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Date : 20090602

Dossier : T-62-06

Référence : 2009 CF 576

Toronto (Ontario), le 2 juin 2009

En présence de monsieur le juge Russell

 

 

ENTRE :

BARRY CARR

demandeur

 

et

 

 

SA MAJESTÉ LA REINE

défenderesse

 

Motifs du jugement et jugement

 

[1]               Il s’agit d’une requête, présentée par Sa Majesté la reine (l’État) en vertu du paragraphe 51(1) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les Règles), en appel de la décision du 29 décembre 2008 (la décision) de la protonotaire Milczynski, laquelle avait accueilli l’action simplifiée du demandeur revendiquant que le Service correctionnel du Canada (SCC) avait manqué à son obligation de diligence et avait été négligent envers le demandeur, qui était détenu à  l’Établissement Millhaven (Millhaven), lequel est un pénitencier fédéral à sécurité maximale.

 

LES ANTÉCÉDENTS

 

[2]               Dans l’action simplifiée devant la protonotaire Milczynski, le demandeur demandait à l’État des dommages-intérêts relativement aux blessures qu’il soutenait avoir subies lors d’une agression survenue le 23 juin 2005 quand il était détenu à Millhaven.

 

[3]               Le demandeur a soutenu qu’il avait été agressé par un détenu noir, non identifié, dans le renfoncement entre le gymnase et la porte qui mène au terrain.

 

[4]               Le demandeur a déclaré que le soir de l’incident, il se trouvait dans la zone des téléphones et attendait pour téléphoner. L’agresseur a coupé la file d’attente pour essayer de téléphoner. Celui-ci et le demandeur ont joué des épaules et des insultes ont été proférées, l’agresseur ayant traité le demandeur de [traduction] « avorton » ou de [traduction] « résidu de fausse couche ». Celui-ci a déclaré qu’à l’époque, il avait jugé que la confrontation n’avait pas été grave. Il a ensuite témoigné que l’autre détenu lui avait dit qu’il « ne voulait pas de problèmes » et que « tout était ok ». Il n’y a pas eu d’autres interactions entre les deux détenus dans la zone des téléphones.

 

[5]               Le demandeur n’a pas informé le SCC de cette altercation verbale ou qu’il craignait pour sa sécurité à cause de ce détenu noir non identifié. Après avoir fini son appel téléphonique, le demandeur est entré dans le gymnase pour dire au prochain détenu que le téléphone était libre. Il a été agressé alors qu’il ressortait du gymnase.

 

[6]               Deux agents de correction, Dustin Marshall et Sanford Hatch, sont intervenus après l’agression et ont ordonné aux détenus de s'arrêter. L’agent Marshall était affecté à la galerie d’observation de l’aire de récréation, qui surplombe l’entrée du gymnase et permet d’observer les activités dans la salle de jeu, le gymnase, les toilettes et le terrain. À environ 21 h 20 le 23 juin 2005, l’agent Marshall a entendu la bagarre qui commençait. Il a ouvert la fenêtre de la galerie d’observation et a observé un détenu noir non identifié dessus un détenu blanc qu’il a pu identifier comme étant le demandeur. Il a donné aux détenus l’ordre direct d’arrêter. Quand il a vu l’agent Marshall, le détenu noir non identifié est parti en courant dans la zone du gymnase, et le demandeur est resté au sol. L’agent Marshall lui a alors donné l’ordre direct d'aller à la barrière de contrôle S, et il a été accompagné à l’infirmerie.

 

[7]               L’autre agent, le surveillant correctionnel par intérim Hatch, était à l’infirmerie, adjacente à l’aire de récréation. Il a immédiatement réagi à l’altercation et ordonné aux détenus de s’arrêter. Le demandeur a été envoyé à l’infirmerie immédiatement après l’agression et a reçu des soins médicaux pour des éraflures et deux points de suture à la fesse gauche.

 

[8]               Les détenus de l’aire de récréation ont été fouillés par palpation et l’établissement a été fermé pendant que l’on cherchait les armes. Le gymnase a été fouillé, mais aucune arme n’a été trouvée.

 

[9]               Il existe une bande vidéo de l’aire de récréation pour le 23 juin 2005. Elle ne montre pas l’agression, mais les mouvements du demandeur, et ceux du détenu non identifié qui l’a agressé, dans le gymnase avant l’agression et directement après. Selon l’état de l’horaire de la bande, 38 secondes se sont écoulées entre le moment où le demandeur est sorti du gymnase et a été assailli, et celui où l’agresseur est revenu dans le gymnase. En se fondant sur l’état de l’horaire de la bande, il est admis que l’altercation a duré moins de 38 secondes.

 

[10]           Le demandeur a eu à la fesse gauche une blessure par perforation. Il prétend que les blessures physiques lui ont occasionné des douleurs intenses et qu’il souffre de trouble de stress post-traumatique (TSPT) consécutivement à l’agression du 23 juin 2005.

 

[11]           Le demandeur allègue que le SCC a fait preuve de négligence. Plus précisément, il allègue que le SCC a omis de surveiller les actions et les mouvements des détenus, de voir ou de reconnaître les signes précurseurs d’une agression imminente (notamment « l’altercation verbale » entre le demandeur et le détenu non identifié qui l’a agressé) et de prendre des mesures rapides et immédiates pour mettre fin à l’agression ou la minimiser.

 

LA DÉCISION CONTESTÉE

 

[12]           Le procès a eu lieu le 29 janvier 2008 et a duré une journée. Le demandeur a déposé un affidavit en son propre nom et trois rapports médicaux. Il n’a pas déposé d’affidavit de ses trois témoins experts : le Dr Cheston, le Dr Epelbaum et le Dr Cassells.

 

[13]           L’État a déposé deux affidavits : le premier, de Dustin Marshall et le second, de Sherri Crisp, l’agente de renseignements de sécurité de Millhaven, qui a enquêté sur l’altercation et préparé le rapport d’incident.

 

[14]           La protonotaire Milczynski a conclu que le SCC avait manqué à son obligation de diligence lorsqu’il avait omis de prendre, étant donné la présence de signes précurseurs de violence, des mesures raisonnables relatives à sa sécurité statique et dynamique pour prévenir l’agression sur le demandeur. Celui-ci a reçu 12 000 $ pour la douleur et la souffrance et pour des dommages-intérêts puisqu’il continuait de souffrir de symptômes du TSPT.

 

[15]           La protonotaire Milczynski a conclu aussi que l’agent de correction du module de contrôle S, Bill Jugloff, avait dû remarquer l’échange verbal entre le demandeur et l’agresseur. Elle a conclu qu'il y avait eu des signes précurseurs de violence, ce qui lui a suffi pour conclure qu’il y avait eu manquement à l’obligation de diligence. M. Jugloff n’a pas témoigné.

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

 

[16]           L’État soumet les questions suivantes pour le présent appel :

1)                  Quelle norme de contrôle s’applique à la décision de la protonotaire?

2)                  La protonotaire Milczynski a-t-elle commis une erreur de droit :

                                                 i.                    en n’appliquant pas la norme de diligence appropriée à laquelle sont tenus les agents de pénitencier, pour savoir s’il y avait eu ou non manquement à l’obligation de diligence?

                                               ii.                    en tirant une conclusion défavorable à la défenderesse, qui n’avait pas fait témoigner l’agent Jugloff pour la défense à l’action?

                                              iii.                    en concluant que la loi impose d’établir une ligne directrice ou une procédure pour l’utilisation du téléphone dans les pénitenciers et de s’y conformer?

 

3)                  La protonotaire Milczynski a-t-elle commis une erreur de fait et de droit :

                                            i.                         en n’appliquant pas la norme de diligence appropriée aux éléments de preuve au dossier ?

                                           ii.                         en déduisant, en l’absence de preuves à cet effet, que l’agent Bill Jugloff avait eu connaissance de signes précurseurs de violence et qu’il y avait donc eu manquement à l’obligation de diligence?

                                         iii.                         en interprétant de façon erronée la preuve au dossier et en l’écartant?

                                         iv.                         en concluant que le demandeur s’était acquitté de sa charge de prouver que l’agression était raisonnablement prévisible?

                                          v.                         en concluant que le demandeur s’était acquitté de sa charge de prouver son préjudice?

 

[17]           Les dispositions suivantes des Règles des Cours fédérales s’appliquent en l’espèce :

Appel des ordonnances du protonotaire

 

Appel

 

51. (1) L’ordonnance du protonotaire peut être portée en appel par voie de requête présentée à un juge de la Cour fédérale.

 

Signification de l’appel

 

(2) L’avis de la requête est signifié et déposé dans les 10 jours suivant la date de l’ordonnance frappée d’appel et au moins quatre jours avant la date prévue pour l’audition de la requête.

Appeals of Prothonotaries' Orders

 

Appeal

 

51. (1) An order of a prothonotary may be appealed by a motion to a judge of the Federal Court.

 

 

Service of appeal

 

(2) Notice of the motion shall be served and filed within 10 days after the day on which the order under appeal was made and at least four days before the day fixed for the hearing of the motion.

 

[18]           Les dispositions suivantes de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, 1992, c. 20 (la Loi) s’appliquent en l’espèce :

4. Le Service est guidé, dans l’exécution de ce mandat, par les principes qui suivent :

 

...

 

d) les mesures nécessaires à la protection du public, des agents et des délinquants doivent être le moins restrictives possible;

 

70. Le Service prend toutes mesures utiles pour que le milieu de vie et de travail des détenus et les conditions de travail des agents soient sains, sécuritaires et exempts de pratiques portant atteinte à la dignité humaine.

4. The principles that shall guide the Service in achieving the purpose referred to in section 3 are

...

 

(d) that the Service use the least restrictive measures consistent with the protection of the public, staff members and offenders;

 

70. The Service shall take all reasonable steps to ensure that penitentiaries, the penitentiary environment, the living and working conditions of inmates and the working conditions of staff members are safe, healthful and free of practices that undermine a person’s sense of personal dignity.

 

LA NORME DE CONTRÔLE

 

[19]           L’État soutient que la décision des protonotaires d’accueillir ou de rejeter une action simplifiée n’est pas discrétionnaire : R c. Aqua-Gem Investments Ltd., [1993] 2 C.F. 425, confirmé dans Z.I. Pompey Industrie c. ECU-Line N.C., [2003] 1 R.C.S. 450. Cette décision règle le fond dans le cadre d’une action et est assujettie à la norme de contrôle établie par la Cour suprême dans Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235 (Housen); Beattie c. Canada, [2005] A.C.F. no 904, paragraphes 37 à 40; Giroux c. Canada, [2001] A.C.F. no 803, paragraphes 21 à 37, confirmé [2002] A.C.F. no 1269; Grenier c. Canada (Procureur général), [2004] A.C.F. no 1730 (C.F.), paragraphes 11 à 17.

 

[20]           L’État affirme que la décision de la protonotaire est assujettie à la décision correcte sur les questions de droit, alors que les conclusions de fait ne seront  infirmées que s’il est établi qu’il y a eu une erreur manifeste et dominante : Housen, aux paragraphes 8 et 10. Si le principe juridique n’est pas isolable d’une question mixte de droit et de fait, la cour doit conclure à une erreur manifeste et dominante pour infirmer cette conclusion : Housen, paragraphe 36.

 

[21]           Le demandeur allègue qu’il n’y a pas lieu de débattre de la norme de contrôle puisqu’il admet que l’énoncé du droit par l’État sur l’arrêt Housen est correct.

 

LES ARGUMENTS

            L’État

La protonotaire a commis une erreur de droit en n’appliquant pas l’obligation de diligence appropriée incombant aux agents de pénitencier

 

[22]           L’État allègue que la jurisprudence a constamment conclu qu’afin d’engager la responsabilité de l’État, le demandeur doit établir que les responsables de l’administration pénitentiaire, agissant dans l’exercice de leurs fonctions ordinaires, ont fait une chose déraisonnable par action ou omission, créant par là un risque prévisible de préjudice au détenu demandeur : Timm c. Canada, [1965] R.C.É. 174 (Timm), paragraphes 17 et 18; MacLean c. R., [1972] A.C.S. no 69 (MacLean); Abbott c. Canada, [1993] A.C.F. no 673 (C.F. 1re inst.) (Abbott); Hodgin c. Canada, [1999] N.B.J. no 416 (C.A.N.-B.), paragraphes 15 et 16 (Hodgin); Coumont c. Canada, [1994] A.C.F. no 655 (C.F. 1re inst.) (Coumont); Eng c. Canada, [1997] A.C.F. no 380 (C.F. 1re inst.) (Eng); Iwanicki c. Ontario, [2000] O.J. no 955 (C.S.J. Ont.) (Iwanicki); Russell c. Canada, [2000] B.C.J. no 848 (C.S.C.-B.) (Russell); Corner c. Canada, [2002] O.J. no 4887 (C.S.J. Ont.) (Corner); Miclash c. Canada, 2003 CFPI 113, paragraphes 46 et 47 (Miclash); Bastarache c. Canada, 2003 CF 1463, paragraphe 49 (Bastarache).

 

[23]           L’État relève que le critère a été établi pour la première fois dans Timm.  La Cour suprême a adopté dans MacLean le raisonnement du jugement Timm et établi le principe de l’obligation de diligence que les agents de pénitencier ont envers les détenus dont ils ont la garde.

 

[24]           Dans Hodgin, un détenu avait été très gravement blessé par d’autres détenus qui l’avaient arrosé d’essence, puis avaient mis le feu. La cour avait conclu que les agents du pénitencier n’avaient pas été négligents relativement à ce qui, avait-elle jugé, constituait un acte imprévisible de violence. Elle avait insisté sur l’absence de signes précurseurs du transport de l’essence et également sur le fait qu’on ignorait que le demandeur était en danger d’être attaqué par d’autres détenus. Dans Hodgin, le demandeur lui-même n’était pas au courant des risques ou des dangers et avait été surpris par l’attaque. Le juge avait conclu qu’il n’y avait pas eu manquement à l’obligation de diligence pour défaut de prévenir une [traduction] « attaque rapide, planifiée et violente » : Hodgin, paragraphes 15 à 18.

 

[25]           L’État invoque également les affaires Coumont et Corner dans lesquelles le demandeur avait été poignardé par un autre détenu. Dans Coumont, la Cour a jugé que le demandeur n’avait jamais fait part aux agents du pénitencier de possibles problèmes avec d’autres détenus. Le personnel du SCC ne disposait d’aucun renseignement quant à une possible incompatibilité. La Cour a jugé que le SCC avait une obligation de diligence, dont l'obligation de prendre des mesures utiles pour protéger un détenu des autres détenus. Dans Coumont toutefois, le SCC n’a pas manqué à son obligation, car il ignorait, et n’était pas dans une situation où il aurait dû savoir, que le placement du demandeur dans l’institution en cause pouvait entraîner une agression à coups de couteau.

 

[26]           Dans Corner, le demandeur avait été poignardé alors qu’il était détenu à Millhaven. Il avait prétendu que les autorités carcérales n’avaient pas pris de mesures utiles pour empêcher les détenus d’être en possession d’armes dangereuses. Préalablement à l’agression, le demandeur n’avait eu de problème avec aucun des deux détenus qui l’avaient agressé. L’agression avait duré de deux à trois minutes et le demandeur avait eu entre 30 et 40 blessures par perforation. La cour avait rejeté l’action et avait conclu que la réponse à l’agression avait été appropriée et que celle-ci avait été un acte de violence commis au hasard ne pouvant engager la responsabilité des agents du pénitencier. La cour avait souligné qu’aucune procédure, aucune mesure de sécurité n’est infaillible.

 

[27]           Dans Miclash, la Cour a jugé que les agents de pénitencier ne sauraient être les garants de la sécurité des détenus. Dans un milieu intrinsèquement susceptible de violence, on ne peut s’attendre à ce qu’ils protègent contre des dangers imprévisibles. En l’espèce, le demandeur avait mouchardé un vol. La Cour avait jugé qu’il existait des signes précurseurs de l’acte de violence, et que les mesures appropriées n’avaient pas été prises pour empêcher la violence.

 

[28]           Dans Bastarache, la Cour fédérale a confirmé le critère applicable pour établir la responsabilité des agents de pénitencier selon Timm. Elle a affirmé qu’il faut établir qu'un agent du pénitencier, agissant dans l'exercice de ses fonctions, a fait (ou a omis de faire) ce qu'une personne raisonnable occupant le même poste n'aurait pas fait (ou aurait fait), créant ainsi un risque de préjudice prévisible pour le détenu et entraînant la responsabilité. Elle a déclaré que les agents de correction doivent faire preuve d'une diligence raisonnable à l'égard des risques raisonnables dont ils devraient être au courant. On n'exige pas que les agents soient parfaits ou infaillibles. Il suffit qu'ils prennent des mesures raisonnables et adéquates eu égard aux circonstances.

 

La preuve présentée à la protonotaire

 

[29]           L’État allègue que la protonotaire a été saisie des éléments suivants relativement à l’incident en l’espèce :

1)                  il n’y a pas eu d’altercation violente ou de contact physique qu’on aurait pu qualifier de signe précurseur de l’agression. Il y a eu seulement un échange verbal et les deux détenus ont joué des épaules;

2)                  après l’échange verbal dans la zone des téléphones, le demandeur et l’agresseur ont paru avoir résolu leur différend. Après l’incident, le demandeur a témoigné que l’autre détenu lui avait dit qu’il « ne voulait pas de problèmes » et que « tout était ok ». Il n’y a pas eu d’autres interactions entre les deux détenus dans la zone des téléphones;

3)                  le demandeur n’a pas informé le SCC que cette altercation verbale lui faisait craindre pour sa sécurité. Il n’a pas jugé sur le moment que la confrontation avait été sérieuse et, après l’échange verbal entre lui et l’autre détenu, il n’avait pas eu peur ni n’avait prévu qu’il arrive quoi que ce soit entre eux;

4)                  l’agression a été rapide et imprévisible;

5)                  les agents correctionnels ont réagi immédiatement à agression et, à deux reprises, ont ordonné aux détenus de s'arrêter; en conséquence, l’agresseur s’est arrêté et s’est enfui;

6)                  l’agression a duré moins de 38 secondes;

7)                  le demandeur n’avait pas informé le SCC d’une incompatibilité quelconque avec l’agresseur ou qu’il craignait pour sa sécurité;

8)                  il n'y avait aucune preuve que le personnel du SCC ou en particulier l’agent Jugloff avait été témoin ou était au courant de l’échange verbal entre le demandeur et l’agresseur. Il ressortait de la preuve que la prison était bruyante, que les détenus se trouvant dans la zone des téléphones pouvaient aussi être bruyants et que l’agent du module de contrôle S n’avait pas forcément pu y entendre une altercation si la prison avait été bruyante.

 

La décision de la protonotaire

[30]           L’État allègue que la norme de diligence appliqué par la protonotaire ne correspond pas à la jurisprudence sur l’obligation de diligence des agents de pénitencier. La bonne question que la Cour devait poser était de savoir si le SCC savait ou aurait dû savoir que le demandeur pouvait avoir un problème avec un détenu incompatible et, le cas échéant, si le SCC avait pris les mesures qui s’imposaient pour protéger le demandeur d’un risque de blessure prévisible. Selon l’État, la décision de la protonotaire Milczynski impose une norme de diligence supérieure à celle établie par la jurisprudence puisque, selon la protonotaire, il fallait une surveillance permanente des détenus et des caméras de surveillance dans la zone des téléphones.

 

La surveillance des zones où les détenus se déplacent librement

[31]           Selon l’État, la jurisprudence sur l’obligation de diligence des agents de pénitencier n’exige pas qu’ils soient infaillibles, et le fait qu'il n'y ait pas de surveillance permanente des détenus ne constitue pas un manquement à cette obligation.

 

[32]           L’État cite Russell, où la cour a conclu que l’on n’attend pas des agents de pénitencier qu’ils surveillent constamment les détenus. Elle a jugé que l’on ne peut attendre d’un établissement une surveillance de tous les détenus, à temps complet, en permanence. Elle a affirmé qu’il faut rechercher un subtil équilibre et donner aux détenus autant de liberté que possible d’une façon qui assure leur sécurité et celle du personnel. S’il y avait un degré de contrôle élevé, les programmes carcéraux ne pourraient se dérouler et à propos des installations de loisir, l’établissement utilise des procédures de contrôle comparables à celles des installations de loisir communautaires. La cour a affirmé que cet équilibre est conforme à l’un des principes devant guider le SCC, prévu à l’alinéa 4d) de la Loi, soit que les mesures nécessaires à la protection du public, des agents et des délinquants doivent être le moins restrictives possible.

 

[33]           L’État cite également Miclash à l’appui de la thèse selon laquelle les agents de pénitencier ne sauraient être les garants de la sécurité des détenus dans un milieu intrinsèquement susceptible de violence, et qu’on ne peut s’attendre à ce qu’ils protègent contre des dangers imprévisibles. La cour supérieure de l'Ontario a souligné dans Corner qu’aucune procédure ou mesure de sécurité n’est infaillible et, dans Bastarache, la Cour fédérale a affirmé qu’on n'exige pas que les agents soient parfaits ou infaillibles : il suffit qu'ils prennent des mesures raisonnables et adéquates eu égard aux circonstances.

 

Les caméras de surveillance

 

[34]           L’État allègue que tant la Cour que les juridictions de l’Ontario ont conclu que l’absence de caméras de surveillance ne constitue pas un manquement à l’obligation de diligence : Iwanicki, Eng, Hamilton c. Canada (Solicitor General), [2001] O.J. no 3262 (C.S.J. Ont.), paragraphe 14; Coumont.

 

[35]           L’État souligne qu’il est de jurisprudence constante que les agents de pénitencier doivent faire preuve d'une diligence raisonnable à l'égard des risques raisonnables dont ils devraient être au courant. Il ressort clairement de la jurisprudence qu’on n’exige pas que les agents soient parfaits ou infaillibles et qu’il suffit qu'ils prennent des mesures raisonnables et adéquates eu égard aux circonstances. L’absence de caméras de surveillance ne constitue pas un manquement à l’obligation de diligence.

 

La protonotaire a commis une erreur en concluant que le demandeur s’était acquitté de sa charge de prouver que l’agression était raisonnablement prévisible

 

[36]           L’État prétend que pour conclure à la responsabilité délictuelle du défendeur pour cause de négligence, il faut établir qu’il avait envers le demandeur une obligation de diligence. Pour établir cette obligation, celui-ci doit prouver que le préjudice subi était une conséquence raisonnablement prévisible de l’acte du défendeur : Cooper c. Hobart, [2001] A.C.S. no 76, paragraphe 30.

 

[37]           En droit, « prévisible » ne veut pas dire « concevable ». La notion juridique de prévisibilité intègre l’idée que l’événement peut non seulement se concevoir, mais qu’il existe une possibilité ou une probabilité qu’il va survenir : Fullowka c. Royal Oak Ventures Inc., [2008] N.W.T.J. no 27 (C.A.T.N.-O.).

 

[38]           Selon l’État, la vraisemblance que survienne l’événement à l’origine du risque est une considération importante de la prévisibilité de ce risque : Levasseur c. Canada, [2004] A.C.F. no 1197, paragraphe 71.

 

[39]           L’État allègue que la protonotaire a commis une erreur en concluant que le demandeur s’était acquitté de sa charge de prouver que l’agression était raisonnablement prévisible. L’État souligne que la protonotaire elle-même conclut qu’« il n’était pas déraisonnable pour M. Carr de supposer que cet accrochage n’irait pas plus loin » et que le demandeur n’a pas jugé que la confrontation avait été sérieuse. La protonotaire affirme de surcroît que selon les preuves dont elle a été saisie, le demandeur a reconnu que des altercations verbales surviennent souvent sans entraîner de violence physique et qu’il ne s’attendait pas à ce que celle-ci aille plus loin.

 

[40]           L’État allègue, sur le fondement de la preuve, que rien ne permettait à la protonotaire de conclure à la prévisibilité de l’agression sur le demandeur. Le demandeur lui-même n’avait pu prévoir que cette interaction avec l’autre détenu aboutirait à une agression, conclusion qui, selon la protonotaire, n’était pas « déraisonnable ». Il était donc erroné de conclure que le SCC aurait pu prévoir que l’agression soudaine allait survenir du fait d’un échange verbal bref et mineur.

 

La protonotaire a commis une erreur de droit en tirant une conclusion défavorable à la défenderesse, qui n’a pas fait témoigner l’agent Jugloff

 

[41]           Selon l’État, la protonotaire a également commis une erreur de droit en tirant une conclusion défavorable à la défenderesse, qui n’a pas fait témoigner l’agent Jugloff pour la défense à l’action, puis en déduisant, sur le fondement de cette conclusion défavorable, qu’il y avait eu manquement à l’obligation de diligence.

 

[42]           Selon l’État, la Cour ne doit tirer une conclusion défavorable de l’omission d’appeler un témoin que dans des cas très limités, aucun n’étant présent en l’espèce. Il ne convient de tirer une telle conclusion que si le demandeur a présenté une preuve suffisante à première vue; elle ne peut combler les lacunes de la preuve du demandeur : Première Nation des Chippewas de Kettle et de Stony Point c. Shawkence, [2005] A.C.F. no 1030 (Chippewas), paragraphe 43.

 

[43]           Selon l’État, la cause d’action devant la protonotaire Milczynski a été un manquement à l’obligation de diligence des agents de pénitencier. Le demandeur avait la charge de la preuve, et l’État prétend que d’après la preuve présentée à la Cour, il ne s’en est pas acquitté et qu’il n’a pu établir que le SCC avait perçu des signes précurseurs de violence. La protonotaire s’est plutôt servie d’une déduction défavorable pour conclure que l’État avait perçu un signe précurseur de violence, soit l’échange verbal entre le demandeur et l’agresseur. Le demandeur, ayant la charge de la preuve, avait la responsabilité de prouver que le SCC avait perçu un signe précurseur de violence et de présenter une preuve suffisante à première vue d’un manquement à l’obligation de diligence, dont les éléments ne peuvent être établis sur le fondement d’une déduction défavorable : Chippewas, paragraphes 43 et 44.

 

[44]           L’État prétend que même s’il était loisible à la protonotaire de tirer une conclusion défavorable à l’État, l’effet aurait dû en être minimal : R c. Jolivet, [2000] 1 R.C.S. 751 (Jolivet).

 

[45]           Selon l’État, sa preuve par affidavit n’expliquait pas l’absence de l’agent Jugloff; on avait déterminé cependant que l’agent Marshall et l’agente de renseignements de sécurité Crisp étaient les témoins idéaux, car ils pouvaient présenter les meilleures preuves sur la question en l’espèce. L’agent Jugloff n’était pas un témoin indispensable, du point de vue de l’État. L’État a fait entendre des témoins pour s’exprimer sur la question fondamentale devant la Cour et il n'y avait donc pas lieu de tirer une conclusion défavorable : Chippewas, paragraphe 44.

 

[46]           L’État souligne que si le demandeur pensait que l’agent Jugloff était un témoin indispensable, il aurait dû tenter de l’assigner. Le demandeur a reçu une copie du rapport de l’agent Jugloff. La protonotaire a soulevé lors de l’audience la question de la production de ce rapport, et l’État avait dit où se trouvait ce rapport, et l’avait informée que le demandeur en avait reçu un exemplaire.

 

[47]           L’État souligne pour conclure que la question de la conclusion défavorable n’a pas été invoquée par l’avocat du demandeur et qu’une affaire ne doit pas être jugée sur des questions qui n’ont pas été soulevées par des avocats : Scowby c. Glendinning, [1986] 2 R.C.S. 226, paragraphe 69. La protonotaire a donc commis une erreur en tirant une conclusion défavorable à l’État, puis en déduisant, sur le fondement de cette conclusion défavorable, qu’il y avait eu manquement à l’obligation de diligence. Son erreur a été manifeste et dominante.

 

La protonotaire a commis une erreur de droit en concluant qu’il y avait obligation d’établir une ligne directrice ou une procédure pour l’utilisation du téléphone

 

[48]           L’État relève que la protonotaire, en se fondant sur les faits ci-après énumérés, a tiré sa conclusion que l’absence de lignes directrices ou de procédures uniformes ou établies pour l’utilisation du téléphone, associée au manque de surveillance dans la zone des téléphones, avait constitué un manquement à l’obligation de diligence :

1)                  il aurait dû être évident que des prisonniers attendant leur tour à un téléphone créent une situation très tendue;

2)                  la possibilité qu’un grand nombre de personnes se trouvent dans la zone des téléphones accroisse la possibilité de conflit, étant donné l’absence d’instructions pour que les détenus entrent un à la fois, instructions qui auraient permis de contrôler le nombre des détenus entrants;

3)                  la surveillance de la zone des téléphones était inappropriée parce que :

                                                 i.                    l’agent du module de contrôle S qui actionne la barrière vers la zone des téléphones doit tourner le dos à l’entrée de cette zone pour pouvoir presser le bouton d'ouverture et de fermeture de la barrière;

                                               ii.                    aucune caméra ne surveille la zone des téléphones.

 

[49]           Selon l’État, la loi n’impose pas d’établir de lignes directrices ou de procédure pour l’utilisation du téléphone dans les pénitenciers ni de s’y conformer, et par conséquent, il ne peut y avoir manquement à une obligation de diligence en cas de défaut. La loi impose de prendre des mesures raisonnables pour veiller à la santé et à la sécurité des prisonniers en détention. Des lignes directrices pour l’utilisation des téléphones ou une décision d’orientation de ne pas élaborer de procédure à cette fin ne sauraient justifier une conclusion qu’il y a eu manquement à une obligation de diligence. Pour que l’on conclue à un tel manquement, la loi doit prévoir ce pouvoir et cette obligation.

 

[50]           L’État s’appuie sur l’arrêt Just c. Colombie-Britannique, [1989] 2 R.C.S. 1228 (Just), où la Cour suprême du Canada a jugé que les décisions de politique sont à l’abri de l’application du droit en matière de négligence. L’État cite également Coumont, paragraphe 47, où la Cour s’est fondée sur l’arrêt Just et a jugé que la décision du SCC de mettre en place trois types de garde est une décision de politique, par conséquent à l’abri de l’application du droit en matière de négligence.

 

[51]           L’État cite aussi Uni-Jet Industrial Pipe Ltd. c. Canada (Attorney General), [2001] M.J. n167 (C.A. Man.) (Uni-Jet), paragraphe 37, où le défendeur a été déclaré coupable de l’exercice fautif d’une charge publique, mais seulement après qu’un examen des lois en cause eut confirmé qu’il existait réellement une obligation d'intérêt public de ne pas accomplir l'acte faisant l’objet de la plainte (alerter la presse de l’exécution imminente de mandats de perquisition de la propriété du demandeur). Les paragraphes 37 et 38 de ce jugement exposent ce qui suit :

[traduction]

37     La publication d’un manuel concernant l’exploitation ou les lignes directrices est fréquente. Ces documents se rencontrent souvent dans les activités publiques et commerciales. Rien toutefois n’attribue au manuel ou à une partie de celui-ci le statut de règlement, notamment d'ordre permanent du commissaire. Il n’a pas force de loi et ne peut servir de fondement aux deux délits allégués par les demandeurs. Danch c. Nadon et le gouvernement du Canada (1977), 18 N.R. 568 (C.A.F.), et Armstrong c. Canada (Commissaire de la Gendarmerie royale du Canada) (1994), 24 Admin.L.R. (2d) 1 (C.F. 1re inst.), étayent cette conclusion ainsi que la propre réponse de Jennings lorsqu’il a déclaré à l’audience :

[traduction]

Bon, c’est un aperçu, une directive. C’est une base d'orientation pour la prise de mesures. En l’absence d’autres facteurs, ce serait ce qui guide la prise de mesures.

 

38    À mon avis, on peut affirmer sans se tromper que le manuel n’est ni un règlement ni un ordre permanent ayant force de loi. Il ne peut être intrinsèquement considéré ni comme une définition de la norme de diligence requise ni comme une description du pouvoir conféré par une loi.

 

[52]            L’État cite également le paragraphe 19 d’Iwanicki :

[traduction]

[...] L’effectif servant à garder la zone, l'absence de cameras vidéo et des agents de classification, qui ne travaillent pas les fins de semaine, tous ces éléments semblent être des questions d’orientation, et donc à l’abri du droit de regard des tribunaux, sauf dans la mesure où ils manquent à l’obligation de diligence raisonnable qu’impose la loi pour assurer la sécurité de la personne en détention [...]

 

 

[53]           L’État affirme pour conclure sur cette question que le défaut allégué de mettre en place des lignes directrices pour l’utilisation des téléphones ou de s’y conformer ne crée pas de manquement à l’obligation de diligence, car il n’existe aucune loi, aucun règlement qui impose d’avoir des lignes directrices pour l’utilisation des téléphones.

 

La protonotaire a commis une erreur en concluant qu’il existait des preuves permettant de conclure qu’il y avait eu manquement à l’obligation de diligence

[54]           Selon l’État, même si la loi prévoyait des motifs permettant de fonder une obligation de mettre en place et d’appliquer des lignes directrices pour l’utilisation des téléphones, une obligation prévue par la loi ne crée pas nécessairement une obligation délictuelle : Stewart c. Pettie, [1995] 1 R.C.S. 131, paragraphe 36, et Fullowka, paragraphe 49.

 

[55]           L’État relève que d’après les preuves présentées à la protonotaire, on ne pouvait prévoir que le fait que des prisonniers attendent de téléphoner donnerait lieu à une situation tendue ou à des tensions entre détenus. La protonotaire a relevé elle aussi qu’il n’y avait pas de preuve d’antécédents de violence ou d’altercations physiques dans la zone des téléphones, ou que de tels antécédents aient résulté de l’absence d’instructions pour que les détenus entrent un à la fois.

 

[56]           L’État allègue que rien ne prouve qu’il y ait eu conflit ou violence dans la zone des téléphones, que l’absence d’instructions pour que les détenus entrent un à la fois renforcerait la possibilité de conflit ou qu’il y avait eu conflit du fait de cette absence. Selon l’État, la preuve n’est pas certaine qu’il y ait eu dans la zone des téléphones plus de personnes que de téléphones.

 

[57]           Il a été établi que trois détenus se trouvaient dans la zone des 5 téléphones quand l’agresseur et le demandeur y ont été admis. L’État souligne que la preuve n’a pas établi que cette zone était sans surveillance, puisqu’un agent du SCC était en poste pour y observer l’activité.

 

[58]           L’État relève que l’absence de caméra dans la zone des téléphones lors de l’agression ne permet pas de conclure qu’il y a eu manquement à l’obligation de diligence. L’État cite le paragraphe 14 de Hamilton, dans lequel la cour a conclu que l’absence de surveillance vidéo lors d’une agression ne constituait pas un motif permettant de conclure à un manquement à l’obligation de diligence. Rien n’a prouvé non plus que s’il y avait eu des caméras vidéo, cela aurait empêché l’agression sur le demandeur ou que des caméras vidéo auraient dissuadé des détenus d’en attaquer d’autres.

 

[59]           L’État reconnaît certes que le régime peut être amélioré, mais ceci ne signifie pas qu’il soit défectueux, déraisonnable ou porté à l’imprudence. Aucun régime disciplinaire, aucun établissement n’est à toute épreuve et lorsqu’on étudie les options dont on dispose, on ne peut en attendre que l’ensemble de la population carcérale soit protégée d’elle-même : Scott c. Canada, [1985] A.C.F. no 35 (C.F. 1re inst.), citant Raby c. Canada, [1981] A.C.F. no 423 (C.F. 1re inst.).

 

[60]           L’État affirme en conclusion que la façon dont le SCC s’occupe de la zone des téléphones est raisonnable et efficace. La protonotaire a commis une erreur en concluant qu’il existait une obligation d’adopter des lignes directrices relatives à cette zone.

 

La protonotaire a commis une erreur en concluant que le demandeur s’était acquitté de sa charge de prouver son préjudice

[61]           L’État prétend que la protonotaire a également commis une erreur en concluant que le demandeur s’était acquitté de sa charge de prouver que l’État avait causé son trouble de stress post-traumatique (TSPT). L’État relève que le demandeur avait la charge de prouver, selon la prépondérance de la preuve, que la négligence de l’État lui avait causé ses blessures. La question à se poser est de savoir si le demandeur aurait été blessé, n’eussent été les actions de l’État : Resurfice Corp. c. Hanke, [2007] 1 R.C.S. 333 (Resurfice), paragraphes 21 et 22, et Snell c. Farrell, [1990] 2 R.C.S. 311, paragraphe 14. L’État cite et fait valoir le paragraphe suivant de Resurfice :

23       Suivant le critère du « facteur déterminant », il ne convient d’indemniser la victime d’un comportement négligent que s’il existe « un rapport important entre le préjudice subi et la conduite du défendeur ».  Ainsi, le défendeur est assuré de ne pas être tenu responsable du préjudice subi par le demandeur « qui peut très bien découler de facteurs qui ne sont pas reliés au défendeur et qui ne résultent de la faute de personne » : Snell c. Farrell, p. 327, le juge  Sopinka.

 

            Le rapport d’évaluation psychologique et psychiatrique du Dr Cassells

 

[62]           L’État relève que le Dr Cassells a été le psychiatre du demandeur d’août 2005 au 26 janvier 2008. Son rapport, contrairement à la conclusion de la protonotaire, ne fait aucunement état que le demandeur a souffert de TSPT. Il n’a pas mené d’évaluation diagnostique pour savoir si le demandeur avait le TSPT. Il a témoigné qu’il n’avait pas traité le demandeur uniquement pour sa réaction aux événements du 23 juin 2005; une grande variété d’autres problèmes était issue de traumatismes ou d’autres événements antérieurs à l’incarcération du demandeur.

 

[63]           L’État prétend que la protonotaire a commis une erreur en s’appuyant sur le rapport du DCassells pour conclure que le demandeur souffrait de TSPT, car le Dr Cassells n’a jamais diagnostiqué de TSPT chez celui-ci, ni ne l’a testé ou traité à cet égard. Le demandeur n’a pas établi qu’il ne souffrait pas déjà du même degré de traumatisme avant l’incident à Millhaven. De plus, le Dr Cassells n’a commencé à voir le demandeur que 2 mois après l’incident. Il n’était pas possible d’apprécier à quel degré l’agression avait éventuellement affecté le demandeur.

 

L’actualisation de l’évaluation des risques psychologiques, de l’établissement de Bath, remise par le Dr Cheston

 

[64]           L’État prétend que la protonotaire a de même commis une erreur en s’appuyant sur le rapport du Dr Cheston pour conclure que le demandeur souffrait de TSPT. Contrairement aux conclusions de la protonotaire, celui-ci n’a pas diagnostiqué de TSPT chez le demandeur. De surcroît, son rapport visait à évaluer des risques et non à savoir si le demandeur souffrait ou non de TSPT. Il n’a pas mené d’évaluation diagnostique du demandeur selon le DSM-IV et il a reconnu qu’il n’avait pas fourni d’avis médical sur le point de savoir si celui-ci souffrait ou non de TSPT et qu’il n’était pas en mesure de le faire.

 

[65]           La protonotaire a commis une erreur en s’appuyant sur le rapport du Dr Cheston pour conclure que le demandeur souffrait de TSPT, car aucun test n’a été effectué pour savoir si tel était réellement le cas; il n’y a pas eu de diagnostic du trouble par le Dr Cheston, et son rapport n’était qu’une évaluation des risques. L’État relève également que celui-ci n’était pas en mesure de déterminer, et il ne l’a d’ailleurs pas fait, si le demandeur souffrait du TSPT ou si l’agression lui avait causé un préjudice. L’examen du Dr Cheston était axé sur l’évaluation des risques et n’a pas été un examen psychologique.

 

Le rapport psychiatrique du Dr Mikhail Epelbaum

 

[66]           L’État prétend que la protonotaire a commis une erreur en s’appuyant sur le rapport du DEpelbaum comme preuve que le demandeur souffrait du TSPT. La visite du Dr Epelbaum n’avait pas pour objet principal d’évaluer le demandeur pour savoir s’il souffrait du TSPT. Le Dr Epelbaum ne s’est pas servi des deux évaluations couramment utilisées pour diagnostiquer le demandeur et a omis de tester la simulation, test qui selon le DSM-IV revêt beaucoup d’importance quand des bénéfices secondaires sont en jeu, lorsque par exemple le patient intente une action civile en dommages-intérêts.

 

[67]           De plus, le Dr Epelbaum a rencontré le demandeur une seule fois avant de faire son diagnostic d’après ce que celui-ci lui avait dit. Cette réunion a eu lieu le 23 mars 2007; l’agression avait en revanche eu lieu deux ans plus tôt, le 23 juin 2005. Ce n’est qu’après que le demandeur a commencé la présente action qu’il a eu un diagnostic de TSPT.

 

Le demandeur

 

[68]           Le demandeur convient que le SCC a envers les détenus une obligation de prendre des mesures utiles pour assurer leur sécurité. Il convient aussi qu’il existe un courant jurisprudentiel selon lequel les prisons et leurs personnels ne sont pas les garants du bien-être des détenus, sauf dans les cas où il y a des signes précurseurs d'un préjudice dont ils peuvent souffrir. En pareil cas, une obligation de diligence est imposée à la prison de prendre des mesures utiles pour protéger contre le préjudice dont le SCC connaît, ou devrait connaître, l’existence. Le demandeur déclare que la protonotaire a correctement défini les sources d’information sur lesquelles s’appuie le SCC pour conclure à l’existence possible d’un danger. Cela vient de ce que le SCC appelle la sécurité « dynamique » et « statique ».

 

[69]           La sécurité dynamique comprend l’utilisation des rapports pouvant exister entre le personnel et les détenus auprès desquels on peut obtenir des renseignements sur des violences possibles et agir en conséquence. La sécurité statique désigne les systèmes et structures mécaniques et électroniques susceptibles de réduire le préjudice possible. La protonotaire a relevé qu’une défaillance de la sécurité, à la fois statique et dynamique, a contribué à ce que le demandeur ait été poignardé. S’il y a eu défaillance de ces systèmes, le SCC n’a pas pris les mesures utiles imposées par la loi pour vérifier les signes précurseurs d'un préjudice. Le SCC a délibérément refusé d'en tenir compte.

 

[70]           La protonotaire a conclu qu’il y a eu manquement à la sécurité dynamique du fait de la confusion du personnel, qui n’avait pas d’instructions sur la façon de gérer les files d’attente des détenus. Elle souligne cette confusion au paragraphe 27 de son jugement. L’agent Dustin a prétendu qu’il existe une règle pour que les détenus accèdent « un à la fois » à la salle des téléphones, tandis que l’agente Crisp a déclaré que la prison ne s’occupe pas d’établir des procédures pour l’accès aux téléphones et qu’il n’existe pas de règle pour l’accès « un à la fois ».

 

[71]           La protonotaire déduit avec raison qu’en milieu carcéral, surtout parmi les nouveaux détenus en attente de leur transfèrement relativement proche, les frustrations pour accéder aux téléphones peuvent s’accumuler. C’est une situation que le SCC aurait dû connaître de sorte que les confusions du personnel quant aux lignes directrices ne devraient pas exister.

 

[72]           La protonotaire critique au paragraphe 29 de son jugement le manque de surveillance par caméra. Elle souligne que même si la télévision en circuit fermé a enregistré, les images saisies n’auraient pas forcément été surveillés puisqu’il y avait trois écrans pour quatre caméras. Selon le demandeur, l’État invoque Iwanicki à tort pour conclure qu’il n’y a pas manquement à l’obligation de diligence s’il n’y a pas de caméras de surveillance. Iwanicki a jugé que l’absence de caméras relève de la politique correctionnelle provinciale et est à l’abri du droit de regard des tribunaux. Le SCC a adopté une politique de surveillance par télévision en circuit fermé.

 

[73]           Selon le demandeur, l’État invoque également à tort Coumont pour affirmer qu’il n’y a pas manquement à l’obligation de diligence si les caméras de surveillance ne fonctionnent pas. En l’espèce, il y avait des caméras de surveillance dans la zone de l’agression, mais il n’y a aucune assurance que l’agent Jugloff ait observé une dispute entre le demandeur et son agresseur. Si l’agent avait observé une altercation, cela aurait servi de signe précurseur de danger.

 

[74]           Selon le demandeur, la formulation par l’État de la« bonne » question que la Cour doit analyser est tout simplement erronée, car elle suppose que les mesures de sécurité statique et dynamique nécessaires pour informer le SCC de préjudices possibles sont adaptées. Si les mesures de sécurité sont défectueuses, ainsi que l’a conclu la protonotaire, la bonne question est ainsi formulée : « Le SCC a-t-il pris toutes les mesures utiles pour que le milieu de vie et de travail des détenus soient sécuritaires? »

 

[75]           Le demandeur prétend que l’argument de l’État selon lequel les faits ayant donné lieu à son agression n’étaient pas prévisibles contredit la déposition de l’agent Dustin Marshall donnée en contre-interrogatoire, à la page 73 de la transcription :

[traduction] Q : Si des obscénités sont proférées ou si une personne en criant en traite une autre de [traduction] « avorton » ou de [traduction] « résidu de fausse couche », dans la rue ce n’est peut-être pas très sérieux, mais cela prend un tout autre sens en milieu carcéral. Est-ce exact?

R : Oui.

Q: Dans le cadre de la sécurité dynamique des pénitenciers, les agents correctionnels font attention aux altercations verbales de ce genre. Est-ce exact?

R : Oui, s’ils peuvent les entendre.

Q : Parce que ce pourrait être un signe précurseur qu’il va y avoir de la violence. Est-ce exact?

R : Oui.

 

Ce qui suit figure à la page 74 de la transcription :

[traduction] R : Si c’est arrivé dans la zone des téléphones, je ne l’aurais probablement pas entendu. Si c’était arrivé près de la porte arrière, j’aurais peut-être pu l’entendre. Si c’est dans la zone des téléphones, c’est en dessous de ma zone et probablement que je ne pourrais pas entendre les hurlements de la zone des téléphones.

Q : En effet, une situation de violence peut surgir dans la zone des téléphones. Si le SCC surveille cette zone – en fait, il n’y avait pas de sécurité dynamique dans cette zone.

R : Contrôle S pourrait voir la zone des téléphones.

Q: Contrôle S?

R : Oui.

Q : Est-ce que cet agent pourrait entendre des cris ou des altercations dans cette zone?

R : Peut-être, si c’est assez fort.

 

[76]           Selon le demandeur, le fait qu’il y ait eu un vif échange entre son agresseur et lui n’a jamais été contesté. L’agent correctionnel a déposé que cet échange suffirait à informer le personnel qu’une situation violente pourrait surgir. La situation, que le demandeur lui-même y ait songé ou non, était telle que le SCC aurait dû savoir qu’il fallait prendre des mesures pour garantir la sécurité du personnel et celle des détenus, conformément à l’article 80 de la Loi.

 

[77]           À ce moment-là, c’est à l’agent de contrôle du module S, soit l’agent Jugloff, qu’il revenait d’établir ce que le SCC savait ou aurait dû savoir. La preuve a été faite à l’audience par la déposition du demandeur, selon laquelle l’agression à l’arme blanche avait été précédée d’un échange verbal sonore et de coups de coude qui étaient des signes précurseurs de violence, ainsi que l’a reconnu l’agent Marshall. La protonotaire a tiré une conclusion défavorable parce que l’agent Jugloff n’a pas été appelé et n’a pas présenté d’affidavit. On a également souligné que celui-ci pouvait être identifié, et que l’on pouvait obtenir son nom et ses responsabilités préalablement au procès. C’est pourquoi le demandeur avance qu’il était approprié de faire une inférence défavorable, et cite le paragraphe 39 de Wild c. Canada (Le Service correctionnel du Canada), 2004 CF 942 :

39     Je fais une inférence défavorable par suite de l'omission du défendeur de présenter des éléments de preuve à l'encontre des allégations que le demandeur a faites au sujet des activités de certains membres du personnel, en particulier lorsque les membres concernés du personnel peuvent clairement être identifiés. Quant aux allégations selon lesquelles il aurait à maintes reprises été réveillé pendant la nuit, je retiens la preuve de M. Wild. Je conclus qu'il est digne de foi et je n'ai aucune raison de ne pas le croire [...]

 

[78]            Le demandeur allègue que son avocat a bien demandé à la protonotaire de tirer une conclusion défavorable. Ceci figure à la page 119 de la transcription :

[traduction] L’État n’a pas fait entendre le témoin crucial, qui aurait pu nous en dire long là-dessus, celui qui actionnait le contrôle du module S, donc nous devons reconnaître que la déposition de M. Carr à cet égard n’a pas été contestée.

 

 

[79]           Le demandeur affirme qu’en l’espèce, l’agent de correction qui était le plus à même d’observer la situation aurait été l’agent Jugloff. Rien n’a expliqué pourquoi celui-ci n’a pas été appelé, et la protonotaire n’a pas outrepassé les limites acceptables de ce qui peut être inféré en tirant une conclusion défavorable : Joviet et J. Sopinka, S. N. Lederman et A. W. Bryant, The  Law of Evidence in Canada (2e éd. 1999), à la page 297, paragraphe 6.321, où il est dit que l’omission de faire entendre un témoignage peut équivaloir, selon le cas, [traduction] « à l’aveu implicite que la déposition du témoin absent serait défavorable à la cause de la partie ou, du moins, qu’elle ne l’appuierait pas ».

 

[80]           Selon le demandeur, la protonotaire a affirmé au paragraphe 22 de son jugement n’avoir, en l’absence du témoignage de l’agent Jugloff, que la déposition non contestée du demandeur, selon laquelle l’altercation dans la zone des téléphones a fait suffisamment de bruit ou pouvait attirer autrement l’attention d’un agent de correction dans le module de contrôle S pour que celui-ci le remarque. Le demandeur insiste que cela n’a pas été une situation où le juge des faits a complété les éléments de preuve au détriment de l’État. Selon ceux-ci, il y a eu un signe précurseur de la violence, et l’État a omis de produire des éléments de preuve pour contrer ce dont la Cour était valablement saisie.

 

[81]           Le demandeur prétend qu’il ne lui appartenait pas de faire entendre l’agent Jugloff. Les allégations de sa déclaration et de son affidavit suffisaient pour informer l’État des éléments auxquels il devait répondre. Il appartenait dès lors à l’État de se décharger du fardeau de présentation d'éléments de preuve qui s’était constitué.

 

[82]           Le demandeur souligne que l’arrêt Miclash doit son importance à ce que la Cour y a imposé au SCC l’obligation de protéger non seulement quand il a connaissance qu’un détenu peut subir un préjudice, mais aussi quand il devrait savoir qu’il est probable qu’il y ait préjudice. La protonotaire  a bien appliqué le droit et son jugement à la situation.

 

[83]           L’État affirme que le fait de ne pas élaborer de protocole pour l’utilisation des téléphones est une décision d’orientation, qui échappe à l’examen judiciaire. Le demandeur déclare que la loi impose au SCC de recourir à tous les moyens raisonnables pour garantir la sécurité des détenus. L’absence de lignes directrices sur l’accès aux téléphones ne permet pas au SCC de se soustraire à aux responsabilités que lui impose la loi. Le demandeur cite et fait valoir Stewart, particulièrement les paragraphes 39 à 41 :

 

39        En imputant une responsabilité au propriétaire Sundance, le juge Wilson a fait remarquer que, de plus en plus, les tribunaux imposent une obligation d'agir lorsqu'il existe une « relation spéciale » entre les parties.  Les tribunaux canadiens se sont montrés disposés à élargir les genres de relations auxquelles se rattache une obligation positive d'agir.  Après avoir examiné des cas où les tribunaux exigent une action positive de la part du défendeur, le juge Wilson affirme, à la p. 1197:

Ces affaires ont ceci de commun qu'une personne a l'obligation de ne pas exposer autrui à un risque de blessure prévisible. 

40          Le juge Wilson a ajouté que, puisque l'activité était complètement contrôlée par Sundance qui en faisait la promotion à des fins commerciales, celle‑ci avait l'obligation positive, à titre de promoteur d'un sport dangereux, de prendre toutes les mesures raisonnables pour empêcher la participation d'une personne qui n'était manifestement pas en possession de tous ses moyens.  Elle a conclu que ces précautions n'avaient pas été prises.

41          Il ressort du raisonnement du juge Wilson qu'il faut répondre à deux questions.  Il s'agit premièrement de savoir si la défenderesse était tenue, dans les circonstances, de prendre des mesures positives.  Dans l'affirmative, il faut ensuite se demander si les mesures prises par la défenderesse étaient suffisantes pour la libérer du fardeau qui lui incombait.

 

[84]           Le demandeur prétend qu’il existe une « relation spéciale » entre le SCC et les détenus dont il a la garde. L’article 70 de la Loi impose de prendre toutes mesures utiles pour que le milieu de vie soit sécuritaire. Le demandeur relève que l’État présume que l’agent Jugloff aurait observé la zone des téléphones, et l’altercation. Selon la déposition de l’agent Marshall, cette surveillance aurait dû alerter le SCC qu’il y avait possibilité de préjudice. L’agent du SCC aurait dû avoir connaissance de cette possibilité, puis agir immédiatement pour qu’il n’y ait pas de violence. Les mesures qu’a prises l’État n’ont pas été suffisantes pour le libérer du fardeau qui lui incombait.

 

[85]           Le demandeur rejette également l’argument de l’État selon lequel la protonotaire n’a pas correctement apprécié les éléments de preuve psychiatriques et psychologiques qui lui avaient été présentés, pour conclure qu’il souffrait du TSPT. Tous les experts appelés à témoigner avaient été recrutés par le SCC en vue d’évaluer le demandeur et de le traiter après qu’il avait été poignardé à

l’unité d’évaluation de l’établissement de Millhaven (UÉM).

 

[86]           Le demandeur prétend que l’État critique à outrance quand il se plaint que le Dr Cassells n’a pas déclaré que le demandeur souffrait du TSPT. Le Dr Cassells a affirmé très précisément que l’incident à l’UÉM avait eu des effets psychologiques graves sur le demandeur, et affirme ce qui suit à la page 26 de sa transcription :

[traduction]

Je crois que l’incident à Millhaven a affecté M. Carr de cette façon car cela a exagéré ses réactions émotionnelles à divers événements pénibles, et cela lui a causé de la difficulté pour se dominer et faire face aux problèmes liés à ces événements. L’autre aspect est que cela a gravement ou fortement perturbé sa routine et sa façon de fonctionner au quotidien, d’où la difficulté d’aborder ces problèmes.

 

[87]           Le Dr Cassells affirme ce qui suit à la page 27 de sa transcription :

[traduction]

Quand nous avons commencé le counselling avec M. Carr, il dormait très mal. Il avait des cauchemars, des réminiscences, des troubles de ce genre. Il faisait de l’exercice et sortait pour prendre quelques repas, mais sinon il ne faisait presque rien, il se cachait dans sa cellule et s’occupait à des activités qui l’aidaient uniquement à s’évader du quotidien, du banal et des souvenirs qu’il avait peut-être des événements à Millhaven.

 

 

[88]           Selon le demandeur, c’est à tort que l’État a inféré que le Dr Cassells avait conclu que M. Carr ne souffrait pas du TSPT. À une question posée à l’audience par les avocats de l’État, à la page 32, le Dr Cassells a affirmé ce qui suit :

[traduction]

Q : Vous avez déclaré que les symptômes pour lesquels vous traitiez M. Carr ne sauraient être qualifiés de symptômes du stress post-traumatique, que selon vous, ce sont des symptômes d’anxiété. Est-ce exact?

R : Votre question me semble être peut-être trompeuse. Il ne s’agit pas de comment je les qualifierais ou non. Il s’agit de ce que je ne les ai pas qualifiés. Je n’ai tout simplement employé aucun cadre formel précis, ni d’une façon, ni d’une autre. Et c’est tout.

 

Il poursuit à la page 35 de la transcription :

[traduction]

Ceux-ci comportaient des facteurs pouvant être formellement diagnostiqués comme trouble du stress post-traumatique, ce qu’ont d’ailleurs fait mes collègues, mais j’ai choisi de ne pas énoncer de diagnostic formel pour ceci [...]

 

 

[89]           Le demandeur reconnaît que le Dr Cheston n’a pas diagnostiqué le TSPT, celui-ci ayant expliqué qu’il est psychologue et non psychiatre, et qu’il ne lui appartient pas d’énoncer des diagnostics. Il conclut son rapport en affirmant que le demandeur a semblé souffrir d’une réaction de stress post-traumatique.

 

[90]           Le demandeur souligne que deux ans après l'incident, alors qu'il était dans un foyer de transition à Hamilton, le SCC l’a fait examiner par le Dr Epelbaum, lequel est psychiatre. Celui-ci a déposé qu’il avait mené un examen psychiatrique en bonne et due forme, et conclu que le demandeur avait souffert du TSPT, mais qu’au moment de l'examen, le trouble était très mineur. Compte tenu de la preuve produite, il était donc loisible à la protonotaire de conclure que le demandeur avait souffert du TSPT. Celle-ci a également été consciente qu’il lui fallait évaluer les dommages-intérêts ayant précisément découlé de l’agression à l’arme blanche et les troubles psychologiques ayant peut-être précédé l’incident à l’UÉM.

 

[91]           Le demandeur conclut que la protonotaire a rendu un jugement bien motivé, fondé en droit et conforme aux faits.

 

ANALYSE

La norme de contrôle

 

[92]           Les deux parties conviennent que la norme de contrôle applicable en l’espèce est celle établie par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235. La norme de contrôle applicable aux questions de droit est la décision correcte, tandis que les conclusions de fait ne peuvent être infirmées que si une erreur manifeste et dominante est établie : Housen, aux paragraphes 8 et 10. Si l’aspect juridique n’est pas isolable d’une question mixte de droit et de fait, la norme de contrôle qui convient est aussi la présence d’une erreur manifeste et dominante : Housen, au paragraphe 36. Je souscris à cet énoncé général de la norme de contrôle applicable.

 

L'obligation de diligence incombant aux agents de pénitencier

 

[93]           L’État affirme que la protonotaire Milczynski a commis une erreur de droit en n’appliquant pas l’obligation de diligence appropriée incombant aux agents de pénitencier.

 

[94]           Selon l’État, le critère approprié établi aux paragraphes 17 et 18 de Timm et dans la jurisprudence qui l’a suivi est simplement que les agents correctionnels doivent faire preuve d’une diligence raisonnable à l’égard des risques raisonnables dont ils devraient avoir connaissance. On n'exige pas que les agents soient parfaits ou infaillibles. Il suffit qu'ils prennent des mesures raisonnables et adéquates eu égard aux circonstances.  Voir Bastarache, au paragraphe 49.

 

[95]           Ainsi que le souligne la protonotaire Milczynski dans ses motifs, il ne fait aucun doute que le SCC avait envers M. Carr une obligation de diligence raisonnable d'assurer sa protection en prison. La question qu'elle a dû trancher est donc de savoir « si les actes ou les omissions du SCC enfreignent la norme de conduite de la personne raisonnable qui fait preuve de la prudence ordinaire, compte tenu des circonstances » et « si, eu égard aux circonstances et selon la prépondérance des probabilités, le préjudice causé à M. Carr par les autres détenus était raisonnablement prévisible, de sorte que le SCC connaissait ce risque de danger, ou aurait dû le connaître ».

 

[96]           Il me semble que ces remarques générales de la protonotaire, à la fois en tant qu’énoncé de principes généraux et de qualification des questions dont elle était saisie en l’espèce, sont entièrement correctes et conformes à la jurisprudence sur laquelle s’est appuyé l’État.

 

[97]           L’opinion de l’État diverge avec de celle de la protonotaire sur les questions de savoir si celle-ci aurait dû, en concluant à un manquement à l’obligation de diligence, inférer que l’agent Jugloff aurait remarqué l’échange verbal entre M. Carr et son agresseur, et si elle aurait dû conclure qu’il y a eu manquement consécutivement à l’omission du SCC de surveiller la zone des téléphones, où les détenus peuvent se déplacer librement et où il n’y avait pas de surveillance vidéo.

 

[98]           L’État fait référence à la jurisprudence ayant conclu que les agents de pénitencier ne sont pas tenus d’être infaillibles et qu'une absence de surveillance permanente des détenus ne constitue pas un manquement à l’obligation de diligence. Voir Russell, Corner et Bastarache.

 

[99]           Il existe également une jurisprudence ayant conclu qu’une absence de caméras de surveillance ne constitue pas un manquement à l’obligation de diligence. Voir Iwanicki, Eng, Hamilton et Coumont.

 

[100]       En l’espèce, la preuve établit très clairement que le SCC surveillait effectivement la zone des téléphones (de visu) et que des caméras étaient employées pour surveiller d’autres zones de la prison, mais pas dans la zone des téléphones où a eu lieu l’altercation.

 

[101]       Il me semble que la protonotaire a eu raison d’affirmer que la prévisibilité raisonnable en l’espèce dépendait des signes précurseurs de violence qui auraient dû être observés de visu et, dans sa décision pour savoir si des précautions adaptées avaient été prises, que l’absence de surveillance vidéo était au moins un facteur dont il faudrait tenir compte.

 

[102]       La protonotaire a estimé en définitive qu’il y avait eu manquement à l’obligation de diligence, car des signes précurseurs de violence existaient, qui auraient dû être raisonnablement perçus grâce aux mesures de sécurité « statique et dynamique » du SCC.

 

[103]       Il est clair, à la lecture de la décision, que la protonotaire avait connaissance de la jurisprudence relative à ce qui constituait l’obligation de diligence dans les circonstances qui lui avaient été présentées, et de ce qui est requis pour qu’il y ait manquement à cette obligation. À mon avis, l'État est simplement en désaccord avec la manière dont la protonotaire a apprécié la preuve.

 

[104]       Premièrement, l’État affirme qu’en l’espèce, il n’y a pas vraiment eu de signes précurseurs de violence. La protonotaire analyse cet argument avec précision dans ses motifs. Elle estime qu’il y a réellement eu des signes précurseurs de violence :

a.       « [...] il a existé de l’animosité entre lui et son agresseur immédiatement avant l’agression. Il a témoigné qu’il y a eu échange d’insultes et que leurs épaules se sont accrochées quand l’agresseur a tenté de passer devant lui dans la queue pour les téléphones. »

b.       « L’agent Dustin Marshall a témoigné que [...] l’échange d’insultes entre M. Carr et son agresseur [...] en milieu carcéral [...] pouvait entraîner de la violence. »

c.       « Les agents de correction des prisons sont aux aguets de telles sorties verbales susceptibles d’indiquer de la violence possible. »

d.       « l’agent Jugloff, lequel a probablement remarqué une altercation verbale et des contacts physiques dans la zone des téléphones [...] »

e.       « [...] le premier incident dans cette zone a fait suffisamment de bruit ou a pu autrement attirer l’attention d’un agent de correction dans le module de contrôle S pour que celui-ci le remarque ».

 

[105]       Autrement dit, indépendamment de ce que M. Carr a lui-même pensé et fait après l’altercation dans la zone des téléphones, la protonotaire a conclu qu’« en l’espèce, il n’y a pas eu d’acte de violence fortuit, sans avertissement : l’existence d’indicateurs préalables de la violence a été prouvée ».

 

[106]       Le bruyant échange d’insultes qui a suivi le léger contact physique entre le demandeur et son agresseur ne constitue pas en soi un signe précurseur de violence. Tout dépend du contexte, et la protonotaire prend soin de remettre ces actions dans la totalité du contexte en l’espèce :

25        L’agent Marshall a témoigné que le roulement est élevé dans l’UÉM, les détenus y demeurant en moyenne entre quatre et six mois. Contrairement aux prisons ordinaires où le personnel peut arriver à connaître les détenus, dans les UÉM il est souvent incapable d’identifier les détenus qui sont plus violents. L’agent Marshall a reconnu que même si des altercations verbales surviennent souvent sans entraîner de violence, en pareil cas [traduction] « on ne peut rien faire, si ce n’est redoubler de vigilance [...] il faut être sûr que l’on observe ».

 

      26        Qui plus est, les mesures de sécurité statique en place n’étaient pas adaptées pour fournir aux détenus une protection raisonnable. L’utilisation des cinq téléphones de l’établissement est restreinte, leur nombre étant faible au regard de la forte population carcérale. Cette utilisation est très sollicitée, ainsi qu’en témoigne le fait que M. Carr a fait la queue plus d’une heure pour téléphoner. Dans un milieu carcéral où il n’y a pas encore eu de classement des détenus selon qu’il leur faut une sécurité minimale, moyenne ou maximale et où il y a une hiérarchie des détenus, il aurait dû être évident pour le SCC que le fait que ceux-ci attendent pour se servir des téléphones allait susciter des situations très tendues pouvant être à l’origine de poussées de violence.

 

      27     Les responsables pénitentiaires qui ont témoigné ont été vagues quant à leur approche à ce sujet. L’agent Dustin a indiqué qu’il préférait la formule « un détenu à la fois » pour l’utilisation de la zone des téléphones. L’agente Crisp a cependant témoigné que la prison n’a rien à voir avec l’établissement de la procédure d’utilisation des téléphones et qu’en réalité, ce sont les détenus qui réglementent entre eux la priorité d’accès aux téléphones. Elle a déclaré qu’il n’y a pas de règle « un détenu à la fois », car les détenus ne sont admis dans la zone des téléphones que s’il y en a un de libre dont ils peuvent se servir. Elle a suggéré en revanche que des détenus peuvent avoir une priorité d’accès aux téléphones uniquement en fonction de leur situation dans la hiérarchie des détenus.

 

      28        L’agente Crisp a aussi témoigné que le SCC est en définitive incapable de contrôler le nombre des détenus qui pénètrent dans la zone des téléphones. Le fait que l’agent de correction posté dans le module de contrôle S doit tourner le dos à l’entrée de cette zone afin d'appuyer sur le bouton pour ouvrir et fermer la barrière exacerbe encore davantage ce manque de contrôle. L’agent se trouve en effet incapable de contrôler comme il faut le nombre de détenus qui entrent dans la salle des téléphones à un moment donné. Si plus de détenus y pénètrent qu’il n’y a de téléphones libres, il y a possibilité de conflit, étant donné que les téléphones sont très sollicités et qu’il y a manque de surveillance. Cette absence de directives ou de procédures uniformes ou établies pour utiliser les téléphones, associée au manque de surveillance adaptée de la zone des téléphones, constitue un manque à l’obligation de diligence.

 

29     L’absence de caméras de surveillance est également une indication de précautions insuffisantes. Il n’y avait pas de caméra de surveillance lors du premier incident entre les deux détenus dans la zone des téléphones. De surcroît, même s’il y a des caméras là où a eu lieu l’agression, toutes les caméras ne diffusent pas dans la galerie d’observation car il n’y a que trois écrans pour quatre caméras. Pour que la sécurité soit adaptée, il faudrait qu’une caméra, qui fonctionne, diffuse dans la galerie d’observation les événements survenant dans la zone où l’agression a eu lieu, de sorte que les agents de correction soient tenus au courant des problèmes potentiels.  

 

30         En outre, l’écran que les agents de correction dans la galerie d’observation regardent ne montre que ce qui a été enregistré. Il n’y a donc en l’espèce aucun enregistrement direct de l’altercation initiale ou de l’agression pour aider à identifier l’agresseur ou à savoir ce qui s’est exactement passé. Du fait de l’insuffisance de ces aspects de la sécurité statique, le SCC avait la  responsabilité de surveiller les situations de conflit potentiel, qu’elles aient été déclarées ou non. Cette incapacité de surveiller les principales zones où les détenus peuvent se déplacer librement dans ce milieu explosif constitue également un manquement à l’obligation de diligence.

 

31        Je conclus que le SCC a manqué à son obligation de diligence quand, en présence d’indicateurs préalables de violence, il n’a pas pris de mesure raisonnable touchant sa sécurité statique et dynamique en vue de prévenir l’agression de M. Carr.

 

 

[107]       Il est clair qu’il n’y a pas eu de preuve directe que les signes précurseurs de la violence aient été observés. L’agent Jugloff n’a pas témoigné :

22        Les agents Crisp et Marshall sont tous deux d’accord pour affirmer que l’agent de correction posté dans le module de contrôle S, l’agent Bill Jugloff, était le mieux placé pour observer l’altercation verbale et les coups d’épaule survenus entre M. Carr et son agresseur dans la zone des téléphones. L’agent Jugloff n’a pas déposé d’affidavit, et le rapport qu’il a rédigé à propos de l’incident n’a pas été présenté au tribunal. Le SCC ne l’a pas convoqué non plus pour qu’il témoigne. L’agente Crisp a lu le rapport de l’agent Jugloff, sans interroger celui-ci.  Si je ne peux bénéficier de la preuve de l’agent Jugloff, lequel a probablement remarqué une altercation verbale et des contacts physiques dans la zone des téléphones, je dois accorder du poids au témoignage de M. Carr, selon lequel le premier incident dans cette zone a fait suffisamment de bruit ou a pu autrement attirer l’attention d’un agent de correction dans le module de contrôle S pour que celui-ci le remarque.

 

 

[108]       L’État allègue que la protonotaire Milczynski s’est appuyée sur une conclusion défavorable (l’omission d’appeler l’agent Jugloff) [traduction] « pour établir que la défenderesse avait eu connaissance comme il se doit des signes précurseurs de la violence et conclure à un manquement à l’obligation de diligence ». Or, ce n’est manifestement pas le cas.

 

[109]       La protonotaire Milczynski s’appuie sur le témoignage de M. Carr pour fonder sa conclusion que « le premier incident dans cette zone a fait suffisamment de bruit ou a pu autrement attirer l’attention d’un agent de correction dans le module de contrôle S pour que celui-ci le remarque ». Sans le témoignage de l’agent Jugloff, celui de M. Carr sur ce qui est arrivé dans la zone des téléphones a été le seul élément de preuve directe présenté à la protonotaire à propos de l’altercation, et si elle avait été observable ou aurait raisonnablement dû être observée.

 

[110]       On peut bien sûr ne pas être en accord avec les conclusions de la protonotaire Milczynski sur cette question cruciale de la présence de signes précurseurs de violence. L’État a avancé des arguments solides et présente d’autres éléments pour prouver l’inexistence de ces signes précurseurs en l’espèce. Personne ne sait avec certitude ce que l’agent Jugloff a peut-être vu de l’altercation, ou ce qu’il aurait dû en voir. Personne ne sait avec certitude ce qui a été observable et audible dans le module de contrôle S au moment de l’altercation. La protonotaire Milczynski avait à apprécier si, étant donné la propre déposition de M. Carr à propos de l’altercation et étant donné le contexte recueilli auprès d’autres témoins, il y avait eu en l’espèce un signe précurseur de la violence. La preuve à cet égard n’était certainement pas déterminante.  Il est également possible, à l’instar de l’État, de ne pas approuver les conclusions de la protonotaire, sur le fondement d’autres facteurs pertinents dans l’ensemble du contexte. Mais cela a-t-il constitué une erreur manifeste et dominante? Je ne peux l’affirmer.

 

[111]       Il ressort également sans équivoque de la décision que le manque de surveillance dans la zone des téléphones n’était qu’« une indication de précautions insuffisantes ». C’était simplement une partie de tout le contexte que la protonotaire Milczynski a étudié pour décider s’il y avait eu manquement à l’obligation de diligence raisonnable du SCC concernant la sécurité de M. Carr. Les éléments de sécurité statique entrent en jeu de deux façons dans la décision :

a.       « Du fait de l’insuffisance de ces aspects de la sécurité statique, le SCC avait la  responsabilité de surveiller les situations de conflit potentiel, qu’elles aient été déclarées ou non. »

b.       « Cette incapacité de surveiller les principales zones où les détenus peuvent se déplacer librement dans ce milieu explosif constitue également un manquement à l’obligation de diligence. »

 

[112]       Il importe de souligner que ce que la protonotaire Milczynski entend par « aspects de la sécurité statique » ne désigne pas uniquement la surveillance vidéo. Elle veut également dire la surveillance de visu analysée au paragraphe 28 de sa décision. L'absence de surveillance vidéo n’est qu’un indicateur d’une surveillance inappropriée en général.

 

[113]       À mon avis, il ne s’agit pas en l’espèce d’une décision concluant que l'absence de caméras de surveillance constitue un manquement à l’obligation de diligence. La décision a analysé la totalité du contexte de la surveillance (dont l’utilisation que l’on a fait des caméras de surveillance) en vue de décider si avaient été prises des mesures utiles relevant de la « sécurité statique et dynamique [du SCC] en vue de prévenir l’agression de M. Carr. »

 

[114]       Il est possible une fois encore de ne pas approuver les conclusions de la protonotaire Milczynski sur ce point, mais je ne peux affirmer qu’elle a commis une erreur manifeste et dominante. Une erreur manifeste est tout à fait évidente : Housen, paragraphe 5.

 

Charge de la preuve

 

[115]       L’État affirme que la protonotaire a commis une erreur en concluant que le demandeur s’était acquitté de sa charge de prouver que l’agression était raisonnablement prévisible.

 

[116]       Cette fois encore, la question se résume à l’argument que [traduction] « il n’y a pas eu d’altercation violente ou de contact physique qu’on aurait pu qualifier de signe précurseur de l’agression » et à un désaccord sur le poids que la protonotaire Milczynski a accordé à divers aspects de la preuve dont elle avait été saisie. Selon l’État, [traduction] « sur le fondement de la preuve, rien ne permettait à la protonotaire de conclure à la prévisibilité de l’agression sur le demandeur ».

 

[117]       La protonotaire Milczynski tient compte de tous les éléments de preuve pertinents dont elle avait été saisie. De même que pour les autres questions soulevées par l’État dans la présente requête, il est certainement possible d’être en désaccord avec le poids que la protonotaire accorde à chaque élément de preuve et avec ses conclusions finales. Je ne peux toutefois conclure à une erreur manifeste et dominante dans ce qu’a fait la protonotaire.

 

Conclusion défavorable

 

[118]       L’État affirme que la protonotaire Milczynski a commis une erreur de droit en tirant une conclusion défavorable à la défenderesse, qui n’a pas fait témoigner l’agent Jugloff pour la défense à l’action, puis [traduction] « en déduisant, sur le fondement de cette conclusion défavorable, qu’il y avait eu manquement à l’obligation de diligence ».

 

[119]       J’ai déjà cité le paragraphe 22 de la décision, où la protonotaire fait référence à l’omission de la défenderesse d’appeler l’agent Jugloff. Je ne considère pas que ce paragraphe comporte une conclusion défavorable. La protonotaire Milczynski y affirme simplement qu’en l’absence du témoignage de l’agent Jugloff, rien au dossier ne compense le témoignage de M. Carr, « selon lequel le premier incident dans cette zone a fait suffisamment de bruit ou a pu autrement attirer l’attention d’un agent de correction dans le module de contrôle S pour que celui-ci le remarque ».

 

[120]       Il s’agit ici d’inférer et de conclure à partir de la preuve dont on dispose (dont j’ai déjà analysé la raisonnabilité); il ne s’agit pas à mon avis de se fonder de façon inappropriée sur une conclusion défavorable.

 

Les lignes directrices et la procédure pour l’utilisation des téléphones

 

[121]       L’État affirme que la protonotaire Milczynski a commis une erreur de droit en concluant à l’existence d’une obligation d’établir des lignes directrices ou une procédure pour l’utilisation des téléphones.

 

[122]       Selon l’État, la loi n’impose pas d’établir des lignes directrices ou une procédure pour l’utilisation du téléphone dans les pénitenciers ni de s’y conformer, et [traduction] « par conséquent, il ne peut y avoir manquement à une obligation de diligence en cas de défaut. La loi impose de prendre des mesures raisonnables pour veiller à la santé et à la sécurité des prisonniers en détention. »

 

[123]       L’État présente l’argument de la façon suivante :

[traduction]

De surcroît, des lignes directrices pour l’utilisation des téléphones ou une décision d’orientation de ne pas élaborer de procédure à cette fin ne sauraient justifier une conclusion qu’il y a eu manquement à une obligation de diligence. Pour que l’on conclue à un tel manquement, la loi doit prévoir ce pouvoir et cette obligation.

 

 

[124]       En fait, lors de l’audience le 31 mars 2009 à Toronto, l’État a prétendu que la défenderesse avait des lignes directrices relatives à l’utilisation du téléphone, lesquelles comportaient « l’observation de visu ». La zone des téléphones est située juste en face du module de contrôle S, ce qui est, selon l’État, en conformité avec les lignes directrices de la défenderesse sur le téléphone.

 

[125]       La protonotaire Milczynski conclut au paragraphe 28 de sa décision que « [c]ette absence de directives ou de procédures uniformes ou établies pour utiliser les téléphones, associée au manque de surveillance adaptée de la zone des téléphones, constitue un manque à l’obligation de diligence. »

 

[126]       À la lecture de la décision dans son ensemble, il est clair ici encore que la protonotaire ne conclut pas qu’il y a obligation de créer des lignes directrices ou une procédure pour l’utilisation du téléphone.

 

[127]       La protonotaire a conclu que dans une situation très tendue où la possibilité de violence est forte, il n’y avait pas de procédure établie pour l’utilisation des téléphones, ce qui, de concert avec les facteurs de surveillance inadaptée, a contribué à un manquement à l’obligation de diligence compte tenu de tout le contexte de l’espèce.

 

[128]       Autrement dit, le manque de clarté à propos de la procédure d’utilisation des téléphones a été un facteur pertinent à prendre en compte en même temps que d’autres facteurs pour décider si le SCC avait fait preuve de prudence raisonnable eu égard aux circonstances de l’espèce et avait agi raisonnablement dans son obligation générale d’assurer la sécurité de M. Carr.

 

[129]       Il est possible d’être en désaccord avec le poids que la protonotaire Milczynski a accordé à la confusion qu’elle a constatée quant à la procédure d’utilisation des téléphones (facteur différent de la surveillance de visu), mais je ne peux affirmer qu’elle ait commis sur ce point une erreur manifeste et dominante.

 

La preuve du manquement à l’obligation de diligence

 

[130]       L’État présente un autre argument à propos de l’utilisation des téléphones : que [traduction] « même si la loi prévoyait des motifs permettant de fonder une obligation de mettre en place et d’appliquer des lignes directrices pour l’utilisation des téléphones, une obligation prévue par la loi ne crée pas nécessairement une obligation délictuelle ». Le préjudice doit être prévisible.

 

[131]       Je pense en avoir assez dit pour expliquer pourquoi je considère que cette position est une qualification erronée du fondement de la décision de la protonotaire Milczynski. Au final, l’État est tout simplement en désaccord avec les facteurs que celle-ci a considérés comme pertinents quant à l'analyse générale de la question du manquement à l’obligation et avec le poids qu’elle a accordé à ces facteurs. Ce désaccord ne prouve pas, à mon avis, qu’il y ait une erreur manifeste et dominante dans la décision.

 

            Le lien de causalité

 

[132]       L’argument final de l’État est que la protonotaire a commis une erreur en concluant que le demandeur s’était acquitté de sa charge de prouver que la défenderesse avait causé son TSPT.

 

[133]       La protonotaire a examiné les arguments avancés par l’État à propos de cette question du lien de causalité et elle en a fait une analyse approfondie dans sa décision :

35      Le SCC a laissé entendre au procès que la revendication de M. Carr de « douleurs et de souffrances permanentes consécutives à l’agression » ou que la revendication de TSPT n’avaient pas été prouvées. Le SCC a souligné trois points qui contredisent les dires de M. Carr et a d'abord soutenu que celui-ci n’avait pas consulté les spécialistes de la santé mentale précisément pour le TSPT. Ensuite, il a fait valoir qu'il n’existait pas de diagnostic formel de TSPT d’après la quatrième édition du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-IV). Enfin, il a soutenu que les traumatismes subis antérieurement par M. Carr étaient à l’origine des symptômes qui selon lui constituaient le TSPT, et qu’il serait difficile de différencier la cause de ces symptômes aux fins de l’évaluation des dommages-intérêts. Je rejette ces arguments.

 

36      En premier lieu, malgré le fait que M. Carr ait été orienté vers les trois spécialistes de la santé mentale pour des raisons différentes, l’incidence de son agression a été un point central dans tous ses entretiens. Le Dr Cheston a examiné M. Carr pour évaluer la probabilité de récidive et mener d’autres évaluations correspondant à la remise en liberté. Le Dr Epelbaum a suivi la consommation de médicaments de M. Carr après sa remise en liberté, lesquels lui avaient été prescrits après l’agression. En dépit des raisons différentes à l’origine des entretiens avec les Drs Epelbaum et Cheston, il est révélateur que les répercussions de l’agression s’y soient manifestées au premier plan ainsi que la nécessité de traiter les symptômes de TSPT qui se présentaient. Cela soutient la légitimité des revendications de M. Carr à propos du TSPT, car il est réaliste que ses symptômes de TSPT existent parmi des inquiétudes et des difficultés nombreuses et diverses.

 

37      M. Carr a vu le Dr Cassels précisément en raison des difficultés qu’il éprouvait après son agression. Les commentaires du Dr Cassels font état de l’incidence négative que l’agression a eue sur la capacité de M. Carr de fonctionner au quotidien en milieu carcéral :

 

[traduction]

 [...] Au début de notre conseil avec M. Carr, il dormait très mal. Il avait des cauchemars, des réminiscences, des troubles de ce genre. Il faisait de l’exercice et sortait pour prendre quelques repas, mais sinon il ne faisait presque rien, il se cachait dans sa cellule et s’occupait à des activités qui l’aidaient uniquement à s’évader du quotidien, du banal et des souvenirs qu’il avait peut-être des événements à Millhaven.

 

38       Le SCC soutient ensuite que l’absence de diagnostic formel de TSPT et l’insuffisance de preuve que le traitement visait les douleurs et les souffrances permanentes consécutives à l’agression signifient que les revendications de M. Carr sont sans fondement. Il m’est difficile d’accepter cet argument. Il n’est ni réaliste et ni équitable envers un demandeur de s’attendre à ce que des preuves de maladie mentale soient établies au tribunal sans facteur de comorbidité (ce qui sera discuté ci-après) et selon un diagnostic explicite, absolu, rigide. Les trois spécialistes de la santé mentale m'ont convaincue qu’une démarche moins normative n’indique en rien que leurs conclusions quant au TSPT sont infondées.

 

39        Ensuite, quoiqu’il en soit, il n’est pas manifeste que le TSPT n’a pas été diagnostiqué officiellement. Le SCC soutient que l’enquête pour simulation est un élément central d’un diagnostic de TSPT et que le Dr Epelbaum n’en a pas fait. J’accepte toutefois le témoignage d’expert de ce dernier, selon lequel le fait qu'il y a eu agression l’a convaincu que les revendications liées au TSPT étaient légitimes. Le Dr Epelbaum a diagnostiqué le TSPT sur le fondement de son entretien clinique avec M. Carr.  En outre, les symptômes de celui-ci et leur amélioration grâce à un traitement correspondent à la diminution progressive normale des symptômes liés au TSPT chronique. L’amélioration progressive de M. Carr est démontrée par le fait que des médicaments lui ont été prescrits après l’agression, mais que le Dr Epelbaum  a estimé que sa capacité accrue de faire face au TSPT était suffisante pour essayer d’arrêter le traitement par médicaments. 

 

40     Le SCC soutient enfin que les symptômes d’anxiété de M. Carr sont peut-être dus à des traumatismes et à des incidents antérieurs. Cet argument donne à penser que des dommages-intérêts relatifs au TSPT pourraient être refusés à des demandeurs ayant antérieurement souffert de traumatismes et de maladie mentale, parce qu’il est difficile de différencier les symptômes. Une telle issue n’est pas souhaitable. Le tribunal doit différencier les symptômes du mieux qu’il peut. Qui plus est, certains des symptômes de M. Carr pourraient facilement être attribués directement à l’agression : les cauchemars, les réminiscences, l’agoraphobie et l’incapacité générale de faire face au quotidien après l’agression.

 

41     La Cour suprême du Canada a exposé dans Blackwater c. Plint, précité, comment évaluer le préjudice quand le demandeur a eu des traumatismes antérieurs. La juge en chef Beverly McLachlin a énoncé ce qui suit aux paragraphes 78 à 81 :

 

Il importe d’établir une distinction entre la cause de la perte et l’évaluation du préjudice en matière de responsabilité civile délictuelle.  Pour ce qui concerne le lien de causalité, la règle veut généralement que l’on se demande si, selon la prépondérance des probabilités, n’eût été les actes du défendeur, le demandeur aurait subi le préjudice.  Les causes, délictuelles ou non délictuelles, du préjudice subi par le demandeur peuvent être multiples, mais le défendeur en est pleinement responsable si l’acte qu’il a commis est l’une d’elles.  Au chapitre de l’évaluation du préjudice, il faut déterminer la situation initiale du demandeur.  Le principe fondamental est que le défendeur n’est pas tenu de rendre la situation du demandeur meilleure qu’elle ne l’était au départ et qu’il n’a pas à indemniser le demandeur d’un préjudice qu’il aurait subi de toute manière : Athey

 

[...]

 

Par ailleurs, le défendeur prend sa victime comme elle est — c’est la règle de la vulnérabilité de la victime. 

 

42      M. Carr a des antécédents de traumatismes et d’anxiétés connexes, antérieurs à son agression. Selon la règle de la vulnérabilité de la victime, le défendeur doit en principe indemniser davantage si une personne ou un groupe a subi un préjudice plus grave du fait de sa vulnérabilité antérieure. Malgré le milieu carcéral qui est dur du point de vue psychologique, M. Carr a bien réagi au traitement et a appris de meilleurs mécanismes d’adaptation qui, peut-on espérer, l’aideront à l’avenir. L’attribution de dommages-intérêts vise à replacer le demandeur dans la situation où il serait si l’agression n’avait jamais eu lieu. Pour M. Carr, son traitement semble avoir efficacement aidé à atteindre cet objectif, de sorte que le Dr Epelbaum, deux ans après ou presque, a jugé que les éléments du TSPT étaient bénins.

 

43        M. Carr n’a pas démontré que ses traumatismes antérieurs l’avaient empêché de se rétablir. Il semble avoir mis à profit les difficultés consécutives à l’agression pour apprendre à mieux réagir aux défis de sa vie, et c’est tout à son honneur. Ceci ne signifie pas que la période ayant suivi l’agression n’a pas été particulièrement pénible et difficile, du fait des traumatismes antérieurs. Même s’il est évident que M. Carr a eu besoin de soins mentaux au plus tôt après un événement si terrifiant, il n’a vu un spécialiste de la santé mentale que deux mois après l’agression. Le rapport médical du SCC consécutif à l’agression ne porte aucune mention de son état émotionnel après l’agression, alors que l’impact psychologique est plus perturbant et dévastateur que les cicatrices physiques. Le SCC a contribué à accroître le préjudice en n’étant pas attentif à la possibilité que M. Carr éprouverait des symptômes de TSPT nécessitant une aide immédiate.

 

[134]        J’ai examiné les éléments de preuve en cause ainsi que les objections soulevées par l’État. De même que pour les autres questions soulevées par l’État en l’espèce, je peux certes comprendre qu’il est possible de contester le raisonnement de la protonotaire et ses conclusions. Étant donné cependant la preuve présentée au procès et la façon équilibrée et raisonnable avec laquelle la protonotaire Milczynski a pris en compte les préoccupations de l’État, je ne peux conclure qu’elle ait commis une erreur manifeste et dominante.


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que :

 

1.      la requête est rejetée et la décision de la protonotaire Milczynski est confirmée.

 

2.      Il est loisible aux parties de saisir la Cour de la question des dépens. Si elles ne peuvent arriver à un accord, elles devront présenter des observations par écrit, chacune devant répondre par écrit aux observations de l’autre.

 

« James Russell »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes, LL.B.

 


Cour fédérale

 

Avocats inscrits au dossier

 

 

 

DOSSIER :                                                    T-62-06

 

INTITULÉ :                                                   BARRY CARR              

            c. SA MAJESTÉ LA REINE

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           le 31 mars 2009

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                          le juge Russell

 

DATE :                                                           le 2 juin 2009

 

 

 

COMPARUTIONS

 

John L. Hill                                                                               POUR LE DEMANDEUR

 

Sharon McGovern                                                                    POUR LA DÉFENDERESSE

Philippe Alma

                                      

 

Avocats inscrits au dossier

 

John L. Hill                                                                               POUR LE DEMANDEUR

Avocats

Cobourg (Ontario)

 

John H. Sims, c.r.                                                                     POUR LA DÉFENDERESSE

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)                                                                    

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