montants tirés de la vente de ces divers types de grains dans chaque campagne de récolte » (Murphy, p. 630). Et, a-t-il ajouté, [TRADUCTION] « le législateur a apparemment envisagé qu'il était essentiel de confier à un organisme comme la Commission le contrôle entier des exportations ». Cela confirme que l'objectif visé, pour les besoins de la Charte, est d'assurer la commercialisation méthodique du grain en contrôlant l'achat, la vente et l'exportation de ce dernier par l'entremise d'un organisme de commercialisation à comptoir unique : la Commission canadienne du blé.

 

                      Cela étant l'objectif visé, la défenderesse doit prouver, selon la prépondérance des probabilités, que cet objectif « se rapporte à des préoccupations urgentes et réelles dans une société libre et démocratique » (Oakes, précité, p. 138-139). Autrement dit, la raison fondamentale pour laquelle le législateur a adopté la Loi sur la Commission canadienne du blé doit être suffisamment importante pour justifier l'abrogation, si abrogation il y a, d'un droit que la Charte confère à un individu.

 

                      En ce qui concerne la façon dont la Cour doit discerner l'objectif de l'État, le juge McLachlin, dans l'arrêt R. c. Zundel, [1992] 2 R.C.S. 731, a conclu, au nom de la Cour à la majorité, à la p. 761 du recueil, que :

 

*** La Cour doit examiner quelle était l'intention du législateur au moment de l'adoption ou de la modification de l'article. Elle ne peut pas attribuer d'objectifs ni en inventer de nouveaux selon l'utilité, telle qu'elle est perçue actuellement, de la disposition contestée : voir l'arrêt R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, à la p. 334, dans lequel notre Cour a rejeté la théorie américaine de l'objet changeant. Bien que l'application et l'interprétation des objets puisse varier avec le temps (voir, par exemple, Butler, précité, aux p. 494 à 496, le juge Sopinka), on ne devrait pas inventer d'objets nouveaux et entièrement différents.

 

 

 

Pour deux raisons au moins, il s'agit là d'une vision étroite, déshumanisante et illogique, mais, hélas, c'est la loi. Ce rejet regrettable d'objets « changeants » ou mis à jour, implique inévitablement que le législateur, s'il ne percevait pas le besoin de modifier ou d'édicter de nouveau une loi existant de longue date, serait insensible, ou peu disposé par pur entêtement, au fait de tenir compte des exigences sociales ou économiques existantes de la société. À quoi servirait dans ce cas la glorification judiciaire et politique de l'élection cyclique, d'une durée relativement courte - cinq ans - d'une nouvelle Chambre des communes? Faut-il considérer que les députés ne sont pas au courant des problèmes qui ont cours au moment ou les électeurs les élisent ou les réélisent?

 

                      Quant aux lois qui existent de longue date, si les députés démocratiquement élus n'y touchent pas, cela veut-il dire qu'ils ne se rendent pas compte qu'elles continueront de s'appliquer aux nouvelles situations qui se présentent, ou alors ne s'en soucient-ils pas? La seconde raison pour s'affliger d'une interprétation aussi rigide et « coulée dans le béton » est l'inverse de la première. Elle exige que les objets changeants d'aujourd'hui, s'il y en a, soient niés en faveur des objets d'hier, qu'une Chambre des communes démocratiquement élue à l'époque, mais non clairvoyante à ce moment-là, entendait satisfaire, et auxquels elle ne remédie qu'en tant qu'exigences d'hier seulement. Les lois d'hier ou d'antan seront toujours perçues comme boiteuses et lacunaires lorsqu'on les évalue en fonction des exigences présentes que les parties soumettent à la Cour, sauf si les lois expriment des vérités éternelles. Cependant, les tribunaux du Canada sont tenus de rejeter les objets changeants que le Parlement croit probablement que l'on prendra en compte sans qu'il faille procéder à de constantes modifications. Le Parlement s'assouplit au péril d'être mal compris s'il ajoute foi à la chance qu'une loi ancienne continue de couvrir des exigences nouvelles et imprévues.

 

                      L'analyse porte donc sur l'objet de la loi au moment de son adoption. Comme l'a signalé le juge Dickson (tel était alors son titre) dans l'arrêt R. c. Big M Drug Mart, [1985] 1 R.C.S. 295, à la p. 335 du recueil :

 

De plus, la théorie de l'objet changeant contraste nettement avec les notions fondamentales qui se sont formées dans notre droit au sujet de la nature de « l'intention du législateur ». L'objet d'une loi est fonction de l'intention de ceux qui l'ont rédigée et adoptée à l'époque, et non pas d'un facteur variable quelconque.

 

 

 

Comme si la loi n'était conçue que pour un temps, comme le « coucher de soleil » à midi! Toutefois, cela n'épuise pas le sujet. Il est à souligner que la popularité, ou l'impopularité, de la loi auprès de certains producteurs de grain de l'Ouest canadien n'est pas un élément pertinent à cet égard. Une loi peut être impopulaire mais quant même avoir un objet valable; la loi de l'impôt sur le revenu en est un exemple.


                      Les parties contestent avec vigueur la question de savoir si l'objet de la loi était « urgent et réel », et cela mérite d'être examiné de près. Il y a aussi le fait que l'élimination des dispositions contestées en l'espèce aurait pour résultat d'éviscérer la Loi sur la Commission canadienne du blé.

 

                      Il n'est guère surprenant que les prix des produits agricoles fluctuent. La production céréalière dépend dans une grande mesure de la coopération des conditions climatiques. C'est presque un cliché que de dire que les marchés céréaliers internationaux sont « volatiles » (rapport de Mme Rosemary Fennell, « Agriculture Policy in the Developed World », pièce 71, p. 5-6). La Cour reconnaît comme un fait historique, un fait que ne conteste pas l'expert des demandeurs, M. David Bercuson, que les prix des grains ont considérablement varié entre 1917 et 1943. Cette preuve a été obtenue grâce au compte rendu et au témoignage de M. John Thompson, spécialiste de l'histoire agricole de l'Ouest canadien. C'est en 1917 que le gouvernement fédéral a réagi pour la première fois à cette fluctuation des prix, en assumant le contrôle de la totalité du blé produit lors des campagnes de récolte de 1917-1918 et 1918-1919, et en fermant le marché à terme sur le blé de la Bourse de grains de Winnipeg à cause de la hausse des prix (rapport de M. John Thompson, « Farmers, Governments and the Canadian Wheat Board:  A Historical Perspective 1919-1987 », pièce 47, p. 2). Cette mesure a mené à la création de la première Commission canadienne du blé, le 31 juillet 1919, par la voie du décret CP 1589 établi en vertu de la Loi sur les mesures de guerre de 1914 (deuxième session), ch. 2, en vue de commercialiser la récolte de 1919-1920. Pour des raisons qui sont contestées, cet organisme a été suspendu en 1920.

 

                      En l'absence d'un syndicat fédéral général du blé, les agriculteurs des Prairies créèrent trois syndicats volontaires en 1923-1924, et vendirent leurs produits par l'entremise de l'Agence centrale de vente, dont le siège se trouvait à Winnipeg. En 1930, les prix mondiaux du blé chutèrent, et le gouvernement du premier ministre Bennett [TRADUCTION] « garantit les emprunts bancaires du syndicat et prit le contrôle de 42 047 836 boisseaux de blé invendus » (pièce 45, p. 7). Cela continua durant les cinq années suivantes. En 1934, le gouvernement fédéral possédait quelque 200 millions de boisseaux de blé. En réponse à la suggestion de J.I. McFarland (que le premier ministre Bennett avait désigné comme chef de l'Agence centrale de vente), selon qui toute cette affaire devrait être confiée à un monopole de l'État, une commission du blé volontaire, non monopolistique, fut constituée. Sans cela, le marché canadien se serait effondré (pièce 47, p. 7-8). En 1938, une récolte mondiale sans précédent provoquait de nouveau la chute des prix du blé, et fut responsable à vrai dire de l'échec de la tentative du premier ministre King de remettre le blé sur le marché libre. Le versement initial fixé cette année-là était de 80 cents le boisseau, et quand les prix du marché tombèrent sous cette barre, les agriculteurs livrèrent à la Commission la quasi-totalité de la récolte de blé de l'Ouest canadien. Résultat : une perte de 61,5 millions de dollars (pièce 47, p. 11-12).

 

                      À cause d'une hausse marquée des prix en 1943, la Commission manqua de blé. Cette situation menaça les engagements du Canada envers ses alliés de la guerre (la Grande-Bretagne surtout) et, afin d'être sûr de pouvoir s'acquitter de ces obligations, le gouvernement, par la voie du décret CP 7942, établi en vertu de la Loi sur les mesures de guerre, L.R.C. (1927), ch. 206, accorda un monopole à la Commission du blé jusqu'au 31 juillet 1945. La Cour admet que cela a été fait pour favoriser l'intérêt du pays en temps de guerre, c'est‑à‑dire que cette mesure garantissait l'approvisionnement en blé, une ressource stratégique, et stoppait l'inflation en maintenant les prix à un niveau artificiellement bas (pièce 47, p. 14; affidavit de M. David Bercuson, pièce 53, p. 9; notes sténographiques : vol. XVII, p. 1724). Le monopole fut prolongé de nouveau par décret.

 

                      En 1946, le Canada conclut une entente de quatre ans avec la Grande-Bretagne en vue de la fourniture de 160 millions de boisseaux de blé en 1946 et 1947, ainsi que de 140 millions de boisseaux en 1948 et 1949, afin de garantir des marchés et des prix à long terme (pièce 47, p. 15). Il ressort de la preuve que l'une des raisons pour lesquelles le Parlement maintint sa décision de soutenir le monopole de la Commission en 1947 était d'assurer l'approvisionnement en blé pour respecter ces contrats, conclus à des prix inférieurs aux prix mondiaux. Le prix négocié était de 1,55 $ le boisseau; le prix du marché était de 2,00 $ le boisseau. Au printemps de 1947, le prix du boisseau était de 2,85 $; pièce 53, p. 11-12).l. Il s'agit là d'un fait qu'étayent deux pièces présentées à l'instruction. La première, la pièce 88, est la note de service, datée du 7 mai 1946, du « ministre » (le ministre du Commerce, l'Honorable James MacKinnon, vraisemblablement). En voici le texte :

 

[TRADUCTION]

                                                             Le 7 mai 1946

 

NOTE DE SERVICE À L'INTENTION DU MINISTRE :

 

             Objet : Commission canadienne du blé

 

Me Monk* m'informe qu'une entente de cinq ans a été négociée avec le Royaume-Uni en vue de l'approvisionnement de 180 millions de boisseaux de blé par année et qu'en raison de cela, la Commission envisage qu'elle devra continuer d'exercer un monopole sur les achats et qu'il sera nécessaire d'adopter presque sans délai une loi à cet effet.

 

             [signature : M. Mackenzie]

 

                             F.P.V.**

 

*   Henry B. Monk, l'avocat et procureur de longue date de la Commission

**  Vraisemblablement le sous-ministre, Fred P. Varcoe

 

 

 

La seconde pièce est la note de service datée du 14 décembre 1946, adressée au Comité du blé du Cabinet, au sujet du maintien des pouvoirs monopolistiques de la Commission (pièce 89). La première phrase est la suivante :

                     

[TRADUCTION]

 

En concluant le contrat de vente de blé à la Grande-Bretagne, le gouvernement s'est lancé dans une politique qui oblige à continuer d'exercer un contrôle monopolistique sur la commercialisation du blé, et l'on peut s'attendre à ce que toute loi visant à poursuivre les mesures de contrôle actuelles soit contestée.

 

 

 

                      Cette justification apparaît aussi dans la loi renouvelant le monopole de la Commission canadienne du blé. Le préambule de la Loi modifiant la Loi sur la Commission canadienne du blé, 1935, 11 George VI, ch. 15 (sanctionnée le 14 mai 1947), confirme l'objet du renouvellement du monopole. Son texte est en partie le suivant :

 

CONSIDÉRANT que le gouvernement du Canada a conclu un arrangement avec le gouvernement du Royaume-Uni pour la vente et la livraison annuelle d'importantes quantités de blé au gouvernement du Royaume-Uni, pendant une période de quatre ans... .

 

 

 

Le paragraphe 4(3) de cette Loi présentait aussi la mission de la Commission, qui est encore la même aujourd'hui : « organiser, dans le cadre du marché interprovincial et de l'exportation, la commercialisation du grain cultivé au Canada ». C'est donc dire qu'il y a une preuve manifeste qu'en 1947 au moins l'une des raisons pour lesquelles le monopole a été renouvelé était de s'acquitter d'obligations contractuelles internationales à l'endroit de la Grande-Bretagne. La mission était, et elle l'est encore, l'intention du Parlement d'exercer son autorité sur les échanges et le commerce afin d'organiser, dans le cadre du marché interprovincial et de l'exportation, la commercialisation du grain cultivé au Canada.

 

                      Ce qui est intéressant et absolument crucial pour l'affaire dont il est question en l'espèce, c'est que la fois suivante où le monopole a été renouvelé - en 1950 - le préambule initial a été supprimé de la Loi. C'est là la dernière modification d'importance de la Loi qui soit pertinente pour ce qui est d'utiliser son texte afin de déterminer si l'objectif était « urgent et réel ». L'entente conclue avec le Royaume-Uni, laquelle constituait le pilier du marché d'exportation de la Commission canadienne du blé, n'était plus. Chaque fois par la suite, en 1953, en 1957, en 1962 et, enfin, en 1967, quand le monopole est devenu permanent, la mission d'« organiser... la commercialisation » s'est poursuivie. Celle de s'acquitter des contrats de livraison de grain au Royaume-Uni, ou de protéger la réputation du Canada sur le plan international en tant que fournisseur de grains, s'il est possible de qualifier de cette manière le fait de s'acquitter de ces obligations contractuelles, n'était plus présente dans la loi et le dossier historique. On s'en était défait en autant de mots. Il est indubitable que ceux qui l'ont fait n'ont jamais prévu qu'il serait nécessaire de justifier ce geste en vertu de l'article premier de la Charte, mais il ne fait pas de doute non plus qu'ils n'auraient pas voulu voir leur loi contrecarrée.

 

                      Quelle était la préoccupation urgente et réelle qui a justifié un renouvellement parlementaire unanime entre 1953 et 1967 (pièce 47, p. 20)? La seule réponse que l'on peut trouver à cette question dans la preuve est la suivante. Le Parlement était bien conscient des problèmes associés à des prix soumis à d'importantes variations, le plus évident était le « préjudice » infligé aux agriculteurs. Le « préjudice » subi par les agriculteurs des Prairies était aussi une préoccupation d'ordre national en raison du rôle joué par le grain dans l'économie du pays. En fait, ce problème avait fait surface à plusieurs occasions. Comme l'a écrit Mme Grace Skogstad, dans son rapport intitulé « Agricultural policy in Canada » (pièce 56, p. 1), les programmes de stabilisation des prix (comme la CCB) procurent aux producteurs [TRADUCTION] « l'encouragement et les moyens nécessaires pour continuer à produire ». Ayant appris cette leçon, le Parlement a décidé de garder la solution qui lui était tombée entre les mains grâce à une loi de guerre destinée à remédier au préjudice causé par le marché libre. L'honorable John Diefenbaker, chef de l'opposition, fit la remarque suivante, d'un ton ironiquement désabusé : « [B]eaucoup de ceux qui s'opposaient à la Commission du blé, l'accusant d'empiéter sur l'entreprise privée, maintenant lui vouent un culte » (pièce 47, p. 21); Hansard, Débats de la Chambre des communes, 7 juin 1967, p. 1263). Cette attitude peut être attribuée à la mission de préserver la réputation du Canada comme fournisseur de grains, ou, comme l'a dit M. Bercuson, comme moyen de favoriser la position du Canada dans le monde de l'après-guerre (pièce 53, p. 10). Cette préoccupation avait déjà disparu en 1967 et été remplacée par le consensus que les leçons de l'entre-deux-guerres, qui nécessitaient que les prix soient stabilisés, avaient été apprises. L'idée d'« organiser la commercialisation » est, bien sûr, toujours applicable sur les marchés internationaux.


                                                La proportionnalité

a)  Lien rationnel

                      Ainsi qu'il a été signalé précédemment, pour déterminer si le premier élément du critère de la proportionnalité est satisfait, la Cour doit examiner l'objectif déclaré de la loi et déterminer s'il existe un lien rationnel entre cet objectif et ce que la loi va accomplir. De l'avis de la Cour, la Commission canadienne du blé satisfait à ce critère. La loi habilitante a pour objet de faciliter l'« organisation de la commercialisation » du grain cultivé au Canada. La défenderesse a établi que la Commission canadienne du blé atteint cet objectif. Elle n'a pas d'autre raison d'être.

 

                      La loi est conçue de telle manière que la défenderesse a seulement besoin d'établir que lorsque la loi est appliquée et que la CCB exerce ces activités, elle vend du grain de façon méthodique. Les dispositions de la Loi, et surtout les articles 2 et 28, qui permettent à la CCB de fixer des contingents et de recourir à un système de livraisons à contrat, sont le pivot de la commercialisation méthodique (Ward Wiesensel, « Will Say Statement », pièce 76, onglet 3, p. 6). En outre, la coordination des ventes réelles de grains est régie par le plan annuel de vente de la Commission canadienne du blé (pièce 76, onglet 3, p. 4-5). Plus particulièrement, la CCB - du fait de son monopole - a établi de solides marchés dans des pays tels la Chine et le Japon, et a accru la part de marché générale du Canada par rapport aux États-Unis (M. Schmitz, notes sténographiques : vol. XXII, p. 2236 et 2239; rapport de M. Schmitz, « Economic Performance of the Canadian Wheat Board: Myth and Reality », pièce 63, p. iii, iv et 13).

 

                      La CCB déploie de nombreux efforts et des ressources considérables sur le plan de la commercialisation, et il ressort de la preuve que cela a rapporté des avantages. On en trouve un exemple dans la preuve de M. Harley Furtan. La Commission canadienne du blé a pu conserver la part du Canada au sein du marché brésilien depuis 1990, date à laquelle le Brésil a cessé d'être un importateur à comptoir unique pour adopter la solution du marché libre (ce qui constitue un changement d'envergure dans la dynamique des marchés). La CCB a pu augmenter sa part par rapport aux États-Unis, le principal concurrent du Canada. Il ressort de la preuve que les clients brésiliens manifestaient une certaine fidélité envers la Commission canadienne du blé à cause de la fiabilité de l'approvisionnement et du soutien après-vente (Rapport de M. Furtan, « Performance Evaluation of the Canadian Wheat Board », pièce 60, p. 91-111). Il ne s'agit là que d'un seul exemple, qui montre qu'il existe un lien rationnel entre l'objectif de la Loi et ce que celle-ci accomplit. Un autre exemple (pièce 60, p. 27-55) révèle que certains acheteurs paient en fait une prime pour garantir l'approvisionnement et la qualité des grains de la CCB, et ce, même si les États-Unis accordent de fortes subventions à l'exportation.

 

b)  Atteinte minimale

                      Pour satisfaire à cet élément du critère de la proportionnalité, la défenderesse doit d'abord délimiter la mesure véritable dans laquelle la loi porte atteinte au droit des demandeurs. Comme l'a indiqué le juge La Forest, au nom de la Cour, dans l'arrêt Ross, précité, p. 39, en citant les propos du juge McLachlin dans l'arrêt RJR-Macdonald :

 

  À la p. 99 [du D.L.R.] de l'arrêt RJR-Macdonald, précité, le juge McLachlin explique que la restriction doit être minimale de façon à ce que l'atteinte au droit ne dépasse pas ce qui est nécessaire. Elle ajoute :

 

Le processus d'adaptation est rarement parfait et les tribunaux doivent accorder une certaine latitude au législateur. Si la loi se situe à l'intérieur d'une gamme de mesures raisonnables, les tribunaux ne concluront pas qu'elle a une portée trop générale simplement parce qu'ils peuvent envisager une solution de rechange qui pourrait être mieux adaptée à l'objectif et à la violation...

 

 

 

                      Afin d'atteindre l'objectif de la Loi et de répondre à la préoccupation urgente et réelle qui le sous-tend, le Parlement a décidé de créer un organisme de commercialisation à comptoir unique : la Commission canadienne du blé, dont les « trois piliers » ont été décrits plus tôt (pièce 76, onglet 3, p. 2‑3).  Cet organisme a obtenu le monopole de la commercialisation du grain cultivé dans l'Ouest canadien.

 

                      Quant au degré d'atteinte aux droits des demandeurs, on en relève un signe important dans la mesure de redressement que ces derniers sollicitent. Ils ne demandent pas que l'on démantèle la CCB; ils ne veulent tout simplement pas être forcés de vendre leur blé et leur orge par son entremise. Le témoignage du demandeur Orsak résume la nature du redressement en question (notes sténographique : vol. IV, p. 467) :

 

[TRADUCTION]

Je préférerais une situation dans laquelle la Commission constituerait un choix parmi de nombreux autres. La Commission a vraisemblablement l'expertise nécessaire. Elle soutient qu'elle a la compétence voulue pour analyser les marchés mondiaux et y accéder, de même que pour obtenir des prix, de bons prix. En tant qu'exploitant d'une entreprise, je crois posséder moi aussi ces compétences.

 

 

 

                      Si, selon cet élément du critère de la proportionnalité, l'État n'est plus tenu d'examiner toutes les solutions de rechange à la loi contestée, une solution importante que les demandeurs avancent est que si la Commission canadienne du blé était capable d'exister sur un marché libre, il n'y aurait pas d'atteinte à leurs droits. Si cela était vrai, cela voudrait dire que l'atteinte que cause la loi actuelle est injustifiée et, partant, déraisonnable.

 

                      C'est donc dire qu'en l'espèce, la question de l'atteinte porte sur la question de savoir s'il est justifié de garder la Commission canadienne du blé en tant que syndicat non volontaire.

 

                      Pour dire les choses simplement, l'effet du monopole qu'exerce la Commission canadienne du blé, plus particulièrement, par le jeu de ses « trois piliers », est de supprimer le « préjudice » pour éviter lequel elle a été adoptée pour éviter. Il s'ensuit que la prochaine question à poser, sous forme subsidiaire, est de savoir si l'existence d'un « marché double » pourrait aussi permettre d'éviter raisonnablement ce préjudice. Par la preuve de M. Murray Fulton, la défenderesse a certainement démontré, selon la prépondérance des probabilités, que la Commission canadienne du blé ne serait pas viable dans un tel marché (les trois avantages de la mise en commun sont la mise en commun des risques, la suppression du moment des ventes en tant que facteur dans le prix du marché (stabilisation des prix) et le fait de dégager les agriculteurs de toute responsabilité en matière de commercialisation de manière à pouvoir se concentrer sur les décisions qui concernent la production (affidavit en réfutation de M. Carter, pièce 23, p. 16). Ces avantages disparaîtraient (notes sténographiques : vol. XXVII, p. 2706). Selon M. Fulton, [TRADUCTION] « un marché double signifierait la fin de la Commission canadienne du blé, telle que nous la connaissons aujourd'hui » (notes sténographiques : vol. XXVI, p. 2668).  De tous les experts en agronomie que les deux parties ont fait témoigner, M. Fulton était le spécialiste le plus crédible, sinon le seul, au sujet des coopératives et des systèmes de mise en commun.

 

                      M. Fulton, à la p. i de son rapport intitulé « Dual Marketing and the Decision Facing Western Canadian Farmers for Wheat and Barley Marketing » (pièce 72), est celui qui a exposé de la façon la plus éloquente pourquoi la CCB ne saurait survivre au sein d'un marché double en tant que syndicat volontaire. Voici ce qu'il a écrit :

 

[TRADUCTION]

La raison pour laquelle un syndicat entièrement volontaire ne pourrait fonctionner aux côtés d'un marché au comptant est une fonction directe de la mise en commun. La mise en commun est un système par lequel les prix élevés et les prix bas - les prix que l'on obtient à des moments différents de la campagne de récolte ainsi que sur des marchés différents - sont calculés en moyenne d'une façon pondérée afin d'obtenir le prix du syndicat. Le processus de calcul de la moyenne fait en sorte que, lorsque les prix du marché sont en hausse, le prix du syndicat sera généralement inférieur. À cause du prix inférieur, les agriculteurs livreront leurs produits au marché au comptant. Par contraste, lorsque les prix sont en baisse, le prix du syndicat sera généralement supérieur à celui du prix du marché au comptant. Cela incitera les producteurs à livrer leurs produits au syndicat. Résultat, le syndicat volontaire se retrouve avec une mise en commun de quantités relativement petites, ou bien avec des pertes considérables si les prix initiaux garantis sont présents.

 

 

 

C'est ce que M. Furtan a appelé aussi le problème de l'« abstentionnisme » (pièce 60, p. 25). M. Schmitz a simplement qualifié le marché double de [TRADUCTION] « transition vers un marché libre » (pièce 63, p. 69).

 

                      L'expert des demandeurs, M. Colin Carter, qui, de pair avec M. Al Loyns, a écrit « The Economics of Single Desk Selling of Western Canadian Grain » (pièce « E » jointe à l'affidavit de M. Colin Carter, pièce 22, p. 56), a fait remarquer qu'il existe des marchés doubles pour le riz et d'autres produits agricoles en Californie, ainsi que pour le blé australien national. M. Fulton s'est dit d'accord avec cet énoncé, mais a déclaré qu'il est possible de faire une analogie avec le marché de l'orge de l'Ouest canadien. Dans son rapport en réfutation, il écrit [TRADUCTION] : « les systèmes de production et de commercialisation sont des mécanismes complexes, dont les éléments sont tous liés... plus précisément, pour être viable, la commercialisation double requiert la présence de certaines caractéristiques dans une industrie, au niveau de la production comme au niveau de la transformation, dans une industrie » (M. Murray Fulton, « Rebuttal to Dr. Colin Carter », pièce 73, p. 1).

 

                      M. Fulton fait remarquer qu'en Australie, toutes les exportations de blé se font par l'entremise de l'Australian Wheat Board, un négociant à comptoir unique (pièce 72, p. 2). Étant donné que les produits que commercialise la CCB comptent pour plus de 85 p. 100 des exportations de grain de l'Ouest canadien (pièce 63, p. 11), toute possibilité de comparaison entre le marché double du blé national en Australie disparaît, compte tenu surtout de ce fait.

 

                      En ce qui concerne les syndicats du riz, des fruits et du coton, qui évoluent dans un marché ouvert en Californie, M. Fulton fait remarquer que leur succès repose sur trois grands facteurs. Le syndicat doit obtenir une part importante du marché. Cette part doit être stable, et le syndicat ne doit pas accuser de déficit. Pour obtenir une part de marché, sept facteurs sont essentiels : 1) d'importants capitaux pour les opérations préalables à la transformation et la transformation proprement dite, 2) la présence de quelques cultivateurs qui produisent suffisamment de produits pour bénéficier d'économies d'échelle au niveau de la transformation, 3) une production agricole qui nécessite des investissements fixes étalés sur plusieurs années, 4) une certaine souplesse pour ce qui est des options de récolte et de stockage, 5) la capacité d'établir des catégories et de mettre en commun les prix lors des périodes de commercialisation, 6) la capacité d'étaler les dépenses de commercialisation sur une saison plus longue, et 7) le fait qu'il ne soit pas nécessaire de prendre souvent d'importantes décisions en matière de commercialisation (pièce 73, p. 2). M. Fulton déclare que, dans le cas du marché du blé et de l'orge de l'Ouest canadien, certains de ces facteurs sont absents, et, plus précisément, que l'accès au marché (surtout le marché minotier local) n'exige pas de quantités importantes ou n'engage pas de dépenses considérables, et que les investissements fixes que font les producteurs de l'Ouest canadien peuvent être étalés sur toute la durée de leur récolte (pièce 73, p. 3).

 

                      Pour garder leur part du marché, les coopératives fructueuses ont été capables d'employer les économies d'échelle réalisées pour l'emballage et la publicité. Les raisins et les amandes en sont un bon exemple. D'après M. Fulton, les économies d'échelle diffèrent selon les produits. Dans le cas d'un organisme de mise en commun du blé et de l'orge, on ne pourrait pas profiter d'une économie d'échelle parce que l'accès au marché serait ouvert à tous (pièce 73, p. 4). Il existe peu d'opérations de transformation « à valeur ajoutée », comme c'est le cas pour les amandes ou les raisins, qu'une coopérative peut exécuter à moindre coût.

 

                      Le dernier grand facteur qui paralyserait un syndicat volontaire, pour ce qui est du blé et de l'orge dans l'Ouest du Canada, et que le syndicat ne pourrait éviter d'être déficitaire. À cause du [TRADUCTION] « problème de l'abstentionnisme ». La seule façon d'éviter un déficit est de ne pas offrir un prix initial. Il y a donc peu d'incitation à livrer du grain au syndicat. Pour attirer les producteurs, le syndicat devrait offrir un prix initial élevé. Mais malheur au syndicat, s'il fallait que le prix du marché soit en-deça du prix prévu! Il s'ensuivrait un déficit (pièce 73, p. 5).

 

                      Deux faits non controversés étayent la conclusion de M. Fulton selon laquelle la Commission canadienne du blé ne serait pas viable sans l'existence d'un monopole. Le premier, selon M. Fulton, est que [TRADUCTION] « aux États-Unis, ces 20 ou 30 dernières années, aucune coopérative n'a exploité avec succès un gros syndicat du blé pendant une longue période. Il y a de fortes preuves que des tentatives de mise en commun du blé ont été faites, mais sans succès ». (Notes sténographiques : vol. XXVII, p. 2696). Cette remarque fait référence aux tentatives de mise en commun réalisées dans un marché du blé ouvert. Le second fait est la propre expérience que le Canada a faite du concept du double marché entre 1935 et 1943 et, ainsi qu'il a été mentionné plus tôt, surtout en 1938 et 1943. Même l'avocat principal des demandeurs a reconnu l'échec de la Commission volontaire quand l'avocat de la défenderesse a interrogé de nouveau M. Fulton (notes sténographiques : vol. XXVIII, p. 2853):

 

[TRADUCTION]

Q.         Dans le marché double volontaire qui a été exploité à la fin des années 1930, quand la Commission canadienne du blé n'avait pas le monopole des exportations, est-ce que cela a fonctionné?

 

Me Groves:  Je crois qu'il est assez évident que non, votre honneur.

 

 

 

                      M. Fulton a considéré aussi la possibilité d'un syndicat contractuel, et a conclu que cette formule ne serait pas viable non plus au sein d'un marché ouvert. Le problème de l'abstentionnisme serait éliminé, mais les agriculteurs ne seraient disposés à livrer au syndicat qu'une partie de leur récolte, au cas où il leur serait impossible en fin de compte de le faire. Cela minerait la viabilité du syndicat pour ce qui est de commercialiser leurs grains. L'autre problème serait celui du manquement au contrat et des frais de recouvrement connexes (pièce 72, p.i, 6-9).

 

                      Il a été soutenu que si on lançait la Commission canadienne du blé sur un marché ouvert, il y aurait d'autres résultats. Ces derniers méritent d'être mentionnés brièvement. Si l'on retirait le statut de monopole, tous les efforts de mise en marché faits par la CCB en vue de commercialiser le grain de l'Ouest canadien disparaîtraient et cela minerait l'objectif de commercialisation de la Commission (pièce 76, onglet 3, p. 4; notes sténographiques : vol. XXX, p. 2942). Par ailleurs, la capacité de distinguer les prix pratiqués entre divers marchés, et donc d'obtenir des primes, qui, selon le rapport de M. Furtan (pièce 60) existent, disparaîtrait. Il y a aussi le fait que la CCB ne serait plus en mesure de réagir aux subventions à l'exportation de pays concurrents (pièce 60, p. iv-v, 28-29, 42-47; pièce 63, p. v-vi, 59-67).

 

                      Voici apparemment quel serait le résultat d'une Commission du blé non viable. Ceux qui sont qualifiés et/ou assez chanceux pour parfois « gagner » évitent les problèmes que pose le marché ouvert, et en profiteraient probablement donc beaucoup. Ceux qui « perdent » subissent inévitablement les préjudices pour éviter lesquels la CCB a été créée. Le résultat ultime de l'échec de la Commission du blé signifierait un retour à un marché ouvert qui, comme l'a déterminé le Parlement, ne constitue pas pour le Canada un avantage parfait. Par conséquent, selon la prépondérance des probabilités, la conclusion de M. Fulton, et la façon dont M. Schmitz a qualifié le scénario, sont raisonnables : un marché double est bel et bien un marché simplement transitoire. Si tel était le cas, tout reviendrait à la case départ : un marché ouvert qui, comme l'a reconnu le Parlement, cause des problèmes (parfois énormes). Si le monopole de la CCB crée une violation des droits des demandeurs, celle-ci est raisonnable d'un point de vue judiciaire. Bien sûr, il y a toujours des « droitistes » purs et durs qui soutiennent que l'absence du marché ouvert est toujours déraisonnable, et il y a toujours des « gauchistes » purs et durs pour qui l'absence du marché réglementé est elle aussi toujours déraisonnable. C'est le processus électoral démocratique qui, de temps à autre, rationnalise des crédos aussi disparates.

 

                                            Les effets proportionnels

                      Le dernier aspect du critère relatif à l'article premier, comme l'a énoncé le juge La Forest dans l'arrêt Ross, précité, à la p. 407 (D.L.R.), consiste à déterminer si les effets négatifs des dispositions législatives contestées l'emportent sur les effets favorables. Il s'agit manifestement d'une analyse qui repose sur des faits.

 

                      La preuve, citée plus tôt sous les rubriques « Préoccupations réelles et importantes » et « Atteinte minimale », montre que l'avantage réel qu'est censé atteindre la Loi sur la Commission canadienne du blé est la commercialisation méthodique des grains de manière à supprimer les effets préjudiciables du marché ouvert sur les agriculteurs des Prairies, et du coût que cela occasionne à tous les Canadiens. Bien que l'on puisse soutenir que la Commission canadienne du blé n'est pas aussi responsable ou efficace que le voudraient certains producteurs, il ressort de la preuve que cet organisme atteint ses objectifs. C'est là l'effet favorable.

 

                      Mais quels sont les effets négatifs sur les droits des demandeurs? Quels effets ont réellement sur les demandeurs l'association forcée alléguée, l'interdiction alléguée ou la grave incapacité alléguée de continuer à gagner sa vie, avec les risques et le « plaisir » d'être en affaires que cela comporte, ou d'être effectivement assujetti à la Loi en raison de circonstances de nature géographique (c'est-à-dire, d'une façon ou d'une autre, d'être forcé de commercialiser son blé et son orge par l'entremise de la CCB)? La preuve citée plus tôt, à la section où les demandeurs sont décrits, en révèle certains. L'un est que les demandeurs ne sont pas toujours récompensés parce qu'ils produisent un produit de grande qualité. Un autre est que le monopole entrave la capacité des demandeurs, à divers degrés, de maximiser le potentiel de leurs activités. Les demandeurs ne sont pas en mesure d'obtenir la valeur la plus élevée possible pour leurs produits parce qu'on les empêche d'accéder facilement et sans délai à des marchés lucratifs. Une grande part du gain pécuniaire potentiel disparaît lorsque les rachats sont effectués et, s'il n'y a pas de rachats, lorsque les prix sont mis en commun. Les liquidités nécessaires ne sont pas toujours satisfaisantes à cause de la façon dont fonctionne la Commission canadienne du blé. [Ainsi qu'il a été signalé plus tôt dans la description faite par M. Orsak, la Cour reconnaît à la fois la disponibilité de la Loi sur les paiements anticipés pour le grain des Prairies et ses limites]. Les demandeurs sont également soumis à la mise en commun des frais, une pratique qui, dans certains cas, semble assez injuste car elle supprime l'avantage qu'il peut y avoir à vivre à proximité du lieu de destination ultime. Lorsque du grain est expédié à Minot (Dakota du Nord), la déduction pour frais de transport que reçoit un agriculteur situé à Dauphin (Manitoba) et un autre à Saint-Albert (Alberta) est la même, d'après le témoignage de M. Brad Vannan (notes sténographiques : vol. XIV, p. 1420-24). Les informations qui précèdent, à vrai dire, ne sont qu'un aspect, - celui des demandeurs - de la contestation soumise à la Cour.

 

                      Réduite à sa plus simple expression, la question dont la Cour est saisie est la suivante. Il y a, d'une part, l'objectif qui efface l'incertitude que suscite la commercialisation pour tous les producteurs de blé et d'orge de l'Ouest canadien. Le gouvernement a essayé de montrer que, bien que cela puisse les empêcher de réaliser des gains financiers illimités, le marché est stable. D'autre part, les demandeurs se trouvent souvent dans l'impossibilité de tirer le maximum de leur exploitation. La preuve n'a pas montré que la Commission canadienne du blé paralysait les activités des demandeurs, ou acculait ces derniers à la faillite. Toutefois, on se rend facilement compte qu'un système inflexible engendre de la frustration.

 

                      Ce qui fait pencher la balance en faveur de la Commission canadienne du blé est que le gouvernement a établi, selon la prépondérance des probabilités, que les intérêts de tous les agriculteurs de l'Ouest canadien, ainsi que l'effet éventuel sur tous les Canadiens, sont traités de manière à atténuer ce qui s'est avéré être un problème de taille, c'est-à-dire les effets dramatiques du marché ouvert. La Loi sur la Commission canadienne du blé ne fait rien de plus que garantir que, si l'on produit du blé et de l'orge dans la région désignée, là où poussent la grande majorité de ces deux produits, chacun doit se conformer aux règles légiférées. Les effets négatifs que cette situation peut avoir sur les droits constitutionnels des demandeurs ne l'emportent pas sur les avantages favorables que procure l'existence du monopole exercé par la CCB à l'égard de la « commercialisation méthodique » des grains. La défenderesse s'est suffisamment acquittée du fardeau de prouver que la justification du monopole de la Commission canadienne du blé puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique, et ce, en dépit de la conclusion initiale de la Cour selon laquelle les droits que la Charte confère aux demandeurs ne sont pas mis en échec.

 

                                 L'attribution des pouvoirs et la Charte

                      Il existe une raison de plus pour porter censément atteinte aux droits que la Charte confère aux demandeurs, si c'est cela qui s'est passé, une raison qui n'est pas directement exonérée par l'article premier. Dans la présente affaire, la Cour doit examiner l'invocation des droits et des libertés que les demandeurs ont choisi d'invoquer, en juxtaposition avec l'exercice, par le Parlement, du pouvoir de réglementation en matière d'échanges et de commerce que lui confère l'article 91, catégorie 2, de la Loi constitutionnelle de 1867.  La Charte, étant un nouvel organe de la Constitution, ne peut avoir ici préséance sur une rubrique de compétence législative attribuée dans le texte original de la Constitution. C'est ce que la Cour suprême du Canada a décrété dans l'arrêt Renvoi relatif au projet de loi 30, An Act to Amend The Education Act (Ont.), [1987] 1 R.C.S. 1148 (ci-après : Renvoi relatif aux écoles séparées de l'Ontario).

 

                      Dans le jugement de la Cour suprême mentionné ci-dessus, la question posée à cette dernière était la suivante :

 

Le projet de loi 30, An Act to Amend The Education Act, est-il incompatible avec les dispositions de la Constitution du Canada, y compris la Charte canadienne des droits et libertés et, dans l'affirmative, sous quel aspect et à quel égard?

 

                                                         (p. 1149)

 

 


La Cour suprême a répondu par la négative à cette question, à l'unanimité, mais pour diverses raisons, dont une est particulièrement importante. Le juge Wilson a écrit ceci, en partie, pour son propre compte, ainsi que pour le juge en chef Dickson et les juges McIntyre et La Forest :

 

             D'après son préambule, le projet de loi 30 a pour objet la mise en oeuvre d'une politique de financement complet des écoles séparées catholiques de niveau secondaire en Ontario.

 

                                                                             ( p. 1158)

 

                                                                ***           ***          ***

 

             Un bon nombre des appelants ont soutenu que la minorité en Cour d'appel a raison sur le plan juridique et que le projet de loi 30 est en conséquence inconstitutionnel. Dans la mesure où il confère aux catholiques et aux écoles catholiques des avantages pécuniaires qu'il n'offrait pas également aux autres contribuables et aux autres écoles confessionnelles, le projet de loi 30 viole la garantie d'égalité du par. 15(1) de la Charte. Le financement des écoles confessionnelles par les deniers publics, ont-ils fait valoir, viole en outre la liberté de religion garantie par l'al. 2a). Le projet de loi ne peut pas non plus se justifier en tant que limite raisonnable au sens de l'article premier.

 

                                                                             (p. 1166)

 

                                                                 ***          ***          ***

 

             À mon avis, on n'a jamais voulu que la Charte puisse servir à annuler d'autres dispositions de la Constitution et, en particulier, une disposition commme l'art. 93 qui représente une partie fondamentale du compromis confédéral. L'article 29 n'est, à mon sens, présent dans la Charte que pour assurer une plus grande certitude, en ce qui concerne tout au moins la province de l'Ontario.

 

             En d'autres termes, l'art. 29 est là pour protéger contre tout examen en vertu de la Charte les droits ou privilèges qui autrement, n'était-ce de cet article, pourraient faire l'objet d'un tel examen. La question devient alors la suivante : l'art. 29 protège-t-il les droits ou privilèges acquis en vertu des lois que la province a adoptées conformément au pouvoir absolu que lui confère en matière d'éducation la disposition liminaire de l'art. 93? J'estime que oui même si, encore une fois, je ne crois pas qu'il soit nécessaire à cette fin. Le compromis confédéral en matière d'éducation se trouve dans l'ensemble de l'art. 93 et non dans ses éléments constitutifs pris individuellement. Les droits et privilèges du par. 93(3) ne sont pas garantis dans le même sens que les droits et privilèges du par. 93(1) le sont, c'est-à-dire en ce sens que l'assemblée législative qui les a conférés ne peut, par la suite, adopter des lois que leur portent ateinte. Cependant, ils sont à l'abri de toute contestation fondée sur la Charte en tant que lois adoptées conformément au pouvoir absolu en matière d'éducation que se sont vu accorder les assemblées législatives provinciales dans le cadre du compromis confédéral. Leur protection contre tout examen fondé sur la Charte réside non pas dans la nature garantie des droits et privilèges conférés par des lois, mais bien dans la nature garantie du pouvoir absolu de la province d'adopter ces lois. Ce que la province donne conformément à son pouvoir absolu, elle peut le reprendre sous réserve seulement du droit d'interjeter appel au gouverneur général en conseil. Mais la province est maître dans sa propre maison lorsqu'elle légifère en vertu de son pouvoir absolu en matière d'écoles confessionnelles, séparées ou dissidentes. C'est là l'entente qui a été conclue à la Confédération et à laquelle, à mon avis, l'adoption de la Loi constitutionnelle de 1982 n'a rien changé.

 

                                                                        (p. 1197-1198)

 

 

 

                      De plus, toujours dans le même arrêt, le juge Estey a écrit pour son propre compte et pour le juge Beetz, en partie, ce qui suit :

 

Il va de soi (et plusieurs des avocats qui ont comparu devant nous l'on reconnu) que si la Charte s'applique d'une manière ou d'une autre au projet de loi 30, celui-ci est discriminatoire et viole les al. 2a) et l'art. 15 de la Charte des droits.

 

                                                                  ***       ***          ***

 

L'article 93 est une disposition constitutionnelle fondamentale, faisant partie intégrante du régime de partage du pouvoir souverain entre les deux autorités absolues créées à la Confédération. L'importance de cette disposition est encore soulignée par son existence séparée hors du catalogue de compétences que sont les art. 91 et 92.

 

             Si l'on considère l'art. 93 comme une attribution de compétence à la province, analogue aux attributions que l'on trouve à l'art. 92, il devient évident que son objet est de conférer à la province la compétence pour légiférer d'une manière à première vue sélective et en opérant des distinctions dans le domaine de l'éducation, que certaines portions de la société considèrent ou non le résultat comme discriminatoire. En ce sens, l'art. 93 est l'équivalent provincial du par. 91(24) (les Indiens et les terres réserves aux Indiens) qui autorise le Parlement du Canada à légiférer au profit de la population indienne selon un mode préférentiel, discriminatoire ou distinctif, par rapport aux autres.

 

             Le rôle de la Charte n'est pas conçu dans notre philosophie du droit comme opérant automatiquement l'abrogation de dispositions de la Constitution du Canada, laquelle inclut tous les documents énumérés à l'art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982. Une action fondée sur la Loi constitutionnelle de 1867 est bien entendu assujettie au contrôle de la Charte. C'est là une chose fort différente que de dire qu'une compétence législative expresse, existant avant avril 1982, a été entièrement supprimée par la simple arrivée de la Charte. C'est une chose de contrôler et, lorsque cela s'impose, de restreindre l'exercice d'un pouvoir de légiférer; c'en est une toute autre que de dire qu'une compétence législative entière a été supprimée de la Constitution par l'introduction de ce pouvoir judiciaire de contrôle. Le pouvoir de créer un réseau d'écoles séparées catholiques ou de l'agrandir, qu'on trouve au par. 93(3), prévoit expressément que la province peut légiférer relativement à un système scolaire reposant sur la religion financé à même le trésor public. Certes, on a voulu que la Charte limite l'exercice des compétences législatives conférées par la Loi constitutionnelle de 1867, lorsqu'il est porté atteinte aux droits y énoncés des individus composant la société; mais elle ne saurait être interprétée comme rendant ipso facto inconstitutionnelles les distinctions expressément autorisées par la Loi constitutionnelle de 1867.

 

                                                                 ***          ***          ***

 

 

             Cette conclusion, que le projet de loi 30 est valide parce qu'il est fondé sur l'exercice de la compétence provinciale conférée par l'art. 93, exercice que la Charte ne saurait abolir ni supprimer, suffit pour trancher le pourvoi.

 

                                                                        (p. 1206-1207)

 

 

                      Voici, en partie, ce qu'a écrit le juge Lamer (tel était alors son titre) :

 

Je rejetterais le pourvoi en adoptant le raisonnement du juge Wilson sur la seule base de la disposition liminaire de l'art. 93 et du par. 93(3) de la Loi constitutionnelle de 1867. Je partage aussi l'avis du juge Wilson quant à l'effet de la Charte canadienne des droits et libertés  sur l'article 93 de la Loi constitutionnelle de 1867.

 

                                                                             (p. 1209)

 

 

 

                      Si la Cour suprême du Canada s'en tient toujours aux déclarations qui précèdent, il est donc évident qu'il est possible de faire une analogie valable avec la présente affaire. On pourrait substituer au projet de loi 30 la Loi sur la Commission canadienne du blé, et à l'article 93 dans le Renvoi relatif aux écoles séparées de l'Ontario, le pouvoir fédéral prévu à l'article 91, cat. 2. Dans cette dernière affaire, les appelants se plaignaient que l'on violait les droits et les libertés que leur garantissaient l'alinéa 2a) et le paragraphe 15(1) de la Charte; la Cour suprême a décrété que la loi contestée, contrairement à la Loi sur la CCB, ne pouvait constituer une limite raisonnable au sens de l'article premier.

 

                      Par conséquent, toute atteinte aux droits et aux libertés de ces appelants et des demandeurs en l'espèce doit, pour les besoins de l'analogie jurisprudentielle, être considérée comme n'étant pas exonérée directement ou indirectement en vertu de l'article premier. C'est donc dire que la présente Cour statue que l'étendue du pouvoir qu'a le Parlement « de faire des lois * * * relativement à toutes les matières * * * tombant dans [cette] catégorie de sujets * * * à savoir - la réglementation des échanges et du commerce », aux termes de l'article 91, cat. 2, ne doit pas être minée par l'invocation que font les demandeurs de certains droits conférés par la Charte plaidés (et analysés) en l'espèce, à l'encontre du monopole à comptoir unique accordé par le Parlement à la Commission. Le choix législatif légitime du système de commercialisation à comptoir unique, s'il était aboli, empêcherait le Parlement d'exercer son pouvoir en matière d'échanges et de commerce, et rendrait inopérante l'intention du Parlement de réglementer le poisson d'eau de mer, le grain ou tout autre produit commercial. Après tout, la Loi sur la CCB est bien loin de fonctionner d'une manière confiscatoire, mais même si c'était le cas, la Charte ne protège pas les Canadiens contre la confiscation de leurs biens. La common law a quelque chose à dire au sujet de la confiscation, et contre cette dernière, mais il n'est pas question de confiscation en l'espèce, car la CCB paye aux producteurs le grain qu'elle prend en vue de le vendre.


                                                       Conclusion

                      La présente affaire illustre à tout le moins trois thèses. La première est que la Loi sur la Commission canadienne du blé ne porte atteinte à aucun des droits invoqués par les demandeurs, et même si c'était le cas, elle constitue une limite justifiable à ces droits. La deuxième est que l'interprétation première et encore courante de la Charte, (une interprétation qui est exacte, de l'avis de la Cour), est la suivante : la Charte ne protège pas les aspirations économiques ou commerciales des individus. Cela ne veut pas dire que la Commission canadienne du blé est le meilleur moyen de commercialiser le grain de l'Ouest canadien. En fait, une partie de la preuve a montré que certains aspects des activités de la Commission canadienne du blé paraissent injustes (coût écrasant des rachats, stockage inéquitable et frais de manutention), contre-productifs (perte de la transformation sur place à valeur ajoutée, du fait de l'application de la Loi), voire déloyaux (ajouter des droits de quai aux terminaux portuaires et facturer ensuite aux agriculteurs les frais de nettoyage). [Pour cette dernière question, voir le témoignage de M. Cawkwell, notes sténographiques : vol. VII, p. 786-789].  Ce qui importe toutefois c'est que la Charte n'est pas l'instrument qui convient pour rectifier ce qui constitue essentiellement un problème politique.

 

                      Enfin, troisièmement, sans aucun examen de l'article premier, la Loi sur la CCB et le monopole de la Commission sont valides en droit et, malgré la Charte, en fonction du jugement qu'a rendu la Cour suprême du Canada dans l'affaire Renvoi relatif aux écoles séparées de l'Ontario, [1987] 1 R.C.S. 1148, relativement à la compétence législative du Parlement en vertu de l'article 91, catégorie 2, de la Loi constitutionnelle de 1867.

 

                      Dans la société libre et démocratique du Canada, le Parlement, qui jouit de l'indubitable pouvoir de faire des lois dans le domaine des échanges et du commerce, doit demeurer libre de régler ce qui constitue essentiellement un problème de nature politique, en libérant ou en réglementant le marché, pratiquement comme le Parlement et le gouvernement élu le jugent bon. La CCB est un instrument de réglementation, par l'État, du marché interprovincial et d'exportation du grain cultivé dans la région désignée. Demain, un Parlement et un gouvernement de formation différente pourraient décider, sur le plan de la politique économique, de déréglementer ce marché; plus tard, le Parlement, dirigé par le gouvernement élu qui est au pouvoir, pourrait, une fois de plus, décider de déréglementer le marché. De telles décisions relèvent du Parlement et non de la Cour, dans la mesure où le Parlement ne porte atteinte à aucun droit conféré par la Charte, ou si c'est le cas, dans la mesure où la justification de cette violation peut se démontrer, ou si un impératif de nature constitutionnelle exige l'intégrité absolue d'une rubrique de compétence législative.

 

                      Pour les motifs qui précèdent, la Cour rejette l'action des demandeurs, qui paieront les dépens en faveur des défenderesses.

 

 

                                                                                                                       F.C. Muldoon                 

Juge

 

 

Ottawa (Ontario)

Le 11 avril 1997

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme :                                  

François Blais, LL.L.


                                         COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                                     SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

 

                     AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

 

N° DU GREFFE :                                        T-2473-93

 

 

INTITULÉ DE LA CAUSE : Ron Archibald et al. c. La Reine et al.

 

 

LIEU DE L'AUDIENCE :Calgary (Alberta) et Winnipeg (Manitoba)

 

 

DATE DE L'AUDIENCE :                         15 octobre 1996

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT PRONONCÉS PAR Monsieur le juge Muldoon

 

 

EN DATE DU :11 avril 1997

 

 

 

 

ONT COMPARU :

 

 

                                                                      Me Keith Groves

                                                                      Me Bryan Newton

                                                                      Me Loran Halyn

                                                                      Me Tamara Bews

                                                                      Me Katherine Fraser

 

                                                                                              POUR LES DEMANDEURS

 

 

                                                                      Me Brian Hay

                                                                      Me Glenn Joyal

                                                                      Me Sharlene Hermiston

 

                                                                                              POUR LES DÉFENDERESSES

 

 

 

 

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :

 

 

                                                                      Sugimoto & Company

                                                                      Calgary (Alberta)

 

                                                                                              POUR LES DEMANDEURS

 

                                                                      Me George Thomson

                                                                      Sous-procureur général du Canada

                                                                      Ottawa (Ontario)

 

                                                                                              POUR LES DÉFENDERESSES

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.