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Date : 20070316

Dossiers : A‑231‑06

A‑230‑06

 

Référence : 2007 CAF 113

 

CORAM :      LE JUGE DÉCARY

                        LE JUGE NOËL

                        LE JUGE SEXTON

A‑231‑06

ENTRE :

EARL LIPSON

appelant

et

SA MAJESTÉ LA REINE

intimée

 

A‑230‑06

ENTRE :

JORDAN B. LIPSON

appelant

et

SA MAJESTÉ LA REINE

intimée

 

 

Audience tenue à Vancouver (Colombie‑Britannique), le 6 mars 2007.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 16 mars 2007.

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                                      LE JUGE NOËL

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                           LE JUGE DÉCARY

LE JUGE SEXTON

 


 

 

Date : 20070316

Dossiers : A‑231‑06

A‑230‑06

 

Référence : 2007 CAF 113

 

CORAM :      LE JUGE DÉCARY

                        LE JUGE NOËL

                        LE JUGE SEXTON

A‑231‑06

ENTRE :

EARL LIPSON

Appellant

et

SA MAJESTÉ LA REINE

intimée

 

A‑230‑06

ENTRE :

JORDAN B. LIPSON

appelant

et

SA MAJESTÉ LA REINE

intimée

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE NOËL

 

[1]               Il s’agit d’appels interjetés à l’encontre d’un jugement du juge en chef Bowman (2006 CCI 148), qui a rejeté les appels formés par les appelants contre de nouvelles cotisations émises pour leurs années d’imposition 1994, 1995 et 1996.

 

[2]               Les appels ont été instruits par la Cour de l’impôt sur la foi de preuves communes. Deux exposés conjoints des faits ont été produits, mais les arguments ont été présentés en rapport avec l’exposé conjoint des faits déposé dans l’appel de Earl Lipson uniquement, et les avocats ont convenu que la décision se rapportant à l’appel de Earl Lipson vaudrait également pour l’appel interjeté par Jordan B. Lipson.

 

[3]               Au début de l’audience tenue devant la Cour, l’avocat des appelants a sollicité l’autorisation de présenter des conclusions distinctes à l’appui de l’appel de Jordan B. Lipson. Vu que le jugement de la Cour de l’impôt a été rendu en rapport avec l’exposé conjoint des faits déposé dans l’appel de Earl Lipson uniquement, et que les parties ont convenu que la décision se rapportant à l’appel de Earl Lipson vaudrait pour l’appel de Jordan B. Lipson, nous avons rejeté cette requête.

 

[4]               Les présents motifs concernent donc l’appel interjeté par Earl Lipson, dossier A‑231‑06, et une copie des motifs sera versée au dossier A‑230‑06 en tant que motifs de la décision concernant l’appel interjeté par Jordan B. Lipson.

 

LES FAITS

[5]               Le seul point à décider est de savoir si les opérations dont il s’agit ici, et dont il est admis qu’elles sont des opérations d’évitement au sens du paragraphe 245(3) de la Loi de l'impôt sur le revenu (la Loi), constituent un abus au sens du paragraphe 245(4), justifiant ainsi les nouvelles cotisations en cause. Le juge en chef Bowman a estimé qu’un tel abus avait été établi. Les appelants affirment qu’il a commis une erreur en arrivant à cette conclusion.

 

[6]               Aucune preuve n’a été produite au procès si ce n’est l’exposé conjoint des faits, reproduit à l’annexe A de la décision du juge Bowman. Selon cet exposé, Earl Lipson (l’appelant) et Jordanna Lipson (Jordanna) sont mari et femme. Ils voulaient acheter un logement à Toronto et emprunter pour l’acquérir. À l’époque pertinente, l’appelant détenait aussi des actions de la société Lipson Family Investments Limited (la société familiale).

 

[7]               Ils ont souscrit une promesse d’achat du bien immeuble, la date de conclusion étant fixée au 1er septembre 1994. Le prix d’achat était de 750 000 $, et un acompte de 50 000 $ fut déposé.

 

[8]               Le 31 août 1994, Jordanna empruntait à la Banque la somme de 562 500 $ et remettait à la Banque un billet à ordre payable sur demande portant intérêts. L’appelant admet que la Banque n’aurait pas prêté sans garantie cette somme à Jordanna s’il ne s’était pas engagé à rembourser l’emprunt de Jordanna sur les fonds hypothécaires devant être avancés le lendemain.

 

[9]               Le même jour, l’appelant vendait à Jordanna, pour la somme de 562 500 $, 20 et 5/6e des actions qu’il détenait dans la société familiale. Le nombre d’actions transférées fut calculé de telle sorte que, au total, leur juste valeur marchande équivalait à l’emprunt bancaire de Jordanna.

 

[10]           Le même jour également, Jordanna, employant les fonds empruntés, remettait à l’appelant un chèque de 562 500 $ en paiement des actions. L’appelant a transféré cette somme au compte en fidéicommis de l’avocat que le couple avait engagé pour l’achat de leur nouvelle maison et qui, en vertu d’instructions irrévocables, devait rembourser l’emprunt de Jordanna sur le produit du prêt hypothécaire de la Banque.

 

[11]           Le lendemain (1er septembre 1994), l’avocat de l’appelant payait la somme de 562 500 $ au vendeur, en règlement du prix d’achat de leur nouvelle demeure; l’acte de cession, où l’appelant et Jordanna figuraient comme propriétaires conjoints, fut enregistré sur le bien‑fonds, de même que l’acte hypothécaire; la Banque a avancé la somme de 562 500 $ à l’avocat de l’appelant, en fidéicommis, comme produit de l’hypothèque grevant la demeure du couple, et l’avocat, conformément aux instructions, a retourné à la Banque les fonds hypothécaires de 562 500 $, en remboursement de l’emprunt de Jordanna.

 

[12]           Comme l’appelant n’a pas choisi d’écarter l’application des règles d’attribution (paragraphe 73(1)), les actions étaient réputées avoir été vendues à l’appelant et acquises par Jordanna pour une somme égale à leur prix de base rajusté (PBR) (reportant ainsi jusqu’à une vente ultérieure tout gain imposable ou perte déductible). Une autre conséquence est que le revenu ou la perte de Jordanna au titre des actions serait réattribué à l’appelant en vertu du paragraphe 74.1(1) de la Loi.

 

[13]           En outre, puisque l’hypothèque grevant le bien‑fonds constituait un financement devant se substituer au prêt remboursable sur demande qui avait servi à acquérir les actions, Jordanna pouvait, en vertu du paragraphe 20(3) de la Loi, déduire les intérêts hypothécaires du revenu tiré des actions.

 

BASE DE DÉCLARATION

[14]           Pour la déclaration de son revenu des trois années en cause, l’appelant s’est conformé aux règles d’attribution et a déclaré comme les siens propres, les gains et les pertes de Jordanna au titre des actions.

 

[15]           En conséquence, dans la déclaration produite pour son année d’imposition 1994, l’appelant a déduit une perte de 12 948 $, qui représentait les frais d’intérêt payés au titre de l’hypothèque cette année‑là.

 

[16]           Pour son année d’imposition 1995, l’appelant a déclaré un revenu comprenant un dividende imposable reçu au titre des actions, c’est‑à‑dire la somme de 53 546 $, de laquelle étaient déduits des frais d’intérêt de 47 371 $ payés au titre de l’hypothèque cette année‑là.

 

[17]           Pour son année d’imposition 1996, l’appelant a déduit une perte correspondant à la différence entre les frais d’intérêt payés au titre de l’hypothèque cette année‑là, soit la somme de 44 572 $, et le dividende imposable reçu au titre des actions, soit la somme de 12 895 $.

LA BASE DES NOUVELLES COTISATIONS

[18]           Les nouvelles cotisations initiales ont été émises sur le fondement suivant : « la véritable fin économique pour laquelle les sommes empruntées ont été utilisées était l’achat d’une résidence principale pour le contribuable et son épouse ». La lettre annonçant les nouvelles cotisations fait état de la décision du ministre, qui s’appuie sur le jugement rendu par le juge en chef adjoint Bowman (son titre à l’époque) dans l’affaire Singleton c. La Reine, 96 DTC 1850, de refuser les frais d’intérêt déduits par l’appelant pour les trois années en cause, tout en laissant intacte l’attribution du revenu tiré des actions (voir l’avis d’appel, au paragraphe 13, cité au paragraphe 10 des motifs). Le résultat a été l’ajout, pour les années d’impositions 1994, 1995 et 1996 respectivement, des sommes suivantes au revenu de l’appelant : 12 948 $, 47 371 $ et 44 572 $.

 

[19]           Au stade de la confirmation, qui a eu lieu après que la Cour suprême eut rendu son arrêt Singleton c. Canada, [2001] 2 R.C.S. 1046, le ministre a modifié la base de la nouvelle cotisation, comme il suit :

[…] [L]’opération entre l’appelant et son épouse [TRADUCTION] « était une opération d’évitement aux termes du paragraphe 245(3). Les attributs fiscaux ont été déterminés conformément aux paragraphes 245(2) et 245(5) de la Loi. Les déductions que vous avez demandées et qui se chiffraient à 12 948 $ en 1994, à 47 371 $ en 1995 et à 44 572 $ en 1996 ont été refusées aux termes du paragraphe 245(5) ». (Voir l’avis de confirmation, cité dans l’avis d’appel et reproduit au paragraphe 10 des motifs).

 

LA DÉCISION DE LA COUR DE L’IMPÔT

[20]           Le juge en chef Bowman a commencé son analyse en se demandant si le ministre aurait dû persister et invoqué la véritable fin économique des opérations :

[15] J’ai demandé à l’avocat de l’intimée, Me Gill, si la Couronne renonçait au fondement initial de la cotisation, c.‑à‑d. le principe que le répartiteur a tiré de l’arrêt Singleton. Sa réponse n’a pas été aussi précise qu’elle aurait pu l’être, étant donné qu’il tentait, à mon avis, de maintenir le concept de la « véritable fin économique » dans le contexte de la DGAÉ.

 

 

[21]           Abordant cette notion dans le contexte de la disposition générale anti‑évitement (DGAÉ), le juge en chef Bowman s’est d’abord référé à la décision qu’il avait rendue dans l’affaire Evans c. La Reine, 2005 DTC 1762, où il résumait les arrêts rendus par la Cour suprême dans l’affaire Hypothèques Trustco Canada c. Canada, [2005] 2 R.C.S. 601 et l’affaire Mathew c. Canada, [2005] 2 R.C.S. 643 (l’arrêt Kaulius). Il s’est exprimé ainsi, à propos de ces deux arrêts :

[18] À mon avis, la consigne de la Cour suprême du Canada est de procéder à une analyse textuelle, contextuelle et téléologique non seulement des articles qui confèrent l’avantage fiscal, mais aussi de l’article même qui, selon le ministre, interdit l’avantage, c.‑à‑d. l’article 245. Il s’agit d’un principe général d’interprétation des lois qui est largement appliqué, et il n’y a aucune raison, selon moi, pour ne pas l’appliquer à l’article 245, ainsi qu’à tout autre article de la LIR. On aurait tort de ne pas donner à l’article 245 le même genre d’interprétation textuelle, contextuelle et téléologique que la Cour suprême du Canada exige que soit donnée à toutes les autres dispositions de la LIR.

 

[22]           Après examen des dispositions invoquées par l’appelant, et examen des opérations à la lumière de l’avantage fiscal recherché, le juge en chef Bowman écrivait ce qui suit, au paragraphe 23 de ses motifs :

L’objet global, de même que l’usage qui a été fait de chaque disposition, visaient à rendre déductibles les intérêts sur l’argent utilisé pour acheter une résidence personnelle.

 

Plus tôt, au paragraphe 16, il avait décrit ainsi la situation :

[…] La série d’opérations avait pour but de rendre déductibles des intérêts qui ne l’auraient pas été si l’argent avait tout simplement été utilisé pour acheter la maison.

[23]           Étant donné cet objet (c’est‑à‑dire l’emprunt d’argent dans le dessein de rendre les intérêts déductibles), le juge en chef Bowman a estimé que les opérations entraînaient un abus des dispositions de la Loi, en particulier de l’alinéa 20(1)c) et du paragraphe 20(3). Il y avait eu aussi abus du paragraphe 73(1) et de l’article 74.1, dans la mesure où ils avaient servi à mettre à exécution le stratagème tout entier (paragraphes 25 et 26 des motifs du juge en chef Bowman). Le juge en chef Bowman est arrivé à cette conclusion après avoir évalué l’esprit et l’objet de chacune de ces dispositions.

 

[24]           Puis le juge en chef Bowman écrivait plus loin :

[31] L’espèce est, à mon sens, un exemple évident d’évitement fiscal abusif. Que le transfert des actions de M. Lipson à Mme Lipson vise une fin commerciale ou une autre fin non fiscale, s’il en est, il est utile à l’objectif qui consiste à rendre déductibles par M. Lipson les intérêts versés sur l’achat de la maison.

 

 

[32] Je n’en appelle pas, en l’espèce, à une quelconque « politique obligatoire » se substituant aux dispositions particulières de la LIR. J’examine simplement l’objet évident des diverses dispositions qui sont invoquées et je conclus que ces objets ont été renversés et que ces articles ont été pris à contre‑pied. J’ai mentionné plus haut que l’article 245 devait lui‑même être assujetti à une analyse textuelle, contextuelle et téléologique. S’il a jamais existé une affaire à laquelle l’article devait s’appliquer, c’est bien celle‑ci [...]

 

L’ANALYSE ET LA DÉCISION

[25]           À l’appui de son appel, l’appelant affirme que le juge en chef Bowman a commis une erreur parce qu’il a inopportunément intégré dans l’analyse de la DGAÉ les notions de fin économique et de réalité économique et parce qu’il a requalifié les opérations en cause. Il s’est demandé s’il y avait eu abus en postulant que les emprunts avaient servi à acheter la maison, plutôt qu’en se référant aux opérations telles qu’elles avaient eu lieu, et aux relations juridiques qui en avaient résulté. Ce faisant, le juge en chef Bowman s’était écarté de l’« approche structurée » énoncée dans l’arrêt Hypothèques Trustco Canada et l’arrêt Kaulius.

[26]           L’appelant invoque d’abord un courant jurisprudentiel, notamment l’arrêt Singleton et l’arrêt Shell Canada Ltée c. Canada, [1999] 3 R.C.S. 622, où la Cour suprême a jugé, dans un contexte qui ne concernait pas la DGAÉ, que les opérations d’évitement devraient être évaluées à la lumière de la séquence des événements, et non par requalification des opérations en fonction de ce qu’un juge considère comme leur réalité économique ou leur fin économique globale (arrêt Singleton, paragraphes 30 à 35; arrêt Shell Canada, paragraphes 38 et 39).

 

[27]           Selon l’appelant, cette approche a subsisté dans la DGAÉ. Dans l’arrêt Canadien Pacifique c. La Reine, 99 DTC 5132 (CAF), un arrêt de la Cour qui concernait des opérations complexes et prétendument indirectes (les opérations étaient pour ainsi dire identiques à celles que la Cour suprême a examinées dans l’arrêt Shell Canada), la Cour a repoussé la tentative de la Couronne de faire requalifier les opérations. Le juge Sexton, s’exprimant pour la Cour, a fait sien, au paragraphe 31, le passage suivant des motifs du juge de la Cour de l’impôt :

À mon avis, le ministre a placé la charrue avant les bœufs lorsqu’il a, comme on l’a expliqué, tenté de qualifier autrement les événements en affirmant que l’émission d’un titre de créance en dollars australiens constituait un abus dans l’application de la Loi dans son ensemble parce que cela convertissait des remboursements de principal canadiens non déductibles en une dépense déductible. Cela, je le répète, n’est pas ce qui s’est produit.

 

[28]           Le juge Sexton ajoutait, au paragraphe 33 :

Cela ne signifie pas qu’il ne peut y avoir nouvelle qualification. La nouvelle qualification d’une opération est expressément autorisée par l’article 245, mais uniquement après qu’il a été établi qu’il y a eu opération d’évitement et qu’il y aurait par ailleurs abus. Une opération ne peut être définie comme quelque chose qu’elle n’est pas, et elle ne peut non plus être requalifiée de manière à devenir une opération d’évitement.

 

[29]           Selon l’appelant, le cadre d’analyse proposé par la Cour suprême dans l’arrêt Hypothèques Trustco Canada et l’arrêt Kaulius s’accorde avec cette approche. Il se réfère au texte du paragraphe 44 de l’arrêt Hypothèques Trustco Canada, où la Cour suprême aborde la question de l’abus des dispositions de la Loi :

L’interprétation contextuelle et téléologique des dispositions de la Loi invoquées par le contribuable et l’application des dispositions interprétées correctement aux faits d’une affaire donnée sont au cœur de l’analyse fondée sur le paragraphe 245(4). Il faut d’abord interpréter les dispositions générant l’avantage fiscal pour en déterminer l’objet et l’esprit. Il faut ensuite déterminer si l’opération est conforme à cet objet ou si elle le contrecarre. L’analyse globale porte donc sur une question mixte de fait et de droit. L’interprétation textuelle, contextuelle et téléologique de dispositions particulières de la Loi de l’impôt sur le revenu est essentiellement une question de droit, mais l’application de ces dispositions aux faits d’une affaire dépend nécessairement des faits.

 

[30]           Ce double critère de l’abus, dans la disposition générale anti‑évitement, est un élément essentiel du cadre d’analyse. Selon l’appelant, il présente peu de ressemblance avec l’approche relative aux « déductions artificielles » du revenu dont parlait l’ancien paragraphe 245(1) : Fording Coal Ltd. c. Canada, [1996] 1 C.F. 518 (C.A.F.); Novopharm Ltd. c. Canada, 2003 D.T.C. 5195 (C.A.F.), paragraphes 24 à 34. La raison d’être économique demeure pertinente dans l’analyse faite en vertu du paragraphe 245(4), mais elle ne peut pas être isolée du contexte factuel (arrêt Hypothèques Trustco Canada, paragraphes 51‑60, 76). L’appelant accorde une importance particulière au passage suivant du paragraphe 60 :

Nous devons rejeter toute analyse fondée sur le paragraphe 245(4) qui tient entièrement à la « raison d’être » considérée indépendamment de l’interprétation correcte des dispositions particulières de la Loi de l’impôt sur le revenu ou du contexte factuel pertinent d’une affaire.

 

[31]           Compte tenu de ce qui précède, l’appelant dit que la tâche à entreprendre pour savoir s’il y a eu abus des dispositions de la Loi consiste d’abord à interpréter les dispositions donnant lieu à l’avantage fiscal, afin de déterminer leur esprit et leur objet, puis à se demander si les opérations, telles qu’elles se sont réellement déroulées, entrent dans cet objet ou vont à l’encontre de cet objet. L’appelant concède que le juge en chef Bowman s’est bien acquitté de la première tâche. Cependant, le juge en chef Bowman a commis une erreur sujette à révision parce qu’il s’est acquitté de la seconde tâche en se référant à l’objet global des opérations plutôt qu’aux opérations effectives et aux relations juridiques qu’elles ont entraînées. En tout état de cause, le juge en chef Bowman a accordé trop de poids à cet objet global et un poids insuffisant aux relations juridiques qu’elles ont en fait entraîné.

 

[32]           Le point à décider est donc de savoir si le juge en chef Bowman était fondé, pour savoir s’il y avait eu abus des dispositions de la Loi, à prendre en compte l’objet global des opérations et à attribuer à cet objet le poids qu’il lui a attribué.

 

[33]           Je reconnais avec l’appelant que, si les opérations sont considérées sans égard à l’objet global délimité par le juge en chef Bowman, il est difficile de conclure qu’il y a eu abus de l’une ou l’autre des dispositions invoquées. C’est la conclusion à laquelle on doit arriver si l’on considère la manière selon laquelle le juge en chef Bowman a évalué l’esprit et l’objet des dispositions applicables.

 

[34]           Commençant par les règles d’attribution, le juge en chef Bowman a analysé, au paragraphe 21 de ses motifs, le texte, le contexte et l’objet du paragraphe 73(1) de la Loi :

                                Le paragraphe 73(1) a pour objet de faciliter les transferts de biens entre époux ou conjoints sans attributs fiscaux immédiats. De tels transferts, s’il s’agit de biens non amortissables, sont réputés avoir lieu au pbr pour l’auteur du transfert, à moins que ce dernier ne choisisse de soustraire le bien à l’application du paragraphe 73(1). Si l’application du paragraphe 73(1) est exclue par l’exercice d’un choix, le transfert est réputé avoir lieu à la jvm. En fait, le transfert a bel et bien eu lieu à la jvm, mais le prix de transfert réputé était le pbr pour M. Lipson. Autrement dit, Mme Lipson a acquis le bien aux fins de l’impôt au pbr pour M. Lipson. Si le bien est vendu, le gain en capital revient de toute façon à M. Lipson.

 

[35]           Le juge en chef Bowman expliquait plus loin, au paragraphe 22 de ses motifs, que le paragraphe 74(1) de la Loi compte parmi les règles (article 74.1 à 74.5) qui sont conçues pour empêcher le fractionnement du revenu. Dans le contexte du présent appel, il est utile d’ajouter que le revenu que l’article 74.1 attribue est le « revenu net » (c’est‑à‑dire le revenu au sens des alinéas 3a) et d) et des paragraphes 9(1) et (2) de la Loi).

 

[36]           Compte tenu des opérations telles qu’elles se sont déroulées, les objets des paragraphes 74.1(1) et 73(1) ont été atteints. L’appelant (son avocat suggère qu’il se trouve probablement dans une tranche d’imposition plus élevée) a transféré les actions à son épouse, le résultat étant que, en application du paragraphe 74.1(1), le revenu gagné ou la perte subie par Jordanna au titre des actions a été réattribué à l’appelant.

 

[37]           Le paragraphe 73(1) s’est également appliqué comme prévu. Les actions sont passées de l’appelant à Jordanna par roulement (c’est‑à‑dire au PBR de l’appelant), et tout gain ou perte futur résultant de la disposition des actions par Jordanna sera réattribué à l’appelant.

 

[38]           Passant à l’alinéa 20(1)c) de la Loi, le juge en chef Bowman, au paragraphe 19 de ses motifs, a défini ainsi son objet :

En règle générale, l’intérêt sur l’argent emprunté est déductible lorsque l’argent est utilisé à une fin commerciale. Il ne l’est pas lorsque l’argent sert à une fin qui n’est pas admissible (p. ex. une fin non commerciale ou personnelle). Un des objets de l’alinéa 20(1)c) est « d’encourager l’accumulation de capitaux susceptibles de produire des revenus et ce en permettant au contribuable de déduire les frais d’intérêt liés à leur acquisition ». (Entreprises Ludco Ltée c. Canada, [2001] 2 R.C.S. 1082, cité dans Novopharm Limited v. The Queen, 2003 DTC 5195, aux pages 5204 et 5205; Tennant v. The Queen, 96 DTC 6121, aux pages 6126 et 6127 (C.S.C))

 

[39]           En l’espèce, Jordanna a emprunté de l’argent pour acquérir des actions qui promettaient de produire, et ont effectivement produit, un revenu non exonéré. Les changements de propriété respectifs de l’appelant et de son épouse sont réels, tant du point de vue juridique que du point de vue économique, et cela n’est pas modifié par le traitement distinct que les règles d’attribution prévoient aux fins de la Loi. Les actions n’appartiennent plus à l’appelant; elles appartiennent à Jordanna.

 

[40]           Jordanna ayant acquis un actif productif de revenu et ayant financé le coût de l’acquisition, il y a un lien évident entre l’argent emprunté et une utilisation admissible courante. On ne saurait donc dire qu’il y a eu abus de l’alinéa 20(1)c).

 

[41]           Finalement, le juge en chef Bowman a défini ainsi, au paragraphe 27 de ses motifs, l’objet du paragraphe 20(3) :

[…] imprégner le prêt de refinancement des attributs fiscaux découlant de l’utilisation de l’argent de l’emprunt initial.

 

[42]           En l’espèce, le prêt hypothécaire a servi à rembourser la somme qui avait été auparavant empruntée pour acheter les actions. Le texte, le contexte et l’objet du paragraphe 20(3) attribuent donc au prêt hypothécaire la même fin qu’au prêt remboursable sur demande. Encore une fois, si l’on ne tient pas compte de l’objet global défini par le juge en chef Bowman, je ne vois aucune raison de dire qu’il y a eu abus de ladite disposition.

 

[43]           Cependant, je crois que le juge en chef Bowman était fondé à considérer les opérations comme un tout, ainsi que leur objet global, lorsqu’il s’est demandé s’il y avait eu abus de la disposition, et à accorder à ce facteur le poids qu’il lui a accordé. Dans ses motifs, il a considéré que ces opérations faisaient partie d’une série, dont l’objet était de rendre déductibles les intérêts payables sur l’hypothèque (paragraphes 16 et 23 des motifs). L’appelant trouve à redire à cette conclusion, mais je suis d’avis qu’elle découle raisonnablement de l’exposé conjoint des faits.

 

[44]           Cette conclusion influe sur l’analyse devant être faite en vertu de l’article 245. Le paragraphe 245(2) envisage la suppression d’un avantage fiscal qui découlerait d’une opération qui est une opération d’évitement, « ou d’une série d’opérations dont cette opération fait partie ». L’alinéa 245(3)a) décrit quant à lui une « opération d’évitement » comme une opération dont « découlerait, directement ou indirectement, un avantage fiscal […] » Il faut souligner que l’alinéa 245(3)b) étend cette définition à une opération « qui fait partie d’une série d’opérations dont, sans le présent article, découlerait, directement ou indirectement, un avantage fiscal […] » [Non souligné dans l’original].

 

[45]           Il s’ensuit à mon avis que, lorsqu’un avantage fiscal découle d’une série d’opérations, il faut considérer la série pour savoir si une opération de la série donne lieu à un abus des dispositions invoquées pour obtenir l’avantage fiscal. L’avocat de l’appelant a souligné que le paragraphe 245(4) ne parle nulle part d’une série d’opérations. C’est vrai. Cependant, le paragraphe 245(4) doit également être lu d’après son contexte et, lorsque l’avantage fiscal découle d’une série d’opérations selon le paragraphe 245(3), la série ne peut être ignorée quand on se demande s’il y a eu abus de la disposition.

 

[46]           C’est d’ailleurs de cette manière que la Cour suprême a considéré l’affaire dans l’arrêt Kaulius, au paragraphe 46 :

Il s’agit de déterminer, à la lumière de la série d’opérations, si permettre aux appelants de demander la déduction des pertes contrecarrerait l’objet ou l’esprit du traitement des pertes visés au paragraphe 18(13) et les règles relatives aux sociétés de personnes, peu importe que l’avantage fiscal puisse découler d’une interprétation littérale de ces dispositions.

 

La Cour ajoutait plus loin, au paragraphe 56 :

Cela nous amène à la question fondamentale de savoir si la seule conclusion raisonnable possible est que la série d’opérations sur laquelle les appelants se fondent pour obtenir les avantages fiscaux en cause donne lieu à un évitement fiscal abusif lorsque les paragraphes 18(13) et 96(1) sont interprétés de manière téléologique dans le contexte de l’ensemble de la Loi.

 

[47]           Dans l’arrêt Hypothèques Trustco Canada, au paragraphe 25, la Cour suprême a confirmé que l’expression « série d’opérations », au paragraphe 245, s’entend des opérations qui sont « déterminées d’avance de manière à produire un résultat donné », alors qu’il n’existait « aucune probabilité pratique que les événements planifiés d’avance ne se produiraient pas dans l’ordre envisagé » (Craven v. White, [1989] A.C. 398, page 514; W.T. Ramsey Ltd. v. Inland Revenue Commissioners, [1981] 1 All E.R. 865). Le paragraphe 248(10) élargit le sens de cette expression pour y englober les « opérations et événements liés terminés en vue de réaliser la série ».

 

[48]           Cela dit, la série d’opérations dans le cas présent s’est déroulée en deux séquences. D’abord, le 31 août 1994, puis le 1er septembre 1994, Jordanna a obtenu de la Banque un prêt remboursable sur demande; elle a utilisé le montant du prêt pour acheter les actions de la société familiale de l’appelant; l’appelant a utilisé le produit pour acheter la maison; l’appelant et Jordanna ont obtenu un financement permanent garanti par une hypothèque grevant la nouvelle maison, et ont utilisé le produit pour rembourser le prêt remboursable sur demande.

[49]           Les événements qui ont suivi se sont déroulés en vue de réaliser la série : Jordanna a déduit les coûts de financement des actions en application de l’alinéa 20(1)c), lesquels coûts s’étendaient au prêt hypothécaire en raison de la disposition déterminative contenue dans le paragraphe 20(3); au moment de produire sa déclaration de revenu, l’appelant a laissé s’appliquer les règles d’attribution (en ne choisissant pas d’en écarter l’application) et a donc continué de considérer les actions comme les siennes propres aux fins de l’impôt sur le revenu.

 

[50]           À la fin de la première séquence, l’appelant et Jordanna étaient les propriétaires d’une nouvelle maison; à la fin de la seconde, l’appelant avait déduit les coûts de financement. Le juge en chef Bowman n’a pu attribuer aucune autre fin à la série. Il a considéré chacune des opérations à la lumière de la série et a conclu, considérant l’avantage fiscal revendiqué par l’appelant, que lesdites opérations entraînaient un abus de l’alinéa 20(1)c) (ainsi que des autres dispositions invoquées), lorsque cet alinéa était interprété de façon téléologique d’après l’objet de la Loi. Plus précisément, le recours à ces dispositions dans le dessein de rendre déductibles les intérêts découlant du financement de l’achat de la maison entraîne un évitement fiscal abusif (comparer avec le paragraphe 58 de l’arrêt Kaulius).

 

[51]           L’appelant dit que, pour arriver à cette conclusion, le juge en chef Bowman a accordé trop de poids à la série et n’a pas prêté une attention suffisante aux relations juridiques qui en ont résulté. Il se réfère en particulier à la vente juridiquement contraignante d’actions d’une valeur de 562 500 $. Le juge en chef Bowman a minimisé l’importance de cette vente. Il a estimé que la vente faisait partie intégrante du plan et qu’elle était assujettie à son objet. Il a aussi relevé que l’effet de la vente était dans une grande mesure réduit à néant puisque le plan prévoyait que l’appelant continuerait d’être considéré comme étant le propriétaire des actions aux fins de l’impôt. En définitive, il a accordé peu d’importance, voire aucune, à cette vente.

 

[52]           Pareillement, le juge en chef Bowman n’a accordé aucune importance au fait que des dividendes imposables avaient été versés pour les actions durant deux des trois années en cause. Il ne l’a peut‑être pas dit aussi clairement, mais il semble, d’après ses motifs, qu’il était d’avis que tels dividendes faisaient également partie intégrante du plan et devaient lui donner une certaine raison d’être. Je relève à cet égard que l’appelant n’a pas jugé utile de produire une preuve portant sur les circonstances qui avaient conduit au versement des dividendes.

 

[53]           Aucun élément ne permet à lui seul de dire s’il y a eu évitement fiscal abusif, mais le juge en chef Bowman a accordé un poids appréciable à la série d’opérations et à son objet, ce qu’il était fondé de faire. La Cour suprême a bien souligné, dans l’arrêt Hypothèques Trustco Canada et l’arrêt Kaulius, que, lorsqu’il n’y a aucune erreur dans l’interprétation des dispositions applicables ou dans la méthode d’analyse, la question de savoir si les opérations donnent lieu à un évitement fiscal abusif relève du juge de la Cour de l’impôt. Le juge en chef Bowman a conclu que l’appelant s’était livré à un évitement fiscal abusif, et je ne puis voir aucune raison de modifier cette décision.

 

[54]           Je rejetterais les appels, avec un seul mémoire de dépens dans le dossier A‑231‑06.

 

« Marc Noël »

Juge

« Je souscris aux présents motifs

Robert Décary, juge »

 

« Je souscris aux présents motifs

J. Edgar Sexton, juge »

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B., trad. a.

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIERS :                                                              A‑231‑06

                                                                                    A‑230‑06

 

INTITULÉ :                                                               Earl Lipson c. Sa Majesté la Reine

                                                                                    Jordan B. Lipson c. Sa Majesté la Reine

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                         Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                       LE 6 MARS 2007

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                    LE JUGE NOËL

 

Y ONT SOUSCRIT :                                                 LE JUGE DÉCARY

                                                                                    LE JUGE SEXTON

 

DATE DES MOTIFS :                                              LE 16 MARS 2007

 

 

COMPARUTIONS :

 

Edwin G. Kroft                                           POUR LES APPELANTS

 

J. Paul Malette, c.r.

J.S. Gill, c.r.                                               POUR L’INTIMÉE

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

McCarthy Tétrault LLP

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LES APPELANTS

John H. Sims, c.r.

Sous‑procureur général du Canada

 

POUR L’INTIMÉE

 

 

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